dimanche 6 mai 2018

Paysages (re) revus dans Bordeaux et ailleurs


tram B

Résultat de recherche d'images pour "tram b bordeaux"Le matin à sept heures, le paysage n'a pas fini sa nuit. Les rails du tram ont des lueurs encore sourdes. Les pavés s'affaisseraient sans qu'on s'en étonne. Les panneaux digitaux affichent des messages contradictoires. Seule une voix de femme enregistrée conserve sa fraîcheur en distillant ses recommandations aux voyageurs. Validation des tickets et tarif des amendes. Interdiction des vélos en période d'affluence. Incitation à céder sa place quand un handicapé monte à bord. Je fais les cent pas sur le quai de la station New York. Je jette un œil à l'intérieur du bar-tabac. L'éclairage est vif. Une chaîne d'infos matraque ses litanies. J'éloigne mon attente. Une habituée de la ligne B arrive en courant. Son visage ne s'est pas encore complètement déplié. Elle aura mal dormi. Se sera disputée avec son compagnon ou son fils. Pour des petits riens qui passent mal au rasoir du quotidien. Il me plaît d'imaginer qu'elle travaille dans une boulangerie du centre-ville. Une odeur de croissant chaud monte à mes narines.

quai de Bacalan

L'eau des bassins à flot a pris la vieille rouille des vieilles coques encore là, sur le flanc. Grosse d'une colère qui claque contre la pierre. Je retrouve sa teinte profonde sur les murs des hangars. Je ne fais rien en moi de cette constatation. Je glisse avec le paysage, c'est tout. Dans sa torpeur. Un geste lent mais précis pourrait la dessiner, couleur de châtaigne pâle avec des bandes grises. Je pense à Nicolas de Staël, à l'émotion pure qu'il déposait sur la toile. A la lisière de l'effacement. Je ne vois pas le glaçon de l'hôtel Seeko'o. Je ne vois pas les Quinconces. Ni le Grand Théâtre. Mon corps devient aussi liquide que la Garonne. Elle m'entraînerait dans son tumulte sans que je m'en aperçoive. Je suis un fantôme.

rue Vital-Carles

Résultat de recherche d'images pour "mollat bordeaux"La rue Vital-Carles, c'est Mollat. Plus qu'une librairie. Un rituel. Retrouver d'abord les livres d'art. Invariablement, le nom à consonance russe d'un historien me fait penser à une jeune dame brune que j'aimai trop et qui ne m'aima pas assez. Je lis d'autres noms, connus ou moins connus. Je touche une couverture ici ou là. J'ouvre quelques pages. Puis je m'engage dans le labyrinthe. Un clin d'œil aux dictionnaires de langues. Et cette idée qui me traverse depuis toujours. Je n'ai pas de langue maternelle. Passons ! Le rayon poésie maintenant. Comme un seuil avant la librairie historique et son vieux bois. Quelques voix me retiennent. Guy Goffette, enfant blessé à vie, danseur triste dans sa joie. Anise Koltz, qui n'aime pas non plus l'idée de la mère. Et Jaccottet, Dupin, ces arpenteurs des sillons improbables. Thierry Metz suicidé dans sa mansarde à Saint-Michel. Passons encore. La forêt vierge des romans me fait signe. Mes Japonais étranges et fragiles. Ceux qui m'ouvrent encore aujourd'hui le chemin de la littérature. Sans lesquels rien ne tiendrait en moi. Tous les autres enfin et c'est le grand vacarme. Fuir.

tram B

Je lis ce que personne ne lit jamais. J'y mets de l'application. Appel d'urgence. Arrêt d'urgence. Soixante-dix places assises. Deux cent trente debout. Places réservées aux femmes enceintes, aux personnes à mobilité réduite. Je souris. Cette expression-là, tout de même... Après le Grand Théâtre, je vois une longue file d'attente. Il n'est pas midi. Il y a des pardessus de laine épaisse, adornés parfois d'une écharpe griffée. Il y a des coiffures bien saisies par la résille et la laque. Des familles entières avec des enfants sages. Qui attendent. Sans impatience visible. Voilà un art qui n'est pas donné à tout le monde. Attendre comme ça, pour manger une entrecôte que l'on dit la meilleure du pays.

rue Rodrigues-Péreire

A l'écart du tram, après la place Saint-Seurin. Pour éprouver de la fatigue dans la marche. J'imagine, côté jardin, la profondeur des maisons. Là, peut-être, une terrasse coiffée d'indienne à rayures bleues, avec des lampes anti-moustiques pour les soirs d'été. Quelques chaises longues destinées au repos ou à l'ennui. Mon pas se fait plus nonchalant. Je m'enfonce davantage dans la rue. Les maisons sont moins hautes, la pierre moins noble. Mon imagination se met à leur mesure. Les jardins, ici, ne prédisposent pas à l'ennui. On verra, sous un abri ouvert, des outils et des pots de peinture, quelques vieux jouets répudiés. Plus loin encore, je tombe en arrêt devant un mur couvert de glycine, dressé comme un décor. Image d'une peinture trop bien léchée. Report des ombres trop décalqué. Ne reste plus qu'à inventer un cadre de faux bois dans une salle de séjour, parmi les dentelles de grand-mère et les photos d'un voyage au bord de la mer, à Royan.

