mardi 9 août 2022

Luis Fernando Chueca, Conversations avec Clara au printemps (bilingue)

Le premier jour de soleil je l'offre à ton souvenir.

"Le printemps à Lima n'existe pas", je t'avais dit,

Il n'a pas existé. 

Et ni aujourd'hui ni jamais nous ne pourrons trouver les vieux présages

Qui  appellent à le célébrer.

Ma triste cérémonie s'enlise chaque fois que je dis ton nom.

Tes mains avaient planté un jardin immense

Mais les fleurs commencent à pourrir.

Des bâtiments obscurs vont cerner ma raison

Et, surgie de nulle part, Celia la morte,

                    /à rejeter nos questions.

"Tu veux continuer à parler avec nous " ?;

je lui ai demandé c'est quoi la mort et elle m'a dit qu'un homme vient

en été avec un grand manteau noir sur le dos.

Puis tu t'es moquée,

Mais les vieux noms de l'histoire ne changent pas de place,

                    /et toi tu le sais.

Le premier jour de soleil reste dédié à ta mémoire,

Et quelque part, Clara, tu naîtras à mon souvenir.

Nous avons grandi sous le signe mauvais du serpent

Et nous n'avons pas pu supporter les marques de la lune ;

Cela dit, c'est mon histoire et non la tienne

Ma solitude en peine vague lentement dans les rues

J'ai posé de nouvelles questions sur la mort

Et j'ai senti une main sur ma hanche, 

Mais ce n'était pas un signe des dieux

Ni Celia, ni toi souriant sous un masque

Ce n'était même pas une réponse.

Le printemps à Lima n'existe pas, je te le redis,

Et même si nous étions assis des heures et des heures à discuter,

Il n'existerait pas davantage.

Nos chemins sont des durées immuables

Impossibles à nommer avec des mots connus.

Et pourtant, le premier jour de soleil est à toi

Appelons-le comme tu voudras.

*

El primer día de sol lo ofrezco a tu recuerdo.

"La primavera en Lima no existe", te había dicho,

No ha existido,

Y ni hoy ni nunca podremos encontrar las viejas señales 

Que llaman a celebrarla.

Mi triste ceremonia se estanca cada vez que te menciono :

Tus manos habían construido un inmenso jardín 

Pero las flores comienzan a podrirse.

Oscuros edificios se disponen a rodear mi entendimiento

Y de algún lugar llega Celia, la muerta,

                            /a contestar nuestras preguntas.

" ¿ Quieres seguir hablando con nosotros"? ;

le he preguntado por la muerte y me ha dicho que un hombre sale

en verano con una enorme capa negra en las espaldas.

Luego te has burlado,

Pero los viejos nombres de la historia permanecen en su sitio,

                            /y tú lo sabes.

El primer día de sol queda ofrecido a tu memoria,

Y en algún lugar, Clara, nacerás a mi recuerdo.

Crecimos bajo el signo vil de la serpiente

Y no ha sido imposible soportar las marcas de la luna ;

Si embargo, es mi historia y no la tuya

Mi triste soledad deambulando lentamente por las calles.

He preguntado nuevamente por la muerte

Y he sentido una mano en la cintura,

Pero no fue un saludo de los dioses 

No Celia, ni tú sonriendo en una máscara

No ha sido ni siquiera una respuesta.

La primavera en Lima no existe, te repito,

Y aun nos sentemos horas de horas, discutiendo 

Seguirá si existir.

Caminamos sobre un tiempo irreversible

Incapaz de ser nombrado con palabras conocidas.

Si embargo, el primer día de sol te pertenece 

Y es posible llamarlo como quieras.


Poème publié dans Lima Escrita, Arquitectura poética de la ciudad 1970-2020 par les éditions Intermezzotropical.

dimanche 7 août 2022

Lima escrita : arquitectura poética de la ciudad 1970-2020, Carlos Villacorta Gonzales

Ce livre est une anthologie qui visite et revisite l'architecture poétique de la ville des années 1970 aux années 2020. Carlos Villacorta Gonzales en est le maître d'oeuvre et d'ouvrages. 

"Toute ville mérite des poèmes qui parlent d'elle, de ses habitants, de ses bâtiments, de ses rues, de l'expérience urbaine qui va du désir à la réalité puis au rêve. Ce registre porte la marque des citadins qui la traversent et témoignent avec leurs mots de leur cheminement personnel."

L'anthologie est divisée en sept parties : La ville de la grace, Districts, Liméniens, En quelque vieille rue de Lima, Passants, Hors les murs et Saisons

La ville, cette invention chère à Italo Calvino, est d'abord un portrait global de la joie en sa jeunesse malgré la violence du chaos urbain. S'en suit un essai de topographie de quelques quartiers (la ville en compte 43), dans le flou à l'intérieur même des espaces urbains. "Où commence et où finit la capitale ? Quelles sont les voix qui déambulent ?", s'interroge Carlos Villacorta Gonzales. Et pourtant, les poètes y reconnaissent leurs voisins, les gosses qui jouent avec une balle de chiffons ou les chats espiègles du parc Kennedy.

