mercredi 17 avril 2019

Merci maman de m'avoir abandonné, (3)


Résultat de recherche d'images pour "quartier ma campagne angouleme"Lorsque j’entends mes sœurs parler de toi, j’ai souvent le sentiment que rien n’est vrai de ce qu’elles racontent. Et elles le savent. Et elles y croient d’autant plus qu’elles le savent. L’invention de la mère résiste à la mort. As-tu seulement dit avant de passer que tu étais dans les bras du Seigneur ? Mes sœurs se sont-elles comme moi représenté mentalement cette image ? Ont-elles pensé à ton corps vieux emmailloté dans des bandelettes comme on emmaillote le corps d’un bébé dans ses langes ? Ont-elles pensé à l’épanchement préalable de tes vieilles humeurs par tes vieux orifices ? Auraient-elles seulement supporté d’y penser ?
Il faut avoir longuement cheminé dans les coulisses de la solitude pour supporter des pensées pareilles.
Cette expérience me fait répéter haut et fort merci maman de m’avoir abandonné. Je l’ai instinctivement senti quand, après des recherches administratives, j’ai décidé de te retrouver. J’allais avoir vingt-quatre ans. Mes sœurs étaient plus jeunes mais une avait déjà deux petits et vivait dans une tour. Notre frère était encore quasiment un enfant et je ne me souviens pas de sa présence. Du reste, je ne me souviens de rien.
Comment ton corps et le mien se sont-ils tenus lorsqu’ils se sont aperçus ? Quelles paroles ont réussi à franchir le pas de nos lèvres ? Suis-je resté debout les bras ballants sans savoir où les mettre ? Me suis-je assis ?
Une image me reste pourtant. La table de la cuisine. Un plat de viandes que tu préparais en grande quantité. Une des sœurs au moins t’aidait cependant que les autres, tout à leur étonnement de me voir, minaudaient et pouffaient.
La tentation est grande de faire de ces préparatifs une scène de genre. Une scène ou une cène. Pour l’accueil. Le mien. Pour une fête. La nôtre. La viande sans doute était rouge avec des veines blanches. De longs couteaux la découpaient (imaginer quelque reflet pâle sur les lames graisseuses) et tes mains la versaient dans des plats de réserve avant la cuisson. Cependant qu’au frais  une julienne de légumes du jardin, il y avait un jardin devant les gravillons de l’entrée, attendait de passer à son tour au bain d’huile.
Je n’ai évidemment aucun souvenir du repas. S’y est-il dit quelque chose d’un peu particulier ? Ou, au contraire, le moment étant tellement rare, propice à toutes sortes d’émotions qui auraient pu gêner, chacun est-il resté sur le terrain presque neutre du banal ?
Résultat de recherche d'images pour "quartier ma campagne angouleme"La vérité, s’il en est une, doit se situer entre les deux hypothèses. Ton mari ombrageux, en tant que maître présumé de la maison, m’aura posé deux ou trois questions. Sur mes études et mon travail. Sur la grande ville où je m’étais installé, dans laquelle autrefois il s’était rendu, pour quelques heures seulement, et la démesure de tout l’avait égaré. Mes sœurs, mal à l’aise, ont peut-être encore pouffé et il aura fait les gros yeux, qu’il avait bleus et coupants.
Puis quoi ? Il est vraisemblable que j’aie bu un verre de trop, que j’aie bafouillé mon embarras et qu’autour de la table tout le monde m’ait souri. On comprenait. On ne me comprenait pas mais on comprenait. Ce n’était pas facile. Après toutes ces années. Cette vie séparée ne rendait pas facile d’avoir des mots en commun.
Bref, nous étions des étrangers. Sans mots à partager, c’est toute une langue qui nous manquait.

