lundi 23 octobre 2017

La piscine, N°2, incidences - coïncidences

Résultat de recherche d'images pour "revue la piscine n 2"Les maîtres-nageurs de la revue La piscine et sa cheffe de bassin Louise Imagine consacrent cette livraison automnale au thème des incidences et des coïncidences. 
Comment appréhender le concept d'incidence s'il peut être dans le même temps la chose et la conséquence de celle-ci, dans la pluralité des mondes ? Comment opérer un partage pertinent entre le hasard et la nécessité ?
Fort heureusement, la littérature se fraie un chemin là où la science philosophique se prend parfois les pieds dans le tapis du réel.

" Tu saisis une limite mystérieuse, qui n'a pas de consistance, encore moins que celle du tain d'une glace où tu sembles regarder un autre toi-même avec lequel tu serais prêt à dialoguer.", écrit René Chabrière avec toute la lucidité que lui confère la perception de l'improbable. 
Gabriel Franck évoque dans son journal [ce qui forme son rapport le plus saillant à l'existence ] : " le fait qu'il existe des coïncidences, quelles qu'elles soient, ainsi que [son] rôle passager qui était de les consigner, de les retenir dans le flux indéchiffrable des événements."
Dans son espace soudain fissuré, et voilà un titre qui illustre le thème à merveille, Françoise Renaud évoque une "somme d'événements minuscules enchaînés à vive allure et si étroitement reliés, enchâssés les uns dans les autres, qu'il aurait été impossible de les différencier."

La tentative de dissolution du flou, on le voit, utilise bien des chemins traversiers. L'errance d'Ulysse dans les siècles des siècles et les continents des continents sous la plume de Raymond Alcovère ( ô mer) en est un. Il rencontre les grands navigateurs portugais et entre à leur service, s'entretient plus tard avec Herman Melville et Alexandre Dumas avant de rendre hommage à l'aède grec à qui il a confié ses exploits. 

Dans l'espace sans nom, Jérémy Taleyson imagine que la mairie de Bordeaux masque "tous les noms des rues, les numéros des portes, les panneaux indiquant les sites classés..." Cet effacement de toute direction s'étend à tout le département et génère pour les usagers des espaces bien des incidences. Le lecteur ne manquera pas de penser à Italo Calvino et Bernard Quiriny en lisant cet exercice de style rondement mené.

Claire Musiol dresse avec humour l'inventaire des coïncidences qui permettent la naissance d'un être humain. Un futur père et une future mère se rencontrent dans un supermarché où ils mettent en même temps la main sur la même pomme. Plus tard, c'est aux spermatozoïdes de jouer leur partie, chacun avec son brassard comme au grand bain. Voilà une équation très improbable. " Une chance sur 400 quadrillons".

La mort est également présente dans ce jeu de bonneteau que sont les coïncidences avec thanatos de Dona Co. Un prédateur en série rencontre une jeune femme dans un car. Il la séduit et imagine le supplice qu'il lui fera subir... Il pense aussi à son épouse qui l'a quitté car elle ne supportait plus son regard de bête. Il n'a jamais revu la fille qu'ils ont eue ensemble. Il croit qu'il ne serait pas devenu un tueur si Liza avait grandi à ses côtés...

Impossible évidemment de détailler tous les textes. En poésie, notons la présence des excellents Jean-Baptiste Pedini, Ce n'est rien, et Fabrice Farre, Je n'ai pas vu. Dans la catégorie des proses, where is my mind ? de Julien Boutonnier, la tâche de Francis Carpentier, ce jour-là de Joséphine Lanesem sont tous aussi remarquables.

Enfin, saluons le beau travail des plasticiens et photographes tels que Louise Imagine (La fille-forêt), Olivier Morisse (Résistance en territoire hostile), Amélie Guyot (Mucem) ou encore Olivia HB (Fantôme de la foi)...

