samedi 14 décembre 2013

Par pied en quelque place

Je pense à la langue savoureuse que nos amis arméniens avaient quand ils ont commencé à la défricher.  
Exemple : " Je vais par pied en quelque place voir un château anticien. "
J'aime ce " en quelque place" autrement beau que notre commun " quelque part". J'aime aussi ce " par pied " même s'il s'agit peut-être d'une distorsion venue de la langue anglaise. Et j'adore le mot-valise " anticien ". 
Je veux dire surtout que ce phrasé original et poétique permet au locuteur natif que je suis de redécouvrir l'étrangeté de sa langue. Du reste, je n'ai pas automatiquement traduit " en quelque place " par " quelque part ". J'ai cherché un peu. Et c'est dans cette recherche, même rapide, qu'on réinterroge la banalité du langage puis celle de la langue et qu'on y trouve des étrangetés. En quoi une place peut-elle être une part ? En quoi une part peut-elle se constituer en place ? Par quelle volonté du sujet ?
Alors, je regrette presque que nos amis, qui dominent de mieux en mieux la langue dite vraie ne disent plus " par pied" ou " anticien ".
En plus, maintenant, ils ont leur mignon Ruben Shrek pour les reprendre s'ils se trompent. 
Bon, je vous quitte parce que je dois aller en quelque place où personne d'autre pourrait y prendre ma part.

jeudi 28 novembre 2013

Salaud de Sollers !

Dans le Nouvel Observateur paru ce jour, l'ancien maoïste Philippe Sollers s'en prend violemment à Baudelaire, Flaubert et même Proust. Il va jusqu'à regretter que le procureur impérial sous Napoléon III ait échoué à faire condamner l'auteur de Madame Bovary.
Mais jugez plutôt de l'atrabile qui saisit notre paon bouffi :
" Baudelaire était une sorte de pervers drogué sans domicile fixe, amant et exploiteur d'une femme de couleur... "
" Quant à Flaubert, sa haine de la Commune de Paris soulève le coeur. Son Voyage en Orient est rempli d'épisodes dégoûtants, notamment ses rapports de colonialiste esthète avec une danseuse prostituée... M. Flaubert est insinuant, obsédé, toxique et, au fond, très sadique... "
Le poussah infiniment glaireux écrit que Madame Bovary est un roman complètement dépassé et qu'il " devrait donc disparaître du commerce et des bibliothèques... ".
Même Proust a droit à son ire au prétexte que son portrait du baron de Charlus serait profondément anti-gay...
Toute cette prose haineuse est insupportable. Monsieur Sollers, n'oubliez pas de faire siffler le s final, juge des écrivains du dix-neuvième siècle avec ses lunettes d'aujourd'hui. Il sait, car il n'est point sot, que ce procédé n'a aucun sens, aucune valeur, mais il en utilise la tromperie pour abuser le lecteur.
Autrefois disciple du sanguinaire Mao, notre pisse-copie serait-il devenu un apôtre de Torquemada ?
J'en ai peur. J'espère que nous serons nombreux à dénoncer cette dérive dangereuse. 
Pas touche à Baudelaire. Pas touche à Flaubert. Vous ne leur arrivez pas au dixième de la cheville. Et c'est vous, le salopard !


jeudi 7 novembre 2013

Les copeaux de Wittgenstein

Ce logicien, mathématicien, musicien qui renonça à sa fortune pour s'engager dans la solitude de la pensée sans renoncer pour autant au monde, (il s'engagea dans les deux guerres mondiales du vingtième siècle), m'est toujours inconnu. J'ai cependant butiné dans Remarques mêlées et De la certitude quelques chutes de sa pensée quand elle s'écrit dans le même temps qu'elle s'élabore. Ludwig Wittgenstein étant également féru de mécanique et de technique, il ne m'en voudra pas de parler de copeaux ôtés par le doute au matériau travaillé avec obstination.
En voici quelques-uns :

