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vendredi 6 septembre 2019

Salah Al Hamdani, Le veilleur

Résultat de recherche d'images pour "salah al hamdani"L'exil est une espèce de longue insomnie, écrit Victor Hugo. Les mots manquent pour la définir vraiment, comme ils manquent pour définir vraiment l'exil. 

Mais Salah Al Hamdani est un veilleur qui, depuis quarante ans, ne renonce jamais à écrire dans son grand livre des questions, "loin des poètes frivoles de salon". Une seule certitude apparaît dans le foisonnement des figures de l'exilé : l'obsession. 
"Acheminer la mémoire vers l'oubli" n'est pas viable quand se confondent en un lointain indéfinissable le visage de la mère morte et celui de l'enfant qui résiste à l'usure de son rêve.
L'exil [irrigue la chair du récit] de "ciels amputés", de "matins mélancoliques" de de "chevaux exténués" pour dire l'insoutenable des corps torturés, des corps massacrés et même (l'horizon est un cercueil].

La poésie de Salah Al hamdani dans Le veilleur, elle-même insomniaque*, combat sa propre impuissance pour continuer à témoigner de façon "offensive". "Reconstruire le matin disloqué dans l'abîme" n'est pas ici une beauté du style mais une volonté à l'épreuve de ce qui hante.
Jeune soldat sous la dictature de Saddam Hussein, Salah Al Hamdani refusa de tirer sur des enfants kurdes et endura la torture dans les geôles de Bagdad. Alors que de nouvelles ténèbres menacent la paix et la liberté partout dans le monde, le cri du veilleur résiste au désenchantement. Même si [l'espoir donne froid comme au pauvre].

ImageLe lecteur ému imagine que [la lune n'est plus si loin derrière le verger]. Le visage invoqué encore et encore ne sombrera pas sous les fracas de la guerre mais quel est-il au juste ? Comment le nommer dans l'innommable ? Comment, le temps ayant passé tout en se figeant, le rapprocher de soi ? Mais, clin d'oeil à René Char, ne questionnons pas ce lecteur ému. Il devine que le veilleur veillera jusqu'à son dernier souffle pour dire non, à hauteur d'homme, à toutes les avanies. Et la mouette du recueil, entendant ce refus, trouvera la force de nous revenir.

Extraits :

Tout va si vite
Ne te retourne pas
Le ciel s'étend
Le vent dans la neige repeint les arbres
Une traînée de verre
et c'est un corps qui chute déjà
dans les ruelles de l'enfance
avec l'odeur de l'hiver moite !

*

Dans mon questionnement sur l'absence
que reste-t-il de nos morts ?

J'ai eu à conduire des jours boiteux
frappés du sceau du vent

La fenêtre, dans la nuit
la mort de ta mère dans la voix
ainsi que ton silence
qui n'efface pas la froideur du monde

Le veilleur de Salah Al Hamdani est publié aux éditions du Cygne (en lien sur ce blog) avec une peinture de Jean-Julien Martin en couverture. Il coûte 10 euros.

* La poésie vit d'insomnie perpétuelle. René Char
image 1 salah-al-hamdani.com
image 2 photo d'Isabelle Lagny, première lectrice de l'auteur

 

