mercredi 13 décembre 2017

Ecrivains, qu'avez-vous appris à l'école ?

Ci-dessous, une liste d'écrivains français et francophones du XXème siècle à aujourd'hui avec les études qu'ils ont faites, ou pas, avant de commencer ou de poursuivre leur oeuvre. La plupart des grands auteurs y figurent et cela dans tous les genres (roman, nouvelle, poésie, théâtre, essai). L'absence de certains s'explique par le manque de détails biographiques sur Internet (Edmond Jabès par exemple), ou par un oubli de ma part (Annie Saumont par exemple). Ne souhaitant pas dresser de barrière entre littérature savante et littérature populaire, des romanciers de science-fiction et de polar côtoient les oeuvres les plus prestigieuses de la littérature dite blanche. En revanche, j'ai banni de cette liste les machines industrielles que sont les inusables Musso, Pancol et autres Lévy...

Cette micro recension n'a aucune prétention scientifique et le lecteur l'interprétera comme bon lui semblera. La présence de 28 autodidactes (sur 200 auteurs) dans cette liste m'oblige cependant à préciser ce que j'entends par "autodidacte". Je comprends le terme au sens sociologique le plus large. Quelqu'un qui fait des études secondaires médiocres et obtient son bac au rattrapage voire l'année suivante peut être considéré comme autodidacte s'il ne poursuit aucunes études supérieures. Des écrivains aussi admirés que Camus ou Gide, du fait de parcours tourmentés avec de longues interruptions, pourraient être considérés comme autodidactes. Bien sûr, être autodidacte n'empêche nullement de briller dans tel ou tel domaine scolaire. Georges Simenon, comme un certain Rimbaud, était un excellent élève mais il ne supportait pas les contraintes de l'institution éducative. Il est loin d'être un cas isolé. Patrick Modiano s'est inscrit en études de lettres mais n'aurait assisté à aucun cours. Il me semble enfin important d'évoquer l'environnement culturel de ces autodidactes. Certains, comme Marguerite Yourcenar, bénéficiaient dans leur entourage immédiat de "leçons" au plus haut niveau, en feuilletant les ouvrages de la bibliothèque familiale avec le père ou la mère. Les rencontres, fortuites ou suscitées à l'adolescence, d'aînés ayant réussi "dans la carrière des lettres", ont largement favorisé l'éclosion de talents précoces.

Amusez-vous à butiner dans ces parcours parfois surprenants. Claude Simon aurait-il été le même Claude Simon s'il n'avait pas étudié et exercé la viticulture ? Frédéric Beigbeder se serait-il avéré meilleur écrivain s'il n'avait pas étudié le marketing ? Ce qui pose la question de la prise en compte ou non de la biographie dans l'approche d'une oeuvre...Vous noterez enfin une importante représentation des études de droit et de sciences politiques. Sans doute restent-elles la voie royale pour réussir dans les milieux les plus aisés... "Passe ton droit d'abord ; tu écriras ensuite."









