mardi 19 juin 2018

Fabrice Farre, Inflexion

Résultat de recherche d'images pour "editions rafael de surtis"Une inflexion, qu'elle s'imprime dans la ligne d'un paysage ou la courbe d'un corps, a toujours un point. Et la voix du poème commence à changer, donne à la lecture un mouvement qui tarde à révéler ses jeux de miroir.
Inflexion de Fabrice Farre recueille dans les instants de la marche les appuis du réel. La terre comme le ciel sont instables. Le temps lui-même, si meuble, pourrait s'effondrer dans une attente pétrie d'ignorance, inventerait qui sait d'autres possibles au coeur de la langue. Mais quelle serait notre inquiétude si l'alphabet s'augmentait d'une vingt-septième lettre ? Quand "le dehors se retourne comme une peau", les mots ne sont pas des lieux sûrs. Alors il faut épuiser dans la marche toutes les chimères de la mémoire. Voie ferrée ou quai de métro, colline dévalée ou "mer grosse des nouvelles du monde", le chemin est une énigme. Quelle est donc cette silhouette que Fabrice Farre tutoie tout du long ? Quelle est donc cette "caméra subjective" qui hésite entre le haut et le bas du visible ?
En écho à ces questions, Cécile Guivarch écrit dans sa préface : "Fabrice Farre brouille les pistes et le fait avec vibration. Les mots permettent l'inflexion de la mémoire, passée et présente."
Lisez et relisez ces poèmes aux accents surréalistes dont la puissance des coïncidences est parfois proche de celle de Jacques Vandenschrick.

Extraits :

J'imagine qu'ils sont venus prendre
ce que nous avions dû abandonner.
Il a fallu recommencer cent fois pour vivre.
Derrière nous passent des vêtements sales,
un jouet mécanique. Mais le jour
nous précède aujourd'hui,
comme il marche il pardonne.

*

Je vis dans un coin du monde
où ma table vibre émue
par les chenilles processionnaires
des chars sous le ciel de soufre
et les visages rouges. 
Au bout de l'artère un champ de fleurs
colle aux chaussures. On peut y patrouiller
sans craindre la vie.

*

Les bêtes somnolent sous les toits
les murs de la maison adjacente se resserrent
les bruits des ustensiles tournent autour de la table.
Le berger n'a qu'une parole en cet instant
maigre. Les idées noires moutonnent,
la lueur grossissante les pousse.

Accompagné de trois oeuvres peintes de Muriel Carrupt, Inflexion de Fabrice Farre est publié aux éditions Rafael de Surtis et coûte 17 euros.

Oeuvre de Muriel Carrupt en couverture de l'ouvrage. Image rafaeldesurtis.

dimanche 17 juin 2018

Brigitte Giraud, Le trajet d'une voix (inédit)

Résultat de recherche d'images pour "brigitte giraud"Il faudrait atteindre au silence passé
par les claires voies de la fenêtre.
Venir à toi.
Couler mécaniquement ma tête
dans l'anse de ton coude.
Ce serait commencer cet instant minuscule
qui caresse nos visages,

la voix entre les mots.



Rien, alors, ne pourrait demeurer
absolument perdu
au milieu de la nuit.

*

Il faudrait peindre les plis du silence,
poser du bleu dans la voix
autour des mots
qui pourraient casser.

Combien avons-nous de coeurs pour pardonner
les blessures du vertige ?
Combien de coeurs avons-nous ouverts
et refermés ?

*

J'entends des mots très bas.
Le silence de l'herbe 
et celui de l'eau
marchent sur la terre comme au ciel
les pieds nus.

Il pleut tout mon soûl.

*

Un trait dans la nuit
jusqu'à ce chemin d'encre jeté
dans les yeux,
plus loin que la parole.
L'écran des jours traverse ton visage.
Et nos yeux ont mal,
et aussi les mains,
et aussi toute la figure.