image 1 charentelibre.fr (quartier Ma campagne à Angoulême)
image 2 bien-estimer-safti.fr (pavillon du quartier Ma campagne dans les années 70)

dimanche 7 avril 2019

Du grand Tout et du petit tout numérique


Résultat de recherche d'images pour "galaxie"Du grand Tout conceptualisé par la philosophie, avec ou sans Dieu, au petit tout inventé par la technologie numérique, l’homme ordinaire ne sait plus vers ou et quoi diriger sa pensée, d’autant que, apparemment, l’un n’a rien à voir avec l’autre.
Notre homme ne se lève certes pas tous les matins en réfléchissant à la place du vivant au sein du cosmos. La relative rareté de la matière dans l’immensité immatérielle ne le tracasse pas outre mesure et c’est heureux pour lui. En revanche, avant de passer sous la douche, il lui arrive souvent de consulter sa messagerie électronique, les derniers potins des réseaux sociaux ou, comme dit dans un autre texte, un portail de prévisions météorologiques. Après le petit-déjeuner, il constatera que son compte bancaire frôle le découvert et se détendra en regardant les nouveaux visages de son site de rencontres.
Plus qu’une habitude, c’est un rituel dans sa banalité quotidienne qui lui permet de garder son emprise sur le réel. Du moins le croit-il. Car le petit tout numérique disponible sur un téléphone portable est aussi trompeur que le grand Tout théorisé par les saintes barbes de la philosophie. C’est qu’il n’est pas forcément pratique pour la raison pratique.
La navigation de lien en lien tourne à l’égarement dans une forêt de lianes (avec ou sans singe qui ne rit pas) et l’objet de la recherche, par exemple un fauteuil stressless sur le site d’une enseigne spécialisée dans l’ameublement, débouche sur un programme immobilier au bord de la mer partenaire du site précédent. Il ne s’agit pas là de caricature. L’internaute supposé averti ne se perd pas moins que le novice s’il renseigne avec des mots trop flous son moteur de recherche. L’irruption parfois bruyante de publicités sauvages complique aussi la tâche.
Bref, là où le grand Tout semble une architecture de très haute précision qui règle les mouvements astronomiques de l’infiniment petit comme de l’infiniment grand même si le chaos y apporte ses bouleversements, le petit tout semble un foutoir en vrac où sphère privée et sphère publique se confondent jusqu’à ne rien figurer du tout. A première vue pourtant, un ordre rassurant paraît régner.
Il est très improbable qu’une recherche savante sur Flaubert redirige un étudiant vers un site pornographique. Mais il faut compter avec les fenêtres qui s’ouvrent à l’écran par effraction. Notre étudiant se triture la cervelle avec les propos de Sartre sur le grand maître et voilà qu’un pop-up l’informe que sa copine Louise est disponible pour un dîner en tête à tête. Sa pensée et ses émotions changent aussitôt de nature. Il n’a pas choisi de penser à autre chose. Il n’a pas choisi de se raconter des histoires au sujet de sa copine Louise. A l’instant où apparaît le pop-up, notre étudiant ne s’appartient pas tout à fait.
Au-delà de cet exemple, il est bien difficile de dégager une loi générale de l’impact du petit tout sur les perceptions de l’humain et du monde. Le désordre du foutoir échappe par définitions aux codifications rationnelles. L’usager qui n’est pas dupe peut essayer d’y résister. En commençant par moins ouvrir son téléphone. Ou en se déconnectant pendant une semaine. C’est là affaire de volonté. Mais comment pourrait-il être du matin au soir dans la tension de sa volonté quand sa conscience est le plus souvent flottante ?
Résultat de recherche d'images pour "téléphone portable"L’infinitude du petit tout, notamment avec l’avènement de la 5G, n’offre pas le même vertige que celle du grand Tout mais n’embrouille pas moins l’entendement car elle est source d’une satisfaction immédiate voire d’un plaisir. Celui de trouver ce que l’on cherche dans la dimension pratique du réel. Cette immédiateté qui abolit les durées, en contradiction avec la notion d’infini, réduit le réel à un simple point isolé, sans étendue ni épaisseur. Il ne peut constituer ni une ligne ni une surface puisqu’il est isolé. Il est comme un micro corps céleste condamné à tourner dans le grand vide. Toujours au bord de l’effacement puis de la disparition.
D’aucuns diront avec raison que cette considération relève davantage de la poésie que de la philosophie. Mais le recours à la métaphore exprime l’impuissance à entrer, par la petite porte ou par la grande, dans un concept qui tisserait des liens entre les deux touts. Nous connaissons trop peu des galaxies comme nous connaissons trop peu de l’homme numérique en train de naître. Nous conjecturons des possibilités floues.
L’homme numérique restera-t-il un homme qui sait, comme un maillon supplémentaire dans la longue chaîne de l’évolution majuscule et minuscule ? Ou sera-t-il au contraire une rupture avec tout ce qui était tenu pour vrai auparavant ? Il faudrait alors imaginer une philosophie-fiction mais est-ce seulement possible ?
Ces questions nous ramènent à l’inconcevable du « on ne sait pas qu’on ne sait pas ». L’imagination peut être fertile à partir de quelque chose mais peine à l’être à partir de rien. Elle a besoin pour éclore des banalités de la vie ordinaire. Dans les sécrétions du corps et dans celles de la pensée.
L’homme numérique, même augmenté par des implants fonctionnels, gardera un corps de chair et de sang et une faculté de penser qui continuera de ne dépendre que de sa nature intrinsèque. Gageons, par exemple, qu’il voudra et saura écrire un texte comme celui-ci, avec ses clartés et ses opacités, et que d’autres hommes voudront et sauront le lire. Pour se persuader qu’il existe parmi ses semblables. Pour se convaincre qu’il ne rêve pas tout à fait dans l’à peu près du monde.
Mais une fois encore, voilà une autre histoire, qu’il vous faudra essayer d’entendre.
(Ce texte fait partie d'un ensemble en cours, peut-être archi nul mais je m'amuse !)