tram B

Les rames du tram portent chacune le nom d'une ville étrangère. Alcalá de Henares. Saint-Pétersbourg. Des villes qui sont des personnages. Un vieux chevalier efflanqué ici, sur sa carne, un étudiant fiévreux là, avec une hache cachée sous son manteau. Le voyage commence sur le quai, à la lecture de ces noms de ville. A Saint-Pétersbourg comme à Bordeaux. Un Russe prend le tram de sept heures. Il reconnaît une habituée qui travaille peut-être dans une boulangerie. Et ses pas deviennent ceux d'un autre homme, espagnol, avec le regard froissé tout pareil par la nuit qui tarde à finir. J'ai l'impression d'être multiple en montant dans la rame.  Je regarde mon sac qui contient des toiles à peindre. Il est improbable que l'homme russe et l'homme espagnol se déplacent en même temps que moi avec des toiles à peindre. Mon identité retrouve son identité. Je peux fermer les yeux.

rue Achard

Résultat de recherche d'images pour "197 rue achard bordeaux"Les Vivres de l'Art. L'atelier du sculpteur Jean-François Buisson. L'artiste assemble là toutes formes de vieux fers, en ravale ou non la rouille, opère au chalumeau quelques découpes au point de croix. Des troncs rescapés d'anciennes tempêtes portent des corsets ajustés à leurs blessures. Maillage serré de rivets, de plaques, d'étais. Je pense au rafistolage des poupées maltraitées par des générations de filles rancunières. Pour qu'une vie nouvelle commence tout en gardant la mémoire des outrages.

place saint-Christoly

J'imagine l'existence d'une place saint-Christoly à Alcalá de Henares. Avec des platanes dont les racines soulèvent les pavés et un théâtre en encoignure. On n'a pas transformé la régie municipale du gaz en hôtel de luxe. On a gardé les bancs pour le répit des fatigues ordinaires. Une vraie place avec de vraies gens. Qui s'arrêtent et se parlent du temps comme il ne va pas. Mais l'image a des tremblés sur ma rétine. Les points des lignes se dispersent. Les voix s'effacent. Je ne peux rien rassembler de mon désir d'Espagne. Je perds toute volonté de créer un nouveau paysage. Qui saurait me regarder. Un autre jour peut-être, à la faveur d'une lumière moins sale, je jucherai des nids de cigognes sur les arbres d'ici. Je dessinerai à l'entour des arcades peuplées de rires et de cris. On y sentira la saumure de l'olive, le fumet du jabugo, les vapeurs des vins rugueux qui font tinter les paroles. La vie aura un corps sans plastron. Je la prendrai dans mes bras.

tram B

Un mur après la boucle des écluses du bassin à flot. Ces mots tracés à la peinture noire. Future is a joke. J'observe ce qui reste de l'usine Lesieur derrière le mur. Métal rouillé. Parpaings lépreux. Gangrène des ronciers drogués aux hydrocarbures. Un roman de François Bon, là, sous mes yeux. Je pense aux voyageurs autour de moi. Que se disent-ils en lisant ces quatre mots, Future is a joke ? Que vont s'imaginer les plus âgés, dont la vie désormais loge dans un petit paquet de souvenirs ? Un cocorico métallique à l'intérieur d'un téléphone me fait sourire. Où est la plaisanterie ? Dans quel temps ? Le tram m'emporte avec ces questions lentes. Je ne cherche pas à surprendre un reflet sur la Garonne entre les hangars. Je médite sur ce que les questions endorment au fond de moi. Puis la flèche de l'église Saint-Michel apparaît dans mon champ de vision. Dans deux ou trois siècles, à l'occasion d'une remise à nu de la charpente, un ouvrier, stupéfait, lira sur un linteau : le futur est une plaisanterie. Mon corps a soudain la densité de la pierre. J'ai mille ans.

rue Vital-Carles

Sept heures et demie du soir après un verre bu place Gambetta. J'ai froid en attendant le tram en face de chez Mollat. Les employés donnent des tours de clé aux rideaux de fer. Une image grand format de Bourdieu me contemple. Bienveillante. Un dialogue pourrait se nouer entre elle et moi. Nous inviterions Albert Camus, Paul Veyne et Michel Serres à y participer. Ces personnes-là, oui, qui ont connu la blessure du mépris et à qui je rends grâce. Mais nous parlerons plus tard. Le tram arrive. Je ne vois pas la cathédrale derrière lui. Le froid, qui sait, contribue à cette dissociation dans le paysage. Je trouve une place près de deux jeunes femmes qui causent de leur travail dans la restauration rapide. Le mot "rotation" revient souvent. Je mets du temps à comprendre qu'il concerne les denrées périssables. Exemple à l'appui avec un pâté moisi alors que la date était encore bonne. C'est pour ça que la rotation demande une vigilance de chaque instant. Il s'agit d'éviter à la clientèle des conséquences fâcheuses. Je suis soulagé quand les jeunes filles s'en vont. J'accueille un peu de silence dans mon esprit. Jusqu'à quel point suis-je capable de bienveillance ?