" Dans aucune confession religieuse on n'a autant péché par abus d'expressions métaphysiques que dans la mathématique. "
*
" On ne peut conduire les hommes vers le bien ; on ne peut les conduire qu'à tel endroit ou à tel autre. Le bien est en dehors de l'espace des faits. "
*
" La langue a préparé les mêmes pièges à tous ; un immense réseau de faux chemins, où il est aisé de s'engager. Ainsi voyons-nous les hommes s'engager l'un après l'autre sur les mêmes chemins, et nous savons déjà où ils vont dévier, continuant à marcher droit devant eux sans avoir remarqué la bifurcation, etc., etc. A tous les endroits d'où partent de faux chemins je devrais donc placer des pancartes, qui les aideraient à franchir les points dangereux. "

vendredi 20 septembre 2013

Sortir les pieds devant, reprise 1

         Le six octobre mille neuf cent cinquante-cinq, la température minimale relevée à Paris par la station météorologique de Montsouris était de neuf degrés virgule trois. Il pleuvait. A trois heures du matin, la ville dormait d'un sommeil tout chiffonné. De longs cris de sirène striaient les boulevards. Des portes claquaient dans les bouges à l'unisson ordinaire des querelles. Des larmes coulaient au creux des lits. Et moi je naissais à l'hôpital Broussais-La Charité. Tiré à grand peine par une sage-femme hors du ventre de ma mère. Les pieds devant. Cette expression réservée à la mort.
         La lumière crue de la salle d'accouchement, quasi blanche, blessait les yeux. Une goutte d'eau tambourinait dans un lavabo. Le radiateur, qui chauffait mal, émettait des borborygmes souffreteux. Un décor pour la fatigue de naître. La sage-femme, qui était aussi une religieuse, ôta sa coiffe, s'assit sur une chaise et tenta de retrouver sa respiration. Les petites mains d'une aide-soignante me bouchonnèrent comme on bouchonne les veaux, langea mon corps avec ce que l'hôpital avait bien voulu fournir, puis exprima elle aussi sa lassitude.
         - Passera pas l'hiver.
         La sage-femme ne répondit pas. Son regard vague effleura le visage de la mère assoupie dont la poitrine battait trop fort. Se posa un instant sur la pluie à la fenêtre. Une pluie poisseuse comme si on l'avait mélangée à des restes de charbon. Qui encrassait les silhouettes attardées dans la nuit. L'aide-soignante, contrariée, sortit en marmonnant. Elle savait ce qu'elle disait. Tous les signes d'une mort prochaine étaient là. Sur la peau déjà grise où des marbrures apparaissaient. Dans les gestes aussi. Cette lenteur qu'ils avaient. Comme si le nourrisson vivait à reculons ses premiers instants.
         Deux heures plus tard, dans la salle commune, l'infirmière palpa le front de la mère et prit son pouls. Elle courut chercher l'interne qui maugréa. S'occuper des mères après l'accouchement, surtout pour une simple fièvre, n'entrait pas dans ses attributions. Il y avait assez à faire avec les bébés. Mais ce n'était pas une simple fièvre. Le médecin reconnut tout de suite les symptômes de la tuberculose. Il ordonna l'isolation de la mère dans une chambre particulière et, faute de place, je fus conduit dans un couloir qui donnait sur la lingerie.
         Ai-je vu, la porte étant restée ouverte, l'amoncellement du linge sale jeté dans un coin ? Ai-je baigné dans les mauvaises vapeurs des draps tachés de sang, des traversins auréolés des sueurs qui avaient accompagné la souffrance ? Quelqu'un s'est-il arrêté de pousser un charriot pour me donner un premier sourire, une première caresse ? Y avait-il, dans ce couloir réservé au service, quelque chose d'un peu joli à voir ? Une image de la ville ou de la campagne, punaisée au mur pour cacher la misère du plâtre ? Une plante grasse même un peu malade ?