La troisième partie nous montre quelques personnages de l'enfermement urbain, déchus de toute citoyenneté et même du droit de vivre. N'oublions pas que la ville est défigurée par le libéralisme le plus outrancier depuis une trentaine d'années. Les vendeurs ambulants sont chassés des rues, le nouveau Lima doit être propre pour aborder les mirages économiques du vingt-et-unième siècle. Puis des passants passent ou ne passent pas, la déroute urbaine brise les lignes changées en chimères. Ainsi, une voiture tourne inlassablement autour d'un rond-point, folle toupie des rêves impossibles.

Et pourtant, En quelque vieille rue de Lima, des rencontres amoureuses ou simplement érotiques ont lieu sous le "soleil retrouvé" ou [dans le gris silence du soir venant]. Il n'en va pas forcément de même Hors les murs. "On rencontre là-bas les migrants, les exilés, mais aussi ceux qui parlent depuis les lieux invisibles, comme les falaises et les récifs de la Costa Verde ou le désert à l'entour, et c'est, dans la même durée, la ville." Pour accomplir, peut-être, les rêves dont on rêve.

La septième partie de l'anthologie, Estaciones, rappelle ce constat que font la plupart des Liméniens. Il y a une seule saison par an : la brume. Le visage de la ville est si éphémère qu'il semble manquer d'existence. 

Et Carlos Villacorta de conclure pour sortir du labyrinthe. "Lima, la ville du mirage, est un palimpseste de la mémoire où vivent ensemble plusieurs générations familières. Voilà le chant polyphonique dont j'ai voulu témoigner dans ce livre, celui de la ville qui parle et chante, qui tremble et songe, qui aime et désire, qui garde pour elle ses secrets les plus enfouis."

Extraits :

Voilà que s'ouvre la nuit.

Voilà que s'ouvre le temps. 

Voilà que s'ouvre la grande porte de Lima.

Un grondements comme des ciels qui craquent,

comme des hommes qui grincent.

Ecoutez les petits animaux et les hommes bannis, voilà

que s'ouvre la porte de Lima.

Ouvrons les yeux. Un seul cri encore signe unique de l'humaine

souffrance,

et le premier homme sera passé.

Avec son chargement craintif de grigris et d'arc en ciel, eux,

les exilés,

voilà que nous ébranlons la porte de Lima. (Cesáreo Martínez)

*

Le paradis des poètes est plein de femmes qui vont au marché

Et de petits vieux qui t'observent en douce depuis leurs fenêtres

          /comme d'anciens revenants 

Peut-être ont-ils écrit des vers en un temps que je n'ai pas connu

Le temps où ma mère petite fille encore se  promenait en tenant

          /un singe par la main

Il n'y a plus de singe aujourd'hui

Et les rêves sont morts en elle (Victoria Guerrero)

*

Rimbaud est apparu à Lima le 18 juillet 1972. 

Il est venu par la rue basse avec un pardessus noir et une paire de bottines marron.

On l'a vu à la Colmena distribuer des tracts pour la grève des maîtres d'école et marcher tristement avec les ouvriers cordonniers de l'usine ElDiamante Y Moraveco S.A., réapparaître

sur la petite place

San Francisco à donner à manger aux pigeons et dans une cafétéria où il émiettait du pain dans un café au lait alors qu'il relisait un journal du soir entre étonnement et stupéfaction. Les gens qui l'ont vu affirment qu'il était fatigué et qu'il fumait comme un condamné cigarette sur cigarette. (Jorge Pimentel)

*

Avoir 30 ans ne change rien sauf qu'on se rapproche de l'attaque cardiaque ou de l'ablation de l'utérus. Maladies mises à part

Nos intestins coulent et passent de l'être au néant.

Voilà que je me réveille de nouveau à Lima, femme encore à mesurer sa taille dans les vitrines et préoccupée comme beaucoup par le va-et-vient de son cul transparent.

Lima est une ville comme moi une utopie de femme. (Carmen Ollé)

*

L'anthologie Arquitectura poética de la ciudad 1970-2020 a été publiée en novembre 2021 par Intermezzotropical au Pérou. Le prix n'est pas indiqué.

intermezzotropical@gmail.com

PS : Je suis le traducteur/adaptateur des poèmes et des citations de Carlos Villacorta Gonzales.




mardi 2 août 2022

Alain Damasio, Les furtifs

Disons-le d'emblée ! Les furtifs d'Alain Damasio restera un roman majeur du vingt-et-unième siècle. Et peut-être le plus grand roman musical jamais écrit.


Mais qui sont les furtifs ? Voilà des créatures bien difficiles à définir. Assurément métamorphiques car hybrides, tenant à la fois de l'animal, du végétal et du minéral. Assurément intelligentes puisqu'elles communiquent par glyphes et toutes sortes d'émissions sonores très complexes à décrypter. Mais elles sont obligées de se cacher des hommes, un simple regard peut les tuer. Elles constituent de ce fait un univers parallèle où rien pourtant n'est vraiment sûr. Le mystère des furtifs ne sera jamais totalement élucidé. Le lecteur en gardera longtemps un frisson...