rue Rodrigues-Péreire

Redire que le paysage est une volonté. Une volonté et un travail d'agencement. Dans cette rue en son bas bout, un regard aiguisé impose la tentation de l'inventaire. Morceaux d'objets en bois ou en métal découverts sur la chaussée, variétés d'ivraies au pied des murs, listes de courses griffonnées sur des post-it, prospectus d'artisans et de prestataires de services à la personne, tickets de caisse.  Bien d'autres choses. L'imagination ouvre ici plus qu'ailleurs ses travers. L'un de ces papiers perdus est une carte de visite. Avec un nom féminin comme dans un roman. Une femme jeune, jolie, intelligente. Avec des yeux verts teintés de gris. Qui subjuguent la raison. On obtiendra un rendez-vous et on lira l'avenir dans le champagne rose. Sur une mélancolie douce de Miles Davis ou Chet Baker. Mais c'est un klaxon qui fait sonner sa musique. On ne rêvasse pas au milieu de la rue. Le paysage est un visage. Rageur.

tram B

A Saint-Pétersbourg, le tram est un parallélépipède rouge et blanc. On pourrait en faire un serre-livres et il serait du voyage avec les mots. Je regarde une vidéo en street view sur mon ordinateur. La rue, immensément large, est presque déserte. Un promeneur isolé porte des lunettes noires. C'est l'été. Un couple pousse un landau. Où sommes-nous vraiment ? Quelle est la destination du tram ? Si j'ignore les enseignes en cyrillique, je peux m'imaginer dans la rue Achard. Mêmes immeubles des années trente. Mêmes portes d'entrée à repeindre. Mêmes ombres rachitiques dans les embrasures. Une image superposée à son double et son récit à blanc de l'invisible universel. Il faut travailler et travailler encore la matière du paysage. Chercher son envers singulier. L'apprivoiser dans une durée à construire. Le surgissement d'un bus stoppe mes vagabondages. Un homme court sur un trottoir puis revient sur ses pas. S'éponge le front d'un revers de main. Il attendra sous le soleil, dans la rue vide. J'agrandis son visage. Il a des cheveux gris au niveau des tempes, des rides autour de son nez. J'éteins brusquement l'ordinateur. Je n'aime pas ce visage qui nargue mon visage.

quai de Bacalan

Depuis le toit de Cap Sciences, on se bouscule au ballet des géants des mers. Nautica. Silver Cloud. Seven Seas Voyager. Aller voir les bateaux, c'est revisiter la démesure de l'enfance. Compter les ponts. Deviner le nombre des galeries et des cabines. Inventer des vertiges au long cours. Je ne suis pas friand de ce spectacle. Je ne saisis ni les couleurs ni les mouvements des océans. Les mots me manquent pour les dire. Mes enfances ont grandi près d'une rivière. Une barque amarrée à un piquet était mon horizon et le ciel tenait dans un mouchoir. Juste ce qu'il faut pour s'effacer avec la brume sur les berges mouillées.

place Saint-Christoly

Résultat de recherche d'images pour "place saint christoly 33000 bordeaux"Une vieille femme, pieds nus, yeux fermés, traverse la terrasse d'un bistrot. Elle chante une mélodie aux accents d'Andalousie. Sa voix demande une pièce. Une voix qui dit sa faim en chantant. Ayúdame, una moneda para comer. Comme les autres buveurs je plonge les yeux dans mon verre. Je n'ai pas honte. Seulement quelque chose qui me gratte un peu partout. Ayúdame por favor. Tengo hambre. Les pigeons sur le parvis de l'Athénée sont soudain plus légers que l'air. Un minibus électrique tourne vers la rue de Jabrun. Un skate malmené par un adolescent claque sur le trottoir devant le bar. Des pigeons, un minibus et un skate pour gommer le spectre de la vieille femme. Mais encore ma peau qui gratte. Je ne commande pas un nouveau verre. Je descends jusqu'à la place Pey-Berland. Je regarde Le Café Français. Sa verrière qui luit. Ses nappes de coutil dont la blancheur étincelle. J'ai faim.

tram B

Le téléphone portable dans le tram. Une dame appelle ses enfants qui ont un problème de chaudière. Elle pose des questions. Est-ce que l'arrivée du gaz est bien ouverte ? Est-ce que vous avez appuyé assez longtemps sur le bouton d'allumage ? C'est important. Il faut appuyer assez longtemps sur le bouton. Vous comprenez. Si vous n'appuyez pas assez longtemps, ça ne marche pas. Je me retiens de rire. Je me trémousse sur mon siège. La dame raccroche, soupire, hoche la tête. Rappelle. Les questions recommencent. Le bouton d'allumage. C'est important. D'autant que Louise est malade. Vous la couvez trop, j'en suis sûre. La pauvre petite. Le médecin n'est pas encore passé ? Jamais là quand on a besoin, c'est pénible ! Ah ! Bon. D'accord. Je vous embrasse. La dame range l'appareil dans son sac. Pince les lèvres. Derrière elle, un quidam enrhumé renifle. Puis renifle encore. Et la dame, comme si elle causait toujours au téléphone : Il peut pas prendre un mouchoir ?

