samedi 12 janvier 2019

Moreira da Costa, alfarrabistas, rua de Avis, Porto

Résultat de recherche d'images pour "livraria moreira da costa porto"A neuf heures quarante ce samedi 12 janvier, le ciel est bleu au-dessus de Porto. Le vent me pousse dans un café en face de la librairie (livraria en portugais) Moreira da Costa dont j'attends l'ouverture pour me présenter à son tenancier Miguel Carneiro. 
Mes lecteurs se souviennent que, alerté par Isabelle Lagny et Salah al Hamdani, j'ai écrit un article de soutien à cette petite entreprise menacée d'expropriation par l'hôtel cinq étoiles d'à côté. L'éternelle histoire de la voracité du pot de fer contre la frugalité du pot de terre.

Dès qu'il entend mon nom, Miguel Carneiro me serre la main et un sourire illumine son visage. Il m'invite aussitôt à visiter les trésors de sa cave. Des milliers de livres très anciens dont certains ont plus de trois siècles. Miguel est en contact avec des collectionneurs qui lui achètent quelques pièces rares. De quoi tenir au jour le jour car, à Porto comme partout ailleurs, le commerce de la librairie indépendante est à la peine.

Cette immersion en terre profonde de la mémoire écrite avec ses limbes entrelacés confond mon étonnement. Je hoche la tête. Je cherche des mots qui ne viennent pas sous la lumière basse. La nuit qui sait, les livres se rapprochent et tiennent des conciliabules.

Lorsque nous remontons à la surface, Miguel me confie que plusieurs recours en justice ont été déposés par le pot de fer. De procédure d'appel en procédure d'appel, le sentiment d'insécurité n'en finit pas de durer. 

Mais les autorités municipales de Porto reconnaissent désormais officiellement la librairie fondée en 1902 comme faisant partie du patrimoine. Bientôt, une plaque sera apposée sur la devanture du magasin. " C'est mon Oscar", dit Miguel avec humour. Et il ajoute : "Quoiqu'il arrive, ici ou ailleurs, je continuerai à vivre avec et pour les livres."

Puis, en compagnie de son père francophone qui vient d'arriver, il me montre sur l'écran de son ordinateur des images de la lecture de poésie qu'il a organisée avec un jeune auteur du crû.

Miguel Carneiro le pot de terre est un passionné quand le pot de fer ne sait lire que des chiffres d'affaires. Espérons que la fable tournera à l'avantage du premier ! Cela s'est déjà vu. Cela se reverra.

image visitporto.travel


jeudi 10 janvier 2019

Aurore Bergé, venez me chercher !

Madame,

Les violences commises lors des manifestations des Gilets jaunes m'effraient autant qu'elles vous effraient. J'ai eu peur comme vous avez eu peur lorsque j'ai vu Marianne mutilée à l'intérieur de l'Arc de triomphe. J'ai peur pour les manifestants et les forces de l'ordre. J'ai peur pour les employés des petites entreprises et des petits commerces.

Désormais, cependant, c'est VOUS qui me faites peur. Votre décision de saisir le procureur de la République dès lors que tel ou tel propos de tel ou tel homme politique et/ou intellectuel vous apparaît séditieux me fait penser aux anciennes pratiques de la Stasi en ex RDA et de la Savak en Iran. Vous souhaitez instituer une police de la pensée car vous craignez le pire pour votre caste momifiée en son mépris. Appellerez-vous bientôt à tirer dans le tas comme Luc Ferry ? J'ose encore croire que non.

En tout état de cause et malgré mes réserves au sujet de certains Gilets jaunes gagnés par la déraison, je soutiens avec la plus grande énergie les personnes que vous désirez bâillonner. Je pense notamment au philosophe Vincent Cespedes et à Juan Branco.

Je vous invite à réfléchir à votre propre violence en tant que membre de la classe dominante sur le corps et l'esprit des "gens de peu". Je vous invite à lire la lettre prémonitoire de la banque Natixis du 26 août 2017 où il est écrit que l'accroissement des inégalités pourrait conduire à la révolte des salariés en France.