Le roman appartient donc pleinement à la littérature de l'imaginaire. Tout en relevant aussi de la politique fiction de proximité. Il se déroule en 2040. De recul en recul, l'Etat a remis la plupart de ses prérogatives entre les mains des multinationales. Plus d'écoles publiques. Plus d'hôpitaux publics. La police elle-même est privatisée. Les grandes villes françaises sont la propriété de grands groupes économiques et financiers. Ainsi, Paris a été acheté par LVMH et Marseille par Orange. Les citoyens sont divisés en trois forfaits : Standard, Premium et Privilège. Tous sont équipés d'une bague multifonctions qui trace leurs déplacements par reconnaissance faciale, mais aussi leurs émotions et leurs désirs. C'est l'avènement du bonheur instantané où les besoins de chacun sont anticipés. Exemple : un individu marche dans la rue en boitant et un drone (ou un bourdrone, de la catégorie des intechtes comme les cigales en carbène, fleuron de la surveillance civile) lui indique la pharmacie la plus proche pour acheter un baume de telle marque. Les dits citoyens peuvent évidemment déconnecter leur bague, on n'est pas en dictature hein, mais la déconnexion est immédiatement enregistrée par les multiples structures de contrôle. Cependant, comme dans le précédent roman de Damasio, La zone du dehors, les ostracisés qui n'ont pas pu se payer le forfait standard organisent des réseaux de résistance. Les anarchitectes construisent partout où c'est possible des logements alternatifs avec des matériaux de récupération. Les proferrants dispensent gratuitement des cours aux oubliés du système en veillant à ce que les miliciens du consortium Educal ne viennent pas les arrêter. Des centaines de micro-sociétés auto-gouvernées (ZAG) essaiment sur tout le territoire et pratiquent la démocratie participative.

Venons-en maintenant à l'action. Le Récif (Recherches, Etudes, Chasse et Investigations Furtives) est un département à vocation pédagogique à peine toléré par la hiérarchie militaire dont il dépend. Son organisation est elle-même furtive. "L'implantation du bâti et des places", "la répartition programmatique", "la distribution entre espace intime et public" changent toutes les semaines. Ainsi "se forme l'élite des chasseurs", dans un mouvement perpétuel où rien n'est jamais stable, pour assurer leur protection et le secret de leurs missions. La population générale ignore tout des furtifs, les polices et milices aussi. L'amiral Feliks Arshavin, aristocrate amateur de grands vins, veille amoureusement sur ses recrues de haute volte.

La dernière en date s'appelle Lorca Varèse. Son humour est décapant : "J'ai quarante-trois ans, j'ai gagné vingt ans ma croûte en sillonnant des communes autogérées pour les aider à vivre ensemble, j'ai une expérience des collectifs épaisse comme un boeuf de Kobé, une culture alternative plutôt überfournie, je connais dix-huit mouvements pirates, une cinquantaine de hackers IRL qui te font des bleus quand ils checkent tellement leurs mains sont blindées de bagues - mais en réalité, je ne sais pas me servir du Nut ! J'arrive au maximum à passer trois niveaux de profondeur en me luxant le poignet et en traçant des cercles de beurre sur ma table, pour tomber invariablement sur des plasmaps, ces sortes de cartes rhizomatiques qui ressemblent à des amas de synapses sur lesquelles il faut zoomer en les faisant pivoter dans l'espace pour suivre les bons axones et trouver ce qu'on cherche. Donc souvent rien."

Mais cet humour est une défense bien fragile pour ne pas sombrer dans le désespoir absolu. Lorca est marié à la proferrante Sahar. Leur fille Tishka a brutalement disparu de sa chambre à l'âge de quatre ans. Il n'y a pas d'explication. Le deuil est donc impossible. Le couple se déchire quand Lorca émet l'hypothèse qu'elle est peut-être partie avec des furtifs. Puis se ressoude lentement lors des incessantes recherches qui les mèneront jusqu'à l'île de Porquerolles. Les furtifs est un roman d'amour dont les rebondissements émeuvent à en pleurer. 

L'impossibilité de résumer brièvement un livre de plus de neuf cents pages m'oblige à taire bien d'autres personnages attachants, Saskia Larsen notamment, qui est traceuse sonore et joue magnifiquement de son olifant. Alors considérons le style. Alain Damasio le porte au plus haut niveau qui soit. Il violonne, slame, rappe, danse la capoeira et fourmille de mots-valises, (vendiants, périféeries, baraques à fric...), de trouvailles poétiques tantôt burlesques, tantôt romantiques. Parfois, truffé de signes diacritiques envoûtants, il fait de l'écriture une furtivité qui sidère le lecteur au point qu'il pourrait bien se transformer en céramique...

Lisez et faites lire Damasio, ce fin connaisseur de Debord, Deleuze, Sloterdijk, au service de l'humain qui résiste à l'hydre de la rationalité managériale. 

Publiés initialement aux éditions la Volte en 2019, Les furtifs ont paru en Folio/SF en 2021. (11, 90  €)

samedi 9 juillet 2022

Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant, Claude Favre

 "Imagine. N'imagine. Imagine. N'imagine. Imagine l'enfant cherchant sous les décombres ses deux parents, qui s'évanouit. Quelques images, les fièvres, les forêts en marche".