rue Achard

Je suis passé des centaines de fois devant cette fenêtre sans jamais la remarquer. Suis-je aujourd'hui plus disponible au paysage qu'on voit sans voir ?  La fenêtre aurait-elle changé d'aspect ? Je ferme les yeux. Je cerne les contours encore flous d'un immeuble promis à la démolition. De longues estafilades apparaissent lentement sur la façade. Des agglos mal jointoyés condamnent depuis longtemps les ouvertures du rez-de-chaussée. Une verrue dans la ville, oubliée comme un corps malade. Mais la fenêtre est intacte. Trop visible pour être regardée. J'imagine une chambre vide avec une chaise dans un coin. Un poster à peine jauni sur la tapisserie. Lagon caribéen. Tête échevelée d'un skieur nautique. Je devine une grande solitude. Le soleil est trop lourd sur les vagues trop bleues. J'ouvre les yeux et j'ai soudain du plomb dans les jambes. Quelle serait ma place dans cette chambre ? Quels mots trouverais-je à dire au skieur trop fringant ? Je regarde ailleurs. Trois jeunes filles qui viennent de faire les soldes rient aux éclats. J'aime croire qu'elles n'ont aucune prescience de la solitude. Que leurs paroles seront toujours des papillons.

tram B

Je découvre soudain Saint-Pétersbourg à l'angle du musée d'Aquitaine et du cours Victor-Hugo. Un homme mange debout une salade en barquette. Il est aussi grand que sa barbe est longue. Son manteau noir à boutons argentés recouvre quasiment ses pieds. Il porte un collier de perles grosses comme des agates et une croix latine de trente centimètres. Je pense à Dostoïevski, à ce qu'il disait de sa ville. " La plus fantasmagorique des cités, la plus fictive, la plus abstraite". Je transforme le cours Victor-Hugo en avenue de l'Ascension, le Pont de pierre en pont Kalinkine. Avec un peu de neige le décor serait parfait. Pour un film en costumes. Une princesse russe conduit une télègue à toute vitesse. Elle a le visage blanc des amoureuses trahies. Rien n'arrêtera son désir de vengeance. La caméra s'attarde sur l'attelage. La cambrure du cheval. L'écume au mors. Des étincelles à la jointure des essieux. Le vacarme qui déchire l'air et fait voler la neige. Puis zoom sur l'individu au manteau noir. Le visage blanc de la princesse et le manteau noir de l'individu. La symbolique est trop usée, n'exprimera rien. L'arrivée du tram corrige mon scénario. La princesse n'est pas russe. Elle est espagnole. La voilà déjà cours de l'Argonne. Vite. Plus vite. Place Alcalá de Henares à Talence, un rodomont de province parle avec ses amis. Il ne sait pas qu'il va mourir. Vite. Plus vite. Mais le tram freine violemment. Changement de film. Plan rapproché d'une femme effrayée. Sa poitrine se soulève comme un soufflet. Une odeur de croissant chaud monte à mes narines. La princesse est vendeuse dans une chocolaterie. La mort aurait pu la prendre. Mes jambes sont lourdes sur le chemin du retour. Mes pensées ne tiennent plus ensemble. L'établi même du paysage n'est pas un lieu sûr.

                                                                                                                     (2011) (2017)

 





No hay camino sin el cansancio


Résultat de recherche d'images pour "renaud allirand"Cet ensemble écrit en 2013 dans une langue qui m'appartient par éclaircies plus encore que le français plaît beaucoup à Elaine Vilar Madruga, jeune poète cubaine que j'aime traduire pour Recours au poème. Le recueil entier s'intitule Poemas pobres y algo màs. J'ignore en quoi réside exactement ce quelque chose de plus. Et c'est peut-être cette ignorance qui permet à la poésie d'être.


No hay camino sin el cansancio
Que sale de mis huesos
Escucho los rumores de mi cuerpo
Tropiezo en la lengua
Como si fuera una piedra
O un pájaro muerto
Y el camino va siguiendo la escritura
Sin saber nada de lo que late

*

No soy poeta de palabras preciosas
Como alfombra o madreselva
No soy poeta del horizonte
Mirando la humanidad que yace
En su pozo cerrado
Soy poeta si lo soy
Del asco y de lo sucio
En la lengua como en el cuerpo

*

Mi lengua no sale del corazón
Tampoco de las entran᷉as
Sino de un cuerpo que no ha nacido

*

Salí muerto de mí madre
Un pedazo de carne
Encerrado en una sangre pálida
Ni cuerpo ni lengua
Ni piel dibujando un rostro
Sólo el camino que inventé
Me hizo nacer