*

Tu écrirais une histoire
dans la nuit jetée.
Un phare au milieu de nulle part,
et une cabosse remplie de sentiments,
les yeux murmurant
des mots indéchiffrables aux lèvres.
Les murs de la chambre en retard du monde,
silencieux mouvements
à vitesse basse,
une lune passée.

On lâche la peur
de tomber.

image uneetoiledanslagorge.com 

samedi 9 juin 2018

Alexo Xenidis, Communication prioritaire

Résultat de recherche d'images pour "alexo xenidis communication prioritaire"Certains livres, très courts, n'en sont pas moins longs à lire. Communication prioritaire d'Alexo Xenidis en fait partie.
Dans la ligne des théories sur les réalités et les leurres du pouvoir (de Machiavel à Damasio en passant par le prince de Lampedusa) , cette auteure imagine les mécanismes d'une gouvernance mondiale pour finaliser la restructuration des instances politiques partout sur la planète. Après plusieurs années de travaux, l'humanité va enfin retrouver sa fonction première : survivre collectivement. Les tentatives des révolutions anticapitalistes comme les programmes d'extension démocratique ont échoué au niveau des Etats-Nations.
Le constat du CIEL (Comité International Exécutif Libre) adressé à tous les dirigeants est accablant : " Vous n'offrez plus aux habitants de vos pays ni la nourriture, ni l'abri, ni les remèdes, ni la protection qui leur sont nécessaires. Pire, vous leur avez même confisqué le droit de pouvoir conquérir par leurs propres moyens ces outils de survie."
Cette dernière étape de la finalisation n'est pas moins délicate que la restructuration elle-même. Elle s'apparente à la livraison d'un chantier quand on enlève les derniers échafaudages, les palissades et les bâches, les barrières d'accès et les tas de gravats. Ce n'est pas là un simple appareil de protection mais un Miroir qui organise pendant les travaux une autre réalité des orientations géopolitiques et des tendances sociétales.
Ce Miroir, pour être totalement efficace dans sa production de substitution, s'accompagne d'une "épuration lexicale" jusque dans le vocabulaire des sentiments effectuée par les citoyens eux-mêmes...
Que va-t-il se passer quand la nouvelle réalité apparaîtra sans le fard des récits illusoires ? Sachant que nul ne saurait ignorer cette communication prioritaire, le lecteur se fera son idée et elle sera vraie, à moins qu'un nouveau Miroir ne la déforme aussitôt...
Alexo Xenidis, qui fut psychanalyste, n'ignore rien des trames de fond dans la trame du réel offert au regard. Elle en mesure les menaces tapies au coeur même de la langue dont la substance est saignée. Comment forger sa liberté dans notre société qui s'effarouche au moindre mot de travers ou jugé intrusif ("mademoiselle" par exemple) et considère tout acte déviant comme une salissure au front des bienséances ?
Communication prioritaire d'Alexo Xenidis est un livre éclairant qui pourrait être porté à la scène, soutenu par un dispositif d'archives sonores et visuelles.
Illustré par Jacques Cauda, il est publié aux éditions Tarmac et coûte 12 €.

