mardi 8 novembre 2016

Jean-Baptiste Pedini, Angles morts

Les angles morts sont partout. Dans la langue d'abord, avec des "mots tordus" pour sonder les profondeurs du silence parmi les voix. Dans la mémoire aussi, aux échos trompeurs, qui revient par bribes, avec des trous que le poème ne sait pas combler. Même [l'enfance a du mal à se sortir des angles morts].
Dans ce bref recueil publié par Yves Perrine aux éditions La Porte, Jean-Baptiste Pedini explore les courbures ignorées ou si mal connues du réel, ses plis et ses replis, ses interstices, ses anfractuosités. Et tout est sans cesse à refaire, à recomposer, sous "un ciel menaçant ruine qui tient".
Le lecteur appréciera la forme heurtée de l'ensemble, précaire comme sont précaires les perceptions livrées à l'incertain des émotions, des sentiments.Résultat de recherche d'images pour "jean baptiste pedini"
La poésie de Jean-Baptiste Pedini est donc éminemment philosophique en cette tentative d'épuisement des espaces menacés par la dislocation. Qui dit toutes les fragilités de notre condition résiduelle. Et cette terrible lucidité, travail de chaque jour remis sur l'établi de la pensée. "Les mots qui réconfortent ils coincent". Les fusils d'assaut en plastique retrouvés au grenier n'empêcheront pas le ciel de nous tomber sur la tête.

Extrait :

On avance
un peu mieux
quand rien ne bouge
ni secoue
branches mortes

tout ce qui passe
entre lèvre et mémoire

se réinvente

bord de ciel
départ
improvisé en siècle

on le sait
le temps griffe
et efface

repousse les résidus

assez 
pour tout reprendre du début

garder l'écorce contre soi
la lente saignée du jour

peaux solitaires
sur le chemin
sans ombres derrière

elles s'épuisent.

Angles morts de Jean-Baptiste Pedini est disponible chez l'éditeur : Yves Perrine, 215 rue Moïse Bodhuin, 02000 Laon. Il coûte quatre euros. Un abonnement est également possible ( 22 € pour six recueils, port compris pour La France).

Image ladepeche.fr

mercredi 2 novembre 2016

Eloge du "Plouc"



