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jeudi 13 juin 2019

Hélène Révay, Poèmes sous-vide

Mon imagePourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Existe-t-il une vérité du réel tel qu'on le perçoit ? 
Ces questions fondamentales de la philosophie traversent explicitement et implicitement les Poèmes sous-vide d'Hélène Révay. Et se heurtent d'emblée aux paradoxes de la finitude.
Aucune puissance, quelque soit sa volonté, ne saurait enfermer les étoiles dans un bocal. "Au-delà de la vie, la vie... Au-delà de toi, toujours toi.", note l'auteure qui [ne demande pas à l'absence de paraître].
Mais qui est au juste cette figure à laquelle elle s'adresse ? Comment sa prière parvient-elle à signifier ou non l'amour ? Croire est-il un préalable à "la quête infinie du vrai" ?
Hélène Révay [va comme on se perd] sur le chemin ouvert par Yves Bonnefoy dans L'Improbable. Sa conscience aiguë des manques du temps la conduit à se rebeller contre l'insaisissable. Elle refuse de "se réveiller un matin dans un champ de mines et sentir le charbon, des aisselles aux cheveux". Même si la vie est une partie perdue d'avance qu'on continue cependant à jouer, même si "c'est sur le tard que le chemin s'empruntera sûrement", Hélène Révay ne cède rien à la lucidité qui la blesse. Il existe des replis dans des marges où le poème peut advenir y compris avec les mots les moins fiables. Là s'incarne peut-être le "vrai lieu", entre présence et absence, "au seuil de la désespérance" qui libère la parole et le don. Mais "sans jamais savoir si l'on s'abîme au sein même d'une telle liberté".

Extraits :

Je suis ce vers quoi, tiédissant,
tu acharnes tout ton être.

Pâli, le soir dégorge de l'horizon sa peine.

Et je marche lucide dans ta nuit,
triste et sombre à la façon
d'une grande vierge.

Blessée, la parole, inversée,
comme une parabole qu'on étudie,
en qui personne ne donne plus foi
et qui pourtant fait toujours usage.

Je meurs dans tes saisons
comme l'oiseau suppliant,
de devoir faire encore, et,
avec toi, un dernier voyage.

*

Je ne te demande pas de croire,
je ne te demande pas d'oser.

Ni d'avoir au bord du coeur,
le privilège des larmes.

Et dans la bouche,
l'orgueil d'un soupir.

Je ne demande pas
à l'absence de paraître.

Ni à quiconque de choisir,
entre le vent et la pluie,
la soif ou la misère,
l'assiette ou la tablée.

Poèmes sous-vide est le deuxième recueil d'Hélène Révay (après l'excellent L'écaille de la nuit également chroniqué sur ce blog). Il est publié aux éditions Unicité dans la collection Le Vrai Lieu dirigée par Laurence Bouvet. Il coûte 12 €.

lundi 25 mars 2019

Notes découpées du Japon, Benoît Reiss & Junko Nakamura

Résultat de recherche d'images pour "benoit reiss notes découpées du japon"Le Japon existe. Pour y avoir vécu et travaillé comme professeur, Benoît Reiss a pu le rencontrer. Ses Notes découpées du Japon constituent un ensemble de proses courtes, de quelques lignes à un peu plus d'une page.
Mais comment énoncer l'entrevu, le fragile, l'étrange ? Faut-il, comme il est conseillé en quatrième de couverture, [prendre des ciseaux, couper des petits et des grands morceaux et jeter tout en l'air ? ] L'étrangeté du Japon n'est pas seulement le fait de sa culture et de ses traditions. 
Le lecteur est évidemment surpris par ces spectateurs qui choisissent de dormir pendant les pièces de kabuki afin de mieux voir et mieux écouter ces contes connus de tous. La coutume des repas pris juste à côté du corps d'un défunt sidère aussi le visiteur occidental habitué à la mort cachée.
Mais "l'étrange étrangeté " du Japon s'invite sans qu'on s'y attende dans les plis et déplis du quotidien le plus ordinaire. 
Que fait donc cet homme accroupi toute une heure dans son potager de poche ? Comment le regard se perd-il dans les rues et les parcs, les maisons et les gares, quand les notions d'espace et de lumière sont si confuses ? La réponse se trouve peut-être aussi dans la perception du temps. Les étudiants de Benoît Reiss adorent la conjugaison française avec son "infinité de nuances", ses "réalités, irréalités, doutes, certitudes, attentes...". " Avec elle, le temps prolifère en milliers d'îles et d'archipels. La conjugaison française est japonaise."
Le temps découpé avec des ciseaux puis jeté en l'air s'éparpillerait en combien de durées dans le bric-à-brac des lieux ?
L'écriture de Benoît Reiss, souvent sur le ton du constat, s'approche au plus près du réel qui ne se laisse pas apprivoiser si facilement. Dans bien des textes, les dernières lignes bondissent à la façon d'un ricochet vers d'impalpables ailleurs à teneur poétique. Et le lecteur, troublé mais conquis, se demande : Et si le Japon n'existait pas ?