image tarmac

mardi 5 juin 2018

Patrick Rödel, Raymond Mauriac frère de l'autre

Résultat de recherche d'images pour "raymond mauriac frere de l'autre"Comment parler du roman Raymond Mauriac frère de l'autre de Patrick Rödel quand, dès les premières pages, on résiste mal à la tentation d'y voir une autobiographie ?
On y résiste d'autant moins que la photo en couverture, Raymond au garde à vous dans l'ombre écrasante de François, nous semble implacable, presque cruelle.
Et pourtant ! Hormis le fait que Raymond Mauriac a publié deux romans sous pseudonyme (Housilane), tout est presque faux dans cette histoire puisqu'on ne sait quasiment rien de lui. 
Patrick Rödel a traqué à la loupe tous les indices possibles dans le fonds Mauriac de la bibliothèque municipale de Bordeaux et inventé le journal que Raymond aurait pu tenir dans le secret de son étude d'avoué. Nul doute aussi que sa connaissance de l'oeuvre de "l'autre", Le mystère Frontenac notamment, aura nourri son inspiration. 
Le lecteur découvre la vie de Raymond Mauriac de 1895 à 1953. A quinze ans, il supporte mal le carcan du paraître bourgeois et les hypocrisies des punaises de sacristie. Il rêve de devenir écrivain, envisage de s'inscrire en lettres à l'université. Claire Mauriac, mère à poigne qui élève seule ses cinq enfants, oppose un refus catégorique. Raymond fera son droit et reprendra la charge de l'oncle resté sans descendance. On se doit d'avoir le sens du sacrifice quand on est l'aîné de la fratrie et que le père est mort trop tôt. De toute façon, la littérature, c'est le Diable. A commencer par l'exécrable Anatole France...
Ce vrai faux journal nous montre un velléitaire incapable d'affirmer son identité et ses désirs tant il est lui-même victime des préjugés de son milieu social. Proche des Croix-de-feu du colonel de La Rocque, il honnit la République enjuivée et trouve qu'il y a "de bonnes choses chez Mussolini".
Patrick Rödel parvient cependant à nous faire apprécier ses épanchements quand il se débat avec la gestation infiniment longue, tour à tour naïve et douloureuse de son premier roman salué par Robert Brasillach et Ramon Fernandez. Le lecteur sera également sensible à ses rapports ambigus avec François, l'envie et la suspicion voire la colère l'emportant le plus souvent sur l'admiration...
Le livre se termine par un post-scriptum de plusieurs pages intéressant à consulter tout en progressant dans le récit. On suit Patrick Rödel dans son dépouillement des archives familiales et des ouvrages consacrés à François Mauriac. On s'étonne avec lui que Raymond soit à ce point passé inaperçu aux yeux des biographes alors qu'ils mentionnent volontiers les deux autre frères : Jean le prêtre et Pierre le médecin. Est-ce là un oubli ? Ne serait-ce pas plutôt une répudiation inconsciente ? Et pourquoi ?
Mais c'est ainsi, à la faveur de ce trouble, qu'il peut devenir un personnage à part entière, dans la vérité sans fard de la vie rêvée. Quand le silence retombe sur l'étude où l'ennui tout le long du jour a présidé...
Le livre de Patrick Rödel, servi par une écriture qui ne mâche pas ses mots pour brocarder les petitesses, parfois presque tendre à l'évocation des parties de chasse ou de pêche aux abords des métairies, des émois furtifs des corps qui peinent à s'abandonner est un régal. On finit même par s'attacher à Raymond quand, au soir de sa vie désenchantée, s'annonce le grand naufrage de l'esprit. C'est bien là le signe du talent.
Raymond Mauriac frère de l'autre de Patrick Rödel est publié aux éditions Le Festin et coûte 19, 50 €.
Ces mêmes éditions viennent de republier Individu, premier roman de Raymond Housilane initialement paru chez Grasset en 1934.

image lefestin. (Malagar, Pâques 1930. Raymond et François Mauriac)

dimanche 3 juin 2018

Elaine Vilar Madruga, Maternité

Résultat de recherche d'images pour "elaine vilar madruga"Elaine Vilar Madruga est une jeune poète cubaine (et aussi auteur de science fiction déjà prolifique)  dont je traduis quelques textes pour une parution dans la revue Recours au Poème en septembre. J'aime ce travail d'exploration de sa langue et de son univers. J'aime la participation d'Elaine à mon défrichement. Bref, une bien belle aventure. Je vous offre ce poème, Maternité, en avant-première. Savourez-le car je n'en mettrai pas d'autres ici. Il faudra attendre septembre, comme de juste.