image franceinter.fr
image lesnumeriques.com

mercredi 27 mars 2019

Merci maman de m'avoir abandonné (2)


Résultat de recherche d'images pour "viville charente"Je n’ai pas été contaminé par ta plaie. J’ai vécu mon enfance dans un gris assez semblable à celui qu’ont vécu mes sœurs et mon décor était tout aussi bancal que le leur mais je n’ai pas été submergé par la fadeur. Pas contaminé. Pas submergé.
Les mots m’ont sauvé. Ils ne l’auraient pas pu si j’avais grandi près de toi. Ils y sont parvenus à cause de la solitude. Sans doute ai-je eu très tôt la perception de cette solitude. Je pourrais inventer tout un roman triste en parlant d’elle et tes yeux retrouveraient des larmes pour pleurer.
Je ne veux pas que tu pleures. Ta plaie pourrait se rouvrir malgré la protection des bras du Seigneur et je ne veux pas non plus qu’elle se rouvre.
Quelques lignes cependant pour dire le paysage de cette solitude fertile pour les mots. C’est bien à cause d’elle qu’ils sont venus à moi avant même que je sache parler. Dans un paysage indistinct. Marqué par la pluie.
Il pleuvait quand les services sociaux de la maternité m’ont conduit dans un foyer pour bébés abandonnés dont les murs faisaient des cloques humides. Il pleuvait quand les mêmes services sociaux m’ont trouvé un accueil dans une maison trop basse du nord de la France, presque borgne. Il pleuvait encore quand de nécessité administrative en nécessité administrative je fus acheminé vers le sud, à quelques volées d’oiseaux de là où tu vivais.
Il pleuvait.
Un rideau d’eau impénétrable, lesté par les brouillards de la rivière qui a servi d’écrin à mes enfances. Mais il y avait du vert aussi dans ce paysage. Le vert des prés tantôt tendre et tantôt dur. Le vert plus sombre des combes où la lumière avait des plaintes. Le vert, cet incubateur de solitudes. Et tout devenait encore plus vert. Les lichens sur les pierres aiguisées comme des couteaux. Les mantes aux yeux globuleux le long des herbes folles.
Et la vieille dame aux dents vertes dont on me répétait qu’elle était dangereuse, qu’elle pouvait m’attraper par les pieds si je m’approchais trop près du bord de la rivière.
De la pluie. Du vert. De la solitude.  Et les mots qui en ont surgi. Mes sœurs n’ont pas connu ces mots. Le vert était là aussi, avec une semblable étrangeté et de semblables chimères. Mais pas la solitude.
Cinq enfants avec leur père et leur mère dans une petite maison contraignent les espaces. Le silence n’y tient que la nuit dans le sommeil lourd des fatigues. La fatigue que ton corps ne portait plus à quarante ans et tu en paraissais dix de plus. La fatigue de ton mari abîmé par le fracas des ateliers à l’usine. La fatigue du paysage rabougri que rien ne pouvait apaiser.
Et cette fatigue participait au tumulte qui proscrit les solitudes.
Mes sœurs et notre frère, le petit dernier, ont grandi dans ce tumulte. L’ordinaire des jours les assourdissait dès qu’ils se levaient. C’était une organisation de casernement. Passer à la salle de bain. S’habiller. Passer à table pour le petit-déjeuner. Ranger son bol dans l’évier. Nettoyer les miettes et les traces de beurre à tour de rôle sur la table de la cuisine. Avec l’éponge puis avec le torchon. Ne pas se mettre en retard pour l’école. Les affaires étaient prêtes dans le cartable depuis la veille. Mais l’heure allait souvent plus vite que l’heure. Tu étais parfois obligée de rabrouer, houspiller. Pour peu que tu aies passé une nuit délicate avec ton mari ombrageux, l’impatience te gagnait vite. Une gifle pouvait tomber. Dans les situations les plus tendues tu sortais le martinet.
Quand la meute enfin déguerpissait, tu soufflais. Une demi-heure. Devant la télé en sourdine. On ne parlait pas de séries encore. On disait feuilleton. D’amour bien sûr. Des femmes carrossées comme des berlines de luxe. Des enfilades de cocotiers le long d’un golfe clair. De la musique douce et du champagne rose, forcément rose, dans des salons pour les tête-à-tête. Des promesses, des promesses. Et tu buvais des tasses de café fort. Et tes yeux papillotaient. Et tes oreilles ronronnaient presque d’entendre toutes ces voix suaves emplies de monts et de merveilles. Parfois, quand la comédie était vraiment trop sucrée, Il t’arrivait de t’assoupir et le temps à rattraper te filait entre les doigts.
Résultat de recherche d'images pour "champniers charente"La liste des tâches ménagères n’en finissait pas de s’allonger. Laver le parterre dans la cuisine et dans les chambres. Récurer les toilettes et la salle de bain. Faire les lits. C’était le plus important faire les lits. Une femme qui tient bien son intérieur fait bien les lits. Au carré. Comme à la caserne. Avant midi. Et si c’était midi et demi tu avais l’impression de manquer à tes devoirs. Puis il y avait les lessives, les lessives et le repassage, le repassage et le repas du soir à penser, qu’il ne fallait surtout pas rater. Le père aurait faim en rentrant de l’usine. Les sœurs et le frère aussi. Ils rentraient de l’école vers les cinq heures et le charivari recommençait.
Grincement des dents sur les tartines beurrées et saupoudrées de chocolat. Grommellement des mini boîtes de jus d’orange pompées jusqu’à la dernière goutte. Chamailleries. Cheveux tirés. Cris. Menaces.
Mes nerfs n’auraient pas tenu dans un charivari pareil. Mes nerfs et la mélancolie qui m’accordait de vivre. Elle aurait étouffé dans le vacarme et ma peau ne se serait pas dépliée. Ratatinée comme la tienne dans les bras du Seigneur, elle aurait pris un mauvais grain.
Vivre sans mélancolie, c’est mourir debout. Lentement. Et renoncer sans s’en apercevoir.