Nous y sommes. Nous y sommes pour de longues semaines encore.

Je souhaite une montée en puissance du mouvement des Gilets jaunes. Je souhaite qu'il s'étende à d'autres pays pour que la Commission européenne ne soit plus sourde aux souffrances des desdichados. Coresponsable avec vous des actuelles violences, et cela depuis quarante ans de néolibéralisme qui transforme l'humain en déchet comme le dit le pape François, elle doit agir de toute urgence. Bruxelles aussi pourrait brûler...

En attendant, je me tiens à votre disposition. Etant bien élevé, je ne vous cracherai pas au visage et ma seule arme est la culture que je me suis construite avec patience. Venez me chercher !

Dominique Boudou, retraité

PS : J'apprends, deux heures après avoir écrit cette lettre, les très graves menaces physiques que vous avez reçues. Abjectes et barbares, elles méritent une condamnation sévère.

dimanche 16 décembre 2018

Marcel Proust, Citations

Résultat de recherche d'images pour "à l'ombre des jeunes filles en fleurs"Vingt-cinq ans après avoir lu Un amour de Swann, j'ai lu A l'ombre des jeunes filles en fleurs. J'ai découvert la jeune Gilberte, fille de Swann et d'Odette de Crécy. J'ai écouté le diplomate M de Norpois et l'écrivain Bergotte, sans oublier le professeur de médecine Cottard. A Balbec, j'ai découvert la jeune Albertine et sa bande de filles à bicyclette, parmi lesquelles Andrée... Je ne suis toujours pas proustien, mais quel génie !!! D'où ces citations, tirées des jeunes filles en fleurs...

Le travail de causalité qui finit par produire à peu près tous les effets possibles, et par conséquent aussi ceux qu'on avait cru l'être le moins, ce travail est parfois lent, rendu un peu plus lent encore par notre désir - qui en cherchant à l'accélérer l'entrave - par notre existence même, et n'aboutit que quand nous avons cessé de désirer, et quelquefois de vivre.

*

D'ailleurs toute nouveauté ayant pour condition l'élimination préalable du poncif auquel nous étions habitués et qui nous semblait la réalité même, toute conversation neuve, aussi bien que toute peinture, toute musique originale, paraîtra toujours alambiquée et fatigante. Elle repose sur des figures auxquelles nous ne sommes pas accoutumées, le causeur nous paraît ne parler que par métaphores, ce qui lasse et donne l'impression d'un manque de vérité.

*

Cette Albertine-là n'était guère qu'une silhouette, tout ce qui était superposé était de mon cru, tant dans l'amour les apports qui viennent de nous l'emportent - à ne se placer même qu'au point de vue quantité - sur ceux qui nous viennent de l'être aimé. Et cela est vrai des amours les plus effectifs. Il en est qui peuvent non seulement se former mais subsister autour de bien peu de choses - et même parmi ceux qui ont reçu leur exaucement charnel.

*

Jusqu'aux chambres qui auront leurs lampes électriques avec un abat-jour qui tamisera la lumière. C'est évidemment un luxe charmant. D'ailleurs nos contemporains veulent absolument du nouveau, n'en fût-il plus au monde.

*

Quand on aime, l'amour est trop grand pour pouvoir être contenu tout entier en nous ; il irradie vers la personne aimée, rencontre en elle une surface qui l'arrête, le force à revenir vers son point de départ ; et c'est le choc en retour de notre propre tendresse que nous appelons les sentiments de l'autre et qui nous charme plus qu'à l'aller, parce que nous ne connaissons pas qu'elle vient de nous.

*

... les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l'ombre, s'écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d'or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étranges ( une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger).