*

Cansar el cansancio
Que borra los pasos
Como borra los versos
Quedar vivo a lo largo del día
Haciendo un surco invisible
Con el andar

*

No hay lugar seguro en mi idioma
Cosas y palabras se juntan mal
Hacen nudos en el poema
Y roturas en su soplo
Pero no existirían sin ese mal

*

Me acuerdo que el cielo tocaba la tierra
Como una hoja sobre otra hoja
Y que mi camino se borraba
Me acuerdo que había en los árboles
Un silencio que me asustaba
Y no podía escaparme
Ni siquiera en el canto de los pájaros

gouache de Renaud Allirand, galerie Michelle Champetier. J'aime beaucoup cet artiste qui travaille avec les éditions La tête à l'envers notamment.













jeudi 3 mai 2018

La vie s'accorde à la lenteur du sang


Résultat de recherche d'images pour "soulages"La vie s'accorde à la lenteur du sang, aux murmures des instants égrenés.
D'autres enfants passent de mystère en mystère. J'ouvre mes bras qui étreignent du vide. La lumière est basse encore et patine les flaques de ramures froissées. Je marche avec le silence derrière les fenêtres. Je ne regarde pas les oiseaux qui m'en détourneraient. J'ignore le grésil de mon corps. La marche a fondu mes gestes et mes mots dans la stupeur du matin blanc.
La fatigue même a perdu mon visage.

La rumeur de la berge s'accorde au silence des ornières. Le sommeil des bêtes grince dans l'étable. La mouche en a fini de l’agonie sous la solive. Une ombre gribouille sur la lune, berce l'enfant qui cherche à grandir. Demain aura-t-il seulement lieu, si la nuit lui refuse sa porte ? La solitude est plus lente sous la lumière à pic. On s'éloigne du monde qui penche, on ne veut pas sombrer dans ses rumeurs de peaux mortes. Mais le paysage est un étau pour les oiseaux. Les mots manquent pour le défaire.

Comment inventer des sortilèges avec une langue coupée ? 

Il faudrait retourner à la rivière des enfances, à la berceuse aux dents vertes, ses appels jetés à mon visage quand les rêves ne portaient plus mon corps. Il faudrait éprouver le vide lancé par-dessus les berges d'où montaient des vapeurs, chercher des signes à conjurer les spectres, inventer des mots venus d'une autre voix dressée comme un parapet pour m'ouvrir à l'oubli. « Cet arbre debout dans son squelette quelle voix ranime-t-il en nous sous la tuile obtuse qui bat ». Des ombres dressées contre la marche, leurs plaintes de bêtes saignées. Une frondaison s'ouvre à mon chemin avec ses souvenirs de poix blanche. Les peupliers tremblaient depuis l'aurore, entendaient déjà le pas lourd de la hache, les cris à l'écho rabattu.

image pierre soulages christies.com

dimanche 29 avril 2018

Michel Bourçon, ce peu de soi

Résultat de recherche d'images pour "ce peu de soi"ce peu de soi de Michel Bourçon est constitué de quatre ensembles de proses fragmentées. Certaines n'excèdent pas deux lignes. Les plus longues en comptent une douzaine. Une datation entre parenthèses indique le commencement et la fin de l'écriture de chacun de ces ensembles. Est-ce là un détail qui nous dit à bas bruit une obsession du temps non égrainé, fondu comme du plomb  dans la boîte crânienne ? Le lecteur s'emparera comme il pourra de cette idée, si elle lui passe "en tête".

Le premier ensemble, chasser du silence cette voix, "nous embourbe dans l'indécision". Ni le passage des jours ni les corps ne sont des lieux sûrs. Des éléments de décor et de paysages attestent parfois une présence au monde (un radiateur, une table, une fenêtre, des feuillages avec ou sans oiseaux, la pluie sur la ville...). Mais rien ne tient longtemps. Comment "tenir sur presque rien" ? Quand les mots comme la mémoire sont aussi incertains entre le dehors et le dedans, entre la présence et l'absence... La lassitude monte avec le vide. La voix est impuissante malgré sa prégnance. Qui est-elle au juste ? Où se trouve-t-elle exactement ? Mystère !

Le deuxième ensemble, qui donne son titre au recueil est le plus court. Il exprime l'homme et la langue à l'état d'ébauche, dans la tension de l'effacement qui vient. La peur peut poindre. Qu'avons-nous donc "en tête" ? Pourquoi Michel Bourçon préfère-t-il le mot tête au mot esprit ? La perspective de la mort est-elle ainsi plus supportable ? Mystère encore. "Une larve de capricorne" comme "une bête creusant des galeries" apportera qui sait une réponse un peu sûre.

Le troisième ensemble s'intitule pauvre légende. " Comment s'établir dans la durée, il n'y a pas de lieu pour ces corps dans l'attente", écrit Michel Bourçon. Et, quelques fragments plus loin, cette question terriblement philosophique : " Qu'y a-t-il de part et d'autre de cet intervalle où nous demeurons ?" Cet intervalle que la datation essaie de garder "en tête". Cet intervalle pétri d'absence et d'ignorance par les empêchements du corps et de la mémoire.