dimanche 1 septembre 2019

De la banalité revisitée par les drones


Résultat de recherche d'images pour "drone livreur de rein"La banalité, c’est ce qui n’apparaît presque plus à force d’apparaître continûment dans les mailles usées du quotidien. Elle concerne toutes les perceptions mais aussi les émotions, les sentiments, les postures du corps, les lieux communs de la langue qui engendrent les pensées ordinaires. Son imprégnation dans la conscience reste permanente malgré sa ténuité proche de l’effacement. Une conscience flottante qui ne cesse pas de s’appartenir, mais dans le flou.
Prenons l’exemple d’un paysage regardé tous les matins depuis sa terrasse par un homme qui vient de boire son café. Cette scène, de l’absorption  du café jusqu'au regard porté sur le paysage, couvre tous les registres de la banalité. Le corps  de notre individu répète la même suite de gestes presque sans s’en apercevoir. Dans une durée qui n’a ni commencement ni fin clairement repérables à l’intérieur du temps imparti, mettons de six heures à sept heures puisque notre homme doit ensuite aller travailler.
Les perceptions visuelles, auditives, olfactives et tactiles, même si quelques variations peuvent intervenir, (un reflet plus mat sur la cafetière, l’aboiement d’un chien dans le jardin voisin, une odeur un peu différente du café, le grain plus dur de la table sous les doigts…), sont également semblables.
Les émotions et les pensées aussi. Notre individu se levant neuf fois sur dix d’un bon pied savoure tranquillement son plaisir à boire son café. Si son caractère le porte à l’optimisme et qu’il ne rencontre pas de difficultés majeures à son travail, ses pensées suivent un ordre qui change peu.
Le moment consacré au paysage, même considéré comme une parenthèse absolument nécessaire pour aller bien, illustre au mieux ce qu’est la banalité. Mais elle est ici pleinement voulue. Notre individu veut retrouver à leur place habituelle les éléments qui touchent son regard, éprouver la même sensation de calme qui lui profitera tout le long du jour. Ces éléments retrouvés chaque matin attestent son emprise sur le réel, vraie ou présumée. La banalité est une condition de cette emprise.
Et c’est ainsi que les drones, objets volants connectés promis à un développement dans tous les secteurs de l’activité humaine, pourraient bousculer les agencements de la banalité et altérer la connaissance de la réalité maîtrisée. Mais leur utilisation étant encore marginale, en quoi les drones agiraient-ils davantage sur le monde ordinaire qu’un autre objet technologique connecté ? Ne pourraient-ils pas s’agréger à la banalité comme l’ont fait les téléphones portables ?
Le fait qu’un drone soit un objet volant constitue un début de réponse. Les objets volants, y compris les innombrables avions qui volent jour et nuit sous les cieux de la planète, n’ont jamais atteint le niveau de banalité des véhicules terrestres. Pour le commun des mortels, prendre l’avion reste une action particulière même si elle n’est pas exceptionnelle.
Mais un drone est bien autre chose qu’un avion. Dans sa nature comme dans sa fonction. Son aspect d’insecte vibrionnant, entre bricolage de Lego et haute technologie embarquée, fait du drone une espèce de jouet pour grande personne se souvenant qu’elle a été enfant et, secrètement, souhaitant le rester. Il garde encore cette puissance magique qui favorise l’étonnement, mais un étonnement sans débouchés sur une volonté de penser. Sa fonction de caméra volante, capable de filmer ce qu’aucun œil humain n’a jamais pu voir en direct, (canopée amazonienne, cratères emplis de fumerolles, sommets inaccessibles au grimpeur…), s’inscrit bien sûr en dehors de la banalité.
Mais elle peut aussi filmer le commun, le mille fois vu qui n’apparaît presque plus, sous un autre angle, et c’est ainsi qu’elle revisite et transforme la banalité. Si l’homme qui regarde son paysage tous les matins le découvre filmé par un drone, il aura le sentiment d’être dépossédé de sa banalité même s’il est d’abord séduit. Il reconnaîtra séparément chaque élément mais la vue d’ensemble pourra lui échapper. D'aucuns remarqueront que notre individu n’est pas obligé de visionner les images du drone. Cependant, le fait de savoir que le drone a la possibilité de brouiller les agencements de son paysage modifie la perception qu’il a de sa banalité et de la banalité en général.
Si, bientôt, comme cela est déjà le cas dans quelques villes en Australie et aux Etats-Unis, les drones se transforment en livreurs ordinaires de colis, (denrées périssables ou non, médicaments, poches de sang, organes à greffer), la réception par voie aérienne d’un achat conférera au quotidien jusque-là essentiellement horizontal une verticalité quasi céleste tout au moins dans l’imaginaire.
Dans le cas du colis comme dans celui du paysage, c’est le changement de dimension spatiale qui modifiera le rapport à la banalité. Dans les gestes. On ne saisira pas un paquet livré par un drone comme on le prend des mains du facteur à qui l’on sourit. Dans les lieux communs de la langue. S’adressera-t-on au drone comme on s’adresse au livreur humain quand il faudra confirmer la livraison par messagerie vocale ?
Résultat de recherche d'images pour "philip k dick"Les pensées qui en découleront ne seront pas non plus exactement semblables. La connaissance de la réalité maîtrisée, de moins en moins sûre, surtout si l’objet est à usages multiples, (filmage de monuments, livraisons, surveillance de l’espace public pendant les manifestations, compétitions sportives, spectacles artistiques mixtes ou, pourquoi pas, objets publicitaires comme dans un roman de Philip K. Dick…), effacera les limites entre ce qui est su et non su, entre ce qu’on sait savoir et ne pas savoir.
Les drones, comme les trottinettes, directement par leur action ou indirectement du seul fait de leur existence, façonneront et défaçonneront l’homme contemporain sans que l’on puisse deviner ce qu’il adviendra de sa présence au monde. Dans la banalité linéaire, celle de toujours, quasiment archaïque, sa quiétude lui permet de mieux s’emparer de l’extraordinaire lorsqu'il survient. Une banalité bousculée dans ses dimensions habituelles menacerait son équilibre ordinaire et l’impossibilité à retrouver l’emprise minimale sur soi et le monde le conduirait sans coup férir au désarroi.
Mais voilà encore une autre histoire, qu’il vous faudra entendre.