image cartefrance.fr
image fr.wikipedia.org (église de Champniers où le prêtre déparla)

lundi 25 mars 2019

Ces enfants qui ont peint au torchon avec moi






Notes découpées du Japon, Benoît Reiss & Junko Nakamura

Résultat de recherche d'images pour "benoit reiss notes découpées du japon"Le Japon existe. Pour y avoir vécu et travaillé comme professeur, Benoît Reiss a pu le rencontrer. Ses Notes découpées du Japon constituent un ensemble de proses courtes, de quelques lignes à un peu plus d'une page.
Mais comment énoncer l'entrevu, le fragile, l'étrange ? Faut-il, comme il est conseillé en quatrième de couverture, [prendre des ciseaux, couper des petits et des grands morceaux et jeter tout en l'air ? ] L'étrangeté du Japon n'est pas seulement le fait de sa culture et de ses traditions. 
Le lecteur est évidemment surpris par ces spectateurs qui choisissent de dormir pendant les pièces de kabuki afin de mieux voir et mieux écouter ces contes connus de tous. La coutume des repas pris juste à côté du corps d'un défunt sidère aussi le visiteur occidental habitué à la mort cachée.
Mais "l'étrange étrangeté " du Japon s'invite sans qu'on s'y attende dans les plis et déplis du quotidien le plus ordinaire. 
Que fait donc cet homme accroupi toute une heure dans son potager de poche ? Comment le regard se perd-il dans les rues et les parcs, les maisons et les gares, quand les notions d'espace et de lumière sont si confuses ? La réponse se trouve peut-être aussi dans la perception du temps. Les étudiants de Benoît Reiss adorent la conjugaison française avec son "infinité de nuances", ses "réalités, irréalités, doutes, certitudes, attentes...". " Avec elle, le temps prolifère en milliers d'îles et d'archipels. La conjugaison française est japonaise."
Le temps découpé avec des ciseaux puis jeté en l'air s'éparpillerait en combien de durées dans le bric-à-brac des lieux ?
L'écriture de Benoît Reiss, souvent sur le ton du constat, s'approche au plus près du réel qui ne se laisse pas apprivoiser si facilement. Dans bien des textes, les dernières lignes bondissent à la façon d'un ricochet vers d'impalpables ailleurs à teneur poétique. Et le lecteur, troublé mais conquis, se demande : Et si le Japon n'existait pas ?

Résultat de recherche d'images pour "junko nakamura"Les encres de Junko Nakamura, abstraites ou figuratives, délicates, énigmatiques dans les trouées délavées du gris et les fragments isolés au détour des mots font un beau compagnonnage avec ce livre dont je conseille vivement la lecture.

Notes découpées du Japon de Benoît Reiss et Junko Nakamura est publié aux éditions esperluète. Il coûte 15, 50 euros.

image babelio.com
image focus-litterature.com la tranquillité intrigante de Junko Nakamura

vendredi 8 mars 2019

Merci maman de m'avoir abandonné (1)