La misère du monde est inimaginable. Elle n'a pas de nom, pas de lieux dont on pourrait esquisser une cartographie sûre. Elle est, pour reprendre les mots de Chrétien de Troyes qui font le titre du recueil de Claude Favre, une errance et une quête dans l'étrangeté des terres inconnues.

Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant sont les "proscrits jetés...au cul-de-basse-fosse...les poursuivis, les contrôlés...ceux qui connaissent les zones grises...les oubliés, péris en mer...sous les essieux...sans papiers, sans espoir..."

Du massacre de la Saint-Barthélémy à la boucherie d'Alep en passant par l'extermination des Cherokees au dix-neuvième siècle et la sidération après Hiroshima, la grande Hache de l'histoire n'en finit pas de mettre à jour son registre funèbre. Jusque dans les bas-fonds de la Méditerranée. L'imagination tiraillée peine à susciter les histoires minuscules de ces millions de "fantômes de nos récits".

Claude Favre écrit : "Alors, dire, les noms, ou sinon les noms, les mots, ou sinon les mots, les souffles de ceux qui, sous le galop d'un siècle devenu fou, fou, par d'étranges terres, dansent, tanguent, bandent et dansent." La parole de l'auteure, impuissante à nommer, à désigner, prise dans l'étau de l'indicible, est une suffocation. Une suffocation de la pensée et de l'émotion, de l'imaginaire. Sous les bombes à fragmentation de l'épouvante, le réel tout entier se disloque dans l'éparpillement des traces. C'est "la perte de tout". Les chevaux des errants rompent leurs jarrets et la fièvre est un éteignoir quand l'espoir se dérobe et que la quête n'a plus d'horizon. Quand "l'azur est porteur de cendres", le vertige hallucinatoire guette aussi bien l'exilé sous les ponts de Paris que le chevalier ténébreux de Dürer ( couverture du livre)  en ses combats perdus.

Et pourtant. "Qui possède une langue ne se perd pas", note en aparté Claude Favre. La langue de la mémoire et de l'oubli, dans le flou qui s'ouvre au souvenir. A sa nécessité. "Te souviens-tu", répète l'auteure tout du long. "Te souviens-tu que les ombres appellent les métamorphoses." Les enfants de Deligny* le savent bien avec leurs "mots constellés de désirs" même quand ils sont muets "dans l'arrière-crâne". Les rêves alors peuvent raconter. On dit que. On raconte que. Imagine. Il y aurait.......................................

Extraits :

"Pour les autres nous avons un nom, et avec ce nom nous avons une histoire. On dit rentrer dans l'histoire. Comment le nom donné à un déjà mort se partage. Où vont les noms. Le nom des morts au réveil. Qu'est-ce que vous dites.

*

On raconte qu'il existerait un peuple n'existant pas encore, une civilisation à venir, un peuple ne voulant pas être peuple. On raconte qu'il existerait dans des écuries clandestines des juments carnivores, des chevaux chimères, des chevaux parlant, ils précèdent le soleil. On entendrait grabuges et baroufs, des cris rauques, des chants étranges, des souffles doux."

Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant de Claude Favre est un livre qui impose le silence après qu'on l'a lu. Un assourdissant silence. Peuplé d'images qui fuient. Comme, par exemple, dans le film de Werner Herzog, Aguirre la colère de Dieu, ou certains romans de Leo Perutz, La troisième balle, notamment.

Publié aux éditions Lanskine, ce magnifique ouvrage coûte 14 €.


* Pour mémoire, Fernand Deligny fait référence dans l'univers de l'éducation spécialisée et la prise en charge des enfants autistes dans des structures alternatives. Gilles Deleuze, parmi d'autres, s'est particulièrement intéressé à ses travaux.

mardi 17 mai 2022

Souvenirs d'Ambérac, 1

Les souvenirs ne vieillissent pas au même rythme que les corps. Il arrive même qu'ils rajeunissent et reprennent chair. On parvient même à les toucher. C'est mon cas. Mon enfance d'assisté public à Ambérac en Charente se rappelle à moi comme si elle datait d'hier.

Ambérac, dans les années soixante, comptait trois cents âmes sous la coupe d'un maire ayant fait de la prison et d'un hobereau sans particule qui régnait en maître absolu sur la paroisse.

La population était constituée d'agriculteurs aux pratiques essentiellement vivrières, la plupart n'ayant jamais ou si peu quitté leur canton. Parmi eux, quelques profils différents : M Fontroubade, instituteur de classe unique arrivé après la guerre, (je lui rends grâces), le facteur, l'épicier, le mécanicien qui survécut à une tentative d'assassinat...

Mon premier souvenir est celui d'un souper (le mot dîner était l'apanage des riches). J'ai dix ou onze ans. Il fait nuit. C'est l'hiver. Les cuillères raclent le fond des assiettes à calotte. Ma mémé parle peut-être avec son fils et sa bru. Je ne les écoute pas. Je rêve avec les ombres de passage. 

Quelqu'un frappe. Le fils se lève, ouvre la porte aussitôt refermée, reste sur le seuil ou s'avance dans la cour de la maison. Quelques paroles sont échangées, qu'on n'entend pas. Les cuillères restent en suspens sous l'abat-jour. On se demande : "Qui c'est-y don à c't'heure ?" Ou, plus rudimentaire : "Qu'est tou qu'o l'est ?"