Mon père qui le voyait chez M Mérimée - un homme de talent au moins celui-là - m'a souvent dit que Beyle (c'était son nom) était d'une vulgarité affreuse, mais spirituel dans un dîner, et ne s'en faisant pas accroire pour ses livres. Du reste, vous avez pu voir vous-même par quel haussement d'épaules il a répondu aux éloges outrés de M de Balzac. En cela du moins il était de bonne compagnie.

*

On ne prodiguait pas le nom de génie comme aujourd'hui, où si vous dites à un écrivain qu'il n'a que du talent il prendra cela pour une injure.

*

Les traits de notre visage ne sont guère que des gestes devenus, par l'habitude, définitifs. La nature, comme la catastrophe de Pompéi, comme une métamorphose de nymphe, nous a immobilisés dans le mouvement accoutumé.

*

L'amour le plus exclusif pour une personne est toujours l'amour d'autre chose.

image gallimard.fr

dimanche 9 décembre 2018

Le carnet retrouvé de Brigitte Giraud, 1980-1983

Résultat de recherche d'images pour "brigitte giraud bordeaux"21 avril 1980

Réservoir des agonies
dans la tiédeur des linges

je suis garée en
double file de la mort

22 avril 1980

Tressautement de mes
lèvres collées
rire qui jaillit trop plein
ressorts dans la gorge

et tout à coup comme une
envie de pleurer

3 mai 1980

Si tout reste à dire
si tout reste à faire
alors
je serais muette et paralysée
j'aurais trop peur de
me juxtaposer

5 mai 1980

Rattraper vivement la goutte
de salive à la commissure
des lèvres
ou le furtif retrait
du couteau de ma gorge

décembre 1981
Résultat de recherche d'images pour "brigitte giraud bordeaux"
Ne plus manger
ça pourrit le ventre et c'est
la mort qui vient
sans qu'on s'en aperçoive

3 mai 1982

Tu aurais le temps
tout le temps nécessaire
pour me désagréger

15 avril 1983

Alors tu sèmes
quelques portraits d'hommes
heureux

tu penses aux pourpres des lilas
tu penses à ces ombres
qui hantent tes miroirs

26 avril 1983

Vos gestes sont lents mesurés
appliqués
votre regard immense
un lac sans ombre

parfois vous portez l'odeur
des brumes rousses
d'après pluie

Le 21 avril 1980, Brigitte Giraud a vingt et un ans. Elle note dans son carnet des citations de John Irving, tirées de son roman Le monde selon Garp, et une phrase de Marc Aurèle sur la brièveté de la vie. Il y a aussi une photo d'elle, coupée en deux, et une plume de paon ramassée dans un jardin public à Hania en Crète.

Et tout ce qui fera son écriture vingt ans plus tard est déjà là : nu et poignant.


images paradisbancale.over-blog.com

mercredi 5 décembre 2018

je neige (entre les mots de villon), Laure Gauthier

Résultat de recherche d'images pour "laure gauthier"Rien ne m'est sûr que la chose incertaine, écrit François Villon dans la Ballade du concours de Blois. Le je neige (entre les mots de villon) de Laure Gauthier, long texte polyphonique à "trois voix, peut-être quatre" s'inscrit dans plusieurs sortes d'incertains.

De ligne brisée en [trou blanc], la langue parfois chuinte ou râle dans des reprises qui jamais n'atteignent aucun rivage. C'est la langue de l'exil sans cesse recommencée, entre le dedans et le dehors.

Le lecteur suit villon qui revendique l'état de nom commun indifférencié des autres noms communs dans sa traversée des lieux ordinaires : place, taverne, châtelet, jardins. Cependant que tombe la neige, incertaine aussi mais qui déborde du blanc, pour devenir un "je" dont chacun pourra s'emparer, comme objet plutôt que comme sujet.
Les voix de villon évoquent aussi bien les mécaniques humides de l'amour que celles, impuissantes, de la poésie. Le "mot mortier" a "trop de brèches à colmater". Le vers n'a pas plus à dire qu'une carte à jouer et villon refuse l'usage du "refrain à la rose".
Les autres voix, comme un répons, revisitent quelques éléments connus de la vie du poète et interrogent son écriture avec ce leitmotiv : " Partir dans la langue pour se départir. "
Mais de quoi ?