image fredzone.org
image telerama.fr Philip K Dick









mardi 27 août 2019

Emmanuel Echivard, Avec l'ombre

Résultat de recherche d'images pour "emmanuel echivard"Après son remarquable et remarqué La Trace d'une visite, Emmanuel Echivard signe un second recueil, Avec l'ombre, où le lecteur attentif et patient saura saisir les nombreux échos qui le lient au texte précédent.

En exergue à la première partie intitulée A travers l'ombre, quelques mots de René Char lèvent un peu le voile, un peu seulement, sur le chemin à faire dans la déprise de soi pour qu'une révélation nous advienne.
Mais laquelle ?
Il faut beaucoup de désir et surtout beaucoup de volonté pour l'approcher à défaut de pouvoir la définir. Majuscule autant que minuscule, elle apparaît dans des jardins difficiles à nommer, où la joie, souvent, voisine avec la douleur. Elle apparaît aussi tout en haut des montagnes, lumière peut-être, et tout au fond des eaux, fissure insaisissable mais de quoi, de qui.
Entre les racines de la terre et celles du ciel, de la réalité la plus repoussante ("usines mortes", "odeurs d'égouts et de sueur... devant le vomitoire du métro") aux rêves les plus fragiles de l'enfance recomposée, son visage est sans cesse à trouver, retrouver, inventer, réinventer, appeler. Dans l'incertaine solitude jonchée de chutes et de pertes, de triomphes et de défaites.

La deuxième partie du recueil, intitulée A l'ombre des jours fastes, a des accents de parabole voire de prière adressée à la figure de l'amie. La révélation semble enfin apprivoisée, son mystère accepté en ses paroles comme en ses silences, quand "la lumière cache". A la fois corps et esprit, dans les gestes les plus humbles de sa présence et de son absence, elle dit que l'humaine énigme d'être n'en finira jamais de commencer. Gardons-en une conscience aiguë pour qu'un peu de paix nous étreigne !