Dix secondes passent. Le fils rentre, ferme la porte et dit à sa femme : "O l'est un clochard, cope-z'y un quart de miche."

La femme s'exécute. Mais c'est un tiers de miche qu'elle va couper. Le mari, scrutateur, on rigole pas avec le pain, arrête son geste :" Un quart, j'ai dit."

C'est le mouvement du couteau, révisé à la baisse, dont je revois la précision. Peut-être me permet-il d'imaginer mieux le clochard devant la porte refermée, attendant son quignon. Mais quel serait aujourd'hui mon souvenir si j'avais vu le quart de son visage ?

jeudi 12 mai 2022

La poésie à l'estomac

Fait rarissime, j'ai écouté une interview, celle de Grégory Rateau donnée à la radio roumaine pour son recueil Conspiration du réel paru aux éditions Unicité. 

Il dit notamment, et ça me plaît, que la poésie peut être un acte de résistance mais que l'engagement se trouve ailleurs. L'engagement, il se trouve dans la sueur et le cambouis, au plus près des souffrances qui saignent, des mains qu'il faut savoir saisir quand elles se tendent. 

La résistance, avec son r minuscule, c'est autre chose. Une résistance de soi contre soi, de soi contre le monde, à bas bruit dans le secret d'une chambre close ou parmi la foule des tumultes. Une résistance qui fait
un pas de côté ou, à l'opposé, saute au milieu de la flaque : splash !

Grégory Rateau pourfend aussi tous ces mauvais faiseurs de rimes et/ou de métaphores qui dégoulinent de voeux pieux, de considérations ésotériques, sans chair ni os, plus flasques que les méduses des rivages atlantiques. Et souvent avec des mots que, si t'as pas bac +10 t'entraves que dalle !

Et puis, une autre chose que j'ai aimée, cette nécessité de "se retenir d'écrire". Pas chercher à publier comme une mitraillette tire des pralines quoi ! 

Voilà, c'est tout, et cette nouvelle qui me réjouit : une parution de Jacques Vandenschrick, Tant suivre les fuyards (un thème récurrent chez lui qui publie pas comme une poule pond). Et une parution d'Emmanuel Echivard, Pas de temps, en août je crois. Les deux chez Cheyne. Et dans les deux cas, une poésie qui passe par l'estomac et en même temps par la tête. 

Ps : Je trouve que cette photo de moi de dos en 2013, tenant par la main un petit qui a bien grandi avec Le Cabaret vert de Rimbaud, et allant au cirque colle avec mon propos. 

lundi 9 mai 2022

Non et non, Jean-Claude Guillebaud n'est pas complaisant avec Le Pen

Je suis ému. Peiné même. Un ancien journaliste de Sud Ouest écrit sur Twitter que Jean-Claude Guillebaud est complaisant avec Marine Le Pen et qu'à ce titre son article qui devait paraître le dimanche entre les deux tours de l'élection présidentielle a été censuré. Sa supposée proximité avec Jean-Luc Mélenchon est également incriminée.

Je lis la chronique dominicale Paris-Province de Jean-Claude Guillebaud depuis trente ans. J'aime son style, sa réflexion politique, son intérêt pour les "gens de peu" chers à Pierre Sansot. J'aime ses évocations bucoliques et pastorales de la Charente où il vit avec sa femme
Catherine quand il n'est pas à Paris. J'aime "l'assiette" qu'il sait garder entre Montaigne et Camus, un peu stoïcien sceptique, un peu épicurien. Bref, Jean-Claude Guillebaud est un humaniste au sens le plus élevé du terme, toujours à distance des fracas médiatiques et politiciens. 

J'ai beaucoup appris en le lisant. Il m'a conduit à approfondir ma connaissance de l'oeuvre d'Edgar Morin dont il fut l'éditeur au Seuil. J'ai découvert grâce à lui le concept de réalité liquide de Zygmunt Bauman et bien d'autres références. Je l'en remercie vivement.

Un tel homme, catholique de gauche, ne peut en aucun cas être complaisant avec l'idéologie du Rassemblement national. Il est en revanche sensible au désemparement qui mène tant de citoyens à ce vote dangereux, tout en restant au plus près de l'analyse sociologique et anthropologique. Quant à Jean-Luc Mélenchon, mis sur le même plan au prétexte fallacieux que les extrêmes se rejoindraient (ce qui est ontologiquement faux), Jean-Claude Guillebaud ne fait pas siennes toutes ses idées et désapprouve ses outrances langagières.

Alors, que penser de ce malheureux tweet du journaliste de Sud Ouest, pourtant homme de bon aloi. Je devine sous sa plume un libéralisme clairement assumé et des opinions très favorables à Emmanuel Macron. Il n'y a là rien de rédhibitoire mais je déplore, comme souvent, trop de sévérité avec les "pauvres", ces assistés qui coûtent un bras à la France en gaspillant leur argent et trop d'indulgence envers les "très riches" nonobstant leurs turpitudes. Je me souviens à ce propos d'une personne qui brocardait un salarié d'Air-France pour avoir arraché la chemise d'un DRH puis, quasiment dans le même souffle, accordait son pardon aux fraudes fiscales de  Carlos Ghosn car il avait sauvé Renault de la faillite...