Dans la deuxième partie du livre, Laure Gauthier inscrit cette question dans un mouvement plus large où passe l'incertain Pessoa, (pessoa signifie personne en portugais), qui laissa ses 72 hétéronymes se choisir un nom propre. "L'intranquillité" réside là dans l'absence de racines. Rien ne peut être transmis, légué quand la mémoire n'a pas d'ascendance.
Un chant poétique du non lieu entre les espaces des mots comme entre les espaces des choses advient. Tavernes et tripots, places et jardins, dépouillés de tout symbolisme, n'ont de présence que dans le "mouvement des phrases".
Aucune biographie du poète n'est viable avec ses fallaces romancées. Il n'est que [silhouette, le trait noir et le blanc au-dedans, la chair fiction, le mur apparent, entre les traits, dans ce blanc où se passe la vie].

Laure Gauthier s'intéresse enfin aux aspects de la traduction, la langue de Villon étant aujourd'hui quasiment illisible. Avec Yoko Tawada traduisant Paul Celan en japonais, elle réfute l'idée selon laquelle la poésie subirait des pertes en passant d'une langue à l'autre. Et évoque un couloir où la traduction serait agissante dans l'écriture même du texte original. 
Imaginer un creuset où toutes les langues pourraient se déplier dans le même mouvement est une idée séduisante et ce n'est pas la seule dans ce recueil dont je recommande vivement la lecture.

Extrait :

Rester flanqué de trous blancs,
je ne veux que partir en langue
m'arracher toujours,
à nouveau,
aux pierres de la ville,
Pour m'y échouer encore et partir.
je
suis dans les mots,
Pas dans les phrases,
Flocon
Vent

*

Etre de mots et n'exister
              subsister à écrire
Blanc sur fond de terre
même raide, motte en bouche
Laisser bruisser le mouvement
entre
                                        les mots


je neige (entre les mots de villon) de Laure Gauthier est publié aux éditions Lanskine. Il coûte 13 €.

image fnac.com

mardi 4 décembre 2018

Souvenir de Thierry Metz, Bordeaux, 1995, (2)

Résultat de recherche d'images pour "thierry metz""Mes deux vies sont dans un entretien permanent, me confie Thierry Metz, je ne veux pas les dissocier, je suis à visage découvert."

Poète englué dans la pâte épaisse de la vie, selon l'expression reverdienne, ses mots hurlent sous les coups du marteau et forcent les brèches de la matière, mais le monde est clos depuis longtemps, il n'y a pas de chemin...
Thierry Metz n'en a pas fini de donner des coups de marteau, de se fondre dans l'épuisement.
" Quand je rentre chez moi, c'est la fatigue, je me mets à ma table pendant une demi-heure, mais rien à faire, tout remonte."

Au début du siècle, Pierre Reverdy notait ainsi son désarroi captif de la douleur, dans sa "chambre close" :
" De mes ongles j'ai griffé la paroi, et, morceau à morceau, j'ai fait un trou dans le mur de droite. C'était une fenêtre."

Y a-t-il des fenêtres dans l'univers de Thierry Metz ? A-t-il saigné pour les ouvrir ? Sont-elles aveugles comme celles de Reverdy ?
Dans Lettres à la bien-aimée, il écrit : "Etre où le mot est une chambre. Où peut-on imaginer que je sois avec mes mains de maçon ? Là. Précis comme l'allège d'un mur. Mais toujours dans la chambre où chaque soir je t'allume un petit cahier avec des yeux de merle."
Comment répondre alors ?

"Je ne suis qu'un abord, sans appui", confesse encore Thierry Metz. Il est peut-être lui-même une fenêtre dont il aurait perdu les contours, une fenêtre par laquelle il ne cesserait de tomber, avec "un peu de terre dans la voix. Pour s'y coucher". A moins que, ouverte sur la nue où signent les oiseaux, elle ne soit une offrande au ciel, le poète tendant la main !