L'écriture d'Emmanuel Echivard, réaffirmons-le, est d'une puissance rare, qui lui vient de sa simplicité dans le dit et le non-dit, dans le très précis et le très flou, allant de l'un à l'autre sans que le lecteur s'en aperçoive au premier abord. Il devra, tout pétri de patience, revenir lentement à la source du souffle échivardien pour concevoir sa propre révélation. Au petit jeu des appariements littéraires, on pourrait penser, parfois, à Marguerite Duras rendant visite à Edmond Jabès, à moins que ce soit le contraire, et c'est ainsi que les mots creusent et creusent toujours le sillon de l'inexpugnable, dans la matière comme dans l'âme.

Extraits :

Elle pourrait être la lumière. Elle pourrait éclairer ta main. Elle pourrait être le blanc éclatant des viornes. 

Mais elle est à côté.

Tu regardes devant toi un mur fissuré, que la pluie et le gel vont briser.

Elle est la fissure.

*

Ton amie a plusieurs âges en un seul geste.

L'enfant ne t'attend pas.

La jeune fille te cherche.

Aujourd'hui, elle taille le buis du jardin.

Ton amie sera une vieille dame, qui ne saura plus rien 
que consoler :

elle ne mourra pas, elle entrera.

Avec l'ombre d'Emmanuel Echivard est publié aux éditions Cheyne et coûte 17 euros.

image parislibrairies.fr

pour mémoire :https://dominique-boudou.blogspot.com/2017/04/emmanuel-echivard-la-trace-dune-visite.html

mardi 30 juillet 2019

Voleur de feu n°10, Mylène Mouton et Colette Reydet

Résultat de recherche d'images pour "voleur de feu revue"Il y a longtemps, très longtemps, un certain Platon écrivait dans son allégorie de la caverne que les hommes devaient faire le chemin du monde sensible au monde intelligible pour accéder à la lumière vraie de la connaissance.
Aujourd'hui, bien des temps déraisonnables ayant passé, Mylène Mouton et Colette Reydet proposent le chemin inverse dans le n°10 de Voleur de feu intitulé Entrer dans la caverne.
Le texte, qui alterne prose et poésie avec des mentions en italique, propose à l'homme et à l'animal de retrouver les gestes premiers afin de reformuler la question de l'origine. Il relève le nombre des mains peintes dans plusieurs grottes en France et en Espagne ainsi que l'étendue de leurs pouvoirs. Au commencement n'était peut-être pas le Verbe mais la Main.
Une main qui parle quand elle peint et invente la musique, quand elle caresse les corps et délivre la jouissance.

Le cheval aussi, gravé et peint, prend la parole : " Je chevauche le ciel. Sous mes sabots frémissent les prairies raidies par le gel, les grandes étendues de givre. Je traverse le ciel, les prairies, les cavernes
Piaffant, hennissant."

Le lecteur découvre sous la plume de Mylène Mouton une allégorie de la carnation et de l'incarnation. La couleur est chair. La chair est couleur. Et le feu protecteur à son tour offre son récit. Un récit qui devient Le récit, là où dans la caverne "chuchote une source secrète". Pour retrouver le sacré dans les ténèbres. Celui des éléments avec leur météores, celui de l'eau et du sang d'où naîtra la vie, celui des puissances qui hantent l'humain et qu'il hante à rebours.

Voilà une oeuvre souvent proche de l'incantation chamanique où les ocres et les bistres de Colette Reydet constituent des répons sous la voûte étoilée des stalactites. L'homme n'en a pas fini d'avoir un silex dans la tête, à moins que, allez savoir, le silex était peut-être une annonciation, celle de notre grande aventure [déposée au bord du monde], au bord du naufrage.

Extraits :

"Tiré de la glaise par la main du temps, tu es entré dans la matrice originelle. Tu as mis l'ocre dans ta bouche, tu as mâché la terre avec tes dents, ta langue. La terre s'est mêlée à l'eau de ta bouche
Tu as posé la main sur ma peau découverte, sur ma peau froide et dure. Ma peau froide et dure a reçu ta chaleur, ta force, la douceur, tes songes, tes angoisses, tes craintes, tes joies
Tu as craché à travers tes doigts écartés
Ma peau a reçu la couleur, la vie.