Andrevon Jean-Pierre : études d'arts décoratifs
Angot Christine : études d'anglais et de droit
Annocque Philippe : études de lettres (agrégation)
Apollinaire Guillaume : autodidacte
Aragon Louis : études de médecine
Artaud Antonin : autodidacte
Audeguy Stéphane : études d'arts plastiques et de cinéma
Audiberti Jacques : autodidacte
Avon Sophie : études d'art dramatique (cours Florent)
Barbery Muriel : études de philosophie (agrégation)
Barjavel René : autodidacte
Baroche Christiane : études d'ingénieur (Institut Curie)
Barthes Roland : études de lettres, grammaire et philologie
Bataille Georges : études de théologie et d'histoire
Beck Beatrix : études de droit
Beckett Samuel : études de lettres françaises, anglaises et italiennes
Beigbeder Frédéric : études de sciences politiques et de marketing-publicité
Belletto René : études de lettres
Ben Jelloun Tahar : études de philosophie et de psychologie
Bens Jacques : études de zoologie
Benson Stéphanie : études de psychologie et de russe
Bergounioux Pierre : études de lettres (agrégation)
Biga Daniel : études d'arts plastiques
Blanchot Maurice : études de philosophie et de médecine
Bobin Christian : études de philosophie
Bon François : études d'ingénieur mais n'obtient pas son diplôme
Bordage Pierre : études de lettres (échec à la maîtrise)
Bosco Henri : études de lettres, de musique et d'italien (agrégation)
Bouraoui Nina : études de philosophie et de droit
Bouvier Nicolas : études d'histoire, de sanskrit et de droit
Breton André : études de physique, chimie et sciences naturelles
Brussolo Serge : études de lettres et de psychologie
Bonnefoy Yves : études de mathématiques et de philosophie
Butor Michel : études de lettres et de philosophie
Caillois Roger : études de lettres et de grammaire (agrégation)
Calaferte Louis : autodidacte
Camus Albert : études chaotiques pour cause de maladie
Carco Francis : autodidacte
Carrère Emmanuel : études de sciences politiques
Caster Sylvie : études de journalisme et sciences politiques
Cavanna François : autodidacte
Céline Louis-Ferdinand : études de médecine
Cendrars Blaise : études de médecine
Césaire Aimé : études de lettres
Chardonne Jacques : études de droit et de sciences politiques
Chedid Andrée : études de journalisme
Chessex Jacques : études de lettres
Chevillard Eric : études de journalisme
Cioran Emil : études de philosophie
Claudel Paul : études de droit
Claudel Philippe : études de lettres (agrégation)
Clément Catherine : études de philosophie (agrégation)
Cohen Albert : études de droit
Condé Maryse : études d'anglais
Crevel René : études de lettres et de droit
Curval Philippe : autodidacte
Cusset Catherine : études de lettres (agrégation)
Daeninckx Didier : agrégation
Darrieussecq Marie : études de lettres (agrégation)
Deck Julia : études de lettres
Delaume Chloé : études de lettres
Delvaille Bernard : études de sciences politiques
Déon Michel : études de droit
Depussé Marie : études de lettres (agrégation)
Desbordes Michèle : études de lettres
Desnos Robert : autodidacte
Dhôtel André : études de philosophie
Didier Marie : études de médecine
Djian Philippe : études de journalisme
Dorgelès Roland : études d'architecture
Dubois Jean-Paul : études de sociologie
Dugain Marc : études de sciences politiques et de comptabilité
Duhamel Georges : études de médecine
Dupin Jacques : études de droit
Duras Marguerite : études de droit et sciences politiques
Emaz Antoine : études de lettres
Echenoz Jean : études de sociologie
Enard Mathias : études à l'Ecole du Louvre, d'arabe et de persan
Faye Estelle : études de théâtre
Ferney Alice : études de sciences économiques
Forêts Louis-René des : études de droit et de sciences politiques
Gary Romain : études de droit et préparation militaire
Gaudé Laurent : études de lettres
Genet Jean : autodidacte
Germain Sylvie : études de philosophie (avec Levinas)
Gide André : études chaotiques pour cause de maladie, bac philosophie
Giesbert Franz Olivier : études de droit et de journalisme
Giono Jean : autodidacte
Giovannoni Jean-Louis : études d'assistant social
Giraudoux : études de lettres et d'allemand
Glissant Edouard : études de philosophie (avec Bachelard)
Goffette Guy : études d'instituteur
Gracq Julien : études de philosophie, sciences politiques, histoire et géographie
Grainville Patrick : études de lettres (agrégation)
Granotier Sylvie : études de lettres et d'art dramatique
Grosjean Jean : études de théologie (prêtre)
Guitry Sacha : autodidacte
Holder Eric : autodidacte
Houellebecq Michel : études d'agronomie et de photographie
Huston Nancy : études en sciences sociales (avec Barthes)
Izzo Jean-Claude : autodidacte
Jaccottet Philippe : études de lettres
Jacob Max : études de droit
Jardin Alexandre : études de sciences politiques
Jauffré Régis : études de philosophie
Jenni Alexis : études de SVT (agrégation)
Jonquet Thierry : études de philosophie et d'ergothérapie
Jourde Pierre : études de lettres (agrégation)
Juliet Charles : études de médecine
Kérangal Maylis de : études d'histoire, de philosophie et d'ethnologie
Khadra Yasmina : études militaires interarmes
Koltès Bernard-Marie : autodidacte
Kundera Milan : études de lettres et d'esthétique
Lainé Pascal : études de philosophie (agrégation)
Lamarche Caroline : études de philologie romane
Lambrichs Louise : études de philosophie
Larbaud Valéry : études de lettres
Laurens Camille : études de lettres (agrégation)
Léautaud Paul : autodidacte
Le Clézio Jean-Marie Gustave : études de lettres, histoire et langues rares
Leduc Violette : autodidacte
Leiris Michel : études de philosophie et de chimie (abandonnées)
Lépront Catherine : études d'infirmière
Leroux Gaston : études de droit
Loti Pierre : études militaires (école Navale)
Louis Edouard : études d'histoire, philosophie et sciences sociales
Mabanckou Alain : études de droit
Maillet Antonine : études d'arts plastiques
Malet Léo : autodidacte
Malraux André : autodidacte (même pas le bac)
Manchette Jean-Patrick : autodidacte
Martin du Gard Roger : études de paléographie
Mauriac François : études de lettres
Mauvignier Laurent : études d'arts plastiques
Merle Robert : études de philosophie, lettres et anglais (agrégation)
Metz Thierry : autodidacte
Michaux Henri : abandon des études de médecine
Michon Pierre : études de lettres
Mingarelli Hubert : autodidacte (engagement dans la marine)
Modiano Patrick : études de lettres mais n'assiste à aucun cours
Moix Yann : études de commerce, philosophie et sciences politiques
Nothomb Amélie : études de droit et de philologie (agrégation)
Olmi Véronique : études d'art dramatique
Ormesson Jean d' : études de lettres histoire et philosophie (agrégation)
Ovaldé Véronique : études de lettres
Pagano Emmanuelle : études d'arts plastiques et de cinéma
Pagnol Marcel : études de lettres et d'anglais
Pancrazi Jean-Noël : études de lettres (agrégation)
Paulhan Jean : études de psychologie et de langue malgache
Pautrel Marc : études de droit
Pennac Daniel : études de lettres
Perec Georges : études de lettres
Perros Georges : études de piano et d'art dramatique
Picouly Daniel : études de comptabilité, droit et économie
Pinget Robert : études de droit
Pirotte Jean-Claude : études de lettres et de droit
Ponge Francis : études de philosophie (échec à la licence)
Pontalis Jean-Bertrand : études de philosophie (agrégation)
Prévert Jacques : autodidacte
Prigent Christian : études de lettres
Proust Marcel : études de sciences politiques et de philosophie (avec Bergson)
Queffélec Yann : études de navigation à voile
Quignard Pascal : études de philosophie
Rahmy Philippe : études d"égyptologie et de médecine
Réza Yasmina : études de théâtre et de sociologie
Robbe Grillet Alain : études d'agronomie
Rodanski Stanislas : autodidacte
Rolland Romain : études d'histoire (agrégation)
Romains Jules : études de philosophie (agrégation)
Rouaud Jean : études de lettres
Roubaud Jacques : études de mathématiques et de lettres
Roux Annelise : études de sciences politiques, histoire de l'art et ethnologie
Rouzeau Valérie : études de lettres
Sabatier Robert : autodidacte
Sagan Françoise : autodidacte
Saint-Exupéry Antoine (de) : études d'arts plastiques et d'architecture
Saint-John Perse : études de droit
Sallenave Danièle : études de lettres (agrégation)
Salvayre Lydie : études de lettres et de médecine (psychiatre)
Sansal Boualem : études d'ingénieur et d'économie
Sarraute Nathalie : études d'anglais, histoire, sociologie et droit
Sarrazin Albertine : études chaotiques pour cause de maladie
Sartre Jean-Paul : études de philosophie (agrégation)
Schneck Colombe : études de droit et de sciences politiques
Senghor Sédar Léopold : études de lettres et de grammaire (agrégation)
Serena Jacques : études d'arts plastiques
Simenon Georges : autodidacte
Siméon Jean-Pierre : études de lettres (agrégation)
Simon Claude : études de peinture et viticulture
Simonin Albert : autodidacte
Sollers Philippe : études de sciences économiques et de lettres
Supervielle Jules : études de lettres
Tesson Sylvain : études de géographie et de géopolitique
Valéry Paul : études de droit
Vautrin Jean : études de lettres et de cinéma
Vian Boris : études d'ingénieur (Centrale)
Vigan Delphine de : études de sciences de l'information et de la communication
Weyergans François : études de cinéma (IDHEC)
Wiasemsky Anne : études de philosophie (avec Francis Jeanson)
Yourcenar Marguerite : autodidacte        