Comment savoir ?

Lorsque nous nous sommes quittés, j'ai demandé à Thierry Metz s'il accepterait de répondre par écrit à des questions, pour la revue. Il a dit oui. En attendant de le retrouver, je lui cède encore la parole. Ce texte est extrait de son dernier livre, Dans les branches, publié par Didier Schillinger aux éditions Opales.

Dérisoire pourtant grave
ce qu'est un pas
au petit jour
et de le ramener.

image ladepeche.fr

dimanche 2 décembre 2018

Souvenir de Thierry Metz, Bordeaux, 1995 (1)

Résultat de recherche d'images pour "thierry metz"" D'abord faire ce qu'on me dit de faire. Construire un mur là s'il faut le construire là. Blanc s'il doit être blanc."
Ainsi parle Thierry Metz en sirotant sa Kronenbourg dans la touffeur du salon du livre de Bordeaux. Il paraît serein, roule sans trembler de fines cigarettes. Il semble, par le don de soi aux tâches qu'on lui demande, puiser en lui-même une totale liberté. Sa voix, comme sa poésie, navigue entre ciel et terre, entre nuages et racines. Ses yeux, bleu vert, ou vert bleu, je ne sais plus, ont la transparence de ses mots. Quand la voix se tait, ils mettent de la lumière dans le silence.

... Lors de notre rencontre, voulant me livrer au jeu de la parenté littéraire, j'ai demandé à Thierry Metz s'il n'y avait pas dans ses vers un peu de Reverdy. Son visage s'est éclairé. Ses yeux transparents ont fulguré. "Oui, Reverdy, j'aime beaucoup Reverdy. La guitare endormie notamment."

... Dans sa préface à "Plupart du temps,I", Hubert Juin évoque une poésie tout à la fois de surgissements et d'effacements, pour capter le réel absent, la douleur de l'absence. Thierry Metz, qui a publié son premier livre après la mort de son fils, se trouve dans la même quête. Qu'il élève des poèmes ajourés de silence ou des murs blancs, dans une tentative désespérée de faire se joindre le ciel et la terre, c'est la souffrance qui se dépouille, c'est l'être pleurant qui s'écartèle pour mieux se rassembler, autour du trou où luit la douleur.

" la terre en vue   retournée
par la mort un instant
de ce qui brille
les yeux fermés."

" à l'heure déjà venue
d'approcher ce qui depuis longtemps est clos
le monde et pas une rose
une roue et nul chemin
seule une exclamation
et comme un enchantement."*

* in Dans les branches, Editions Opales
Cet article est paru dans la revue Le bord de l'Eau en 1996.


mercredi 28 novembre 2018

Le Livre vert, arche de papier

Il suffit de passer le pont d'Aquitaine et c'est là, en retrait d'un talus où quelques buissons frémissent des rumeurs de la Garonne : Le Livre vert.

L'entrepôt de cette entreprise de réinsertion professionnelle reçoit chaque jour plusieurs centaines d'ouvrages de toute sorte, offerts par des particuliers ou des associations. Le cap des deux cent mille livres sera bientôt franchi par cette arche de papier qui accueille tous les genres et tous les styles. Une Harlequinade ou les mémoires d'un foot-baller côtoient Flaubert et Spinoza sans qu'aucune médisance ne soit proférée. Le droit de cité est égalitaire.

Quatorze salariés travaillent ici dans la bonne humeur, dont Laurent, à qui je remets ce que j'ai désherbé de ma bibliothèque. Les livres qui ne seront pas vendus sur les sites en ligne, (au minimum cinq mille par mois et davantage pendant la rentrée scolaire et les fêtes de fin d'année), feront l'objet d'un recyclage écologique. 
D'autres, écrits en gros caractères notamment, prendront gratuitement le chemin d'une maison de retraite ou d'un hôpital. La solidarité, adossée à la nécessité écologique, n'est pas ici une posture mais une mission.