Tous nos remerciements aux artisans Philippe Castelneau, Alain Mouton et Christophe Sanchez présents tout du long de cette piscine aux eaux parfois intranquilles. La revue est disponible à la vente sur ce site et ailleurs, grâce à la librairie Sauramps et à la galerie Z' parmi d'autres au prix de 15 €.

Revue Métèque N°5, la France

Résultat de recherche d'images pour "revue météque"Enfin, la revue Métèque est de retour avec une cinquième livraison sobrement intitulée la France. Le photo-montage à la une et le commentaire en quatrième de couverture donnent le ton : " Les Français ne valent pas la terre dans laquelle ils pourriront."

Le crépusculaire Jean-François Dalle et ses compagnons d'écriture égrainent en prose ou en vers les désespérances communes, les bassesses, les trivialités, les violences des marigots populaires, la lie qui tourne au vinaigre quand l'amour grimace et que la mort elle-même tire la gueule.

Fidèle à ce chemin sans concessions, Métèque ouvre largement ses pages à la photographie. Le noir se met à table sans issue et le blanc se tient à carreaux. L'objet numéro 2017 de Juskodan, qui représente un mégot planté dans une tomate en voie de décomposition, suggère au plus près de l'ordinaire le réel hébété. La laideur du vieux couple avec poupon dans la pièce nue d'Alain Boucheret, le portrait de la femme aux sept épingles vertébrales d'Alex Veledzimovitch et tant d'autres images ne laissent en effet aucune échappatoire à l'inquiétude en son grouillement d'asticots...

Extraits :

... parfois la nuit
j'ai des moments de lucidité
où j'ai comme l'impression d'accoucher
dans une rue sale
chuis plus vraiment jeune
chuis pas encore vieille
et pour me réparer
maintenant
je peux plus trop compter
sur mes rêves  (Heptanes Fraxion, 31 500 Toulouse)

*

J'ai acquis depuis longtemps la certitude que ni l'argent, ni les fanfreluches, ni même Internet n'y pourront rien changer. Ces Mayennais se sont clonés depuis l'âge roman, se sont fossilisés dans une seule et même face-type, sous l'effet d'une malédiction sur laquelle l'évolution finalement n'a pas de prise.
De ferme en ferme, on s'est plu, on a convolé. Des générations se sont ainsi entassées, l'une remplaçant l'autre à l'identique, dans une dynamique plate, créant le concept d'éternité figée. Peut-être faut-il y voir une forme de réussite ? (Jean-François Dalle, 53 380 La Croixille)

*

Marseille n'est pas vraiment la France
mais quelle ville de France est vraiment la France
Marseille est une ville blanche et bleue
pas de vert, pas de rouge
il ne faut pas s'encombrer
constamment le vent souffle
En été les rats vivent heureux
ils courent avec des gros bouts de pizza
dans la bouche
les jeunes jouent nombreux sous les poubelles
le poil souple comme à peine douché
ils dansent... (Antonella Eye Porcelluzzi, 13 001 Marseille)

*

7h27
50 porcs entassés dans un camion
50 groins qui cherchent frénétiquement de l'air
pour les 50 minutes qui les séparent de l'abattoir
dans la lueur sublime de l'aube (Pénélope Corps, 12 450 La Primaube)


Mitterrand est mort

- Allô maman, j'ai une mauvaise nouvelle, Mitterrand est mort.
- Euh... oui... ça fait longtemps, quand même.
- Mitterrand mon têtard, maman.
- Ah, pardon ! Ben zut alors...
-Oui. Du coup, j'ai préféré libérer Blum. (Marielle Belleville 86 000 Poitiers)

Et bien d'autres auteurs encore, dont Marianne Maury Kaufmann, 75 011 Paris ; Isabelle Bonat-Luciani, 34 070 Montpellier ; Marc Guimo, 77 177 Brou-sur-Chantereine ; Azilys, 95 880 Enghien-les-Bains...