Le dernier ensemble, cette avide attente, reprend, avec d'autres, ces tracas de l'intervalle. " Entre ce qui se déploie et se resserre". Et nous sommes la proie de cette attente, avides dans le vide au fil des instants carnivores. Cette attente plus vaste que nos carcasses et qui nous survivra. Quand tout visage se sera défait.

J'aime, sur ce blog, m'amuser au jeu des appariements littéraires. Mais j'en devine tant ici qu'il faudrait écrire tout un ouvrage de littérature comparée. Alors, faisons bref pour clamer une évidence : ce peu de soi de Michel Bourçon est un très grand livre. Oui. J'insiste. Un très grand livre.

Il est publié aux éditions la tête à l'envers et coûte 16 euros. Un fragment de peinture de Renaud Allirand en ouvre le chemin.


samedi 28 avril 2018

Non, je n'aimerais pas avoir 80 000 euros !

Résultat de recherche d'images pour "argent"Une conversation ordinaire en regardant une émission ordinaire à la télévision. Une émission où des gens chantent et peuvent gagner beaucoup d'argent s'ils n'ont pas oublié les paroles.

Ma compagne me demande : " Et toi, tu aimerais avoir 80 000 euros ? "

Je bafouille un peu, je réfléchis quelques secondes, et je lui dis : " Non, je n'aimerais pas avoir 80 000 euros."

Elle me regarde, a le geste qu'on a tous de porter l'index gauche à l'oeil gauche. Elle ne me croit pas. 

La conversation continue sur le même ton, cependant qu'une jolie étudiante jouit sur le plateau de son quart d'heure de gloire et, précisément, du cap des 80 000 euros de gains qu'elle vient de franchir :

- Et 10 000, tu aimerais ?
- Oui, on rembourserait le crédit des travaux dans la maison et on aurait un petit reliquat pour s'amuser.
- Et 20 000, tu aimerais ?
- Euh ! Oui. On pourrait aller à Rome et pas seulement un week-end. (Reprise de Daho)Tu pourrais aussi faire de la Thalasso à Saint-Jean-de-Luz. C'est bien, Saint-Jean-de-Luz.
- Et 30 000 ?
- Euh ! A quoi bon ? Mais si tu y tiens ! Je fais un effort.
- Et 40 000 ?
- Ben non. Je n'aimerais pas avoir 40 000 euros non plus.

J'entends déjà mes lecteurs murmurer : " Houou ! le menteur ! Tout le monde aimerait avoir cette somme."

Et bien, moi, c'est non ! J'en ferais quoi ? (Reprise de Zaz) Je ne vais pas ici ravauder la question trop usée de l'Etre et de l'Avoir. N'étant pas meilleur que quiconque, je pourrais céder aux petites sirènes de la consommation. Changer la Clio d'occasion pour une Mégane neuve par exemple. Histoire de me dire qu'à bientôt soixante-trois ans, un siège en cuir siérait à mon dargif raplapla. Allez ! Soyons fous ! Je ne cracherais pas sur un voyage dans une grande métropole européenne, hébergé dans un hôtel quatre étoiles où quelques canards génétiquement modifiés à cause de l'odeur, ça fait cossu (Reprise de Belmondo qui n'a jamais chanté), pataugeraient dans un bassin à l'entour de la piscine à jets bouillonnants...

Et après ? Ben... Rin... Quèqu' vous v'lez que j'vous dise ? ! Ma retraite d'instituteur même amputée de 40 euros par Monsieur Macron me suffit. Je n'ai pas besoin de plus. Oh ! c'est vrai, si j'ai une rentrée de quelques biftons supplémentaires, je les mets pas à la poubelle. J'en profite pour donner davantage à nos petits-enfants et j'achète un Pléiade. Sinon, rin de rin (Reprise revue et corrigée d'Edith Piaf) !

En fait, ce qui m'interroge, c'est le " J'AIMERAIS ". Je ne comprends pas, dès lors qu'on a les moyens de vivre sans être trop gêné, qu'on puisse aimer avoir une somme aussi importante. Je ne comprends pas la nature de ce désir-là, attaché à de l'argent. Le pognon, c'est pas forcément cradingue, mais je ne perçois pas l'intérêt que j'aurais à posséder d'un seul coup l'équivalent de trois ans de salaire d'une infirmière. A la vérité, j'ignore comment ce pactole serait bienvenu dans ma réalité (Nouvelle reprise de Zaz), forgée et reforgée tout du long de mon existence, avec ses joies comme avec ses repentirs. Il me faudrait beaucoup d'élan pour m'y projeter, la pécune lesterait par trop mes poches, et je me casserais la chetron dans le sable mouvant des illusions.

Je suis trop âgé pour que ma binette soit retouchée au mercure au chrome. Je n'aimerais pas ça. Vraiment, je n'aimerais pas ça !