Des intellectuels précaires, des petites mains du petit monde des belles lettres et des beaux-arts, des professeurs en mal de gentrification s'adonnent volontiers au dénigrement des classes populaires sur les réseaux sociaux.
[ Le tourneur-fraiseur, le commis aux écritures, le postier, l'ouvrier agricole, la technicienne de surface, la caissière du supermarché, la démonstratrice en robots ménagers, la vendeuse de cosmétiques... sont des prolos, des beaufs, des ploucs.
Ils sont ignorants, ne lisent pas, jouent au loto et au tiercé, prisent volontiers la chasse et l'anisette avec les copains de régiment, s'abrutissent tous les soirs devant la "lucarne à blaireaux" et matent des films pornos pour tonifier leur libido. Pire encore, ils se vautrent dans la malbouffe de chez Lidl et dédaignent les marchés biologiques so good so chic...]
Je connais bien ces classes dites populaires. J'ai vécu mon enfance et mon adolescence  avec des paysans pauvres. Ma famille, pour l'essentiel, est constituée d'ouvriers et d'employés. Le quartier où j'habite depuis quinze ans souffre de graves précarités économiques et sociales. Je me suis confronté pendant trois décennies à ce fléau lorsque j'étais instituteur en zone d'éducation prioritaire. J'ai lutté contre. Ouvert des lucarnes à la lumière sinon des portes. Et je continue à le faire.
Je n'ai pas la tentation de sombrer dans un ouvriérisme béat à la façon d'un Georges Marchais. Il m'arrive de pester contre ces "pauvres" qui font des fautes d'orthographe, regardent des conneries à la téloche et tiennent des propos politiquement contestables. Il m'arrive de leur reprocher une trop grande soumission au mirage de la consommation et un trop faible désir de révolte.
Mais je n'accepte pas la pensée simpliste et réductionniste, d'où qu'elle vienne. Je la trouve intolérante. Je la trouve méprisante. Je n'aime pas l'intolérance. Je déteste le mépris dont j'ai moi-même senti la morsure indélébile.
Je suis un "plouc".Résultat de recherche d'images pour "images d'ouvriers"
Je fuis comme la peste les grands maîtres des sentences littéraires et philosophiques qui vous assènent cinq références en cinq minutes. Je fuis comme la peste les thuriféraires des modernités eco friendly sur les rives de la Seine et de la Garonne.
Je suis un "plouc".
Je me souviens de Pierre Sansot, de son affection pour les humbles, les "gens de peu". Je me souviens de Pierre Soulages, de son intérêt pour le geste sûr du menuisier. De Théodore Monod, de sa curiosité pour les conversations ordinaires des Bédouins. Ces personnes ont éprouvé dans leur vie et dans leur œuvre que les "pauvres" échappent à l'image étriquée de la "Télévicon", au match de foot arrosé à la Kronenbourg.
Je pense à mon amie Lucie, ancienne dame de service dans une école, quatre-vingt-sept ans au compteur. Son énergie, sa bienveillance. Elle n'a jamais lu Becket mais lit très bien dans mon cœur. Et c'est un cadeau. Je le dis benoitement, naïvement, sans rougir, les yeux dans les yeux de la clique des brocardeurs.
Je suis un "plouc".
Nous vivons depuis une vingtaine d'années une aggravation sans pareille des inégalités et des exclusions. Dans un contexte de mutations économiques, scientifiques, morales et sociétales qui remettent en cause la définition même de l'humain. L'heure n'est pas à dresser les catégories sociales les unes contre les autres. Une attitude aussi inféconde nous conduirait à de périlleux déchirements. Mais il faut rappeler quelques truismes, enfoncer et enfoncer encore les portes ouvertes des évidences.
Le "plouc" n'est pas toujours celui que l'on croit.
Je fréquente à l'occasion des individus des classes supérieures, qui exercent dans le professorat d'Université, l'ingénierie, la médecine, l'informatique... Les pratiques culturelles de beaucoup d'entre eux sont souvent semblables à celles du tout-venant. Marc Lévy séduit autant le cadre que l'intérimaire. La télé rince le cerveau du chef de projet comme elle rince celui du manutentionnaire. Les a priori politiques de "l'éclairé" sont aussi dévastateurs que ceux de "l'obscurantiste". Quant aux croyances contemporaines, lesquelles se multiplient comme des petits pains rassis, les âmes dites bien nées comme les dits mollassons du cervelet y succombent massivement.
Je suis un "plouc".Résultat de recherche d'images pour "images de paysans"
D'aucuns jugeront que mon propos manque de recul, le trouveront à l'emporte-pièce et lyrique. Je ne leur donnerai pas totalement tort. Je n'en ai pas pesé les termes au trébuchet de la science, anthropologique et sociologique. C'est un billet d'humeur. De mauvaise humeur. Mais sans acrimonie puisque je ne suis pas moi-même sans reproche dans ma perception du "plouc".
En tout cas, je suis heureux d'en faire ici l'éloge. En terminant par une citation d'Albert Camus, victime de tant de préventions germanopratines : " Chez l'homme, il y a plus à admirer qu'à mépriser."

Je suis un "plouc". 