Ma grand-mère prodigue ses soins à la femme sénile
qui n'est ni sa soeur ni son sang,
celle qui lui refusa il y a longtemps déjà
un bout d'étoffe vénitienne
et cracha dans le bol où ma mère, trois ans,
buvait son lait du matin :
ce lait d'exil et de suint,
épidémie blanche de la crème qui bourgeonne, jardin des bactéries.
Les cris s'égrainent un à un.
Ils veulent parler de cette autre vie
gravée sur les piliers de la maison
pendant que la grand-mère savonne l'étrange femme,
l'offrande vaudou,
la misère de la peste, 
les tournesols flétris des plaies.
Elle n'espère plus rien de la vie.
Et l'un et l'autre attendent seulement
le bain de six heures et le repas à sept,
le déjeuner de pain et de mort,
tout ce sacrifice que ma main eut à faire.

(Muchas gracias Elaine, trabajar contigo me encanta. Ya te lo dije. )

dimanche 27 mai 2018

La guerre des pauvres contre les moins pauvres

Résultat de recherche d'images pour "manif du 26 mai"Je lis sur la page facebook d'un homme de lettres et chroniqueur avisé que les Français sont trop râleurs et les agriculteurs trop pleurnichards. Notre homme, pourtant éminemment respectable et respecté, prend l'exemple d'un retraité qui râle parce que la récente hausse de la CSG ampute son revenu de 50 euros et celui de sa femme d'autant. Notre homme de lettres en déduit que le revenu de ce couple s'élève à 4500 euros nets mensuels. Donc, au lieu de regimber, ce retraité ferait mieux de cultiver ses tomates et ses courgettes plutôt que de battre le pavé avec les insoumis et autres hurluberlus de la contestation. Puis il s'en prend aux agriculteurs qui larmoient à la première grêle annoncée. Peut-être ne sait-il pas que le revenu de la plupart des agriculteurs excède rarement cinq cent euros par personne...
Les commentaires qui accompagnent l'article sont encore plus édifiants. La plupart lui faisant chorus. Ils disent en substance que les Français sont toujours à se plaindre le ventre plein et qu'ils ne connaissent pas la vraie misère. En viendraient-ils à la souhaiter ?L'un d'eux, écrivain lui aussi et publié par des éditeurs renommés, accuse carrément les râleurs d'être jaloux des riches. Argument du reste employé par le président de la République, alors qu'il sait bien que la jalousie s'exprime dans une sphère de proximité. Un ouvrier, terme considéré comme populiste, peut envier la situation de son chef d'équipe s'il l'estime moins méritant que lui-même. Mais il ne jalouse que rarement le directeur de l'usine qui appartient à un autre cercle et encore moins le PDG du groupe hors de tout cercle.

Je trouve que ce genre d'article et les commentaires suscités portent un éclairage sans fard sur ce qui advient au fur et à mesure que le libéralisme se débride : la guerre des pauvres contre les moins pauvres et inversement. L'individu qui vit avec 1000 euros demande à celui qui en gagne 2500 de boucler son claque-merde, lequel, tout en impulsivité, pourrait traiter son contradicteur de salaud de pauvre.
Pendant ce temps, les forces du CAC 40 peuvent continuer à dormir sur leurs deux oreilles. L'argent profite beaucoup mieux quand ses possédants ont les moyens de dormir par temps d'orage. Surtout par temps d'orage. " Echarpez-vous braves gens, foutez-vous carrément sur la margoulette, nous sommes à l'abri dans nos bunkers et, lorsque vous aurez fini de vous battre, nous serons encore assez malins pour faire du fric en ramassant les blessés et les morts, en reconstruisant ce que vous aurez cassé. Et puis, hein ! vos vociférations assourdissent le sens commun de la réflexion commune et cela sert aussi nos intérêts. Vous ne pensez plus à nous quand vous vous trucidez. Vous finissez même par nous oublier dans vos jugements révolutionnaires. Continuez sur cette lancée, braves gens, c'est ainsi que nous vous aimons, pour pouvoir vous tondre encore davantage !"
Autre fait notable au sujet de cette page facebook, les commentateurs sont tous des individus appartenant de près ou de loin à la population dite très éduquée et très cultivée. Comme quoi, mais cela est connu depuis longtemps, la culture n'a jamais sauvé quiconque des petites vilenies. Moi pas plus que les autres. J'ai au moins cette lucidité-là. D'ailleurs, je vais doubler le mur mitoyen qui me sépare de mon voisin, lequel survit avec le minimum vieillesse promis à l'augmentation mais à la saint glinglin. On ne sait jamais. Si  ça tourne vraiment au vinaigre, il pourrait me chercher noise.