Résultat de recherche d'images pour "junko nakamura"Les encres de Junko Nakamura, abstraites ou figuratives, délicates, énigmatiques dans les trouées délavées du gris et les fragments isolés au détour des mots font un beau compagnonnage avec ce livre dont je conseille vivement la lecture.

Notes découpées du Japon de Benoît Reiss et Junko Nakamura est publié aux éditions esperluète. Il coûte 15, 50 euros.

image babelio.com
image focus-litterature.com la tranquillité intrigante de Junko Nakamura

mardi 26 février 2019

Judas, Amos Oz

Judas - Gallimard Israël. 1959. Shmuel, étudiant pataud qui talque tous les jours sa barbe et mange trop de tartines au fromage, se voit dans l'obligation de chercher un emploi car ses parents ne peuvent plus l'aider financièrement.
Il répond à la petite annonce d'un vieil intellectuel à moitié infirme, Gershom Wald, qui vit retiré dans sa maison à Jérusalem en compagnie de sa belle-fille Atalia. 
En échange d'une chambre dans une soupente et de quelques billets, Shmuel doit consacrer ses soirées à cet érudit passionné par l'histoire d'Israël et les rapports complexes entre Juifs et Arabes. Le contrat de travail stipule que l'étudiant ne doit sous aucun prétexte parler de son employeur à l'extérieur, y compris à sa propre famille. Atalia, qui gère l'intendance de la maison, serait intraitable s'il ne le respectait pas.
Mais qui est au juste cette femme au corps tellement désirable et animée d'une volonté farouche ? 
Malgré la différence d'âge, Shmuel tombe amoureux d'elle dès les premiers jours. Tout comme les étudiants qui ont occupé cet emploi avant lui...
Quand il a fini d'écouter les péroraisons de Wald au téléphone avec des interlocuteurs dont on ne sait rien, il partage avec lui une assiette de gruau, évoque les travaux universitaires qu'il a abandonnés sur Judas et remonte dans sa soupente. Il essaie d'écrire mais son esprit est ailleurs. Il y a tant de mystères dans cette maison.
Quels indicibles secrets se cachent dans la pièce toujours fermée à clé ? Qu'est-il arrivé au fils de Wald engagé dans l'armée alors qu'il était inapte au service ? Où Atalia passe-t-elle la plupart de ses nuits ? Et pourquoi l'engagement de son père, Shealtiel Abravanel, était-il aussi violemment contesté par l'intelligentsia israélienne ?

Judas, d'Amos Oz, dans une langue tour à tour charnue et savante, pourrait presque se lire comme une enquête mais il est surtout une longue réflexion théologique et morale, philosophique et politique. Judas a-t-il vraiment trahi le Christ ou était-il au contraire son fidèle le plus fervent ? Les premiers antisionistes, avant la création de l'Etat d'Israël, étaient-ils aussi des traîtres au peuple sans terre ou bien des visionnaires qui devinaient les futurs conflits entre Arabes et Juifs dans la région.

Voilà un roman puissant à lire et à relire. Par un auteur favorable à la création d'un Etat palestinien. Il y a, n'en doutons pas, dans le personnage d'Abravanel, bien des traits qui lui ressemblent.