Images cnt-f.org, pixabay.com

lundi 31 octobre 2016

Jean-Paul Dubois, La succession

C'est l'histoire d'un fils qui vit tranquillement à Miami. Il pourrait exercer la médecine mais a choisi un emploi mal payé de pelotari car la pelote basque est sa passion depuis l'enfance. Il a une voiture qui tombe en morceaux, un bateau guère mieux loti et un ami latino, espèce de bonhomme en sucre que le lecteur a envie d'embrasser sur les deux joues.
Un jour, il apprend le décès de son père à Toulouse. Une mort particulière qui est la marque de la famille... Le fils rentre en France avec son chien, important le chien, pour régler les obsèques et la succession. Retrouve la maison dans laquelle il a grandi. Souvenirs souvenirs. Du grand-père notamment, médecin en URSS du temps de Staline dont il autopsia le corps. Il préleva un lobe du cerveau du dictateur, lequel macère encore dans son bocal de formol, sur une étagère. Souvenirs de la mère aussi. Qui aimait peut-être davantage son frère que son mari et qui mourut dans le garage, par asphyxie volontaire. L'image du père est évidemment très présente malgré des contours flous, énigmatiques. Un médecin encore, plutôt spécial. Pendant son internat à l'hôpital il soignait les patients en slip. Mais il faisait bien d'autres choses... rigoureusement notées dans des carnets noirs.
Le fils va-t-il reprendre le cabinet médical de son paternel adulé par les malades ? Saura-t-il vivre en paix avec le fait même d'être le fils ? Assurera-t-il jusqu'au bout la succession ? Mais de quelles successions s'agit-il vraiment ? Résultat de recherche d'images pour "jean paul dubois"
Le fils ne le sait pas encore. Il retourne à Miami, tombe follement amoureux d'une belle Norvégienne patronne d'un restaurant. Hélas, il y a un problème, un sacré putain de problème. Et le lecteur pleure. Comme il pleurera quand le fils rentre définitivement en France. Pour aller jusqu'au bout de sa quête, de la succession...
Une fois encore, Jean-Paul Dubois sait nous toucher au plus profond, jusque dans son intérêt pour la mécanique auto. A la façon de ces auteurs Américains qui l'accompagnent de livre en livre, de père en père, de grandes étendues en grandes étendues. 
La succession est un roman charnu, gouleyant, tendre, comique et grave, généreux, fragilement humain, terriblement humain...
Du grand Dubois.
Publié aux éditions de l'Olivier.

Image Télérama.fr

samedi 29 octobre 2016

Nathacha Appanah, Tropique de la violence

Marie est infirmière dans un dispensaire à Mayotte. Une pluie torrentielle s'abat depuis des jours et des jours sur les hibiscus, les frangipaniers, les alamandas... et les cases en tôle des clandestins. Les couleurs chavirent. Les parfums tournent au vinaigre. Le petit peuple des passereaux et des colibris se languit de l'embellie.
Un kwassa sanitaire dépose à quai une énième cargaison de misères. Des cancéreuses en phase terminale, des grands brûlés, "des bébés morts depuis plusieurs jours mais toujours dans les bras de leurs mères, des hommes aux jambes sectionnées par des requins", des fous.
Une Comorienne de seize dix-sept ans tend son bébé à Marie. Il est atteint d'hétérochromie. Un oeil noir. L'autre vert. Un signe évident de possession, de malédictions. L'oeil du Diable, du djinn.
La jeune fille a déjà disparu. Marie souffre de ne pas avoir d'enfant au point de souhaiter parfois se coudre le sexe.  A Mayotte, même si c'est la France, on ne s'embarrasse pas de procédures administratives.
Moïse connaît une enfance heureuse, loin de la violence qui déchire l'île. Il mange à sa faim les repas délicats des Blancs, travaille bien à l'école. Il lit et relit L'enfant et la rivière d'Henri Bosco. Il écoute avec sa "mère" L'aigle noir de Barbara. Et rêve de connaître un jour le goût de la neige.
Le lecteur devine déjà le cauchemar qui s'annonce. "Je m'appelle Moïse, j'ai quinze ans et, à l'aube, j'ai tué... Bruce et son coeur de sauvage et son cerveau de malade et sa langue de serpent, Bruce qui me, qui m'avait... Je l'ai tué."
Une descente aux enfers commence. Des milliers de mineurs isolés survivent dans le bidonville surnommé Gaza par ses habitants. Bruce, mineur aussi, en est le roi. Implacable dans ses combats rituels à main nue, à l'occasion jusqu'à la mort pour réaffirmer son pouvoir. La violence est dans la drogue, dans le sexe et le viol, dans la musique, dans la haine ouverte qui saigne la langue.
La haine du Blanc tout-puissant, policier ou juge, animateur socioculturel, politicien véreux. La haine de l'étranger, le muzungu. Et, peut-être, tout au fond du désespoir, la haine de soi. Bruce sait qu'il est mauvais et le dit : "Je sais que je suis mauvais. Même ici dans cet endroit un peu gris, comme si la nuit allait tomber à tout moment, je ressens la colère et le dégoût et toujours ce goût bizarre dans ma bouche, comme si j'avais des dents qui pourrissaient."
En de courts voire très courts chapitres, Nathacha Appanah donne la parole à ses personnages ante mortem et post mortem. C'est du théâtre autant que du roman. La langue est crue, triviale même, ou alors d'une ténébreuse poésie. Sa violence submerge le lecteur qui s'attache à la fragilité de Moïse, à sa solitude d'étranger parmi les siens. Pour un peu, il aiderait l'adolescent à appuyer sur la détente du revolver. Afin que Bruce, violeur et assassin, exploiteur d'enfants mendiants et tueur de chien, dégage du monde des vivants. Mais il oublierait que le monstre est aussi la victime d'autres monstres, en gants blancs et voitures blindées, tapis dans leurs villas transformées en forteresses. Ce n'est pas demain que la pluie cessera de mitrailler les hibiscus et les frangipaniers. Ce n'est pas demain que les kwassas cesseront le charroi de la mort.
Auteur et journaliste mauricienne, Nathacha Appanah interroge une fois encore la condition humaine broyée dès le plus jeune âge par la migration économique et sociale, sans terre promise au terme du voyage. Résultat de recherche d'images pour "tropique de la violence"
Tropique de la violence, roman engagé qui témoigne de notre époque sinistrée par les dizaines de milliers de migrants gisant au fond des mers, est publié aux éditions Gallimard. 
Si les prix littéraires de novembre ont encore un peu de sens, il en mérite un. Que la voix sans concessions de Nathacha Appanah soit entendue, qu'elle pénètre et fouaille  les mauvaises consciences de ceux, trop nombreux, qui refusent d'ouvrir leurs bras à la désespérance de l'humain considéré comme un déchet, voilà mon souhait !