*

Dans un repli de ma peau dure, tu as caché la statuette sacrée
la femme au ventre gonflé, plein de promesse
la femme aux seins lourds

Vie à venir

L'eau, le sang, le lait, l'enfant
Poche d'eau percée libérant la vie,
le nouveau-né

Dans mes entrailles
l'oeuvre au noir.

*


Cette belle dixième livraison de Voleur de feu, publiée par William Mathieu et Edith Masson chez Double Vue Editeur est disponible à la commande sur ce blog même ou chez votre libraire. Le prix de 25 € est amplement justifié par la qualité du papier, de l'impression du texte, et de la reproduction des encres.

image Couverture par Colette Reydet voleurdefeu.com

jeudi 20 juin 2019

Michel Bourçon, Visages vivant au fond de nous

Résultat de recherche d'images pour "michel bourçon"Si "je" est un autre et même plusieurs autres, plusieurs visages composent et font apparaître ce que nous sommes. Mais, les mots ayant perdu leur pouvoir de désignation et de reconnaissance, seule, peut-être, la fatigue ouvre un chemin à la vérité de ces visages. Une vérité fugace quand le corps s'éparpille et "s'enfonce dans l'informe, se regarde disparaître". 
Et c'est tout le réel dont les lignes se brouillent. "Les yeux se perdent sur les hauteurs des choses", "nos têtes flottent entre ciel et terre balises dérisoires". Le métier de vivre reste à faire pourtant, même si [tout vire à l'hypothèse]. Qu'importent finalement les "miroirs dans lesquels rien ne nous ressemble" ! 
Il y a tant d'images qui saisissent ici l'étonnement du lecteur : une femme étalée comme un nuage dans un champ, des vaches qui "reviennent sur les pas du printemps", "le vent qui fait le montreur de marionnettes" ou, encore, offerte à un Augustin qualifié de petit vampire, tout un "joyeux cortège" de princesses et de fées plus fortes que les mots.

Avec Visages vivant au fond de nous, Michel Bourçon confirme sa place dans l'actuel panorama de la poésie française, l'une des toutes premières à nos yeux. Au jeu des parentés intertextuelles, certains poèmes évoquent une mélancolie douce-amère proche de celle de Jean-Claude Pirotte ou le lyrisme sombre de Jacques Vandenschrick, comme dans ces vers : "sous le ciel ne pouvant se contenir / le vent fourgonne chaque demeure / tandis que la grêle crépite aux fenêtres". Dans le paysage antérieur* de la littérature, c'est à Jean Follain qu'on pense, dans cette manière si particulière de faire advenir le réel absent.

Résultat de recherche d'images pour "jean-gilles badaire"Notons, enfin, au cours de ces pages, de nombreux oiseaux dont ceux dessinés par Jean-Gilles Badaire, "illustrateur" d'écrivains tels que Julien Gracq et Blaise Cendrars.

Extraits : 

un visage l'autre
lève tant de coeurs
serrés dans l'ombre
où la mémoire se promène
dans la rue basse

les corps prennent leur envol
laissent les mots sur place

combien sont là
pour les voir s'élever
dans la nuit qui vient
compter ces têtes se levant
sans basculer dans le noir.

*

blanche au-dessus de la rue
la brume estompe la ville
poudre ses nuances et les couve
pour voir éclore le printemps

le soleil contenu par un filet
dispense son élégance fardée
dans la paix du petit matin
épousant les façades et les toits

les cheminées dénoncent le ciel
sous lequel fuient dès le lever
les mêmes gens oubliant de vivre
qui s'éloignent dans la lumière cotonneuse
puis s'effacent comme des empreintes.