Judas, d'Amos Oz, est disponible en Folio.

image fnac.com

dimanche 10 février 2019

Radicelles, Murièle Modély et Vincent Motard-Avargues

Résultat de recherche d'images pour "Muriele Modély radicelles"Le ton est donné dès les premiers vers. L'enfance n'est qu'un rêve éculé de paradis sans mémoire. La naissance accouche d'une "chose" qui va déjà de travers "sur un matelas sale.

Murièle Modély poursuit avec Radicelles l'état des lieux du corps et de la langue qui marque sa poésie depuis Penser maillée. Le corps animal de l'humain et le corps végétal de l'arbre. Le corps au ventre volcanique de l'île "fantasmée" sous "le ciel bas".
Mais c'est ici que vit l'auteure, un ici impossible à féconder. Dans une langue, entre créole et français, qui "s'emmêle comme une suie sur la crête des vagues". Des racines, des radicelles, des greffons et des coques de fruit sec s'enchevêtrent sous la peau "où desquame la mémoire", sous l'écorce en lambeaux. La "chose" parle en hoquetant. La joie elle-même est une morsure qui avorte l'histoire.
Une fois encore, Murièle Modély pétrifie le lecteur par la violence de ses évocations. Des images de l'univers viscéral de Louise Bourgeois pourraient lui traverser l'esprit et achever sa suffocation sous le rouge tremblant des flamboyants.

Résultat de recherche d'images pour "vincent motard avargues"En contre écho comme un manifeste froid, les photographies de Vincent Motard-Avargues s'immergent au coeur de la matière. Dans un va-et-vient du net au flou, elles suggèrent l'empêchement à désigner le visible. Seules trames et fibres, naturelles ou artificielles, témoignent de traces que l'oeil traduit sur l'établi du récit.
Mais pour dire quoi du vivant qui se délite inexorablement ? 

Le lecteur se fera son chemin dans ce jeu de miroirs qui trouble l'ici et l'ailleurs et c'est ainsi que ce recueil saura longtemps le retenir.

Extraits :

tu ne te souviens pas de ce temps disparu
ce paradis perdu
que certains nomment enfance
tu ne l'as jamais vu
tu ne te souviens pas de cette odeur de sang
qui te raconte le récit
dans lequel ta mère écarte les jambes
sur un matelas sale
où tu glisses bancale
chose déjà adulte
sur le sol d'une maison secrète

*

on te dit choisis
choisis ton camp, ta frontière, ton pays
raye tout le reste, choisis
pas de place pour à moitié, à demi, choisis
gratte, arrache, la chair, la peau
il ne restera rien qu'un peu de rouille sur la photo
souvenir d'un temps, d'une illusoire
unicité, unité, raye, syllabes, lettres
choisis
une langue, sans maux propre et nette
et tant pis pour l'accroc
ton dessin d'île
possible
commune
sur le cahier tout au fond de la salle

Radicelles de Murièle Modély et Vincent Motard-Avargues est publié aux éditions Tarmac et coûte 18 euros (prix justifié par l'excellence des tirages photographiques).

image twitter.com
image PE26 Vincent Motard-Avargues google.com


dimanche 13 janvier 2019

Eugénio de Andrade, (1923-2005), poète à Porto

Résultat de recherche d'images pour "eugenio de andrade"Eugénio de Andrade est un poète portugais du vingtième siècle, admiré notamment par Marguerite Yourcenar. Il a vécu à Porto de 1950 à sa mort, en se tenant loin des lumières de la notoriété. Les poèmes et citations qui suivent sont extraits des blogs/sites suivants : Les mots plus hauts, Aller aux essentiels (Martine Cros) et le très documenté Esprits nomades.

Tu peux me confier sans crainte
les menues besognes matinales.
Laisse faire les nuages,
la poussière ardente par-dessus les toits,
les marteaux de la tristesse sur la table.
Mon pays s'étend de juin à septembre,
avant la première neige appelle-moi.

*
Tu appuies ton visage sur la mélancolie et tu n'entends
même pas le rossignol. Ou est-ce l'alouette ?
Tu peux à peine supporter l'air, partagé
entre la fidélité que tu dois
à la terre de ta mère et au bleu
presque blanc où l'oiseau se perd.
La musique, donnons-lui ce nom,
a toujours été non seulement ta blessure, mais encore
ton exaltation au milieu des dunes.
N'écoute pas le rossignol. Ni l'alouette.
C'est en toi
que toute la musique est oiseau.