La revue Métèque est disponible à la vente depuis ce site pour la modeste somme de 12 €. N'hésitez pas, ça vous apprendra !

dimanche 22 octobre 2017

La nécessité de l'effacement

Résultat de recherche d'images pour "sable"La nécessité de l'effacement. Devant le poème et dans lui. Il ne peut sinon prendre sa place. L'occuper. Il en va de même pour la vie ordinaire. On essaie d'effacer tout ce qui pourrait l'empêcher de traverser. Mais de quoi est fait ce tout ? Quelle table des matières saurait en nommer les éléments ?
*
On retrouve en écrivant le souvenir d'un séjour au pied d'une montagne. Quelques maisons de bois autour d'un étang. Quelques griffures d'herbes hautes où le vent coupait les chants d'oiseaux. Le bord d'une forêt gommé par les brumes. On avait à peine la sensation du paysage. On ne faisait pas de métaphores pour désigner le haut et le bas.

*
L'ignorance, toujours. Nichée dans la fatigue des gestes.
*
On se retrouve devant les livres contre le mur. Des ombres glissent. Des murmures traversent l'espace aboli. Une toux venue de la chambre bat le rappel du corps. Sa présence à déplier avec ce qui reste de mémoire. Quand l'autre souffre entre les draps.
On ne sait pas encore la fièvre qu'on mettra à l'écrire.
*
On se détourne lentement des anciennes dilections littéraires. On répudie les tapages surréalistes. On ne cherche plus sous les jupes du manifeste électrique. Aller au plus près. Au plus juste. Au plus nu.
Avec des mots pauvres.

*
L'âge vient où on se met à relire. Celui qui a choisi d'être relu.
*
La fatigue d'être l'autre commence à poindre sous les mots. On ne peut rien contre le partage de la douleur. On se tient en défaut avec des gestes qui viennent mal. La poésie non plus ne sait pas où se mettre.
Elle attend.
Mais quoi ?
*
La vie, parfois, va un peu moins comme elle va. D'anciennes langueurs, qui s'étaient tues, brouillent les signes des enfances. On ne retrouve plus les lieux sûrs du chemin. L'horizon même pèse sur les pas. Pour un peu, on renoncerait à écrire.

*

mardi 17 octobre 2017

Un enfant passe sur l'autre trottoir

Résultat de recherche d'images pour "dominique boudou"Longtemps tu t'en souviens
Tu n'as pas reconnu mes pas
Dans la ville
Tu ne comprenais pas cet épuisement
Que je voulais t'offrir
Pour que la douleur parle

*

Parfois lever la tête hors de la marche
Une distraction fugitive
Aperçue dans le ciel
Quoi au juste qui pourrait me retenir
Mon chemin est en bas
Avec toi
A gémir sous nos semelles
Lui qui ne ment pas

*

Un enfant passe sur l'autre trottoir
Je ne croise pas dans ses yeux
Le marcheur que je m'applique à être
Il va quelque part
Si vite

*

Suis-je cet arpenteur
Dont les pas voudraient capturer l'infini
A quelles démesures mon corps s'oublie
Notre vie a si peu tenu
A l'aune du hasard

*

Renoncer au quatrième mille
Se laisser aller à l'heure
Qui tarde à fuir
Derrière la vitre d'un café
Ecouter vibrer des paroles qui ont été les nôtres
Mais reconnaître quoi vraiment
Dans l'immobilité
De l'air

*

Continuer donc
Tout au long de la marche
A poursuivre l'invisible
Une lumière évanouie
Aussitôt qu'on l'attrape
Un silence demeuré en nous depuis trop longtemps
Mort qui sait
De s'être tu

*

Apercevoir encore
Le marcheur que l'on a reconnu
Car on ne s'est pas trompé
C'est bien le même homme qui marche
Comparer l'allonge des bras
Pendus aux corps
Après toutes ces heures vides
Se dire qu'on est plus léger dans notre souffrance
Se prendre pour un papillon


(Toujours ce recueil inédit de 1997. Un jour, si je terrasse la lassitude, je le proposerai peut-être, après reprises et retouches bien sûr. Car certains mots ne sont plus dans leur exacte justesse. Ils ont glissé.)