         Aujourd'hui encore, alors que soixante hivers auront bientôt passé, ces questions font trébucher ma langue. Je ne sais pas ce qui m'est apparu quand je suis sorti de l'orifice maternel. Je ne sais pas comment les images de mes premières heures ont déposé leurs sédiments dans l'ébauche de mon cerveau. Elles marquent le début d'un long blanc à exhumer de ma peau et de ma chair, de la mémoire de mon sang qui a tout retenu de ce commencement. Un travail ou un jeu de patience, avec des mots dont les contours trop friables pourraient leurrer ma conscience. Une quête, pourquoi pas, à tâtons dans le faux comme dans le vrai. Pour continuer à jouer. Encore un peu.

( Je ne sais pas. Une reprise donc, mais pas certain que vous aurez la suite ici. C'est quand même un peu trop classico classique, patho pathologique. On verra. C'est un jeu, rien d'autre.)

lundi 16 septembre 2013

Poemas pobres y algo màs

Mis versos son mis pasos
En el camino usual
Mirar un papel desgarrado
Una piedra caída
Un animal en un hueco
Componer lejanías y cercanías
En el mismo andar
*
No hago huellas en la tierra
La vida apaga mi cuerpo
Desde mis infancias hundidas
Sólo quedarán algunos versos
De lengua cortada
*
Salí muerto de mi madre
Un pedazo de carne
Encerrado en una sangre pálida
Ni cuerpo ni lengua
Ni piel dibujando un rostro
Sólo el camino que inventé
Me hizo nacer
*
Cansar el cansancio
Que borra los pasos
Como borra los versos
Quedar vivo a lo largo del día
Haciendo un surco invisible

Con el andar

Je suis dans le ravissement d'écrire en espagnol. Ces textes plaisent, apparemment, à Elvire Gomez-Vidal, ma réviseuse, et à Raùl Nieto de la Torre dont je recommande vivement le dernier livre, Los pozos del deseo, aux éditions Vitruvio. J'aurai l'occasion d'en reparler. Une traduction en français ? La revue qui va accueillir quelques-uns de ces poèmes pauvres me l'a demandé. Une chose étrange que de traduire d'une langue qui n'est pas la sienne dans une langue qu'on n'a pas reçue de la mère. Une façon de demeurer étranger, partout.

dimanche 15 septembre 2013

Le temps du blog

Le temps du blog n'est décidément pas celui du récit ou du roman. Alors que me vient à l'idée de faire quelque chose avec Sortir les pieds devant, les ratures, les reprises, les remaniements s'imposent déjà aux deux pages que vous avez lues. 
Oh ! ce n'est pas qu'il y ait de l'originalité à vouloir inventer un moment de sa vie dont aucune trace n'a été conservée. Ma lucidité garde tous ses affûts. C'est la matière, une fois encore, qu'il faudra mettre sur le travail. Qu'elle aille, droite ou courbée, rare ou profuse, à la rencontre d'une tonalité qui n'appartiendra qu'à elle. Au risque de n'y pas tenir. 
Donc, je vous parlerai d'autre chose. De ce livre par exemple, La connaissance de la douleur, de Carlo Emilio Gadda. Voilà bien une forêt où les voix sont des lianes surgies de toutes les profondeurs du temps. Une matière qui tient. N'a pas fini de tenir.