Résultat de recherche d'images pour "viville en charente"Voilà vingt ans que tu es morte. Deux jours avant, à l’hôpital, tête bandée après une chute de trop, tu disais à l’une de mes sœurs : maintenant je suis dans les bras du Seigneur.
Cette phrase m’est restée. A cause de l’image peut-être. Ton corps blotti contre celui de Dieu. Ton corps déformé par la maladie contre un corps vigoureux, enveloppant, protecteur. Un corps puissant quand le tien avait toujours été faible.
Et puis, des phrases de toi, je n’en avais pas beaucoup dans la mémoire. Seulement ici et là quelques mots sans écho qui n’ont jamais pu se rassembler. Nous nous sommes trop peu connus. Quelques jours à ma naissance dans le suint des langes et la lumière  crue des néons, puis quelques rencontres formelles, vingt-cinq ans ayant passé, ailleurs.
Evidemment, reconstituer l’histoire avec des emboîtements ajustés est tentant. Mais comment décider d’un début et d’une fin ? Qui est vraiment qui dans cet imbroglio auquel je n’ai jamais rien compris ? Et mes sœurs pas davantage.
Alors, vingt ans après, je choisis de te parler comme si tu étais toujours dans les bras du seigneur. Les siens sont éternels puisqu'il est le Seigneur mais les tiens, s’ils ne sont pas tombés en poussière, se sont momifiés. Cette image de la momie est saisissante. Je pense à des bandelettes sur ton visage, trempées dans un apprêt de poix. Je pense à tes yeux qui ne sont plus que des trous noirs cerclés de points de fièvre. Mais ont-ils jamais été autre chose puisqu'ils n’ont jamais pu ni su me regarder ?
Ma vie aurait été toute différente s’ils l’avaient pu et su et ce que j’en imagine me terrifie. Ce que j’entrevois de l’existence de mes sœurs qui ont grandi à tes côtés légitime cette terreur.
Ce n’est pas que le chemin qu’elles ont parcouru soit moins louable qu’un autre. Ce n’est pas qu’elles aient démérité en fondant chacune une famille et en faisant des enfants qui à leur tour ont fondé une famille et fait des enfants. Ainsi va la roue de la vie, dont on dit qu’elle tourne quand le temps qui a filé vous surprend. Mais le temps ne fait pas que surprendre. Il écrase aussi.
J’ai passé le cap des soixante ans et il m’en manque treize pour atteindre le cap que tu n’as pas franchi puisque ton corps ne tenait plus debout. Ecrasé par le temps. Ecrasé par la mémoire. Et c’est cette mémoire qui amène ici mes mots. Une mémoire en lambeaux pour une existence de plaie.
Sur fond de roman noir.
Ta mère aurait été assassinée quand tu étais toute petite. Par empoisonnement aux champignons. Une marâtre t’aurait recueillie avec ta demi-sœur qui avait exactement le même âge que toi cependant que votre père faisait des trafics de toute sorte dans des milieux de toute sorte. Le noir du roman est bien flou. Si flou que mes sœurs ont des frissons quand elles en parlent et en rajoutent. D'autant que, plus tard, juste après la guerre, il y a eu un deuxième assassinat. Le mari de ta demi-sœur fut dépêché dans l’autre monde lors d’un règlement de comptes.