(photo du blog paradis bancal de Brigitte Giraud)




dimanche 15 octobre 2017

Paolo Cognetti, Les huit montagnes

Résultat de recherche d'images pour "les huit montagnes stock"En ce siècle qui malmène si durement l'humain, il est bon de lire des livres qui soignent. Les huit montagnes de Paolo Cognetti en est un.
Grand lecteur des aventures des aventures de Mark Twain et Jack London, le jeune citadin Pietro découvre l'univers de la montagne avec son père, homme taiseux et habité par une sourde colère. L'apprentissage est rude, dangereux même quand il porte sur le dépassement de soi dans l'effort. Ce n'est que tout en haut du sommet que vient la récompense : la beauté des paysages, les quelques mots échangés avec d'autres montagnards dans les refuges, la présence enfin plus accessible du père qui, le but atteint, s'accorde quelques minutes de méditation.
Dans le même temps, Pietro rencontre au village un garçon de son âge, Bruno. Gardien de vaches claquemuré dans une haute solitude et peu assidu à l'école, Bruno invite Pietro à une initiation plus traversière de la montagne. Une amitié naît, timidement d'abord, puis s'affermit. Elle résistera au temps et triomphera de lui.
Une vingtaine d'années plus tard, Pietro devenu documentariste filme la vie des hommes sur les hauteurs mystérieuses et mystiques de l'Himalaya. A la mort de son père, le lecteur en mesurera l'insoutenable absurdité, il apprend qu'il lui a légué un arpent de la montagne de son enfance avec une bâtisse au bord de la ruine. Le message lui semble clair : reconstruire, façonner le réel à la seule énergie de la volonté, à la seule force de la sueur.
Pietro retrouve Bruno qui a repris la ferme sur le déclin de son oncle. Ensemble, ils redressent les murs qui s'écroulent. Ils abattent les arbres qu'ils changeront en poutres pour la toiture. Une toiture solide contre les neiges et les glaces. Une toiture sur laquelle les années glisseront sans outrage.
Les deux amis se livrent enfin, autour de la frugalité du pain et du vin quand l'ouvrage de la journée est achevé. Un autre visage du père disparu apparaît. Une autre complexité se tisse lentement...
Ce premier roman, en cours de traduction dans une trentaine de pays, nous offre par ses motifs allégoriques, une vision à retrouver de l'universel humain. Malgré le dépeçage de l'espèce soumise aux appétits de la modernité, et le lecteur en appréciera la méticulosité sur la dépouille d'un chamois érigé en métaphore..., il existe des permanences, des invariances qui n'abdiquent rien : l'amitié inaliénable malgré les malentendus, la transmission de valeurs par la filiation, les vertus de l'engagement au service d'autrui par l'exemple de la mère, les beautés et les puissances supérieures de la nature.
C'est en ce sens que ce roman de facture classique, écrit dans une langue accessible à tous, est un livre qui soigne. L'espoir luit encore et ce n'est pas qu'un brin de paille au fond d'une étable.
Les huit montagnes de Paolo Cognetti est publié aux éditions Stock dans la prestigieuse collection La cosmopolite. Une bonne idée de cadeau pour les fêtes de Noël.

mardi 10 octobre 2017

Grand-mère aux dents vertes

                                   I

Résultat de recherche d'images pour "sorcière de goya"Le temps est derrière moi
Grand-mère aux dents vertes
Qui chantait sa complainte aux bords du sommeil
Je presse le pas
Sous l’aiguillon des souvenirs
Qui tiennent encore contre la brume
Je sens sur ma nuque
Le souffle des enfances inventées
Une horloge pourrait sonner là dans la marche
Une maison naîtrait aussi
Avec un père et une mère
Accordés au pain du jour
Un volet battrait la mesure
D’une attente sans nom
Mais comment me retourner
Sur ce qui n’a pas de visage