Visages vivant au fond de nous de Michel Bourçon et accompagné de dessins de Jean-Gille Badaire est publié aux éditions Al Manar. Il coûte 17 €.

image 1 terresdefemmes.blogs.com
image 2 oeuvre de Jean-Gilles Badaire quinconces-espal.com
*Michel Butor

mercredi 19 juin 2019

Béatrice Mauri, La Fautographe

Résultat de recherche d'images pour "beatrice mauri"Après Marasme et Iench, Béatrice Mauri confirme avec La Fautographe un parcours littéraire parmi les plus singuliers d'aujourd'hui. Et l'un des plus exigeants.
L'auteure, avec son "oeil scalpel", invite le lecteur dans une galerie de portraits d'anonymes en rupture sociale : une demandeuse d'asile désemparée devant un photomaton, une sans domicile fixe dans le quartier de La Défense à Paris, une caissière qui a [envie parfois de se jeter sur ceux qui passent sans un bonjour], un "gaminot" dans le naufrage de la violence familiale, tant d'autres encore, dont la méticuleuse et insoutenable préparation d'un suicide à la fin du livre.
Ces portraits présentés sous la forme de bandeaux verticaux segmentent ce texte qui est à la fois poème et récit. Le récit morcelé de ces autres qu'on ne voit pas, qu'on ne veut surtout pas voir et, comme un enchâssement, le récit de l'auteure tiraillée entre le désir de l'oubli et la volonté du souvenir. Béatrice Mauri est également "autographe" et "fautopsiste". "L'oubli est un paysage que l'on cherche dans les poubelles de la ruelle d'à côté", écrit-elle, puis, dans le même souffle, dans le même creuset où suppure l'horrible qui donne naissance à la vie, "il n'y a pas de pire souvenir que celui que l'on veut atteindre".

Comme dans ses ouvrages précédents, Béatrice Mauri se distingue par l'invention d'une langue aux multiples registres, du plus trivial au plus soutenu. Le lecteur retrouvera ses expressions favorites "à la hurle", "en urge" parmi de nombreux jeux de mots comme le "vitri niole" ou, encore, l'argotique patoisant "crounir" qui signifie mourir. "-je n'ai même plus de phonèmes de conjugue d'accords je vidange ma langue-", "-des mots en moi salivent imprononçables-", observe-t-elle. Le corps en lambeaux de la langue et le corps en lambeaux de la chair expriment là une détresse absolue. Et pourtant, au milieu des ruines, un personnage "essuie feuille à feuille près d'une maison anéantie" "un citronnier qui résiste".

Enfin, et c'est loin d'être le moindre, les pré/post faciers de Béatrice Mauri, Edith Azam pour Iench et le regretté Philippe Rahmy pour La Fautographe considèrent tous deux que cette écriture hors du commun a quelque chose de William Faulkner. Dans le saisissement sans fard du sordide, on peut aussi établir une parenté avec la poète et romancière américaine Sapphire. 

Extrait :

TEMPS MORT

ce soir je me suis tuée - devant le
miroir il est parti - je suis dans la
salle de bain - je sais qu'il va rentrer
- il ne voulait pas que j'y sois - je
regarde ce corps couvert de teint
- je sais - il va me reprocher de ne
pas avoir été là - il va approcher
sa main sur ma nuque la briser me
prendre me fusiller me violenter
- il va venir se mettre nu le pied
en mains qui avance - va prendre
sa ceinture - devant le miroir
je regarde une femme - un teint
égal lissé par un ultra couvrant de
fond pour le teint - avoir un bon
teint - c'est fini - m'approche du
miroir - il est là dans ma tête -
il sait - il va revenir encore - je
vais nettoyer le fond en teint - je
tourne l'oeil vers le tabouret - tout
est bien - le bain coule chaud -
buée en nuées d'absence - l'eau
coule devant moi je monstre
cet instant d'elle - la robe qu'il a
choisie est bien sur le cintre - pas
de plis - je lisse la broderie avant -
les talons rouges sont bien alignés
à moins d'un centimètre entre
les courbes du pied - j'ai mesuré
avec ma règle - les serviettes
sont à deux centimètres les unes
des autres sur le portant - tout
est parfait pour partir - rien à
nettoyer ou presque -

