"L'amour ne rend pas la monnaie propose une série de fragments rieurs. Là où logent de légères ou plus troubles tragédies, on rencontre parfois l'amusement ou l'hilarité.", annonce la quatrième de couverture du livre de Christophe Esnault. Il est composé de 56 textes dont la longueur va d'une ligne à une page. Certains peuvent presque se lire comme de courtes nouvelles et le rire en effet les parcourt. Un rire plus souvent jaune que vert, tirant parfois sur le noir. C'est que l'amour, n'est-ce pas, est tout sauf un fleuve tranquille sans eaux troubles. "L'amour se perd avant même la rencontre de l'Autre. En celui ou celle désignés par votre désir, il y a la nostalgie de cette perte. Vous cherchez à réitérer une douleur lointaine. Convoiter ses lèvres déclenche la mémoire inconsciente et ancienne de l'abandon, une blessure dont son sexe ouvert pourrait bien être la métaphore."
Les narrateurs et narratrices de l'ensemble, souvent taraudés par le manque, ne se reconnaissent pas bien dans ce propos psychanalytique, si judicieux soit-il. Peut-être que la langue aussi se perd avant même la rencontre de l'Autre. Le désir épuise son pouvoir de désignation. Dans L'immaturité du doryphore par exemple. Le narrateur subit les assauts verbeux de sa copine étudiante en psychologie. Elle lui explique toutes les étapes à franchir "pour devenir enfin adulte". Il n'en a cure. "D'ailleurs, elle a toujours baisé comme une patate." L'emboitement des corps conduit rarement au septième ciel. Les fantasmes restent à la traîne. Se pose alors la question des preuves d'amour et c'est encore une impasse. Le temps agit comme un Sablier retourné. L'amour fou ne tient pas la route, donne dans le fossé. Qu'il s'ébatte ou se débatte, c'est la débâcle.
Christophe Esnault évoque avec une gourmandise parfois amère toutes sortes de situations en mauvaises positions. Ainsi Julien avec ses banderoles de papier-toilette jusque dans "les cinémas et les musées d'art contemporain". Et cet appel, suivi de son numéro de téléphone : "Et si nous faisions l'amour ?"
La jeune femme [déflorée par son cousin à l'âge de quatorze ans] adore le faire mais dans l'eau froide. Elle s'ennuie tellement au lit. Le "Perdant magistral", dont le cœur s'enflamme comme de l'étoupe à la moindre apparition un tant soit peu jolie, adorerait le faire aussi. De rebuffade en rebuffade, il jette son dévolu sur une collègue obèse, qui ne dit pas non. Une aventure d'une nuit, c'est déjà ça. Quand à Pascal Letourneau, son cas est bien plus sérieux. Pris de boisson, il exhibe sa nudité dans les troquets et profère "des insanités bien graveleuses". Peut-être devrait-il consulter...
Mais les psys, en leur nébuleuse de formations et de pratiques, ne sont pas toujours capables d'éclaircir l'obscur objet du désir amoureux, si mal ancré. Tous ne savent pas se déprendre de soi quant aux représentations de leur groupe d'appartenance. Le fondateur de la psychanalyse lui-même, époque oblige, ne ramonait pas les cheminées des pauvres. L'un des plus longs textes de l'ensemble s'intitule Mon psychiatre et, transfert ou non, il en prend pour son grade. "La sociologie ne l'intéresse pas... Son discours, devant une assemblée de chômeurs et précaires, il ne le tiendrait pas longtemps... La lutte des classes est sans doute une notion névrotique."
Que penser aussi de cette psychanalyste qui déclare à son patient âgé ; il n'a pas baisé depuis longtemps, "l'appétit vient en mangeant" ? Que penser enfin, de ce praticien qui dégaine son ordonnancier plus vite que son ombre pour prescrire à la chaîne des antidépresseurs et des neuroleptiques ? La chimie contre la tentation de la mort est une marchandise très rentable quand les psychés sont des déchets comme les corps avilis par le grand Ça déchaîné du capitalisme. Alors, qu'on ait ou non La mère aux trousses avec ses fantômes hitchcockiens, l'issue se trouve peut-être sur un quai de gare. On prend le premier train venu. On s'en va. on quitte.
"Né à l'écriture à un âge indéfini", Christophe Esnault n'en finit pas d'arpenter les fondrières de notre civilisation malade où les miroirs à peine assemblés se brisent déjà. Et c'est ainsi que nous l'aimons. L'amour ne rend pas la monnaie a connu un grand succès numérique en 2012. Accompagné d'une photographie d'Aurélia Bécuwe qui représente (ou déprésente) un bulbe aux étranges palpitations, l'ouvrage est publié aux éditions L'Incertain. Il compte 63 pages et coûte 10 €.

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