                                   II

Le temps perd en moi
Le grain des instants
Mon chemin ne trouve plus son chemin
Je regarde la ville suspendue à mes paupières
Avant la sirène de midi
Des lumières improbables
Y jettent des signes mouillés
Ils n’ont pas de rumeur sous mes semelles
Quand la marche s’évanouit
Dans la fatigue
Je cherche à saisir les minutes
Qui vont avec le sang
Qu’elles portent encore un peu
Ce qui me reste de conscience
Il faudrait courir et abolir la chute
Devenir vol d’oiseau ou de papillon
Mordre à pleines dents
Un bout d’éternité

                                   III

Le temps est devant moi
Dans un corps qui n’a plus ses lieux sûrs
Ligne sans replis où étouffer l’attente
Le sang à découvert du sang
Et battre une vaine mesure
Qui invente encore mon chemin
J’entends que me reviennent
Les chansons vertes de l’enfance
Et le tintement sombre des pendules
Dans la fièvre endormie
Ma peau prend le vieux grain
Des vieilles heures
Toute une mémoire à porter debout

Jusqu'au silence

(Je retrouve ça par hasard ; il y aurait à bricoler un peu pour parvenir au plus juste. Mais bon. Trop tard.)
tableau de Goya (y lucientes)

lundi 9 octobre 2017

On oublie que nos pas sont nos pas

Résultat de recherche d'images pour "chemins de traverse"On oublie que nos pas sont nos pas dans le mystère qui nous foudroie déjà. On n’ira guère plus loin. Il est temps. Mes mots ne sont pas des lieux sûrs pour assembler les paysages qui échappent au grain de ma langue. Ma mémoire a perdu l’établi de l’enfance où je fourbissais les brumes et les berges, la lumière des coteaux et la suffocation des mantes. L’effroi dans le creux de ma gorge, les gestes muets. Comment se fondre dans le silence du chemin qui reste ? Mon regard comme mes mains s’épuisent à l’ébauche de l’horizon.
Les oiseaux vont trop bas sous les plis de la lumière.
Les herbes couchées abandonnent leurs signes dans les remugles de la terre. Je suis un goitre. « Plus grande est la solitude au passage des grands oiseaux ». Leurs cris mêmes agrandissent le ciel, rapetissent la sente où le corps s’étire et le silence tombe sur mes épaules, immobile. Je ne peux rien saisir des ombres entre mes pas. Mon sang a pris le goût du fer dans ma bouche. Il est trop tard ; les draps de la nuit claquent déjà. Garder le souvenir d’un visage penché sur la glaise, sa bouche fermée aux remugles. Le soc luit sombre dans le sillon retourné.
Des courtilières pourraient bondir à l’assaut des corbeaux tapis.
Le soleil de novembre s’effondrerait sans qu’on s’en étonne sous le ciel bas. Les lisières des taillis ne tiendraient plus en joue les lignes des labours. On ne reconnaitrait plus l’étourneau désemparé, la musaraigne blottie dans les guérets. J’ai toujours dix ans. Un froid me fait trembler. Mais comment savoir ce qui en soi prendra la mesure de l’instant ? On n’a pas inventé assez de souvenirs. La lumière est trop tendue. Le ciel s’ouvrira-t-il ? Poser la question aux travers du chemin.
Attendre un frisson sous la peau qui jetterait des traits.
Chercher le regard des bêtes blanches, toutes ces présences pour augurer la trace déjà plus là. Une éternité minuscule. « On croyait habiter ces chambres ce sont elles qui se sont déposées en nous. » On retrouve partout leurs fenêtres, les lignes entre les lés fleuris, deux ou trois taches comme des géographies qu’on n’a jamais su nommer. On se souvient des rumeurs avant le sommeil. Le son lointain de la rouille plantée dans la terre alors qu’un rire monte l’escalier. Et une main le retient contre les lèvres. Personne ne doit rien savoir des plaisirs qui s’apprêtent. Le poème viendra-t-il parmi ce flou, si les contours du corps sont aussi brouillés de toute mémoire ? Une musique au coin du monde, on l’entend tout au bout de la fatigue dans l’énigme du corps défait.
Où aller encore si le chemin n’est plus qu’un trait qu’on ne sait pas finir ?
Il faudrait se dissoudre là, avec les notes blessées qui montent des fondrières dans les remuements faibles de l’air. S’accorder au murmure de l’eau parmi les hautes herbes, devenir une idée nue ouverte comme une main. Pour sauver. Il n’y a plus de tumulte. Les ombres gisent à l’entour des jardins. L’eau a perdu les traces des bêtes blanches. Un volet battant dans le vide éloignerait de mes pas les feulements du vent. L’ornière étouffe un sanglot quand je déglutis du noir. « Un homme seul regarde passer un garçon qui chancelle ». Je ne me suffis pas de son vertige dans les flaques, des ombres battues en ses clins. Il me faudrait prendre aussi la douleur qu'il ignore encore, loin des pères et des mères aux moignons qui suppurent.