Toujours la même antienne de la "bourgeoisie" qui ne s'est pas encore remise des avancées sociales du Front populaire. Toujours la même méfiance des Catégories Socio Professionnelles supérieures, qu'on peut résumer comme suit : "Oh ! celui-là, il est toujours au bistrot à dépenser son RSA." Etc.

Cette vision rétrécie de l'humanité souffrante, même si elle contient un peu de vérité, on ne la lira jamais dans les chroniques de Jean-Claude Guillebaud. Comme l'auteur de L'étranger, il considère qu'il y a plus à admirer chez l'homme qu'à mépriser. 

Ce journaliste devrait plutôt lui rendre grâces.

Rêvons !

Photo de la chronique de Jean-Claude Guillebaud parue dans Sud Ouest Dimanche daté du 8 mai 2022.

dimanche 8 mai 2022

Grégory Rateau, Conspiration du réel

Le réel, on croit le retenir et il nous échappe. On croit lui échapper et il nous retient. Concret, symbolique et imaginaire, il joue comme un cerbère acéphale en son théâtre d'ombres.

Dans l'avant-propos de son recueil Conspiration du réel, Grégory Rateau constate la débâcle du monde dévoré par "un vaste réseau fantôme aux ramifications profondes" qui altère toute identité. Mais le pire n'est jamais certain. Il prie pour "la lumière du jour enfin ressuscité", affranchie des dérèglements algorithmiques.

Le premier mouvement du texte évoque le "romantisme pastoral" des âmes qui résistent en labourant la terre devenue sans promesses. Ses arbres sont trop maigres. La lumière du ciel est trop chiche. La fièvre prend les corps quand la mer a des sanglots sur les îles d'Aran au large de l'Irlande. Quand les "guetteurs cheminant le long des quais" de Dublin "se cognent sans se reconnaître". Le poète, arpenteur assoiffé d'horizons, n'a plus les mots pour dire les histoires. Celle de la tourbe qui chauffe si mal la solitude et le silence. Celle de la misère qui aigrit le coeur des pierres. Le réel est "un naufrage sans mémoires".

Grégory Rateau ouvre son deuxième mouvement avec une citation de Philippe Jaccottet : "je m'entête à fouiller ces décombres, ces caisses, ces gravats sous lesquels le corps est enterré". Le poète ici est un errant incapable de se fuir, de la grande ville de Bucarest à la petite campagne de Tiganesti en passant par le port de Braila. Que cherche-t-il de lui-même en [son exil à bout de souffle] ? Ses mots fouillent "l'haleine des mauvais jours", les "cadavres de vélos rouillés", "les boyaux et viscères du faste d'antan". Mais son costume d'aventurier n'est qu'un accessoire parmi d'autres. La scène est borgne, il le sait, et [les yeux du songe un peu troubles]. Le réel, lucide et illusoire, sans cesse recommencé.

L'enfance est peut-être ce rivage où l'humanité ne finit jamais d'aborder*. Le troisième mouvement, plus ample en son dépli, s'ouvre avec Yves Bonnefoy : "Je m'éveille, c'était la maison natale..." Des souvenirs passent de la maison qu'on n'habitera plus, de l'école où rêver n'était pas permis quand les dictées faisaient trébucher l'étourdi, des rues de Château-Rouge et leur fracas d'épices avant le grand nettoyage au Karcher, de l'aimée aussi qui rendait fou jusqu'à s'étouffer, l'enfance ayant grandi. Et le poète farfouille dans les rayons de la lumière*, en quête de saisons. L'adulte qui a [de la grisaille au fond des poches] renonce à jouer les demi-dieux. Le vieillard qui ne voit plus guère retrouve son enfance aussitôt émiettée. La lumière ne tient pas longtemps debout. Le réel titube.

Enfin, rimbaldien par-dessus tout, Grégory Rateau conduit le lecteur vers la fin du monde. Un dernier mouvement de Beyrouth brisé par les combats à Katmandou où "des hippies sur le retour" parlent "de copuler dans les neiges des selfies". Avec une pause dans un cabaret portugais aux senteurs de bouillon vert. Un homme y rêve qui porte le nom de Personne. On remarque à peine son chapeau et ses conversations "avec une chaise vide". On ne le comprendra que plus tard quand on trouvera dans une malle livrée aux rats la multitude de tous ces Autres qui l'écrivaient. Mais "Pour qui parle le poète ?" s'il a perdu la langue des astres. Les briseurs de rêves ont soumis le verbe aux batteurs de monnaie. La civilisation chancelle déjà sous les cendres. Le voyant doit inventer un nouveau langage, "renaître à la lumière". Le lecteur oubliera la tentation de fuir vers "ce large sans nom, sans destination". Il se dressera contre la conspiration du réel, la conjuration des imbéciles*. Il forgera sa révolte dans les bas-fonds les plus obscurs, réinventera l'espoir en musique avec Mahler et Satie, et, quand plus aucune lettre ne manquera aux voleurs de feu, il brandira sa colère sous le nez du ciel. Le poème, sans artifices, saura "tirer le premier".