samedi 9 décembre 2017

On a perdu aussi le chemin des fossés

Résultat de recherche d'images pour "oiseaux en vol"On a perdu aussi le chemin des fossés. Ils ne disent plus rien des enfances croupies. Il faudrait prendre les oiseaux de vitesse, secouer les rires alanguis de nos dix ans autour des margelles où l'ennui gauchissait la lumière. Inventer des idées de voyage dans le miroir de l'eau. Son visage arrêté. Des souvenirs de mantes encore sous l'horizon des coteaux. Leur attente dans l'herbe couchée, des lames au fond des yeux. Comment fuir quand le ciel même se dérobait ? En quel repli de soi découvrir un refuge ? Parfois, dans les contrebas du chemin, une silhouette passait sans me voir et mes gestes restaient coupés. Cette image-là toujours, que mes mots font durer.
Il reste beaucoup à traverser de soi jusqu'au soir, beaucoup à apprivoiser des faux silences.
L'herbe fait des faux plis dans la lumière. L'air couvera bientôt les braises du jour. Mon cœur se serre. Mon sang est une poix, le nuage du sable dans ma bouche. « Tu seras bientôt conscient d'une absence qui grandira près de toi comme un arbre ». L'absence du père disparu en des sables lointains, gorge tranchée. L'absence de la mère au ventre trop fiévreux. Fardeau de l'ormeau mort qu'on n'a pu essoucher, des gestes coupés avant le premier souffle. On y creuse avec des mots sans élan.
On attendra la mort pour grandir.
J'invente dans la marche des mémoires d'avant moi, des ombres penchées sur des silences, des bouches fermées contre des puits.  Un chien jaune y tourne et s'hypnotise. Les mots de ma mère ont trop manqué de gestes. La lumière ne fixe pas les marges du chemin. Aucune mémoire ne m'appartiendra jamais. Les heures vides se sont assourdies. La fatigue n'entend plus ni les feuilles ni l'eau, tous les corps s’égarent dans des traverses.

On reste comme un point sur une ligne sans fuite, on ne cherche aucun lieu sûr

image pixabay.com

vendredi 8 décembre 2017

Jean-Baptiste Pedini, Trouver refuge

Résultat de recherche d'images pour "trouver refuge pedini"Une sourde inquiétude traverse les paysages de l'arpenteur Jean-Baptiste Pedini dans son dernier recueil Trouver refuge. Le pas se fait lourd dans la glaise même si la vie est à peu près légère. Une peur pourrait venir. Elle vient. Et le silence comme une peau a d'étranges étirements.
Rien ne tonitrue dans la langue de Pedini. La mélancolie va à bas bruit avec l'enfance sur le dos. Celle qu'on a portée et porte encore. Celle qui nous prolonge. Mais on ne renonce à rien dans la marche des jours. Le refuge se trouve là où le veut la volonté en sa lucidité. "On fait avec ce qu'il reste", écrit l'arpenteur, "au chevet des souvenirs".
A l'égal de celle de Thierry Metz, la poésie de Pedini nous émeut par sa simplicité nue. Aucune tricherie dans ses notations souvent lapidaires qui dressent le constat du réel. Et c'est toute la vérité friable et puissante de l'humain qui nous apparaît. De là, peut-être, vient le vertige du lecteur, dans cette transparence à la limite du soutenable, avec tout ce tragique en embuscade, comme une bête ou un grain de poussière. "On ne sait pas ce qui coince."

Extraits :

Délier le paysage. Si l'angoisse de vivre tient. Si le désir s'étiole, on peut se contenter d'en picorer les miettes. Un rejet curieusement seul dans les branches du cerisier. Une langue sèche au fond du puits. Les paniques en fleurs. Et les ronces dedans. Et la fragilité des pierres.
On peut s'en contenter. Faire des fenêtres un temps mort.

*

Tant de regards pour rien. Tant de paysages rétrécis pour contenir la peur. Ecouler le peu de chaleur qui subsiste au-delà. Pour faire face peut-être.
Ici on manque d'air. Les champs gonflés d'obscurité remuent tout doucement. Une impression froisse les mots. On recule sans cesse les contours maigres de l'absence, mais ça ne change rien. 
La nuit au fond des yeux reste entière.