Mais comment nous inventer ensemble avant la chute ? 

image chambresnoires.fr

mardi 3 octobre 2017

La marche abolit le paysage

Résultat de recherche d'images pour "traces de pas images"La marche abolit le paysage aussitôt qu’il est vu. « Chaque pas visible est un monde perdu. » Le chemin n’a plus de franges où se tenait la langue avant le franchissement. Mais comment inventer d’autres pas qui remettraient le monde au jour, si la fatigue m’efface, si l’invisible emporte mes restes ? La sensation de la terre passe au large du corps. Les yeux à tâtons éprouvent l’épuisement de la langue. On échoue à désigner ce qui manque de nom. L’infini résonne si mal par-delà les murs qu’on a dressés.
Le ciel s’est perdu depuis nos enfances.
Comment savoir si ce n’est pas lui sous nos semelles ? Comment retrouver sa mémoire ? Rien ne bouge au fond des combes et dans les frondaisons. La menace attend son heure. Le ciel a blanchi comme un couteau, l’air aiguisera bientôt ses griffes. Je cherche une issue à mes dix ans : des mots qui pourraient me pousser hors de la chute, un appel surgi d’anciennes mémoires, quand rien encore en moi n’avait vu le jour. Le silence est plein de solitude ; la lumière aura tout sali avant le soir.
On ne comprend pas le froid qui monte dans le sang, on se détourne du ciel fermé. Il faudrait échancrer l’horizon qui étouffe l’envol des oiseaux, inventer des traverses, des plis où disparaître. Une ombre titube le long d’un mur. Elle marmotte la bile incolore des égarés. Ses gestes sont des serpes dans le contre-jour.  Un dernier chagrin peut-être la fera tomber, qui n’aura plus de nom. Un chien s’ébroue et fait trembler les remugles des bouches. On restera ligoté quoi qu’on fasse.
On manque de mots pour dire ce qui suffoque.
La durée a tout effacé des gestes qui tenaient mon corps. Les lignes ont brouillé les traverses du ciel et de la terre. Je ne vois plus les abords du chemin où les toits se sont couchés. Je marche avec le mot marcher qui chuinte. Il n’est d’aucun commencement, d’aucune fin. Dans quelle langue m’appartient-il, à jamais étrangère ? On ne sait jamais au-delà du chemin. La fatigue a pris les derniers restes qui pensaient encore en nous. Les mots mêmes n’ont plus d’établi où me rassembler. La mue du sable sur ma peau ne tardera pas. Le grand sommeil vient déjà avec ses blancheurs nues, ses murmures d’horizon lent, son rien immobile.
La lumière réfléchit le mauvais suint des flaques où macèrent les restes du jour.
Une voix égrène derrière une porte basse les secrets du sang qui a tourné.  Une faute a été commise, qu’on ne pourra pas réparer. Elle a souillé tout le blanc de l’émail au fond de la cuvette : elle accuse la chair trop faible des mères. Mon corps se tasse sous les heures ; rien ne viendra le déplier. Un oiseau peut-être pourrait, avec un bout de ciel dans les yeux ou les ramures du jardin après la pluie. Et je saurais enfin attendre la venue du silence. Bien après les enfances, quand la brume ligote les gestes au point du jour, quand la langue est trop sèche aux échos de la terre, le puits n’a plus de bouche. Les prés ont noyé tous les cris.
La lune, je voudrais la tuer !
Mon corps est né dans l’absence. Ni geste ni langue n’ont aveuglé en lui le grand secret des solitudes. Je marche à sa rencontre nue, sans le parapet des ombres fausses à l’entour du regard. Je sais comment me dépouiller avec la foudre du silence.
Les mots comme les pas en retard du corps ne tiennent rien debout.
Terre et ciel tremblent dans le vertige des mémoires qu’on ne sait plus reconnaître. Il y a des chancres écarquillés dans les fondrières invisibles sur ma peau. Du suint dans mes humeurs défaites. On ne s’est pas encore apprivoisé. On cherche l’absence au cœur des vieilles traces, une lueur sombre sur les lignes passées. Le chemin en moi s’immobilise. Des ombres vont dans ses biais comme de pauvres sortilèges incapables d’envoûter les silences. Il faudrait opérer en soi les larmes et les cris, les souvenirs dont on n’a pas voulu du père et de la mère.
Mais comment soulever la peau qui pèse sur la peau ?
D’autres regards naissent dans le regard, abreuvés à d’autres paysages. On croit deviner les hauts murs venus des enfances qu’on a rêvées. On invente des signes insaisissables pour dire l’oiseau qui soutient l’horizon, la fenêtre borgne d’où monte un soupir de quand on avait dix ans.