image de la manifestation du 26 mai 2018 contre la politique libérale du gouvernement Macron-Philippe. ici.fr

Isabelle Bonat-Luciani, Et aussi les arbres

Résultat de recherche d'images pour "isabelle bonat-luciani"Et aussi les arbres d'Isabelle Bonat-Luciani est un récit autant qu'une suite poétique dont les vers ont souvent de longs déplis.
Tous les matins, la narratrice entre dans son bistrot et s'installe à sa table. Elle regarde le trompe l'oeil d'une fenêtre sur un mur. Elle se souvient, "le corps pareil au cadavre d'un animal que la mort aurait négligé d'emporter tout à fait". Une coccinelle se pose sur sa main et le souvenir grandit avec l'enfance retrouvée. En eaux troubles. Mais comment "mettre à nu les entraves" dans l'inquiétante relation avec l'inquiétant Arnaud ? Est-il totalement un homme ? Ne serait-il pas plutôt un oiseau ? A moins qu'il soit un peu les deux tout en restant enfant sous le regard de la mère dont il est l'amant !
Une femme bien étrange, cette mère ! Qui pleure comme elle pisse pour taire absolument le grand secret. Dans une famille de guingois. Le père, revenu d'une guerre de l'autre côté du monde (en Indochine ?) n'a plus d'assiduités que pour ses bouts rimés qui posent et imposent "son nombril sur la table".
La narratrice évoque son corps "irrémédiable" et [son ventre qui prend toute la place dans son cerveau] lorsque la mère lui dit que maintenant elle est formée. Elle évoque aussi le château imaginaire partagé avec Arnaud. Un château foisonnant et labyrinthique, rongé par un mal mystérieux comme dans le Gormenghast de Mervyn Peake.
Puis la coccinelle s'envole. Le souvenir s'apaise et trouve des contours plus sûrs, avec le désir inentamé. Le chant de Robert Smith (du groupe anglais The Cure), jusque là presque en sourdine, monte en puissance et apprête le corps "mince cloison poreuse" et.
Et.
Isabelle Bonat-Luciani, présentée comme une punkette qui ne craint pas la kryptonite, nous offre avec Et aussi les arbres un texte  émouvant (notamment sur "le corps en carcasse" qui maigrit...), servi par une palette allant du plus trash au plus lyrique teinté d'onirisme. Les opacités y sont aussi nombreuses que les évidences. Il faudrait peut-être changer la fenêtre du trompe l'oeil. Mais comment le vitrier saurait-il donner le jour ?
Donnons enfin la parole à Manuel Plaza qui signe l'avant-propos du livre : " Cest là que se tient IBL, je crois, dans ce non-lieu de non-dits où tout n'est que sensation, dans ce paysage qui est la demeure de chaque femme, de chaque homme, dans ce qu'ils se disent avec ou sans les mots, et qui ressemble à ce que se disent les arbres entre eux. On ne parle jamais mieux qu'à ceux qui ne sont plus là pour entendre."

Extraits :

Arnaud et son geste.
Arnaud et sa main. 
Dans ma bouche il tourne tout ce qui traîne et résiste.
Dans ma bouche il dédale
et je m'installe dans un imaginaire
où nous pourrions revenir au futur.
Je ralentis mes pas
et retiens nos innocences.
*
S'il fallait t'écrire à un endroit
la marge serait blanche
emplie de mots empêchés
tel un ciel trop loin.
Les mots se sont agglutinés dans la chair.
Toute ma peau y pense.
Elle te présume
dans le geste de ma main
où naissent les rivages
et les ravages affleurent.