*

Trouver refuge de Jean-Baptiste Pedini, préfacé par Jean-Claude Dubois, est publié aux prestigieuses éditions Cheyne. 17 €.

mercredi 6 décembre 2017

La revue Phaéton, livraison 2017

Résultat de recherche d'images pour "éditions phaéton, 2017"La revue Phaéton, sous la houlette de l'écrivain Pierre Landete, nous revient cet automne avec un fort volume consacré à la ville de Bordeaux. La première partie constitue un ensemble de contributions universitaires.

Jean-Rodolphe Vignes évoque l'exil à Bordeaux de Gabriel de Tarega, médecin victime de l'Inquisition à la fin du quinzième siècle en Espagne, et le développement parfois tumultueux de l'hôpital Saint-André. Cet article très documenté pourra faire penser aux aventures de Zénon dans L'oeuvre au noir de Marguerite Yourcenar.
Viennent ensuite deux études très détaillées, (Charles-Henry Cuin, Gérard Hirigoyen et Amélie Villéger), sur Emile Durkheim installé à la faculté de Bordeaux mais impatient de rejoindre la Sorbonne pour faire connaître la sociologie naissante.
Résultat de recherche d'images pour "ludovic trarieux"Le lecteur retiendra aussi l'hommage rendu à Ludovic Trarieux par Robert Badinter en 1984 grâce à la verve de Bertrand Favreau dans son texte intitulé L'inauguration. Garde des Sceaux en 1895, Ludovic Trarieux prend courageusement la défense de Dreyfus et se retrouve au ban de sa famille politique dévorée par l'antisémitisme. N'ayant pas la plume aussi acérée que celle de Zola, son combat connaît un retentissement moindre mais le conduit à fonder la Ligue française des droits de l'homme et du citoyen en 1898. Près d'un siècle plus tard, l'hommage de Robert Badinter n'est pas unanimement applaudi. La gangrène antisémite corrompt toujours certains esprits. La veuve d'un ancien bâtonnier lâche ce trait glaçant : "Après tout Dreyfus n'était peut-être pas coupable".

La partie centrale de la revue est consacrée aux écrivains qui ont séjourné ou vécu à Bordeaux, de la fin de l'Antiquité à nos jours. On retrouve Ausone, les inséparables Montaigne et La Boétie, le romantique allemand Hölderlin, la féministe Flora Tristan que la bourgeoisie bordelaise haïssait, Jean de la Ville de Miremont fauché par la guerre en 1914, et, plus près de nous, Jean Vautrin le gouleyant, Thierry Metz l'incomparable ou, encore, Jean Forton dont Pierre Veilletet (absent de cette brève anthologie) était l'un des plus fidèles admirateurs. Quelques auteurs vivants sont également présents dont Florence Vanoli, Brigitte Giraud, Eve de Laudec et Isabelle Mayereau, parolière et chanteuse qui connut la notoriété à la fin des années soixante-dix.

La dernière partie réunit des textes sans liens précis : traité d'héraldique, nouvelle policière, glossaire du bordeluche et questionnaire de Proust parmi d'autres curiosités. Notons plus particulièrement, sous la plume ciselée de Patrick Rödel, les relations ambivalentes que François Mauriac entretint toute sa vie avec Bordeaux ville de son enfance. " On oublie trop souvent que l'essentiel des romans mauriaciens n'ont pas Bordeaux pour cadre, mais ces bourgs des Landes où l'ennui est le terreau des plus sombres passions."

Enfin, Phaéton accorde une place non négligeable aux illustrations. La photo en médaillon de la couverture nous montre la fameuse Jaguar en équilibre au bord du vide dans un étage du parking cours Victor Hugo. On note aussi un dessin de Goya, autre exilé à Bordeaux, une gravure du temple des Piliers de Tutelle fort apprécié d'Ausone, une Nature morte et bouteille vide de Geneviève Larroque, un mascaron de la Place de la Bourse, une photographie de la Cité du vin signée Letizia Felici, une toile d'Alfred Smith montrant Le quai de Bordeaux, le soir en 1892...

La revue Phaéton est disponible dans les librairies bordelaises et parisiennes ( Les cahiers de Colette, 4ème ; Librairie Pippa, 5ème ; Amalivre, 15ème et Librairie de Paris, 17ème). Egalement sur internet pour la somme de 20 €.

image phaéton cervantes.fr
image Ludovic Trarieux dreyfus-culture.fr

dimanche 3 décembre 2017

Sandra Lillo & Cédric Merland, Le silence coule sous les branches

Découvrir de nouveaux talents, comme découvrir de nouvelles terres, me transporte dans l'étonnement des premiers matins du monde. Ainsi, la poésie simple et puissante de Sandra Lillo (reverdienne parfois) et la lumière nuageuse des images de Cédric Merland, apprivoisée avec le noir dans Le silence coule sous les branches.

Sandra Lillo regarde les paysages comme elle regarde des visages. Elle est aussi regardée par eux quand elle [range dans des valises imaginaires / les routes les paroles rabattues / la poussière des étés perdus]. Tout un va-et-vient fragile entre la mémoire des chambres "dans lesquelles l'enfance dort" et les trouées des fenêtres, avec en bruit de fond les rumeurs de la mer et le frémissement des grands arbres au passage des ambulances. La douleur aussi est en maraude, dans la fatigue, dans le silence, dans l'impuissance de naître vraiment. Mais naître à quoi ?