Que dire maintenant, sachant que Grégory Rateau n'aime pas les "superlatifs enwagonnés" ? Comment qualifier sa poésie en quête d'absolu, son orgueil et son humilité ici-bas et tout là-haut ? Disons simplement qu'elle est à la fois puissante et impuissante, comme toute chose humaine. Elle tonne même quand elle se tait, elle sidère sous la voûte étoilée et dans les sillons de la terre. Loin des charivaris clownesques des bouffissures littéromanes*, nul doute que Grégory Rateau imprimera des traces qui ne s'effaceront pas.


Extrait :


Poème païen

A la fin, je me présenterai devant vous

presque nu

avec seulement mes bagues en éventail

une pour chaque vie que j'ai vampirisée

les yeux gris d'un plein soleil

l'iris en parchemin

récit des folies de ma jeunesse

mes muscles à présent atrophiés d'avoir trop ou mal aimé

De rares cheveux formeront ici ma couronne

unique récompense pour toutes mes conquêtes

personne pour laver ma dépouille

lui donner les derniers sacrements

Juste une photo monstrueuse pliée dans mon poing droit

et qui n'aura plus rien à voir

avec cette chose sans âge aux traits aguicheurs

couchée là sur son lit de ronces

l'ironie glorieuse aux coins des lèvres

innocence encadrée dans un miroir de poche

enfin confrontée à son portrait ravagé

Une vie entière pour un rien

car privée de tout

même d'une descendance


Saluée par Jean-Baptiste Para dans la revue Europe, la Conspiration du réel de Grégory Rateau a paru aux éditions Unicité avec une préface de Catherine Dutigny. L'ouvrage coûte 13 €.


*Allusion à Oscar Wilde à propos de l'utopie

*Clin d'oeil à Léo Ferré

*Allusion au roman de John Kennedy Toole

*Nouveau clin d'oeil à Léo Ferré

mercredi 4 mai 2022

Jean Coulombe, Alain Larose & Denis Samson, Laboratoire d'insomnies

L'annuaire professionnel Canadian Planet présente le trio formé par Jean Coulombe, Alain Larose et Denis Samson comme une "association libre de poètes inclassifiables". La notule ajoute, un zeste facétieuse, que leur blogue (orthographe québécoise) ne dort jamais.

L'aventure poétique de CLS Poésie commence à l'été 2009 dans une ferme aux alentours de la ville de Québec. Les trois compères, (on les imaginerait facilement dans Les tontons flingueurs avec la gouaille en guise de holster), se réchauffent à la flambée du bois et des mots. Sans oublier quelque nectar de derrière les fagots qui enivre la liberté. Celle d'ouvrir la cage aux fauves de la poésie et de les lancer à l'assaut de la jungle virtuelle. Treize ans après, mille poèmes ont vu le jour et la nuit, souvent mariés à la musique, à la photo, à la vidéo. Dans les champs des campagnes et dans les rues des villes.

Le recueil de CLS Poésie, Laboratoire d'insomnies, témoigne de ce chantier hors sentiers et trottoirs battus. "C'est souvent en se parlant apparemment tout seul que l'on rejoint le plus de gens", observe Alain Larose dans le préambule. Chaque auteur écrit sa partition en solo mais des liens intertextuels se nouent en surface et en profondeur, dans des jeux de miroir qui touchent le plus grand nombre. D'insomnie en insomnie, le va-et-vient de l'intime et de l'extime au fil du temps et du compagnonnage donne à cet ensemble une unité qui émeut le lecteur.

Jean Coulombe, dont les textes extraits du blog s'échelonnent de juillet 2009 à février 2022, exprime l'amour inquiet dont l'absence est une présence palpable. Le dernier vers de son dernier poème, "ta voix me piège", éclaire obscurément le voeu qui ouvre la partition : "Je voudrais des îles entre mes mots, des mots entre mes gouffres". Quand les chiens sont des loups et que reviennent les coyotes, quand les chats de la basse-ville écument de tendresse avant la mort, "que nous reste-t-il dans les mains" ? Même le bonheur n'est pas dicible dans le monde chaviré. Et Socrate y perd toute sagesse, il ne tiendra jamais la route sur son VTT. Il n'ira pas bien loin avec "sa poutine végane". La terre ferme n'est peut-être qu'une illusion au coeur de la langue.

La plupart des textes choisis par Alain Larose sont datés de 2009 à 2011. Un auteur qui se dit "parti à la campagne élever des poètes pour la viande" a l'humour forcément grinçant. Ses vers souvent brefs découpent le réel en fines lamelles dont la dégustation est un peu amère. Le chagrin de la femme est parfait dans le fracas de ses larmes lourdes "comme des pianos" et Alain Larose ajoute : "je / suis / juste / dessous". C'est qu'il pleut en amour* dans ses poèmes comme dans ceux de Brautigan. Thérèse se perd dans la solitude quand elle retrouve la photo de sa mère. Même les mots doux de l'aimée ont fichu le camp. Ne reste de sa main qu'une liste de courses "à l'endos d'un signet".