lundi 9 septembre 2013

Sortir les pieds devant #2

Quand on invente un puzzle dans sa tête, les contours des pièces ne sont jamais bien découpés. Chacune est sans cesse retaillée par la complexité d'être. La volonté d'aller au plus près mais de quoi au juste, les tourments du vrai et du faux dans les souvenirs, la fièvre de l'imagination toujours là pour en rajouter. L'âge venant, travaillé bien ou mal par les expériences les plus diverses, n'arrange rien à l'affaire.
         Mes premiers pas dans le nord de la France n'ont laissé de traces que dans les profondeurs les plus verrouillées de mon cerveau. L'image me vient d'un carottage comme on en fait dans les glaces polaires. Une percée ici. Une autre plus loin. Mais avec des mots. Je n'ai rien d'autre. Ils vont remplir les trous que j'ai dans la tête et leur pouvoir de suggestion va réveiller le trop enfoui. Il suffirait d'y croire. Je n'y crois pas. Tout sera faux, forcément.
         Ces dix-huit mois ont pu se dérouler à la ville comme à la campagne mais dans un décor pauvre. Les familles qui accueillaient des enfants de l'Assistance publique percevaient un pécule, une espèce de dédommagement pour la peine, une espèce de récompense pour la charité. Entrer dans ce circuit de l'enfance abandonnée n'était pas bien difficile.
         Mettons que cette introuvable parenthèse se soit déroulée en ville. Une petite ville. Une petite périphérie de maisons plus basses. Pas de jardin devant. Un potager derrière. Chaque mètre carré de terre  bien rempli. Semaisons et plantations pour toutes les saisons. Mais aucune place pour les fleurs. Les fleurs étaient pour les riches, qui avaient le temps de les couper, de les agencer dans des vases, de les exposer au meilleur endroit. Avec si possible un reflet du bouquet, non, de la composition, sur l'impeccable cristal d'un miroir vieux de cent ans.
         Dans la maison basse, une cuisine mal ajourée. Un lieu de ravitaillement. Rien d'autre. Trois autres pièces desservies par un couloir nu. Une salle de séjour ouverte une fois l'an. Pour recevoir de la famille venue de loin. Le temps d'un repas où l'on débouchait le vin vieux qui accompagnait un bon morceau du boucher. Saignant. Le sang, c'était bon pour le coeur. Et c'était le meilleur médicament contre la neurasthénie, cette maladie dont on ne causait qu'à voix basse.
         Puis deux chambres dont la mienne. Elle avait même une fenêtre qui donnait sur la rue. La tapisserie adhérait bien aux murs, ne sentait pas le moisi. Le mobilier, tout simple, remplissait son office de mobilier, sans trop grincer.
         Je n'ai évidemment aucune idée des rêves que je pouvais faire dans cette chambre. Sa neutralité supposée m'évitait peut-être les cauchemars trop lourds. Mais, m'a-t-on dit plus tard, je devais avoir le sommeil très agité. Je devais remuer beaucoup dans le lit. A tel point que, c'est quasiment sûr, on m'y attachait.
         Comment sont les nuits d'un bébé attaché dans son lit ? Qu'en reste-t-il, presque soixante ans après ?


         

dimanche 8 septembre 2013

Sortir les pieds devant

Je suis sorti les pieds devant du ventre de ma mère. A peine livré à la lumière du jour, je devais apprivoiser la mort. En portais-je déjà quelques signes sur mon visage ?
Une infirmière en cornette m'a déposé sur un charriot et me voilà parti dans une chambre pour moi tout seul. Des médecins sont venus, ont tourné autour de mon corps, hoché la tête. Un siècle plus tôt, l'affaire aurait été vite réglée. Les ordures ménagères des hôpitaux ne contenaient pas que des épluchures et des linges souillés. Un bougre brûlait le tas une fois par mois et on n'entendait plus parler de rien.
Mais je suis né en 1955. De solides principes moraux régissaient la conduite des maternités. La grande saignée de la deuxième guerre exigeait que l'on repeuple le pays. Les avortons pauvres eux-mêmes étaient les bienvenus. Et quand on en manquait, on allait les chercher dans les colonies pour les implanter à la campagne où on en ferait de bons valets de ferme.
Je ne suis pas devenu valet de ferme. L'Assistance publique m'a pris sous sa coupe. Des petites mains m'ont soigné comme elles ont pu. D'autres se sont ingéniées à ce que mon allure soit présentable et je me suis retrouvé dans une localité du nord de la France dont je n'ai aucun souvenir.
Un blanc de dix-huit mois. Un vide. Un trou. J'essaie encore aujourd'hui de le combler avec mes petites imaginations. Dans quelle sorte de lit ai-je dormi après ma sortie de l'hôpital ? Se trouvait-il dans une chambre ou un réduit ? La lumière y pénétrait-elle franchement ou à reculons ? Quel paysage pouvais-je apercevoir depuis mon berceau ?
L'impossibilité de répondre à ces questions et à bien d'autres, l'impossibilité de reconstituer quoi que ce soit d'un passé à blanc, m'ont amené très tôt à inventer une vie. Je ne sais toujours pas si elle est vraiment la mienne. Mais elle m'aura évité de devenir valet de ferme. De me faire tabasser par un métayer aviné. De finir clochard sous le pont d'un village. Ce n'est pas rien.