En résonance, en chambre d'écho pourrait-on dire, les images de Cédric Merland nous livrent les tourments de la lumière en prise avec le noir. Des lignes souvent dessinent des géométries ouvertes ou fermées, (barrière, grillages, bande blanche au mitan du bitume, bastingage en demi-lune, fils électriques oblitérant le ciel ou réverbère sous le crachin des nuages...) Nul apprêt dans ces images de hautes solitudes sous le firmament trop vaste, seulement cette prescience du regard, cette anticipation de l'instant qui vient. Même quand les horloges rouillées nous renvoient à nos chimères qui, elles aussi, participent de cette naissance qui n'en finit pas.

Ce magnifique ouvrage de Sandra Lillo et de Cédric Merland, au format carré, est présenté dans une boîte-coffret. Les pages, non numérotées, non reliées, peuvent s'assembler selon les hasards de la lecture, les émotions, les intuitions suscitées au gré des agencements. L'impression des photographies, très soignée à en juger par la profondeur des noirs, fait de ce livre-objet une authentique oeuvre d'art.

Nous saluons le travail d'infinie patience de l'éditrice Valérie Ghévart à l'enseigne de La Centaurée pour ce superbe tirage.

Extraits : 

On retient ce qui reste

à l'intérieur des cordes tendues par
le monde

une lampe allumée dans la nuit un
souvenir

comme une minute qui ne s'achève
pas

La mer est toujours derrière nous 

*

Le lampadaire éclaire l'arbre devant
la fenêtre

le vent chuinte dans ses feuilles le
sommeil d'une forêt entière

Tu ne veux pas fermer les yeux
la nuit du dedans éteint les étoiles

la terre ne suffit pas

*

Vapeurs d'eau de terre mouillée
au bas des fenêtres

l'orage gronde de loin en loin

Tu aimerais que tout s'arrête
les claquettes du manège sur la place
du marché

l'homme qui crie dans la rue le soir
qu'on lui ouvre la porte ou les veines

les jeux de dames jamais
terminés

*

Le silence coule sous les branches, aux éditions La Centaurée, coûte 24 €. Une excellente idée pour un cadeau original à Noël.

Aucune image disponible sur Internet. C'est dommage !

dimanche 26 novembre 2017

Murièle Modély, Tu écris des poèmes

Murièle Modély, en évoquant l'île de la Réunion où elle est née,  pourrait reprendre le célèbre mot de Kafka à propos de Prague : " Cette petite mère a des griffes."
Dans Tu écris des poèmes, son sixième recueil publié, l'auteure de Penser maillée questionne de nouveau l'acte d'écrire. Et l'île grandit avec le poème dont la langue résiste au plus profond des plis du corps. " tes poèmes sont / n'importe quelle partie de ton corps / n'importe laquelle / une jambe / un rein / un os / n'importe laquelle / sauf la tête. 

La poésie modélienne, hachée menu ou en longues traînes, resserrée ou éparpillée est une texture-mixture travaillée par les fluides, les sucs, les menstrues, les pulpes et les morsures. Un corps-à-corps avec ce qu'il y a d'inaudible et d'étrange-étranger dans les plaies du quotidien. 

Bien sûr, Murièle Modély s'égare dans cette triangulation de l'île, du corps et du poème. La quête est d'autant plus infinie que l'être Modély n'est pas certain d'être ce qu'il est. Dans la deuxième partie du livre intitulée à la lettre, l'auteure s'amuse, entre ironie et amertume avec les consonnes et les voyelles de son nom. Qui pourrait bien être mrlmdl ? Qui se cacherait derrière uieeoey ? Un nom pareil n'est pas prononçable, n'est pas appelable : il n'existe pas !

Dans la dernière partie, des signes, essentiellement constituée de proses, chaque texte s'ouvre-ferme par des signes entre crochets : [ ? ], [ ( ) ], [ ; ]... Et le lecteur (mais il s'en doute) découvre que Murièle Modély, même si elle ne dédaigne pas le cru et le trash des sécrétions glandulaires, écrit aussi, et ô combien, avec sa tête. Pour répéter encore et encore l'incertitude, l'impuissance de l'être avec la lettre.

Extraits :

tu écris des poèmes dans une profusion d'odeurs, de
couleurs
pour attraper le brin d'herbe et son suc
le souvenir ultime, premier
loin    loin
vibrant et lumineux comme le mot racine
dissimulé dans ta première dent de lait

*

tu dois pourtant les écrire
tes poèmes
tu n'as pas le choix
il te faut retranscrire
le sang qui palpite à tes tempes
(cliché)
le dérèglement des synapses
de la mémoire
il te faut mettre
sur la table
(poncif)
ce que ne peut le récit

*

[ , ]
parfois, quelque chose file, dans la poitrine, l'espace, entre l'inspiration, l'expiration, de la page, contre ses lèvres, tu ne sais pas vraiment, parfois, un postillon tombe, la phrase chute, fait une boucle, sursaute, accroche coeur, sur le menton, parfois tu comptes, tu recomptes, les champs ouverts, par la courbe des répétitions, tu fais semblant, les petits oui, les petits non, souffle coupé, sous la virgule, ton lent et mol émiettement,

Un bel ensemble avec un ton à nul autre pareil. Nous en recommandons vivement la lecture. Tu écris des poèmes (comme Penser maillée) est publié aux éditions du Cygne en lien sur ce blog, pour la somme de 12 €.

image éditions du Cygne


dimanche 19 novembre 2017

Yannick Torlini, ce n'est rien

TARMAC éditions : écritures contemporainesLe monde selon Yannick Torlini dans son recueil ce n'est rien est le précipité d'une catastrophe annoncée. Dans le corps comme dans la langue. Dans toute chose effacée, dépecée, sinistrée. Dans tous les agencements, (le mot agencement revient plusieurs fois dans le flux textuel), de la lumière et du temps. Qu'est-ce qui tient tout en ne tenant pas en cet univers dévasté qu'on peut imaginer couvert d'ossuaires et de cendres ? 