L'enthousiasme de Laurent, qui m'explique le classement des volumes (par numéro de travée puis d'étagère) et leur enregistrement sur l'ordinateur, ne trompe pas. Il m'accorde joyeusement la permission de flâner dans l'entrepôt. Les ondulations de cette marée d'encre me donnent un léger vertige. Vue comme une crête d'écume depuis le promontoire de l'étage, elle exprime la force et la fragilité des savoirs humains entremêlés. Elle émeut.

Je souhaite longue vie au Livre vert. Son voyage ne fait que commencer. L'objectif de porter le stock à quatre cent mille livres a d'autres valeurs que celles du chiffre. Les emplois existants pourront être pérennisés ou servir de tremplin vers d'autres parcours professionnels. De nouveaux postes pourraient être créés, porteurs de nouveaux projets. Dans la ville et hors les murs. Dans l'incarnation d'une citoyenneté active et humaniste.

Ce n'est pas demain que l'encre du Livre vert va jeter l'ancre et je m'en réjouis sans détour.

Les coordonnées du Livre vert : 210 Avenue du Dr Schinazi 33300 Bordeaux (quartier de Bacalan)
Ouverture : 9h30 à 17h30 du lundi au vendredi
Téléphone : 05 33 51 09 53 ou 07 77 34 87 15
Courriel : contact@lelivrevert.com

Pour acheter en ligne :
http://www.priceminister.com/boutique/LeLivreVert


lundi 26 novembre 2018

Trier, garder et jeter, retrouver

Depuis trois semaines, je mets de l'ordre dans la maison. En près de vingt ans, le papier sous toutes ses formes a pris ses aises et la poussière un peu partout. 

Les livres d'abord. Toujours trop nombreux. Souvent inutiles. Un désherbage s'impose. On ne relira pas la plupart des romans que l'on garde. Conserver tout Flaubert et tout Camus va de soi. Mais pas Simenon ni Modiano. Balzac et Kafka eux-mêmes ne sont pas totalement indispensables. Quant aux écrivains contemporains, à part une petite trentaine de coups de foudre, presque tous sont déjà oubliés. Alors, quatre cents ouvrages sont partis et les étagères respirent mieux.

Après les livres, les papiers en vrac ou dans des classeurs, au rez-de-chaussée et à l'étage : factures, avis d'imposition, bulletins de salaire, analyses de sang, relevés de banque, courriers administratifs, certificats de garantie... J'ai rempli cinq sacs-poubelle de trente litres. Avec l'impression étrange de préparer ma disparition. N'est-ce pas ainsi que l'on vide la maison des morts, avec des sacs-poubelle à portée de main ? En lisant parfois une date que l'on s'étonne de trouver si lointaine... 1985. Compte-rendu d'un pneumologue. On souffrait déjà de l'air qui passait mal.

Après les livres et les papiers, les traces plus personnelles et intimes : cartes postales, agendas et carnets, photos de classe et de voyages, faire-part de naissance, lettres manuscrites et petits mots d'amour. Ah ! C'est à croire finalement qu'il existe, l'amour ! Et mon coeur se serre. Et mes yeux se mouillent. Réduire le nombre des cartes postales et des photos de voyage est quasiment automatique. Tout garder sans les relire, on ne veut pas pleurer, des mots d'amour est également automatique. Mais on rassemble ces traces dans un écrin précis qui trouve une place précise. Et ce n'est plus automatique.