Image de bibliosurf.com

jeudi 20 octobre 2016

Edith Masson, Des carpes et des muets

Des carpes et des muets, premier roman d'Edith Masson, ressemble à du polar mais ce n'est pas du polar. Il n'est pas davantage un roman champêtre au charme suranné même si le livre se trame et se détrame dans un village apparemment sans histoires. C'est plutôt un huis clos, entre les murs où suinte encore l'inavouable et sous le ciel ténébreux quand ce qui hante ravive fièvres et chimères. 
Un matin, par temps chaud très chaud, des hommes curent un canal qui déborde d'immondices. Un sac en plastique apparaît, semblable à ceux de l'épicerie voisine. Tout neuf. Avec un tournesol bleu dessiné dessus. Le lecteur comprendra que ce détail a son importance...
A l'intérieur du sac, les restes d'un squelette humain.
La température fait aussitôt exploser le thermomètre dans le village. Et des immondices d'une autre nature, dont certaines remontent à l'occupation allemande, suffoquent les habitants. Les souvenirs, quand ça pue, c'est pas du flan.
A qui appartenaient ces ossements ? Qui a tué qui et quand ? Pourquoi tel et telle ont-ils subitement disparu ? Et cette noyade, était-ce vraiment un accident ?
Monsieur Phlox trouvé dans un train à sa naissance, Hilaire l'homme aux quatre chiens, Nazaire obsédé par l'eau de Javel, Polycarpe et son rêve de terre fouillée nuitamment, Irmine anorexique aux yeux décavés, Prisque désirée par feu Athanase, d'autres encore sur la scène des mémoires trouées... cherchent des lueurs dans le marigot des familles...
Comment reconstituer une histoire si on ne peut pas, d'abord, la constituer ? Avec une colonne vertébrale au complet...
Quels rôles, réels et inventés, attribuer à Heinrich, Brice, Anne Bold ? Pourquoi, après toutes ces années rances, la ville de Prague s'invite-t-elle dans le décor du drame ?Résultat de recherche d'images pour "des carpes et des muets"
Edith Masson se garde bien de répondre vraiment. Elle sait la partition muette de la carpe en eaux troubles. C'est au lecteur d'essayer de dénouer l'inextricable dans la mélasse du soupçon. Et il appréciera la haute tenue des dialogue jusque dans leur flou et leurs suspens. Sans oublier l'indéniable dimension poétique de l'ensemble.
Des carpes et des muets est publié par Les éditions du sonneur sous la direction de Marc Villemain.