Lisant et relisant la langue torlinienne, ses bégaiements obsessionnels longuement déroulés, j'ai pensé à la solitude ultime de l'humain dans le théâtre de la cruauté. J'ai pensé à un désastre post guerre thermonucléaire façon Cormac McCarthy hanté par le fantôme d'Artaud. J'ai vu de grands aplats de gris drapés en de longs riffs électriques ponctués de sourdines menaçantes. 
Mais "tu sais comme moi que nous tenons pourtant", écrit Yannick Torlini à la fin de son livre. Le pire, même quand il nous submerge, laisse une petite place à l'espoir qui luit comme le brin de paille verlainien. " un rire sera possible encore. tu sais comme moi qu'il n'y a pas d'autre solution." Nous sommes des Condamnés à vivre.

ce n'est rien de Yannick Torlini est un exercice de lucidité qui glace et fascine, sans aucune concession aux apprêts habituels du langage. Nous conseillons vivement à ce jeune auteur de 29 ans de proposer son texte à un metteur en scène de théâtre. Oui. Absolument.

Extrait :

quelque chose du temps et des jours. quelque chose des ravins et des ronces. quelque chose sans mémoire et sans traces.

quelque chose quelque chose qui ne s'entend pas. ne se sent pas. ne se touche pas.

quelque chose de l'aveugle et ce monde ce monde m'a trouvé ici tremblant aveugle. tête et jours et temps. tout ce qui m'a trouvé tremblant contre les murs aveugles.

à gratter avec les ongles. arracher la peau sur la pierre. gratter encore avec le sang et l'os et la sueur versée. tremblant contre les murs tremblants.

gratter ongles. sang. os. sueur.

ce n'est rien de Yannick Torlini est publié par Jean-Claude Goiri aux éditions Tarmac (10 €). Les éditions Tarmac sont en lien sur ce blog.

image éditions Tarmac

jeudi 9 novembre 2017

Le vase et le sucrier

                                                    1

Résultat de recherche d'images pour "sucrier"Il était une fois une petite fille sage qui jouait à la balle dans le salon de la maison. Elle y jouait sagement pour ne rien déranger du calme. Car c'était une maison calme et silencieuse en cet après-midi de mai. Maman, assise à la table de la cuisine, reprisait-elle une manche ou un ourlet ? Comment savoir ? Le souvenir est si ancien. Peut-être feuilletait-elle une de ces revues bon marché que les femmes aimaient s'offrir, en soupirant sur les riches heures de sa jeunesse en allée ! 
Dans le salon comme partout dans la maison, l'ordre imposait sa loi. Les traces de doigt n'étaient pas tolérées sur le verre fumé de la table basse. La poussière ne trouvait aucun refuge dans les recoins et sous les meubles. Ici, on traquait même les ombres quand elles ne s'accordaient pas à la lumière. La petite fille sage savait cela. L'importance éternelle de l'ordre pour que le monde ne fasse pas naufrage. Maman le disait et le redisait. Papa le rappelait chaque soir, après qu'il avait soigneusement replié les pages du Figaro. L'ordre était la pierre angulaire de tout édifice, sa préservation un devoir élémentaire.
La petite fille sage maîtrisait les rebonds de sa balle. Ils battaient une immuable mesure, comme le métronome de la voisine occupée à ses gammes, comme la pendulette aux danseuses dans le manège des minutes et des heures. Mais un oiseau passa devant le rideau de la fenêtre. Un oiseau ou un rayon de soleil surgi d'un nuage épais. Comment savoir ? Le souvenir est si ancien. La petite fille sage se laissa distraire. Eut un geste maladroit. La balle s'échappa, rebondit plus fort. Et. Oh ! Le vase de maman tomba de la commode, se brisa. Le calme aussitôt chavira. Le silence après la chute se mit à sentir la mort. Une gifle puis une autre claquèrent. La mère déjà s'en retournait à son ouvrage, sans un mot, sans un cri. Il n'y avait rien à dire, rien à crier. L'irréparable se passe de commentaires. Le vase de maman avait été le vase de mémé. Et de la mémé d'avant. Et de celle d'avant encore. Une relique. Une relique profanée. Un jour, la mère l'attendait, le préparait, la petite fille sage paierait. Le prix fort.

                                                    2

C'était maintenant juillet. Les derniers jours à l'école. La petite fille sage ne pensait plus guère au vase de maman qui avait été celui de mémé puis de la mémé d'avant. Elle continuait à jouer à la balle mais seulement dans la cour de récréation. Elle attendait les vacances. Les promenades avec les copines, bras dessus bras dessous, menus secrets chuchotés, rires qui empourprent les joues. Pendant ce temps, maman continuerait ses travaux de couture, assise à la table de la cuisine, le dos bien droit, l'aiguille méthodique. Elle aurait, qui sait, acheté un nouveau numéro de la revue bon marché, et lirait, confite en ses soupirs, quelques potins un peu osés à propos d'une vedette de cinéma. Mais, avant les vacances, il y avait la fête de l'école. Les chants qu'on préparait, les danses qu'on répétait. La petite fille se faisait plus fébrile et moins sage. Sa voix montait d'un ton, pouvait gêner la lecture du Figaro. Oh ! Pardon ! Je ne savais pas que tu dormais. C'est qu'il y avait aussi la tombola organisée par les maîtresses à la cantine. Tous les enfants repartaient avec un petit quelque chose. Cette année, parmi les babioles de consolation, les lots qui sortaient du lot étaient plus importants que d'habitude. Il y avait un tourne-disques et même un vélo. La petite fille un peu moins sage convoitait un sucrier en pyrex. L'objet donnait dans le marquis ; un galon d'or dessinait un ovale autour d'un angelot soufflant dans un buccin à tête de dragon. On aurait dit une vraie porcelaine de Saxe. Mais la petite fille se moquait bien des porcelaines de Saxe. Le dragon, surtout, la fascinait, avec ses dents vertes.