*
La mort n'a pas de prise quand on tient le soleil endormi dans ses bras.

*
J'ai appris que peu de choses sont absolument nécessaires. Ce sont ces choses que mes vers aiment et exaltent. La terre et l'eau, la lumière et le vent.

*
Je n'aime même pas écrire, il m'arrive parfois d'être tellement désespéré que je me cherche refuge dans le rôle de celui qui se cache pour pleurer. Et la chose étrange est que de ma détresse surgissent les mots de réconciliation profonde avec la vie.

*
Le mur est blanc
et brusquement
sur le blanc du mur tombe la nuit.
Il y a un cheval proche du silence,
une pierre froide sur la bouche,
pierre aveuglée de sommeil.
Je t'aimerais si tu venais maintenant,
si tu penchais
ton visage sur le mien tellement pur
ô vie.

image cm-fundao.pt

dimanche 16 décembre 2018

Marcel Proust, Citations

Résultat de recherche d'images pour "à l'ombre des jeunes filles en fleurs"Vingt-cinq ans après avoir lu Un amour de Swann, j'ai lu A l'ombre des jeunes filles en fleurs. J'ai découvert la jeune Gilberte, fille de Swann et d'Odette de Crécy. J'ai écouté le diplomate M de Norpois et l'écrivain Bergotte, sans oublier le professeur de médecine Cottard. A Balbec, j'ai découvert la jeune Albertine et sa bande de filles à bicyclette, parmi lesquelles Andrée... Je ne suis toujours pas proustien, mais quel génie !!! D'où ces citations, tirées des jeunes filles en fleurs...

Le travail de causalité qui finit par produire à peu près tous les effets possibles, et par conséquent aussi ceux qu'on avait cru l'être le moins, ce travail est parfois lent, rendu un peu plus lent encore par notre désir - qui en cherchant à l'accélérer l'entrave - par notre existence même, et n'aboutit que quand nous avons cessé de désirer, et quelquefois de vivre.

*

D'ailleurs toute nouveauté ayant pour condition l'élimination préalable du poncif auquel nous étions habitués et qui nous semblait la réalité même, toute conversation neuve, aussi bien que toute peinture, toute musique originale, paraîtra toujours alambiquée et fatigante. Elle repose sur des figures auxquelles nous ne sommes pas accoutumées, le causeur nous paraît ne parler que par métaphores, ce qui lasse et donne l'impression d'un manque de vérité.

*

Cette Albertine-là n'était guère qu'une silhouette, tout ce qui était superposé était de mon cru, tant dans l'amour les apports qui viennent de nous l'emportent - à ne se placer même qu'au point de vue quantité - sur ceux qui nous viennent de l'être aimé. Et cela est vrai des amours les plus effectifs. Il en est qui peuvent non seulement se former mais subsister autour de bien peu de choses - et même parmi ceux qui ont reçu leur exaucement charnel.

*

Jusqu'aux chambres qui auront leurs lampes électriques avec un abat-jour qui tamisera la lumière. C'est évidemment un luxe charmant. D'ailleurs nos contemporains veulent absolument du nouveau, n'en fût-il plus au monde.

*

Quand on aime, l'amour est trop grand pour pouvoir être contenu tout entier en nous ; il irradie vers la personne aimée, rencontre en elle une surface qui l'arrête, le force à revenir vers son point de départ ; et c'est le choc en retour de notre propre tendresse que nous appelons les sentiments de l'autre et qui nous charme plus qu'à l'aller, parce que nous ne connaissons pas qu'elle vient de nous.

*

... les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l'ombre, s'écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d'or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges ( une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger).


Mon père qui le voyait chez M Mérimée - un homme de talent au moins celui-là - m'a souvent dit que Beyle (c'était son nom) était d'une vulgarité affreuse, mais spirituel dans un dîner, et ne s'en faisant pas accroire pour ses livres. Du reste, vous avez pu voir vous-même par quel haussement d'épaules il a répondu aux éloges outrés de M de Balzac. En cela du moins il était de bonne compagnie.