mardi 18 octobre 2016

Prendre en soi les angles morts

Prendre en soi les angles morts du paysage
Où se trame la durée des solitudes
Deviner l'éclat séparé de la pierre
Et les ombres dérobées sous les fenêtres
Un assemblage serait possible
Si la lumière ne brouillait
Pas les lignes
Une heure déjà a passé
Comme un mauvais grésil
Je ne peux rien délivrer
Pas même le silence

*

D'autres veilleurs se sont tenus entre ces murs
Ils ont nommé les oiseaux
Au passage des pluies
Murmuré à l'unisson des cheminées
Ils ont demandé aux solives
Le secret fourbi par le bois
Aux serrures rouillées
Le vieux corps des passions
J'entends mon souffle dans leurs mots
Je ne sais plus qui signe mes frissons

*

Quel inventaire pour les marques dans la
Pierre
Comment assembler la veine
Creusée au couteau
Et la coulure ocre d'un pochoir
Un enfant aura voulu tromper
L'ennui
Avec une découpe d'étoile
C'est loin en moi
Quand mon corps n'était pas encore fait
Que je trouverais les mots
Qui diraient les gestes
Le tremblement des impatiences
Et la mémoire de mes empêchements

*

La tentation d'imaginer un autre paysage
Accordé à ce qui a manqué
Au corps des enfances
Le limon ne gagnerait pas les berges
Où les rêves reposent les fatigues
Aucune bête noire tapie sous les allèges
Les cheminées penchées vers l'oiseau
Sauraient la part du chant 
Dans le silence
Mais quelle durée pour cette image
Si les mots ont trop de fièvre
Si la pauvreté leur fait défaut

*

Ces textes font partie d'une sauce que j'allonge à la façon de monsieur de Béchameil. Vous pourrez goûter le plat en juin ,prochain si le cours des légumineuses ne s'envole pas prou. D'ici là, j'ai encore bien des habillages à modifier, par pincées légères.

dimanche 25 septembre 2016

Alain Corbin, Histoire du silence

Le silence n'est pas le contraire du bruit. Mettons qu'il soit un bruit différent des autres, parfois assourdissant selon l'oxymore.
Dans Histoire du silence, Alain Corbin évoque sa dimension mystique et religieuse, monastique. De la Bible à Charles de Foucauld en passant par l'abbé de Rancé, les textes sont nombreux à dire la nécessité du silence pour entendre la parole divine  et celle des anges afin de l'intérioriser, de la méditer.
Le désir de silence grandit hors des cloîtres à partir de la Renaissance avec l'émergence de la notion de vie privée dans les classes aisées de la société. Surtout dans les villes, beaucoup plus bruyantes qu'aujourd'hui. Jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle, c'est le grand tapage dans les artères de nos cités industrieuses.
" Depuis l'aube des Temps modernes, les cris de métiers, artisanaux et commerciaux, entretenaient un brouhaha permanent. La musique de rue, celle de nombreux baladins ou joueurs d'orgue de Barbarie, n'était pas encore réglementée. Des machines bruyantes se trouvaient installées partout, dans les ateliers, dans les échoppes... dans les étages d'immeubles parisiens. Les cloches, celles des églises paroissiales, celles des couvents, celles des établissements d'enseignement, ajoutaient au tintamarre. Les charrois assourdissaient la rue."
Le silence est aussi une attitude. Devant la grandeur d'une montagne et le fracas de l'océan, l'horizon du désert et l'immensité du firmament, ou, encore, la beauté d'un tableau dans un musée. Et le corps même, souffle coupé, en éprouve la profondeur. 
Le silence, enfin, est une émotion liée à un sentiment. Il existe des silences d'amour et de haine, de mépris, de sidération, d'incompréhension, d'effroi ou d'espoir fou... Il existe même des silences de classe sociale. L'intellectuel raffiné du sixième arrondissement se tait quand tonitrue l'ouvrier des Batignolles, forcément mal élevé.
En deux mille seize, le grand charivari médiatique et numérique, soumis à l'immédiateté financière, menace gravement le silence. L'homme hyper connecté doit de toute urgence le réinventer s'il ne veut pas perdre son intimité et sa faculté de penser.
Epris de littérature, Alain Corbin cite dans son ouvrage de nombreux écrivains et philosophes. Voici quelques-uns de leurs mots :
" Entends ce bruit fin qui est continu, et qui est le silence. Ecoute ce que l'on entend quand rien ne se fait entendre." Paul Valéry