                                                   3

Lorsque le directeur de l'école annonça que la petite fille de moins en moins sage avait gagné le sucrier en pyrex, celle-ci sentit une étrange bouffée de chaleur lui traverser le corps. Elle se leva, confuse, chercha des yeux la maîtresse qui remettait les lots et vit un oiseau passer devant les hautes fenêtres de la cantine. Un oiseau ou un rayon de soleil surgi d'un nuage épais. Comment savoir ? Le souvenir est si ancien. La petite fille glissa sur le carrelage. Faillit tomber. Oh ! Puis le sucrier se trouva dans ses mains qui tremblaient. La maîtresse souriait. Le directeur de l'école souriait. Mais pas le dragon. Les écailles de sa queue tremblaient. Celles de son échine cliquetaient déjà. Et ses dents vertes, soudain plus longues, soudain plus pointues, jaillissaient comme des couteaux. Le dragon avait peur. Il devinait les pensées que la petite fille aurait bientôt. Il en imaginait les irréparables conséquences. Que faire ? Un dragon n'a pas tous les pouvoirs. Il s'est résigné. Ses écailles ont cessé de trembler. Ses dents vertes ont retrouvé leur longueur normale. De toute façon, vivre pendant des siècles sur un sucrier en pyrex, ce n'était pas tellement joyeux. Alors...

                                                   4

De l'école à la maison, la petite fille n'avait que dix minutes à marcher. Quasiment une éternité quand on est pressée. Mais pressée pour quoi ? Elle n'en avait pas encore conscience. Elle était heureuse. Elle découvrait que les rêves, si on s'applique à bien les rêver, pouvaient s'inviter dans la réalité, et c'était un tel étonnement que son coeur battait hors de toute mesure. Et. Oh ! Allait-il lui échapper comme ? Etait-ce seulement possible qu'un coeur puisse s'échapper d'une poitrine et ? La petite fille, presque effrayée, retrouva sa sagesse, ralentit le pas. Une mésange la doubla en zinzinulant. Une abeille voulut l'enfermer dans des cercles concentriques. Une mésange et une abeille, en voilà des signes ! Une lueur tremblante éclaira peu à peu l'esprit de la petite fille. Elle ne se servirait pas du sucrier comme d'un coffre à trésors. Elle avait suffisamment de cachettes partout dans la maison pour ses images de fées et de princesses, ses perles multicolores, ses rubans qu'elle tressait comme des chemins dérobés vers d'autres mondes. Quel plaisir d'en dresser l'inventaire, le soir au lit, quand les fleurs bleues des draps se mettaient à onduler ! Quel plaisir, le lendemain matin, de constater que rien n'avait bougé dans les coulisses de son théâtre de poche ! Pourquoi y renoncer ? La lueur dans l'esprit de la petite fille sage cessa de trembler. Un décor encore flou apparut, quelques contours se précisèrent. Et. Un cri, aussitôt étouffé. Le coeur de la petite fille s'emballa de nouveau.

                                                   5

Lorsque la petite fille sage inséra sa clé dans la serrure de la porte d'entrée, la mésange et l'abeille lui offrirent un dernier bruissement d'ailes. Tout était clair maintenant. Rien ne manquait au décor dessiné par la lueur dans ses pensées. Le salon et la cuisine de la maison se trouvant à l'étage, il fallait monter en silence les vingt et une marches de l'escalier. Maman serait totalement surprise. Les surprises sont accueillies à bras ouverts quand elles sont amenées par le silence. La petite fille, précautionneuse, évita le gémissement de la septième marche, le grincement de la douzième, mais oublia que la dix-septième produisait une horrible plainte. Le dragon lui-même, qui s'était pourtant résigné, fit cliqueter les écailles de sa queue. Ses yeux se couvrirent d'éclats de braise.
- Te voilà déjà ? demanda maman.
- Oui, c'est moi.
La petite fille sage reprit courage. Aucun effet de surprise ne jouerait en sa faveur mais la voix de maman était claire. Elle avait sans doute passé une bonne journée, dans le calme et l'ordre. La voisine qui donnait des leçons de musique était peut-être venue l'après-midi, pour boire un café et grignoter des gâteaux secs. Elles avaient bavardé, oh, une vingtaine de minutes, assises le dos bien droit à la table de la cuisine. Et, un mot en appelant un autre, elles s'étaient rendu compte qu'elles lisaient la même revue, avaient souri en se remémorant les sottises de telle ou telle vedette de cinéma, tous ces gens-là, d'un autre monde !
- Tiens, maman ! C'est pour toi.
Maman, calme encore, souriante encore, prête à remercier, à embrasser même, tenait le sucrier, le regardait, soulevait le couvercle. Ah ! c'est gentil, vraiment gentil. Puis. Le dragon dans son ovale galonné d'or. Maman pinça les lèvres. Un dragon sur un sucrier, cela s'était-il déjà vu ? Que signifiaient ces yeux ardents ? ces écailles dressées comme des poignards ? 

                                                    6

Et la mère soudain se souvint. Ses lèvres durcirent. Son menton, son front durcirent. Elle regarda la petite fille sage qui se tenait bien droite comme elle le lui avait appris. Et c'étaient des braises aussi, qui exprimaient du ressentiment, trahissaient une soif de vengeance. L'irréparable devait se payer au prix fort. Le monde sinon courrait à sa perte. 
La mère jeta le sucrier qui éclata sur le carrelage et lança à sa fille :
- Ramasse !
Puis, le dos bien droit, sans un mot sans un cri, elle quitta la pièce.