Mais de quels comptes parle-t-on quand il s’agit de famille ? Aucune arithmétique ne sait résoudre les grands secrets. Quand j’avais dix ans et que je me demandais qui pouvait être mon père et qui tu pouvais être toi, j’imaginais les grands secrets dans des décors de carton-pâte. Si j’avais su à l’époque qu’il y avait eu des assassinats, nul doute qu’il y aurait eu aussi des tunnels et des puits avec la mort en embuscade.
Le noir du roman se serait épaissi. Mais toujours flou. La vie est un flou. Ton existence de plaie est un flou et je le devine dans les yeux de mes sœurs quand elles t’inventent.
Toute mère est une invention. Et toi particulièrement. Le serais-tu moins si j’avais grandi à tes côtés ? Et moi, comment me serais-je inventé ? Voilà la vraie question que je veux te poser et qui me terrifie. J’ai une idée de la réponse bien sûr. Peut-être as-tu la même dans les bras du Seigneur qui te bercent comme un poupon.
Tu n’étais pas si naïve. Tu faisais la différence entre le roman noir et le roman rose. Toute une palette de couleurs que tu as vues et revues cependant que la plaie de ton existence ne guérissait pas.
Il faudrait raconter. J’aurais envie de raconter. Ces trois enfants que tu as faits entre vingt et trente ans, jamais du même père. Puis les cinq autres, quatre sœurs et un frère. Du même lit cette fois. Avec ton mari aux côtés duquel tu as vieilli. Dans des pavillons de banlieue et des fermes mal retapées à la campagne. Peut-être faudrait-il davantage décrire que raconter.
Dresser la liste des portes et des fenêtres qui fermaient de travers, des robinets qui fuyaient, des serrures à graisser et des pendules à remettre à l’heure, des tapisseries à bubons dans les chambres trop humides, des images du bon Dieu et de ses saints scotchées sur le frigo qui respirait mal, des lopins de petits pois et de haricots verts devant les entrées gravillonnées, des, des…
Faire l’inventaire aussi des menues contrariétés qui sont restées tues, des désirs sans cesse remis au lendemain, des extases fugaces que tu n’étalais pas, qu’il ne fallait surtout pas que tu étales.
Un roman gris avec des joies grises. Un peu de bleu de temps en temps, qui ne durait pas longtemps, mais on avait la satisfaction de l’avoir voulu.
On ? C’est qui ? Quelle identité vraie ? Quelle identité vraie ton mari ? Et toi ? Et les sœurs ? Et le frère ?
Questions saugrenues. Il n’y a pas plus de vrai que de faux dans les identités, seulement des bricolages, des rafistolages d’impuissance. La vie allait, c’est tout. Elle est faite pour ça, pour aller. Et la mienne, heureusement, oui, heureusement, est allée ailleurs.
Merci maman de m’avoir abandonné.