On reste comme une ligne coupée. 

(Ce travail est une compression-expansion que je fais à la demande d'une éditrice mais ni elle ni moi ne savons ce qui adviendra de ça.)

lundi 2 octobre 2017

La vieille

Résultat de recherche d'images pour "paysannes d'autrefois"La vieille. Elle allait sur ses quatre-vingt-douze ans.  Droite comme un i majuscule et pas une plainte. Debout tous les jours de sa vie à six heures. L’ouvrage à la ferme n’attend pas. Qu’il gèle ou qu’il vente, les bêtes, il faut les nourrir, les engraisser, les tuer, les cuisiner. Les blés, il faut les semer, les moissonner, les battre, les monter au grenier. Les blés et les betteraves. Les betteraves et le maïs. Les monjettes et les patates. Le fourrage à garder au sec au-dessus du hangar, à côté des bottes de paille. Un peu de vigne aussi, pour le vin et la piquette. Faut bien avoir ses plaisirs quand on travaille dur.
Sans compter tout ce qu’il y a dans la maison à tenir propre. On a sa fierté quand quelqu'un vient. On n'est pas des souillons. Qu'est-ce que les gens diraient au bourg s'il y avait des taches de gras sur la cuisinière ? Quant aux cendres de la cheminée, elle les pelletait déjà quand elle avait huit ans. Avant d'aller à l'école à trois kilomètres et qu'il y avait tout un bois à traverser, en sabots avec du foin dedans de décembre à février.
Pas le temps de regarder le temps passer. Oh ! non alors. Y penser serait déjà coupable. La fainéantise, c’est pour les riches. Si tu crains ta peine, tu crèveras de faim.
Elle me disait ça en s’essuyant les mains à son devanteau. C’étaient là des sentences apprises à l’autre école, celle du curé. Elle les révisait tous les dimanches, qu’il gèle ou qu’il vente, en hochant la tête comme un jouet mécanique, et elle mettait sa bonne robe, son bon foulard, ses richelieux.
La vieille. Mon enfance a grandi à ses côtés. Dans un autre temps que le sien. Dans une autre langue que la sienne. Moins dure. Poreuse aux lumières filandreuses de mars, aux éclats métalliques de juillet quand le paysage pliait l’échine sous le soleil. Sensible aux eaux bucoliques aiguisées contre les pierres, aux heures égrainées à la comtoise et des ombres passaient d'un poids à l'autre, insaisissables.
Je badais. Encore un de ses mots, à la vieille : T’es toujours en train de bader.