Denis Samson a surtout retenu des textes de la dernière période du blog, 14 sur 25. Leur dépli est souvent plus étiré. Plus métaphorique. C'est que le poète [veille tard et qu'aux laboratoires d'insomnie le silence est un lapsus]. "Si on manque de chansons on est morts", écrit-il dans son Salon des heures lentes. Avec des accents parfois prévertiens, la camarde joue à la ritournelle. Elle est à l'affût dans la poule au pot du dimanche et quand les gosses s'amusent à la guerre "parmi les cercueils à vendre". Elle plombe les ombres qui "dansent le slow" et personne ne lui échappera ni à l'intérieur ni à l'extérieur de L'hôtel mort. L'espoir cependant luit comme un brin de paille*. Au diable la nostalgie mitée comme un vieux gilet ! Le lecteur prendra la clé des champs, "le ciel jeté sur l'épaule".


Extraits :

Ataraxie

Un coyote hurle au loin

j'attends le jour

libre comme la pluie

sous les cendres

les petits bruits

de la nuit

ne sont plus rien

quand arrive 

la montagne

en son silence

nous danserons

la suite. (Jean Coulombe)


L'évasion du siècle

J'écris des poèmes d'amour

comme un aveugle

vend le journal

sur la table de travail

près de la porte

ouverte

le vent tourne

les pages de l'annuaire

j'enfile 

les alcools

comme on noue

des draps

pour l'évasion

du siècle (Alain Larose)


Laboratoires d'insomnie

Figures d'amnésie rapiécées

mes yeux parmi ceux des dormeurs

aux étages du soir

et la serrure

pour regarder là-haut

et voir d'où la nuit tombe,

tant que le temps lui-même

réussira pas à devenir un poème

il y aura pire

que cette panoplie

des laboratoires d'insomnie

pour apprivoiser ses blessures. (Denis Samson)


Laboratoire d'insomnies de Jean Coulombe, Alain Larose et Denis Samson compose un mouvement d'associations libres et de contrepoints où l'âme se perd pour mieux se retrouver au foyer de l'amitié qui soigne. Il est publié aux éditions Aux cailloux des chemins dans la collection Nuits indormies et coûte 12 €.


* Il pleut en amour est un recueil de Richard Brautigan.

* "L'espoir lui comme un brin de paille", Paul Verlaine

dimanche 24 avril 2022

Je m'appelle Sati, j'ai sept mois

Je m'appelle Sati, comme le musicien mais sans le e, et j'ai sept mois.  Mes compagnons humains, qui ont le goût des sobriquets, m'appellent souvent Satiné. Sati, Satiné, ils auraient pu trouver mieux comme jeu de mots. Je préfère de loin quand ils me nomment Chaussettes blanches et barbe noire.
C'est un éloge à ma beauté. La répartition du blanc et du noir sur ma fourrure, presque géométrique, plaît beaucoup aux amis de mes compagnons humains. L'un d'eux, enfin l'une d'elle, m'a même offert un hérisson que j'adore promener d'un canapé à l'autre. Mes deux concurrents dans le jardin sont en revanche jaloux de ma prestance. Ils me cherchent noise parfois et je suis obligé de les chasser. Mes compagnons les appellent Le blanc et le Gris. Sans les affubler de noms fantaisistes. J'en déduis que les sobriquets sont un témoignage d'amour. Ainsi, selon les situations de la vie ordinaire, me voilà Peigneur de tête, Pétrisseur de manchon, Roi des griffougnettes et même Rouleur de tomates. 

Ah ! Rouler des tomates ! Si vous saviez le plaisir que c'est ! Je roule aussi des pommes à l'occasion mais ce n'est pas comparable. La peau de la tomate est tellement plus sensuelle que celle de la pomme. A cause de la densité de la chair, légère et juteuse. D'ailleurs, j'ai plusieurs cachettes dans la maison et, dans chacune d'elles, j'ai au moins une tomate. Parmi d'autres objets qui me sont précieux. Des stylos, des morceaux de ficelle, des trombones et des petites fioles en plastique à capuchon jaune ou bleu. Mes compagnons humains n'aiment pas trop quand un stylo disparaît et deviennent carrément nerveux si c'est une fiole. Il y a dedans un liquide dont ils raffolent. Ils le versent dans une espèce de tube à bec et quand ils tirent dessus ça fait de la fumée. Drôle d'idée tout de même ! Les humains n'en finissent pas de me surprendre. Je me sens bien en leur compagnie tout en restant sur mes gardes. Par exemple, je déteste quand ils me forcent à entrer dans une cage pour me transporter en voiture. La cage sent mauvais et la voiture c'est pire. Mes compagnons ont si peu d'odorat qu'ils ne se rendent compte de rien. De toute façon, je crois qu'ils ne se rendent pas compte de grand-chose. Dans la grande communauté du vivant ils sont de toute évidence les moins sages. Je le vérifie tous les soirs en regardant la télévision. Je ne désespère pas, cependant, de les rendre meilleurs. Un vaste chantier que j'estime à ma portée. Je suis tellement plus intelligent. Bon. C'est tout pour aujourd'hui. Je vais m'amuser avec une tomate et réfléchir à des sobriquets, pour travestir les trotte-menu des bêtises humaines.