" L'air y était saturé de la fine fleur d'un silence si nourricier, si succulent, que je ne m'y avançais qu'avec une sorte de gourmandise..." Marcel Proust évoquant une chambre

" Le silence seul est digne d'être entendu." Henry David Thoreau

" Sur le désert règne un grand silence de maison en ordre." Saint-Exupéry

" Les flocons se posaient un à un, sans cesse, par millions, avec tant de silence que les fleurs qui s'effeuillent font plus de bruit..." Emile Zola

" Et maintenant éveillé, je reconnaissais un à un les bruits imperceptibles dont était fait le silence : la basse continue des oiseaux, les soupirs légers et brefs de la mer au pied des rochers..." Albert Camus
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Histoire du silence d'Alain Corbin est accompagné par des tableaux de Magritte, Degas, Hopper et quelques autres.
Accessible au plus grand nombre, il est publié chez Albin Michel au prix de seize euros cinquante.



vendredi 23 septembre 2016

Danièle Sallenave, Un printemps froid

Je relis régulièrement Un printemps froid de Danièle Sallenave et mon émotion s'enrichit à chaque lecture de nouvelles teintes. Fragiles et cependant résistantes. Comme une mémoire à laquelle on revient forcément s'abreuver.
En onze récits tout en délicatesse, à la façon peut-être d'un Pierre Bonnard, Danièle Sallenave nous offre des portraits de petites gens. Des personnes âgées souvent, dans l'esquisse du quotidien le plus minuscule.
Une grand-mère reçoit une visite imprévue et s'excuse de n'avoir que des gâteaux secs à offrir. Un vieux père écrit une lettre à son fils et lui demande s'il y avait bien, autrefois, des poiriers dans le jardin de la maison de famille.
Parfois, c'est toute une vie qui défile. Au ralenti. Celle de Louise par exemple, toute tracée avant même que de naître. Enfance au front baissé, école quittée à douze ans, mariage sans chichis et tout l'ordinaire pareil, vécu presque sans s'en apercevoir, jusqu'à la fin.
Le lecteur se régalera aussi des menus travers du mundillo universitaire  lors d'un colloque es lettres, de la tragédie silencieuse que vit un peintre reclus dans son atelier ou, encore, du crépuscule d'un vieux violoncelliste auquel on rend trop tard hommage... Parmi d'autres évocations toujours au plus près du sensible, qui pourraient tisser une sorte de biographie émotionnelle.

Extrait :

" Elle n'avait que des gâteaux secs, dit-elle, et derrière elle, dans le haut vitré de la porte, son double gris flottait, hochant symétriquement la tête. Si nous l'avions prévenue, elle aurait fait un gâteau, une tarte, bien que les prunes cette année ne soient guère bonnes, avec toute cette pluie en juin, ou bien elle serait allée en prendre une chez Marion, quoique ce ne soient pas de fameux pâtissiers, mais depuis que Renaudin a fermé (Renaudin avait fermé, lui aussi ? Oui, tous, l'un, puis l'autre) il faut bien en passer par eux. L'été, elle n'allume pas la cuisinière et la tarte, n'est-ce pas, ça ne se fait pas au gaz. Tout en parlant, elle reculait dans l'entrée de la pièce sombre au plafond haut, les joues marbrées de taches roses, et relevait sur le côté ses cheveux échappés du peigne ; tandis que de l'autre main elle tentait de saisir au collier, à travers les poils touffus de son cou, le chien qui s'était jeté dans nos jambes et montrait ses dents jaunes."
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Publié en 1983 par les éditions P.O.L, Un printemps froid de Danièle Sallenave est disponible en Points-Seuil.