*

On ne prodiguait pas le nom de génie comme aujourd'hui, où si vous dites à un écrivain qu'il n'a que du talent il prendra cela pour une injure.

*

Les traits de notre visage ne sont guère que des gestes devenus, par l'habitude, définitifs. La nature, comme la catastrophe de Pompéi, comme une métamorphose de nymphe, nous a immobilisés dans le mouvement accoutumé.

*

L'amour le plus exclusif pour une personne est toujours l'amour d'autre chose.

image gallimard.fr

mercredi 5 décembre 2018

je neige (entre les mots de villon), Laure Gauthier

Résultat de recherche d'images pour "laure gauthier"Rien ne m'est sûr que la chose incertaine, écrit François Villon dans la Ballade du concours de Blois. Le je neige (entre les mots de villon) de Laure Gauthier, long texte polyphonique à "trois voix, peut-être quatre" s'inscrit dans plusieurs sortes d'incertains.

De ligne brisée en [trou blanc], la langue parfois chuinte ou râle dans des reprises qui jamais n'atteignent aucun rivage. C'est la langue de l'exil sans cesse recommencée, entre le dedans et le dehors.

Le lecteur suit villon qui revendique l'état de nom commun indifférencié des autres noms communs dans sa traversée des lieux ordinaires : place, taverne, châtelet, jardins. Cependant que tombe la neige, incertaine aussi mais qui déborde du blanc, pour devenir un "je" dont chacun pourra s'emparer, comme objet plutôt que comme sujet.
Les voix de villon évoquent aussi bien les mécaniques humides de l'amour que celles, impuissantes, de la poésie. Le "mot mortier" a "trop de brèches à colmater". Le vers n'a pas plus à dire qu'une carte à jouer et villon refuse l'usage du "refrain à la rose".
Les autres voix, comme un répons, revisitent quelques éléments connus de la vie du poète et interrogent son écriture avec ce leitmotiv : " Partir dans la langue pour se départir. "
Mais de quoi ?

Dans la deuxième partie du livre, Laure Gauthier inscrit cette question dans un mouvement plus large où passe l'incertain Pessoa, (pessoa signifie personne en portugais), qui laissa ses 72 hétéronymes se choisir un nom propre. "L'intranquillité" réside là dans l'absence de racines. Rien ne peut être transmis, légué quand la mémoire n'a pas d'ascendance.
Un chant poétique du non lieu entre les espaces des mots comme entre les espaces des choses advient. Tavernes et tripots, places et jardins, dépouillés de tout symbolisme, n'ont de présence que dans le "mouvement des phrases".
Aucune biographie du poète n'est viable avec ses fallaces romancées. Il n'est que [silhouette, le trait noir et le blanc au-dedans, la chair fiction, le mur apparent, entre les traits, dans ce blanc où se passe la vie].

Laure Gauthier s'intéresse enfin aux aspects de la traduction, la langue de Villon étant aujourd'hui quasiment illisible. Avec Yoko Tawada traduisant Paul Celan en japonais, elle réfute l'idée selon laquelle la poésie subirait des pertes en passant d'une langue à l'autre. Et évoque un couloir où la traduction serait agissante dans l'écriture même du texte original. 
Imaginer un creuset où toutes les langues pourraient se déplier dans le même mouvement est une idée séduisante et ce n'est pas la seule dans ce recueil dont je recommande vivement la lecture.

Extrait :

Rester flanqué de trous blancs,
je ne veux que partir en langue
m'arracher toujours,
à nouveau,
aux pierres de la ville,
Pour m'y échouer encore et partir.
je
suis dans les mots,
Pas dans les phrases,
Flocon
Vent

*

Etre de mots et n'exister
              subsister à écrire
Blanc sur fond de terre
même raide, motte en bouche
Laisser bruisser le mouvement
entre
                                        les mots


je neige (entre les mots de villon) de Laure Gauthier est publié aux éditions Lanskine. Il coûte 13 €.

image fnac.com

mardi 4 décembre 2018

Souvenir de Thierry Metz, Bordeaux, 1995, (2)

Résultat de recherche d'images pour "thierry metz""Mes deux vies sont dans un entretien permanent, me confie Thierry Metz, je ne veux pas les dissocier, je suis à visage découvert."