Et aussi les arbres d'Isabelle Bonat-Luciani est publié aux éditions Les Carnets du Dessert de Lune. (13 €)

image Isabelle Bonat-Luciani

jeudi 17 mai 2018

Michel Bourçon, Demeure de l'oubli

Résultat de recherche d'images pour "michel bourcon demeure de l'oubli"Comment nommer les choses qui apparaissent au regard si les mots font défaut ? Sommes-nous à ce point prisonniers de notre "forteresse de viande et d'os"? Notre mémoire est-elle si malade ? Comment le mouvement entre le dehors et le dedans peut-il advenir s'il s'agit de "vivre et mourir par inadvertance"? En quel peu ? se demande Michel Bourçon dans Demeure de l'oubli.
Et c'est bien cette tentative d'identification du peu qui parcourt son oeuvre. Un simple survol de sa bibliographie en atteste, (Carnets de petits riens, Pour si peu, Poèmes de peu, Peu dans le bleu, Pratique de l'effacement, Le moindre geste, Ce peu de soi...)
Le concept de peu est exploré par l'anthropologie (gens de peu/objets de peu) autant que par la philosophie qui s'aventure aux marges du rien avant le vertige du vide. En ce sens, Michel Bourçon fait oeuvre de philosophe traversé par des questionnements anthropologiques.
Mais il est avant tout résolument poète, dans la pleine conscience de la fragilité de l'acte d'écriture pour approcher l'essentiel humain qui se dérobe. De très grands poètes comme Thierry Metz, Antoine Emaz ou James Sacré, pour ne citer que des contemporains, ont creusé ce sillon entre terre et ciel. Il se trouve, nous l'avons déjà dit ici, que Michel Bourçon est un très grand poète. Qu'il me pardonne de le répéter !

Extraits :

Où vont les heures, le souffle du printemps n'emporte pas ce on ne sait quoi qui stagne entre vitres et ciel, un mot vient en tête puis s'en va, on habite un vide d'être que la lumière dévoile aux bêtes qui nous regardent passer en ne soulevant que la poussière qui nous attend, de toute éternité.

Parfois, une fenêtre s'ouvre en nous, libère des ombres semblables à celles de grands rapaces, que la terre absorbe. Quels mots conviendraient alors, pour dire ce dans quoi on entre, sans fardeau, sans le sentiment de traîner les pieds derrière soi, ainsi, en levant la tête, nous voyons nos pensées changer de forme et les oiseaux jardiner le ciel.

Par notre présence, nous ignorons ce dont nous témoignons, ici-bas. Nous mâchons notre mémoire, des visages, des mots, nous digérons tant de choses vues, pour demeurer dans le vide avec les mains reposant sur la table, comme des bêtes fourbues qui se souviennent du corps d'une femme.

Sur la page, les mots sont des insectes morts et, à l'intérieur du corps assis à cette table, quelqu'un d'englouti peine à se faire entendre, marche durant des heures à l'aide de ce véhicule de chair et d'os, s'étonne encore d'avoir une ombre en traversant le bleu jusqu'à ce blanc immaculé d'où surgira l'hécatombe.

Demeure de l'oubli de Michel Bourçon est publié aux éditions p.i.sage intérieur. (10 €).