Je ne sais pas dans quel état je serai lorsque j'aurai fini la remise en ordre de la maison. Comment le vide sur les étagères me remplira-t-il et de quoi ? Serai-je ainsi plus près de ma mort apprivoisée ? Retrouverai-je un peu d'élan pour un peu de joie ? Une chose est certaine. Le nombre des sacs-poubelle va augmenter dans les jours qui viennent.

lundi 12 novembre 2018

Estelle Fenzy, Poèmes western


Résultat de recherche d'images pour "Estelle Fenzy Poemes western"Les voyages immobiles portés par la puissance de la langue peuvent transporter le lecteur dans une réalité plus vraie que nature, avec toutes les composantes du symbolique et de l’imaginaire.
Les Poèmes western d’Estelle Fenzy illustrent au mieux cette assertion dès la première prose ajourée du recueil. « Ciel et mer partagent, face à face, les brumes, les bleus, les brasiers. Les espaces à écrire et rêver. »
Le voyage commence à Provincetown dans le Massachusetts, sous la nue des confins, et se termine au large de Klamath* Falls dans l’Oregon, sous un ciel confondu avec l’océan.  
Entre l’est et l’ouest, de paysages en scènes de genre aperçus dans un rétroviseur ou depuis un motel, la route n’a pas de ligne sûre pour le regard. L’étendue est si vaste que des mirages pourraient naître.
Estelle Fenzy a composé son livre à partir des photographies de Bernard Plossu qui a fait le voyage « pour de vrai ». Cette notation de l’artiste, mentionnée en exergue, invite le lecteur à se poser la question du pour de faux, à imaginer comment les territoires de l’un et de l’autre se joignent et se disjoignent, dans un tuilage improbable qui dit toute l’incertitude contenue dans toutes les perceptions.
« Le brouillard recroqueville la terre. Fatigue les couleurs. Gomme les contours. Ment les distances. »
Résultat de recherche d'images pour "herta lebk peintre"Que l’on se trouve à Beetown dans le Wisconsin ou sur la « Route 25, direction El Paso » ou, encore, à Alamogordo (sans doute y eut-il en ce lieu quelque peuplier corpulent), l’infini loge parfois dans un mouchoir de poche, le temps lui-même se trouble et se contracte.
Et c’est ainsi que la silhouette de Kit Carson* traverse à grands pas le voyage. Les bisons à la frontière texane sont un trompe l’œil sur un mur. « Les étoiles ne guident pas les voyageurs du haut du ciel. Elles sont tombées le long des routes. »
Comment éclairent-elles les balafres qui restent des années trente ? Que disent-elles des pompes à essence qui [patientent sous les néons] comme dans un tableau de Hopper ? Si la lune elle-même est « tombée sur la terre ».
Peut-être faut-il poser la question à Susannah Gun en Alabama, quatre-vingt-dix ans au compteur et six balles dans son revolver… Ou au berger violoniste des Marble Mountains…
Une chose est certaine cependant. Le voyage du lecteur ne s’arrête pas au bout du voyage du livre. Et c’est là sa force. Et c’est là notre plaisir.

Extraits :

Le brouillard recroqueville la terre. Fatigue les couleurs. Gomme les contours. Ment les distances.
Les arbres maigrissent. Gerbes d’os. Appelant la chair nouvelle.
C’est là que se mesure l’hiver. Aux pas accomplis jusqu’à eux.
A l’humidité. Entrée dans le corps comme un sommeil.

*

Dans les bars de Los Alamos, les fenêtres ne s’ouvrent jamais.
Elles baissent sur les banquettes leurs paupières qui piquent. Tabac froid.
La nuit est si noire. Le vent miaule si fort.
Posters d’automne canadien collés sur les carreaux paralysés. Flamboyance froissée. Passée.
L’air libre les couleurs vraies n’oseront que par les yeux.

Poèmes western d’Estelle Fenzy est publié aux éditions LansKine avec une photographie de Bernard Plossu en couverture. Il coûte 14 €.

image 1 pollen-difpop.com
image 2 gag galerie Herta Lebk, Visions sur le grand canyon, Le vautour

Klamath : peuplade amérindienne au XIXème siècle
Kit Carson : (1809-1868) trappeur, rancher, guide d'explorateur, officier militaire. Les aventures de Kit Carson ont été portées trois fois à l'écran pendant le vingtième siècle. Des années cinquante aux années quatre-vingt, il a été le héros d'une longue série d'albums de  bande dessinée en noir et blanc.