Poète englué dans la pâte épaisse de la vie, selon l'expression reverdienne, ses mots hurlent sous les coups du marteau et forcent les brèches de la matière, mais le monde est clos depuis longtemps, il n'y a pas de chemin...
Thierry Metz n'en a pas fini de donner des coups de marteau, de se fondre dans l'épuisement.
" Quand je rentre chez moi, c'est la fatigue, je me mets à ma table pendant une demi-heure, mais rien à faire, tout remonte."

Au début du siècle, Pierre Reverdy notait ainsi son désarroi captif de la douleur, dans sa "chambre close" :
" De mes ongles j'ai griffé la paroi, et, morceau à morceau, j'ai fait un trou dans le mur de droite. C'était une fenêtre."

Y a-t-il des fenêtres dans l'univers de Thierry Metz ? A-t-il saigné pour les ouvrir ? Sont-elles aveugles comme celles de Reverdy ?
Dans Lettres à la bien-aimée, il écrit : "Etre où le mot est une chambre. Où peut-on imaginer que je sois avec mes mains de maçon ? Là. Précis comme l'allège d'un mur. Mais toujours dans la chambre où chaque soir je t'allume un petit cahier avec des yeux de merle."
Comment répondre alors ?

"Je ne suis qu'un abord, sans appui", confesse encore Thierry Metz. Il est peut-être lui-même une fenêtre dont il aurait perdu les contours, une fenêtre par laquelle il ne cesserait de tomber, avec "un peu de terre dans la voix. Pour s'y coucher". A moins que, ouverte sur la nue où signent les oiseaux, elle ne soit une offrande au ciel, le poète tendant la main !

Comment savoir ?

Lorsque nous nous sommes quittés, j'ai demandé à Thierry Metz s'il accepterait de répondre par écrit à des questions, pour la revue. Il a dit oui. En attendant de le retrouver, je lui cède encore la parole. Ce texte est extrait de son dernier livre, Dans les branches, publié par Didier Schillinger aux éditions Opales.

Dérisoire pourtant grave
ce qu'est un pas
au petit jour
et de le ramener.

image ladepeche.fr

dimanche 2 décembre 2018

Souvenir de Thierry Metz, Bordeaux, 1995 (1)

Résultat de recherche d'images pour "thierry metz"" D'abord faire ce qu'on me dit de faire. Construire un mur là s'il faut le construire là. Blanc s'il doit être blanc."
Ainsi parle Thierry Metz en sirotant sa Kronenbourg dans la touffeur du salon du livre de Bordeaux. Il paraît serein, roule sans trembler de fines cigarettes. Il semble, par le don de soi aux tâches qu'on lui demande, puiser en lui-même une totale liberté. Sa voix, comme sa poésie, navigue entre ciel et terre, entre nuages et racines. Ses yeux, bleu vert, ou vert bleu, je ne sais plus, ont la transparence de ses mots. Quand la voix se tait, ils mettent de la lumière dans le silence.

... Lors de notre rencontre, voulant me livrer au jeu de la parenté littéraire, j'ai demandé à Thierry Metz s'il n'y avait pas dans ses vers un peu de Reverdy. Son visage s'est éclairé. Ses yeux transparents ont fulguré. "Oui, Reverdy, j'aime beaucoup Reverdy. La guitare endormie notamment."

... Dans sa préface à "Plupart du temps,I", Hubert Juin évoque une poésie tout à la fois de surgissements et d'effacements, pour capter le réel absent, la douleur de l'absence. Thierry Metz, qui a publié son premier livre après la mort de son fils, se trouve dans la même quête. Qu'il élève des poèmes ajourés de silence ou des murs blancs, dans une tentative désespérée de faire se joindre le ciel et la terre, c'est la souffrance qui se dépouille, c'est l'être pleurant qui s'écartèle pour mieux se rassembler, autour du trou où luit la douleur.

" la terre en vue   retournée
par la mort un instant
de ce qui brille
les yeux fermés."