Maintenant, c’est elle qui bade au fond du trou. Elle regarde les poussières que le bon Dieu mouline. Elle n’a pas besoin de pelle, pour les ramasser.

(Texte hyper classique. Le lecteur en son infinie bienveillance saura ne pas m'en tenir grief. Il a été publié par une revue et je l'ai allongé.)

jeudi 28 septembre 2017

Mettre ses pas dans les autres pas

Cliquer pour agrandir cette image !
Marcher
Ne rien faire d'autre que ça
Mettre ses pas dans les autres pas
Comme les gouttes de pluie
Se mettent dans les autres gouttes de pluie
S'appliquer à cette marche
Dans le vacarme des heures
Dans le tremblement pressé des yeux morts
Puiser au fond de soi
Ce qui reste de silence

*

Atteindre le passage invisible
Du premier mille
Où luit pourtant l'incertitude du trottoir
Poursuivre encore le mirage de la marche
Jusqu'à saigner notre douleur
Qui ne parlait plus

*

Je marche et je marche encore
Je m'efface dans la lenteur de mes pas
Là est mon salut
Dans l'horizon qui fuit la ville
Cadencé par des foulées trop lourdes certes
Mais quoi
Les semelles de vent ne sont que
Du vent

*

Parfois
Comme une brillance sur le chemin
Le petit bonheur d'une traverse
Un champ posé là au creux du tumulte
Quelques ivraies solitaires et battues
Où souffle une mémoire qui ne dit rien
La nôtre qui sait
Tout entière dans mes pas

*

Chercher
Quoiqu'on s'en défende
Un fil ténu dans la marche
Qui nous tiendra debout
Le plus loin

*

Je ne sais pas si j'éprouve l'ivresse
Du deuxième mille
Quelles heures ont sombré déjà
Dans l'inanité des choses vues
Où puis-je aller encore
Où tu ne serais pas

*

Ici ou là
Au détour de la marche
Quand le corps devient cette mécanique
Où se rôde la fatigue
L'esprit d'un caillou perdu
Soudain m'accable de sa légèreté
Mais comment dès lors
Rebrousser le chemin
Un caillou ne vient jamais seul

*

C'est pour toi que je marche
Et tes pas sont dans les miens
Portés par l'illusion d'une géographie
Qui nous aurait appartenu
Dans cette ville trop basse
Pour nos ailes d'oiseaux
Le souvenir d'un mot
A l'angle d'une rue d'autrefois
Mais était-ce bien ce mot-là que nous avions dit
Le souvenir d'une caresse retenue
A l'ombre d'une vitrine
Mais comment garder la mémoire
De nos gestes

*

Reconnaître parfois
Dans la foule grondante
Un autre marcheur
Une autre solitude dans la solitude
Le désespoir toujours
Qui pousse à l'oubli
Dans le bruit des heures

*

Et le voilà franchi
Le troisième mille
De notre marche
Je n'ai plus que des jambes dans les jambes
Mon corps s'est réduit
Au balancement des pas
Il ne peut plus tomber

*

Tu me dis d'entrer dans ce jardin
Où chatoient des cercles fugaces
A la surface de l'eau
Tu me proposes la rumeur des arbres
Le silence désigné
Des cygnes trop lourds
Mais que ferions-nous de notre mémoire

En pareille laideur


Ces textes font partie d'un ensemble qui date de 1997. Je n'y apporte pas les retouches qu'il faudrait. Une chose dite étant une chose morte selon Artaud.

Photo d'Olivier Roubine, juin 2015. Les Salins de Giraud près de Montpellier. N'hésitez pas à visiter le site de l'artiste qui, je l'espère, ne m'en voudra pas de m'être dispensé de son autorisation. J'adresse avec cette image un clin d'oeil à Nathalie Séverin, Louise Imagine, Claire Musiol, Isabelle Bonat-Luciani, Brigitte Giraud, Philippe Castelneau et Christophe Sanchez.