" M'enfin ! M'sieur Boudou, qu'aimeriez-vous donc ?", demandent mes lecteurs.

Je pourrais leur rétorquer, (paraphrasant Baudelaire qui n'a pas plus chanté que Belmondo), que [haïssant Dieu autant que l'or], j'ignore à quel saint me vouer pour esquisser une réponse. Et pis, hein, si j'en avais une, de réponse, p't'êt' même que j'arrêterais d'écrire ! Alors là, quel arroi me resterait ? mais c'est une autre question. Dans la grande mare sans canards des questions (Reprise allusive de Georges Brassens) !

En attendant, la jolie étudiante continue de se dandiner. Tiens ! Elle a gagné 10 000 balles de plus. Elle connaît son Céline Dion sur le bout du fi... non, c'est pas sympa pour elle, du doigt. De ce doigt qu'on porte à l'oeil quand on ne croit pas quelque chose.

image franceculture.fr (ça fait cossu itou)

jeudi 26 avril 2018

Julien Thèves, Le pays d'où l'on ne revient jamais

Résultat de recherche d'images pour "le pays d'ou l'on ne revient jamais"" Cette histoire n'est peut-être qu'une fiction pure, relation de faits étranges, probables, supposés, racontés, réinventés avec les photos, retranscription de choses qu'on m'a dites...", écrit Julien Thèves dans son récit Le pays d'où l'on ne revient jamais. Le lecteur comprend vite que ce pays est l'enfance. Cette enfance si souvent invitée à la table des mots par la plupart des auteurs. Pour l'apprivoiser dans ses laideurs comme dans ses beautés. Et ils n'en reviennent pas d'y revenir sans cesse tout en sachant qu'on n'en revient jamais, qu'elle colle à la semelle des souvenirs quoiqu'on s'en défende.
Julien Thèves ne fait pas exception à la règle mais il a une conscience très aiguë d'arpenter une voie sans issue. Il ressasse, il rumine, il piétine la mémoire de la banalité qui jamais ne fut un lieu sûr. Au point d'être empêché dans son écriture même.
" Plus ce livre avance, et moins le pronom se précise, il se dissout dans la foule de la côte, dans les souvenirs minces... Les pronoms sont brouillés car la mère ne disait jamais "je", jamais "tu", mais toujours "on" : un ON énorme et englobant qui dissolvait toute identité..."
Au demeurant, l'auteur-narrateur ne réussit à dire franchement JE qu'au milieu du livre. Mais l'incertitude poursuit son travail de sape. Comment affirmer qu'on a eu une enfance heureuse ? Comment affirmer au contraire qu'elle ne le fut pas ? Si on est de surcroît incapable d'écrire en entier le nom de la ville où on a grandi.
Cette ville de H. est pourtant un "personnage" qui compte dans ce récit fragmenté. Sa situation frontalière entre la France et l'Espagne accentue le brouillage des dits et des non dits. Il est bien difficile de la percevoir dans ses changements invisibles tout au long des années mille neuf cent quatre-vingt. Mais il y a la mer et la pluie, de cela on est sûr. Il y a aussi "une vieille gare abandonnée", "un cinéma abandonné, "un hôtel abandonné". Répétitions, ruminations...
Et c'est l'écriture de Julien Thèves qui répète et rumine, qui s'agence dans le bégaiement comme celle de Laurent Mauvignier dans ses tout premiers textes. La mer avec sa "grande plage abandonnée" assourdit ses échos puis les reprend jusqu'au bout de la fatigue et de l'ennui. Alors, oui, voilà une écriture de ressac à marée montante. Elle recouvre puis recouvre encore, un peu plus loin à chacun de ses passages, un peu plus profondément dans ce qui reste à creuser de l'oubli, ce qui n'a jamais peut-être eu lieu : L'enf...
Lisez comme un puzzle sans contours Le pays d'où l'on ne revient jamais de Julien Thèves publié chez Christophe Lucquin éditeur (19 €) et abandonnez-vous sans vous dissoudre à ses beautés.

P.S. : N'ayant pas lu le roman d'André Dhôtel auquel Julien Thèves adresse un clin d'oeil, je n'en parle pas.

image christophelucquin.editeur

mercredi 18 avril 2018

Réaménagez vos combles pour huit euros, 1

Résultat de recherche d'images pour "bétaillère"Comme d'aucuns le savent, j'ai auto publié mon roman La tentation des combles sur la plateforme numérique du groupe Kobo. Le prix est modique, huit euros, mais l'ouvrage n'a aucune visibilité car il figure sur le site parmi des centaines de milliers d'autres. De plus, mon lectorat est davantage habitué à lire sur papier que sur écran. C'est aussi mon cas même si je possède une liseuse. N'ayant vendu en trois semaines que trois exemplaires, (je connais les noms des acheteurs !), je me résigne à faire un peu de publicité en vous offrant cet extrait dit de la bétaillère :

