Que peut-il bien se passer dans le Couloir infinitif de Marie Piermano ? Qu'y a-t-il à retrouver, selon quel mode et quelle temporalité ? Le striage de l'ensemble en trois espaces, auxquels s'agglomèrent d'autres espaces incertains ou recomposés, essaie d'apprivoiser "les passages secrets des mots". Du bord de mer un soir de carnaval au "petit portail vert au bout du chemin". C'est là tout un chantier. De la mémoire qui brûle longtemps la chair outragée. Des visages qui ne tiennent plus ensemble. Des "personnages dissociés dans la secousse du passage du mot à l'infinitif ". Le mouvement dans la langue est un tumulte, avec des zones marécageuses où elle stagne, voire croupit. Comme croupit ce qui hante quoi qu'on fasse pour se déprendre. Ainsi, le mot "soupe" apparaît 41 fois au fil de la lecture. Avec deux occurrences dans 11 textes. L'un d'eux le mentionne 4 fois.
Le lecteur, forcément arrêté par ce vocable assez peu fréquent dans l'écriture poétique, va de conjectures en conjectures. La soupe, c'est ce qui tient au corps quand on a faim ou froid. C'est aussi, dans l'imaginaire, ce qui réunit autour d'une table, les parents et leurs enfants, lesquels grandissent mieux et plus vite. La soupe fortifie le sang et les humeurs. Mais on parle également de la soupe primordiale, ce creuset prébiotique d'où l'humain aurait émergé parmi les algues marines. La soupe est une naissance.
Suivons-en les flux et les stases. "Insaisissable soupe glauque", elle "n'était pas bonne". "Insupportable goût du vide". "Vomir la soupe". "Je ne veux pas voir cette soupe / qui assombrit l'horizon / referme le petit portail / de l'enfance". Puis, encore, "vomir la soupe". Quand on peut. Dans la désintégration du corps qui désintègre la langue et ensevelit "le petit portail vert". Le couloir ne coule pas, pas même dans les houles océanes. Il "fait déborder la chair". Comme un boyau figé. Sans espace audible. Et, de surcroît, il faut "raconter autre chose". Mentir contre soi. Le mot V-I-O-L est un "nom impossible à dire en entier". La vraie version finira-t-elle par sortir de la soupe ? Trente ans après ? L'impossibilité d'oublier et l'impossibilité de dire suffoquent le verbe condamné à l'infinitif. "L'homme gras a interdit de prononcer les mots / a fait vriller le verbe". Ce monstre-là, qui connaissait le couloir menant à la chambre de la victime... dans une infirmerie...
Puis, enfin, cette question glaçante : comment pouvoir aimer après ? Dès l'ouverture de l'espace I, le lecteur devine que quelque chose n'a pas tenu. Une aimée s'en est allée. "J'ai perdu l'horizon vif / et léger de ta voix". Les ressacs de la mauvaise soupe, il n'y a eu pourtant "aucun mort", vraiment aucun, figent la geste des cœurs. Puis, puis, après, après toutes ces "années d'errance mentale", dans la confusion des personnes-personnages, ce quelque chose qui n'a pas tenu s'apprête à revenir. L'infinitif n'est pas définitif. "J'aurai abandonné la mémoire adhésive", écrit Marie Piermano, oui, cette mémoire qui bâillonne encore les soirs de carnaval. Et le souffle de l'enfance bercée par le clapot des vagues respirera de nouveau. Il y aura de la joie. Il y aura des embrassades en cascades au sein de la soupe primordiale redevenue bonne. L'espoir luit. Il ne sera pas que brin de paille.
Extraits :
Le verbe hésitait
Le verbe allait vriller
Il contournait avidement
le sens habituel
et les visages restaient muets
incapables de signifier
sans structure ni ensemble
Perdue la question de l'ensemble
Le début de la fin
Dissociés dans un ensemble du passé
les visages
*
L'homme vieux de quarante-cinq ans
Avait isolé la jeunesse des mots
Fini le verbe
Finis mes mots
*
Les yeux s'ouvrent
totalement pupille au loin
Le sable le clapotis le sel
Tout monte jusqu'aux cheveux
emmêlés dans leurs boucles
Réceptives aux bains et
aux ondes du sol flottant
Nous n'aurons pas de lumière
pour rentrer
ma petite luciole tu
me guideras
Et les étoiles que tu verras
en même temps que l'hémisphère
Alors que le droit des femmes à disposer de leur corps est plus que jamais menacé y compris dans nos démocraties dites avancées, le recueil-témoignage de Marie Piermano mérite d'être connu au-delà des cercles poétiques. Il poigne. Il foudroie. Couloir infinitif est publié aux éditions de l'Entrevers. Il compte 63 pages et coûte 15 €.

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