image charentelibre.fr

mardi 26 février 2019

Judas, Amos Oz

Judas - Gallimard Israël. 1959. Shmuel, étudiant pataud qui talque tous les jours sa barbe et mange trop de tartines au fromage, se voit dans l'obligation de chercher un emploi car ses parents ne peuvent plus l'aider financièrement.
Il répond à la petite annonce d'un vieil intellectuel à moitié infirme, Gershom Wald, qui vit retiré dans sa maison à Jérusalem en compagnie de sa belle-fille Atalia. 
En échange d'une chambre dans une soupente et de quelques billets, Shmuel doit consacrer ses soirées à cet érudit passionné par l'histoire d'Israël et les rapports complexes entre Juifs et Arabes. Le contrat de travail stipule que l'étudiant ne doit sous aucun prétexte parler de son employeur à l'extérieur, y compris à sa propre famille. Atalia, qui gère l'intendance de la maison, serait intraitable s'il ne le respectait pas.
Mais qui est au juste cette femme au corps tellement désirable et animée d'une volonté farouche ? 
Malgré la différence d'âge, Shmuel tombe amoureux d'elle dès les premiers jours. Tout comme les étudiants qui ont occupé cet emploi avant lui...
Quand il a fini d'écouter les péroraisons de Wald au téléphone avec des interlocuteurs dont on ne sait rien, il partage avec lui une assiette de gruau, évoque les travaux universitaires qu'il a abandonnés sur Judas et remonte dans sa soupente. Il essaie d'écrire mais son esprit est ailleurs. Il y a tant de mystères dans cette maison.
Quels indicibles secrets se cachent dans la pièce toujours fermée à clé ? Qu'est-il arrivé au fils de Wald engagé dans l'armée alors qu'il était inapte au service ? Où Atalia passe-t-elle la plupart de ses nuits ? Et pourquoi l'engagement de son père, Shealtiel Abravanel, était-il aussi violemment contesté par l'intelligentsia israélienne ?

Judas, d'Amos Oz, dans une langue tour à tour charnue et savante, pourrait presque se lire comme une enquête mais il est surtout une longue réflexion théologique et morale, philosophique et politique. Judas a-t-il vraiment trahi le Christ ou était-il au contraire son fidèle le plus fervent ? Les premiers antisionistes, avant la création de l'Etat d'Israël, étaient-ils aussi des traîtres au peuple sans terre ou bien des visionnaires qui devinaient les futurs conflits entre Arabes et Juifs dans la région.

Voilà un roman puissant à lire et à relire. Par un auteur favorable à la création d'un Etat palestinien. Il y a, n'en doutons pas, dans le personnage d'Abravanel, bien des traits qui lui ressemblent.

Judas, d'Amos Oz, est disponible en Folio.

image fnac.com