La Fautographe de Béatrice Mauri, postfacée par Philippe Rahmy, est publiée aux éditions Lanskine avec le soutien du CNL. Prix : 14 €

image livre.fnac.com

dimanche 16 juin 2019

Luis Garcia Montero, Une mélancolie optimiste

Résultat de recherche d'images pour "luis garcia montero"
Comment ne pas penser, en lisant Une mélancolie optimiste (Una melancolía optimista) de Luis García Montero, à ce que disait Victor Hugo de cet état d’âme si particulier : « La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste. » ?

Dans ce choix de quarante poèmes qui jalonnent un tiers de siècle d’écriture, de l’âge presque tendre encore à celui de la maturité assumée, la tristesse n’est jamais subie. L’optimisme est ici une volonté au fil du quotidien que le poète transfigure  au cœur même de la langue. « Poésie de l’expérience, elle ne renie rien, elle veut construire, ne jamais renoncer à l’espoir. », observe Françoise Dubosquet Lairys à la fin de cette édition bilingue dont elle est la traductrice.

Luis García Montero met sur le même plan les gestes les plus ordinaires et les pensées les plus travaillées par le simple fait de vivre. Ainsi en est-il de cet anonyme qui se douche puis choisit une chemise dans son armoire, [gardant raison pour préserver sa peau les jours de pluie et au cœur de l’hiver].
Le poème alors devient fable, teintée parfois de petites ironies qui disent la lucidité du regard porté sur le monde. Un regard de philosophe qui va et vient de la douceur à l’amertume. « La tristesse de la mer tient dans un verre d’eau », note l’auteur dans l’un de ses titres. Peut-être faut-il aussi voir là une invitation à l’action. Les « occasions perdues » ne le sont jamais totalement.

Luis García Montero est un homme engagé à hauteur d’homme dans son époque. Ses poèmes Démocratie et Défense de la politique donnent un corps amoureux aux idées qu’on cherche toujours à abattre. Ils évoquent le souvenir du passé comme « un mot neuf » malgré les inquiétudes du futur. « Car est venu le temps joyeux des noms purs. »

Notons enfin la grande qualité de la traduction qui reste fidèle à l’esprit de cette poésie généreuse. Françoise Dubosquet Lairys a réussi son compagnonnage. En français comme en espagnol, la mélancolie garde la tête haute et c’est ainsi que nous l’aimons.

Extraits :

Los idiomas persiguen el desorden que soy,
y así los predicados de altas temperaturas
y los verbos de nieve
me tratan sin piedad
igual que a los sujetos derretidos.
No me resulta fácil,
                            pero a veces entiendo
la nostalgia de orden que tienen mis poemas.

Les langues poursuivent le désordre que je suis,
et c’est ainsi que les attributs de hautes températures
et les verbes de neige
me traitent sans pitié
comme ils traitent les sujets fondus.
Ce n’est pas simple pour moi,
                            mais parfois je comprends
la nostalgie de l’ordre qu’ont mes poèmes.

*

Bombillas
contra un cielo sin fondo,
pintura de las mesas
más pobre y sin verano,
botellas dejadas sin un solo mensaje
y la radio sonando
con voz de plata
como los álamos del río.
Antes que los humanos
los objetos aprenden a vivir en otoño.

Hasta un golpe de lluvia.

Ampoules
contre un ciel sans fond,
peintures des tables
plus pauvre et sans été,
bouteilles oubliées sans un seul message
et la radio qui résonne
d’une voix d’argent
comme les peupliers du fleuve.
Avant les humains,
les objets apprennent à vivre en automne.

Jusqu’à l’averse.

Une mélancolie optimiste de Luis García Montero est publiée aux éditions Al Manar et coûte 22 € (prix justifié).

image 1 librest.com