Je serais bien incapable de dire en quelle année j'ai rencontré Catherine tant j'ai l'impression de l'avoir toujours connue. Avais-je déjà, à cette époque, commencé à espionner mes voisins avec des jumelles ? Je n'en sais rien non plus. Je garde en revanche un souvenir précis de l'endroit et des circonstances. J'avais décidé d'aller à M***, une station balnéaire où le tapage était presque supportable, pour me promener au bord de la mer. Je n'étais pas spécialement attiré par les houles océanes, je détestais les baigneurs transformés en sardines à l'huile, les joueurs de frisbee et leurs bonds ridicules,  mais j'aimais voir bouger la ligne d'horizon. Ses rapprochements, ses éloignements au hasard de la marche me procuraient une inexplicable sensation de paix intérieure.
         Pendant longtemps j'ai roulé derrière une bétaillère qui transportait des cochons. Véhicule poussif. Route sinueuse et bande médiane effacée. Bas-côtés trop sablonneux. Il m'était impossible de doubler sans risque. Les animaux semblaient dormir debout. Leurs têtes avaient les tressautements réguliers des jouets mécaniques. La bétaillère exhalait un énorme nuage de fumée et mon pare-brise se recouvrait de particules charbonneuses. Les essuie-glaces de la voiture, même avec le soutien d'un liquide savonneux qui fleurait bon la fraise des bois, peinaient à les balayer. J'aurais dû m'arrêter car mon champ visuel rétrécissait dangereusement. Mais quelque chose en moi souhaitait rester en contact avec ces cochons qui dodelinaient. Comme si la condition humaine et la condition porcine entretenaient depuis des temps immémoriaux une liaison secrète. Je me suis rapproché autant que j'ai pu de la bétaillère. J'ai essayé de fixer les yeux rouges d'un verrat qui venait de se réveiller. J'ai voulu surprendre le regard du chauffeur dans le rétroviseur, deviner en lui un rapport intime avec ses animaux. Quand j'ai abandonné cette question que le docteur Klamm aurait expédiée d'un trait sur un avion en papier, la bétaillère avait disparu.
Résultat de recherche d'images pour "blockhaus mimizan"         J'ai continué à rouler en fumant des cigarettes et en écoutant la radio. De vieilles chansons françaises diffusaient leur nostalgie de bastringue. Elles m'étourdissaient. Une fatigue sournoise montait en moi, s'agrippait à mon cou. Je me suis arrêté à une station-service pour boire un café et manger un sandwich. Mais il n'y avait ni café ni sandwichs. Seulement de la bière dont la mousse sentait l'éther. J'ai vidé deux canettes et j'ai repris la route encore plus étourdi. Le soleil commençait à cogner dur sur le paysage. Des villages, des silos à grains, des coupes de pins dans des sentiers forestiers ont défilé sans que je m'en aperçoive. Puis je suis arrivé à M***. J'ai garé la voiture sur le front de mer et j'ai couru vers les flots. Les touristes me regardaient un peu comme un extraterrestre. Je portais des souliers jaunes et des chaussettes noires en tire-bouchon sur mes chevilles. Ma chemise était boutonnée de travers et ses pans froissés grimaçaient sur mon pantalon trop large. Qu'importe ! La brise marine secouait ma torpeur. L'horizon dansait au loin et j'aimais ça. J'ai marché jusqu'aux rochers les plus proches, croisé quelques rondouillards à la peau rouge, des joueurs de volley et des joueurs de badminton tout aussi ridicules que les adeptes du frisbee, une chienne qui tirait sa langue toute bleue en rotant et je me suis assis sur la plus haute pierre. J'étais maintenant complètement réveillé. Mon cerveau avait retrouvé toute sa plasticité et j'ai repensé à la bétaillère. Les cochons partaient sans doute à l'abattoir. Ils n'avaient aucune conscience de leur fin prochaine. Et nous, me suis-je demandé ? Où se trouve l'abattoir vers lequel nous nous dirigeons ? Combien d'entre nous ont vraiment conscience de leur fin prochaine, une conscience aiguë qui transfigure leurs perceptions, leurs émotions, leurs actes ? J'ai observé des gens qui mangeaient des œufs trempés de mayonnaise, assis en rond autour d'une serviette. Ils n'étaient pas laids. Ils se tenaient sans s'avachir et leurs gestes étaient presque délicats quand ils portaient les victuailles à la bouche. Ils gardaient le contrôle de la mayonnaise qui gouttait parfois. Ils ne parlaient pas fort et leurs plaisanteries, même un peu lestes, restaient dans la limite de la décence. J'ai cependant pensé qu'ils étaient des porcs. Je les ai imaginés en train de faire l'amour, se grimpant dessus, se suçant dessous, dans une cacophonie de gloussements caoutchouteux. J'ai eu bien du mal à me retenir de rire. Il m'apparaissait que j'étais aussi animal qu'eux et c'est dans cet état inconfortable de la comparaison que j'ai rencontré Catherine.

image de blockhaus à Capbreton, non loin de M***. Ce détail du blockhaus a son importance.