image p.i.sage intérieur

mardi 15 mai 2018

Jakuta Alikavazovic, L'avancée de la nuit

Résultat de recherche d'images pour "l'avancée de la nuit"L'avancée de la nuit de Jakuta Alikavazovic est un roman qui peut se lire comme un roman. A moins que ce soit un livre de philosophie, ou d'anthropologie, qu'on lirait tantôt comme un livre de philosophie tantôt comme un livre d'anthropologie.
Mais venons-en à l'histoire car il y en a une. Entre le vrai et le faux, Paul et Amélia Dehr tentent de s'aimer pour de bon dans la chambre 313 de l'hôtel Elisse où Paul exerce l'humble fonction de veilleur de nuit. Amélia, fille du propriétaire de la chaîne hôtelière du même nom, n'a à veiller, si elle le peut, que ce qui la hante et qu'elle hante en retour.
Sa mère notamment, voyageuse et auteur de "poésie documentaire" dont le rôle fut énigmatique pendant la guerre des Balkans en 1990 et après. Cette mère manquée mais comment se construit exactement une mère manquée ?
Et il y a l'amie Anton Albers, intellectuelle de réputation internationale qui donne des cours dont l'essentiel se trouve dans les digressions autour de la philosophie de la ville :
- La peur dans la ville
- La nuit dans la ville
- les architectures souterraines dans la ville...
et l'art aussi, ou encore l'expulsion de la ville comme expression du chaos, sans compter le redoutable cheval de Troie que serait l'amour que nous portons à nos enfants.
Beaucoup moins bavard qu'Anton, il y a aussi le père de Paul. Un voyage dans les îles essaiera de les rassembler. Mais c'est avec Louise , ah ! Louise ! que ce taiseux replié se dépliera. Autour des oiseaux mais pas seulement.
Et il y a, il y a , ou il n'y a pas, mais il pourrait y avoir ! Là est la force de la littérature, dans le silence assourdissant des possibles.
Autant le dire sans barguigner, L'avancée de la nuit est probablement un chef d'oeuvre. Et autant l'avouer en suivant, il est bien difficile de savoir pourquoi. Amélia Dehr n'est pas sans point commun avec la Lol V. Stein de Marguerite Duras. Comment s'appartient-elle dans la confusion des espaces et la confusion des sentiments ? Qu'y a-t-il d'absence dans sa présence et inversement ? La mise en danger du récit par le jeu subtil des flous et des incertitudes, surtout dans la première partie les nuits d'hôtel, confère au livre tout entier une puissance peu commune. La nuit avance. Elle avance jusque dans le regard des aigles qui capturent les drones dans le désert. Jusque dans le sable qui, lui, recule. Et.

Extraits :

"... la peur étend la ville. La redouble. La ville naît contre la peur mais la peur s'infiltre, et la ville devient le lieu de ce qu'elle devait tenir à distance, tenir à l'écart des murs. Il n'y aura pas de peur dans la ville de demain, répliquait Paul, la peur est à éradiquer, comme on a éradiqué le noir. L'obscurité n'existe plus depuis le 19ème siècle. Amélia dit : la peur s'adapte. Elle prononça cette phrase une fois, distinctement, mais ne la redit jamais plus ; soit qu'elle refusait, par fierté, de se répéter ; soit qu'elle n'était pas aussi sûre d'elle qu'elle le prétendait. Souvent, comprendrait Paul, Amélia avait, en dépit de sa véhémence, le voeu secret d'être détrompée. Souvent Amélia regrettait d'avoir raison."

" Un cheval de Troie. L'amour pour nos enfants est la façon dont un monde indéfendable paraît défendable et est, pour finir, défendu. Accueilli. Les mensonges. La surveillance globale. La militarisation insidieuse. Qui ne voudrait pas savoir ses enfants en sécurité ? Qui n'accepterait de payer le prix fort pour cela ? C'est par amour que nous équipons nos villes, nos rues et nos maisons. Mais c'est le mal qui s'infiltre... Nous vivons dans un monde qui a entièrement cédé à la brutalité et à l'injustice. Chacun pour soi. Chacun pour soi et ses propres enfants. Son propre petit matériel génétique. Et pendant ce temps, le principe directeur du monde est devenu l'expulsion. Des familles à la rue. Des villes rasées, des pays entiers contraints de prendre la route. Je regarde autour de moi et ce que je vois, c'est l'irruption de l'irréel dans le réel. Le fantastique est devenu la condition de nos existences, martela Albers, obstinée, et tout ce que Paul vit, ce fut une vieille femme, butée sous sa frange blanche."