                                                   7

Vingt ans plus tard, la petite fille a grandi comme toutes les petites filles grandissent. Elle oublie souvent d'être sage, ne craint pas de rire aux éclats, de s'étourdir dans des fêtes jusqu'à l'aube. Elle vient d'avoir à son tour une petite fille. Une abeille parfois, ou un oiseau aperçu par la fenêtre, lui rappelle la fin fatale du sucrier. Et elle jure que jamais, au grand jamais, elle ne se comportera comme sa mère. Les enfants, c'est plus important que les vases.

(conte hyper classique. Ecrit d'après une histoire vraie.)
image gien.com



lundi 6 novembre 2017

Christophe Sanchez, Sept variations sur le même thème

Résultat de recherche d'images pour "christophe sanchez poète"Dans Sept variations sur le même thème de Christophe Sanchez, la philosophie morale s'invite à la table du poème pour dire l'amour qui ne va ni de soi ni de l'autre, entre anges et démons. Le ciel comme le temps oeuvrent à l'aune du mensonge où "sourd la violence". L'orgueil est là aussi, qui envenime la blessure au creux du ventre. "La boue et l'impur sont notre domaine de lutte", écrit Christophe Sanchez. Mauvaise glaise des glaires. Mauvaise graine des peines. Quelle couleur siérait le mieux à l'amour en ses suffocations de corps et d'âme ? "Où va se nicher la beauté lorsqu'elle n'est pas partagée ?"

Les soixante-dix proses poétiques de cet ensemble, entre notations ordinaires et observations morales des faiblesses humaines, disent comment la vie bégaie, hoquette. Le talent de Christophe Sanchez, déjà remarquable dans son précédent livre, (Les rats taupiers), monte ici en puissance. A le lire et le relire, admirant la justesse des sons et des sens dans un phrasé qui ne s'éparpille pas, allant au contraire au plus près du simple, du nu, j'ai plusieurs fois pensé à quelques voix importantes d'aujourd'hui, celle de Jean-Baptiste Pedini notamment. Venu sur le tard à la littérature, Christophe Sanchez n'a pas fini de nous enchanter et nous en sommes heureux.

Extraits :

La table est mise près du chêne. 
Les convives s'étonnent de la peau
qui recouvre nos yeux. Assis dans
l'herbe ils taillent notre écorce au
couteau. On est seuls à voir l'en-
taille saigner. Eux perdent la vue sur
nos paupières closes. Les escarres du
temps ne sont pas pour nous. Sous
l'arbre rien ne peut nous blesser.

*

N'oublie pas la blessure. Le panse-
ment ne cache rien. Dans la plaie
résiste une peur que tu ne peux
soigner. L'onguent du temps ne
soulage rien. La douleur passe à
travers la peau malgré l'oubli des
peines. Elle est têtue, purulence
d'un destin caillé dans notre for
intérieur. Sur nos corps affaiblis, au
matin des sirènes hurlantes lorsque
nous vient l'idée de réformer le
monde, elle se gorge de son propre
pus. La blessure explose aussi résolue
que le regain d'une tumeur - pleine
et ardente, à vicier nos vies.

*

Des encres de Valérie Ghévart, tout en ondoiements enrubannés, accompagnent Sept variations sur le même thème de Christophe Sanchez. Le recueil est disponible aux éditions La Centaurée pour la somme de quatorze euros.

image fut-il.net (blog de l'auteur)

vendredi 3 novembre 2017

L'image d'un bateau sur la mer

Résultat de recherche d'images pour "image bateau sur la mer"L'image d'un bateau sur la mer. Sa découpe aura déposé le bleu qui a pâli. L'image d'un cheval dans la montagne au bord d’un ravin : une pierre pourrait la défaire. Ces deux images disjointes et rassemblées  dans ce que j'inventais des paysages avec la tourbe tremblante des berges sous mes pas. Une vieille sorcière, berceuse aux dents vertes, parfois me guettait, que j'aurais pu séduire comme on séduit les mirages. Rester dans la place du silence, avec l’indécision du bleu et la prégnance du vert, les genoux serrés sur le manque, le souffle à peine ouvert. Je suis pour toujours le petit aux gestes ancrés si mal aux gestes.
Des mots passent au large avec les oiseaux et les chats, dans la lumière lente des allées.
Ont-ils des lèvres que je saurais saisir ? Ce pays que j'ai dû prendre  dans ce qui m'a toujours manqué. Impuissance des gestes moignons. Voix de rouille édentée.  Ce pays dont l'horizon est toujours en fuite,  les oiseaux mêmes s'en détournent et aucune langue pour le retenir. Les mots sont des corps avec leur souffle et leur sang, leur bile noire. On ne peut pas les entendre dans la marche sous l'humus qui perle. On demande au poème la permission du chant, sa mélancolie d'oiseau. On attend que la fatigue ouvre ses portes. Disparaître dans le mouvement des pas.  L'oiseau comme le brin d'herbe abolissent toute durée.  L'horizon se confond avec ma peau.
Le poème n'a pas de lieu sûr quand ma silhouette se perd.
J'en recompose à tâtons l'illusion pour marcher encore, écrire encore, dans la même langue des repentirs. Je me souviens des chevaux debout la nuit, leurs paupières lourdes ouvertes au silence de la lune qui allait tomber. La paille qu’on avait changée murmurait à l’entour des sabots. Une mouche agonisait dans une toile et les solives en étaient à la peine. Des frissons couraient sur ma peau, écarquillaient mes yeux.

Mes mots ne savaient pas désigner les mystères, ne fécondaient rien de mes solitudes. Je n'imaginais pas l'envol des chevaux ; je manquais aussi de fatigue. 

image pirates-corsaires.com