" à l'heure déjà venue
d'approcher ce qui depuis longtemps est clos
le monde et pas une rose
une roue et nul chemin
seule une exclamation
et comme un enchantement."*

* in Dans les branches, Editions Opales
Cet article est paru dans la revue Le bord de l'Eau en 1996.


lundi 12 novembre 2018

Estelle Fenzy, Poèmes western


Résultat de recherche d'images pour "Estelle Fenzy Poemes western"Les voyages immobiles portés par la puissance de la langue peuvent transporter le lecteur dans une réalité plus vraie que nature, avec toutes les composantes du symbolique et de l’imaginaire.
Les Poèmes western d’Estelle Fenzy illustrent au mieux cette assertion dès la première prose ajourée du recueil. « Ciel et mer partagent, face à face, les brumes, les bleus, les brasiers. Les espaces à écrire et rêver. »
Le voyage commence à Provincetown dans le Massachusetts, sous la nue des confins, et se termine au large de Klamath* Falls dans l’Oregon, sous un ciel confondu avec l’océan.  
Entre l’est et l’ouest, de paysages en scènes de genre aperçus dans un rétroviseur ou depuis un motel, la route n’a pas de ligne sûre pour le regard. L’étendue est si vaste que des mirages pourraient naître.
Estelle Fenzy a composé son livre à partir des photographies de Bernard Plossu qui a fait le voyage « pour de vrai ». Cette notation de l’artiste, mentionnée en exergue, invite le lecteur à se poser la question du pour de faux, à imaginer comment les territoires de l’un et de l’autre se joignent et se disjoignent, dans un tuilage improbable qui dit toute l’incertitude contenue dans toutes les perceptions.
« Le brouillard recroqueville la terre. Fatigue les couleurs. Gomme les contours. Ment les distances. »
Résultat de recherche d'images pour "herta lebk peintre"Que l’on se trouve à Beetown dans le Wisconsin ou sur la « Route 25, direction El Paso » ou, encore, à Alamogordo (sans doute y eut-il en ce lieu quelque peuplier corpulent), l’infini loge parfois dans un mouchoir de poche, le temps lui-même se trouble et se contracte.
Et c’est ainsi que la silhouette de Kit Carson* traverse à grands pas le voyage. Les bisons à la frontière texane sont un trompe l’œil sur un mur. « Les étoiles ne guident pas les voyageurs du haut du ciel. Elles sont tombées le long des routes. »
Comment éclairent-elles les balafres qui restent des années trente ? Que disent-elles des pompes à essence qui [patientent sous les néons] comme dans un tableau de Hopper ? Si la lune elle-même est « tombée sur la terre ».
Peut-être faut-il poser la question à Susannah Gun en Alabama, quatre-vingt-dix ans au compteur et six balles dans son revolver… Ou au berger violoniste des Marble Mountains…
Une chose est certaine cependant. Le voyage du lecteur ne s’arrête pas au bout du voyage du livre. Et c’est là sa force. Et c’est là notre plaisir.

Extraits :

Le brouillard recroqueville la terre. Fatigue les couleurs. Gomme les contours. Ment les distances.
Les arbres maigrissent. Gerbes d’os. Appelant la chair nouvelle.
C’est là que se mesure l’hiver. Aux pas accomplis jusqu’à eux.
A l’humidité. Entrée dans le corps comme un sommeil.

*

Dans les bars de Los Alamos, les fenêtres ne s’ouvrent jamais.
Elles baissent sur les banquettes leurs paupières qui piquent. Tabac froid.
La nuit est si noire. Le vent miaule si fort.
Posters d’automne canadien collés sur les carreaux paralysés. Flamboyance froissée. Passée.
L’air libre les couleurs vraies n’oseront que par les yeux.

Poèmes western d’Estelle Fenzy est publié aux éditions LansKine avec une photographie de Bernard Plossu en couverture. Il coûte 14 €.

image 1 pollen-difpop.com
image 2 gag galerie Herta Lebk, Visions sur le grand canyon, Le vautour

Klamath : peuplade amérindienne au XIXème siècle
Kit Carson : (1809-1868) trappeur, rancher, guide d'explorateur, officier militaire. Les aventures de Kit Carson ont été portées trois fois à l'écran pendant le vingtième siècle. Des années cinquante aux années quatre-vingt, il a été le héros d'une longue série d'albums de  bande dessinée en noir et blanc.