L'avancée de la nuit de Jakuta Alikavazovic est publié aux éditions de l'Olivier (19 €).

image franceculture.fr

jeudi 10 mai 2018

L'abjection, c'est simple comme un coup de fil ?

Résultat de recherche d'images pour "migrants"Au début des années mille neuf cent quatre-vingt, ma compagne et moi fréquentions un couple de notre âge. Elle était étudiante en droit. Il était étudiant en psychosociologie. Tous deux avaient leurs entrées au parti socialiste. 
Ma compagne et moi étions déjà instituteurs en zone d'éducation prioritaire. Nous rêvions plutôt du drapeau noir chanté par Léo Ferré mais aucun problème d'appartenance ne s'opposait encore à nos échanges. 
Le plaisir des mots et du vin, des pétards aussi, nous réunissait sur la même comète dont nous tirions les plans les plus fantaisistes. Ce couple, déjà aguerri aux subtilités des sciences humaines, aimait nos enthousiasmes littéraires et notre engagement auprès des plus démunis à l'école.
C'était l'époque dite de la nouvelle pauvreté, sous le premier septennat de François Mitterrand. Le vent du libéralisme commençait à souffler sur l'énarchie. Ma compagne et moi émettions déjà des critiques, de plus en plus acerbes. Le couple ami défendait au contraire la politique du gouvernement, de plus en plus fermement. Les menus plaisirs autour des mots et du vin, des pétards aussi, ont fini par s'espacer. Puis nous avons cessé de nous voir. La vie, n'est-ce pas, éloigne aussi vite qu'elle rassemble quand on a encore vingt ans.
Nous avons enfin compris, ma compagne et moi, que nous n'étions pas exactement du même monde, du même chemin. Notre comète en partage, si séduisante avec sa chevelure électrique, n'était qu'une illusion dont nous gardons cependant de bons souvenirs.

Naguère, dans une soirée, un ami me rapporte un fait, presque à voix basse. Trente ans se sont écoulés. L'étudiante en droit, devenue juge d'instruction, occupe désormais des fonctions plus élevées dans la magistrature. Le visage inquiet des migrations stigmatise les figures de la pauvreté qui n'est plus nouvelle depuis longtemps. 
Des migrants, justement, il y en a jour et nuit devant le domicile du couple. C'est dérangeant. C'est dérangeant pour la libre circulation des personnes et des biens. C'est dérangeant pour le regard, et même, parfois, pour l'odorat.
La solution est simple pour ne pas être dérangé : passer un coup de fil. On sait à qui s'adresser. On a les relations qu'il faut pour le savoir. On hésite un peu. On ne fait pas partie des méchants. Puis. On rapetasse une raison qui s'accommode de toutes les raisons. On compose le numéro le plus indiqué. Et le problème est réglé. En douceur bien sûr. On a demandé cela, en douceur. On n'est pas des méchants.

Il ne se passe pas de semaine sans que ce fait me revienne en mémoire. Il exprime les menues bassesses favorisées par la notabilité. On peut sans outrance le qualifier d'abject. Mais une question, venue après le temps de l'indignation, me taraude. Serais-je capable d'une mauvaise action semblable si ma situation sociale le permettait ?
Les forces et les faiblesses qui constituent une morale humaine ne sont jamais prévisibles à coup sûr en toute circonstance. De la conduite héroïque à la conduite abjecte et inversement, il y a tant de mouvements traversiers insaisissables sur le moment, que la réflexion n'atteint pas, que la langue ne saura jamais susciter. Une seconde parfois suffit pour faire le bien. La seconde suivante le défera et ce sera le mal, dans l'empêchement obscur de l'être tenaillé. Rien n'est simple comme un coup de fil. Truisme à méditer et méditer encore en état d'éclaircie ! Mais dans quel miroir ?

image express.fr (camp de migrants Porte de la Chapelle à Paris en juin 2017)