(à suivre si le cœur m'en dit...)

samedi 31 août 2013

Changer de peau

 Il y a longtemps que je ne supporte pas ma peau. Trop fine ou trop épaisse, trop poreuse aux émotions comme aux caprices des saisons, elle m'encombre au point que j'ai décidé d'en changer.
J'ai pris rendez-vous avec un artisan peaussier qui m'a reçu dans son atelier carrelé de blanc. Nous nous sommes assis chacun sur une chaise en inox, autour d'une table d'opération comme on en trouve chez les vétérinaires.
Le peaussier m'a rassuré d'un sourire et m'a fait remplir un questionnaire de motivation. Une simple précaution d'usage. Les gens sont de plus en plus nombreux à changer de peau mais beaucoup le regrettent ensuite. Ils font un rejet de leur nouvelle peau et traînent les artisans devant les tribunaux.
Puis il m'a montré son catalogue d'échantillons avec les prix en vis-à-vis.  Les peaux naturelles cultivées en laboratoire sont évidemment les plus chères. Traitées au collagène contre les rides, elles jouissent d'une garantie de cinquante ans.
J'ai fait la grimace. Je n'ai pas les moyens de m'offrir une peau qui coûte dix fois mon salaire.
Le peaussier m'a décoché un deuxième sourire. Ses peaux en silicone, résistantes au froid comme à la chaleur, ont obtenu le label premium + décerné par les autorités sanitaires et coûtent moitié moins cher.
Ma chaise a ripé sur le carrelage et produit un miaulement qui m'a donné la chair de poule. Des hordes de points noirs ont aussitôt colonisé mon cou et j'ai eu du mal à respirer.
Le peaussier m'a allongé sur la table d'opération avec des gestes si tendres que des larmes ont débordé mes yeux. Les points noirs, qui menaçaient déjà mes joues, sont rentrés dans leur trou. Ma respiration a retrouvé le calme des jours ordinaires. Mais une sourde inquiétude y rôdait encore. Je devais inclure dans les frais le prix de l'opération, le tarif des contrôles semestriels pendant cinq ans et une éventuelle extension de garantie en cas d'accroc accidentel.
J'ai envie de vous aider, m'a dit le peaussier. Je vois que vous avez les mêmes problèmes que moi. Important déséquilibre du milieu cutané. Malformation des glandes sudoripares. Dérégulation du système pileux. Votre peau est un livre ouvert.  J'y lis vos peines et vos ressentiments. Je devine entre les pores les épreuves de la solitude, les chagrins nourris par le chagrin.
Les paroles du peaussier se sont évanouies dans un silence cotonneux, comme si une main invisible l'avait imprégné d'une substance éthérée et je me suis vu longer un couloir sans rien sentir de mon corps. Le temps lui-même paraissait se dissoudre au fur et à mesure que nous avancions.
Puis une porte s'est ouverte sur une pièce emplie de chants d'oiseaux et de parfums boisés. Au milieu, sur une longue pierre plate en grès humide, une peau achevait de naître.
J'ai envie de vous aider, a répété le peaussier en posant sa main sur mon épaule. Cette peau vous conviendra. Elle sera prête dans une semaine. Je vous l'offre.
*
C'est demain le grand jour. Je tourne en rond dans mon appartement. Le rideau de la baie vitrée bat doucement contre le chambranle. Les moineaux du parc apportent avec leurs trilles les langueurs de la glycine. Un étrange vertige me saisit. Mon corps s'éparpille sur le canapé. La peau de mes mains ondule comme le rideau de la baie vitrée.
Le peaussier ne m'a pas expliqué comment l'opération se passera mais il m'a dit que je ne sentirai rien. Je n'ai pas posé de questions. Elles auraient pu déplaire et je me serais trouvé dans l'embarras. Le peaussier ne souhaite que mon bien. Je dois lui faire confiance.
Faire confiance. Une expression que j'ai entendue toute ma vie. Ma mère la récitait comme un mantra. Trois jours avant de mourir, elle me disait qu'elle faisait confiance à la mort.
Mon corps retrouve enfin son unité. Le vertige s'éloigne avec les chants d'oiseaux. Je regarde autour de moi le cadre de ma vie à petits pas. Les photos de famille sur le buffet, les bibelots de mer et de montagne, qui ne disent plus rien depuis longtemps de vacances trop rares, une châsse où dorment les médailles militaires du grand-père, ce héros dont il fallait honorer la droiture. Dans la chambre, sur une méchante étagère de pin blanc, une poignée de livres d'aventure, que je relis sans cesse, pour oublier ma peau.
Un sourire traverse mes lèvres. Je ne regrette pas d'être resté dans l'appartement de mes parents. Je ne regrette pas mon existence de vieux garçon. Mon médecin me dit pourtant qu'elle est responsable de mes problèmes de peau. J'aurais dû partir quand j'étais encore jeune, faire des voyages et des rencontres, fonder un foyer. Bref, voler de mes propres ailes.
Comme les oiseaux. Les oiseaux.

Je pense à ma nouvelle peau. Je serai bien dedans. Ma vie va changer. J'irai au travail le coeur plus léger. J'accepterai de boire une bière avec les collègues une fois par mois. Je m'inscrirai peut-être au club de scrabble du quartier. C'est un bon endroit pour lier des connaissances. Tous les ans en juillet, les membres font une excursion à la mer où à la montagne. Je pourrai remplacer les bibelots. Et, si j'en ai le courage, je retapisserai l'appartement. Lui aussi a besoin d'une nouvelle peau.

(texte refusé par la revue Dissonances qui ayant reçu 197 contributions n'en a retenu que 21)

mercredi 28 août 2013

Bernhard, Harrison et Hugo

Thomas Bernhard est un écrivain incontournable si on a quelque prétention à s'y connaître en littérature. Il y a deux de ses livres dans notre bibliothèque, Un enfant et Le naufragé, que ma compagne a lus. Moi pas. Je ne peux pas. Ce n'est pas la façon qui me dérange. Il y a en elle une lenteur dans la reprise du propos tout à fait séduisante. Mais, comment dire, c'est l'aspect compact de l'ouvrage dont j'ai peur. Pas de chapitres, pas de paragraphes, aucun alinéa. Où s'arrêter dans le flux pour reprendre son souffle ? Comment remonter dans le corps du texte pour en élucider les ombres ? Je suis perdu, perdu. Fort heureusement, je n'ai guère de prétention à être un savant es lettres.
Alors, j'ai relu Un bon jour pour mourir de Jim Harrison. Une traversée de l'Amérique dans les années soixante qui se termine dans cette terre d'écriture qu'est encore aujourd'hui le Montana. Deux mecs et une nana roulée comme un canon veulent faire sauter un barrage. Vitesse, défonce, baise, tristesse, pleurs. Pêche au tarpon au premier plan. Guerre du Vietnam en back ground. La quatrième établit un parallèle un rien hâtif avec Jules et Jim, mais, qu'importe, je n'ai pas boudé mon plaisir. Et Harrison est épris de culture européenne. Ce n'est pas si fréquent chez les auteurs américains.
Aussi, dans la foulée, je relis l'unique roman de Richard Hugo, La mort et la belle vie. Un roman de poète où on rencontre Valéry et Baudelaire. Une espèce de polar qui se déroule dans les environs de Missoula, Montana. Encore. Une femme de deux mètres fend à coups de hache le crâne des promeneurs isolés. L'inspecteur Barnes dit La tendresse because sa fâcheuse propension à laisser s'échapper les voleurs, a du pain sur la planche. Un inspecteur poète   qui suscite toutes sortes de confidences. Un sérieux atout quand on est flic. Et puis il aime le cul des filles aussi, les trouve toutes belles. Parce qu'il vieillit...