mercredi 30 octobre 2024

Ou Bien, feuille d'art et de littérature, numéro 6

 

Ou Bien, revue au format italien sise dans le vieil Angoulême, présente 15 huiles sur toile et 2 encres de Gwendoline Hausermann. L'artiste trouble les lignes de la figuration et en fait émerger l'abstraction du réel. Ou l'inverse. Le jeu de miroirs des avant-plans et des arrière-plans immerge la figuration, (les visages, les silhouettes notamment), dans l'aperception qui échappe au visible conscient. C'est peut-être là, entre émersion et immersion, que se trame l'énigme du monde depuis les commencements. Comme un flou à élucider pour que l'entendement, à l'épreuve de la lenteur, s'ouvre à quelque chemin... Mais saura-t-on jamais où il conduit le regard ?

Ainsi en est-il de Clairière, reproduite en couverture et page 5. La lumière pâle trame sous les ramures en éventail une inquiétante géométrie. La clairière n'est pas ici une parenthèse dans les remuements forestiers, un sortilège plutôt, dont le dessein opaque restera tu.


Le NoLandScape de la page 14, avec sa matière en fusion piquetée de pubescences argentées, est peut-être, jouons sur les mots, un Land Escape. Le texte en vis-à-vis de Sophie Loizeau lui fait écho : "Je prends des photos en aveugle, des choses qui apparaissent après coup, de petites sphères hautes. La lune est là, s'absente, revient sous une autre forme. J'obtiens une lueur entre les branches, vague, aqueuse". 


Sans rivage
, dit le titre du tableau de la page 23. La réalité serait donc si liquide qu'on ne pourrait y accoster nulle part ? Des frondaisons dominent un arpent de terre où peine à s'insinuer un méandre timidement bleuté. L'assise d'un banc se devine ; sa fragilité est un suspens. Autour d'elle, des petits animaux manifestent leur improbable présence. Un écureuil furtif, un cheval juché sur une bête blanche. D'autres formes à l'entour, qu'on imagine renversées, cherchent qui sait un corps à incarner.

Quelques personnages traversent aussi les toiles de Gwendoline Hausermann. Le spectateur s'attarde à la contemplation de l'homme immobile dont la main droite est peut-être un moignon puis met ses pas dans ceux de l'homme qui marche jusqu'à l'effacement de son visage. Quand l'un et l'autre seront-ils totalement recouverts par le paysage ?


La revue consacre de nombreuses pages à la poésie dans tous ses états, parfois inspirée des toiles de l'artiste. Ainsi écrit Stenka Morris : "Nous guettions la fonte des arbres / et nulle trace de pas ne venait obscurcir / les allées du jardin  //  Nous avions dans les yeux des horizons / comme on n'en fait plus / Des rameaux infinis, / rameaux toujours fragiles / prêts à offrir le gain d'été / et partir, / à la dérive, sur un vent sans épure   //   Il nous semblait que l'avenir était un autre monde".

Parmi les contributions, notons cette observation aussi concrète que métaphysique de Laurence Lépine : "Le temps est enfin venu où le ciel construit ses appentis. Désigne chaque abeille sous le nom de son haut protecteur." Et celle, suffoquée, de Rémi Letourneur : "... je n'ai pas d'autre excuse que la nuit le silence des pierres la lune bronze médaille le clochard son lino en carton les pattes de chiens à l'envers solitude des pavés"... 

Marnie Holzer écrit à sa fille le manque qu'elle a d'elle depuis qu'elle est partie : fragments d'habits et de visages, puzzle des mémoires partagées impossible à rassembler : "je vois bien que les choses ont changé / que plus rien n'est à sa place / comme si des bouts de nous / manquaient à l'unité / de ce nous devenu ancien".

Et comment savoir où commence une histoire ? se demande Julie Nakache. "les chairs les genoux écorchés les langues de feu les femmes creusées les hommes empaillés la blancheur des os" ne disent pas l'origine du chaos. Peut-être faut-il la chercher dans une durée qui dure trop longtemps : "Combien de temps pour qu'une voix en atteigne une autre ? Combien de temps ?"

Erick Avert  évoque ce que l'ignorance infuse en nous, à bas bruit : "...il y a ces corps qui se frottent et se choquent. Il y a ceux qui éclatent d'eux-mêmes pour n'avoir pas su rencontrer la matière Ceux qui ont tenté le combat contre les étoiles Et ont simplement brûlé".

Claire Médard s'arrête sur l'image du tableau de couverture et s'abandonne au vagabondage : "Trente-six gestes flous / parlent à voix basse / Saint-Germain se réverbère / les néons n'ont plus de prise   //   Juste la chaleur d'un lit rond / le froissement d'un rideau / Les murs retiennent les secrets / de films jamais tournés".

Enfin, ce portrait de l'artiste par sa sœur Gaëlle Hausermann : "Tu es une petite fille habillée en rose qui construit des boîtes : une boîte qui en contient une plus petite, puis une autre plus petite encore, puis plus petite, comme tes toiles ; il y a plein de couches qui se superposent, et tu enfermes dans ces couches et ces boîtes une image de toi. Le secret est à l'intérieur."

La revue Ou Bien feuille d'art et de littérature est disponible à la vente à cette adresse : www.oubien16.wordpress.com. Elle coûte 9 €.

 

lundi 28 octobre 2024

Lancelot Roumier, Pourquoi ne pas dire ?


Certaines questions laissent deviner plus de sous-entendus que d'autres. Pourquoi ne pas dire ? en est une. Fondamentale dans l'expression du désir empêché. Qui cherche à vouloir mais toujours quelque chose se dérobe. Dans le corps. Dans la langue. Dans le défilé des jours et de la mémoire. Le lecteur qui prête l'oreille au silence s'amusera à quelques déplis : Pourquoi ne pas le dire ? Pourquoi ne pas dire ça ? Pourquoi ne pas dire tout ? Pourquoi ne pas dire mais quoi vraiment ?

Pourquoi ne pas dire ? de Lancelot Roumier est composé de trois mouvements d'égale ampleur : Bouches, Langues, Dents.  "envie de pas / de mots / mais des bouches / que des bouches / en moi", écrit le poète entravé par ce qui manque. Les bouches seules sont impuissantes. Comment dire "sans le sang de la langue" et si les dents "ne claquent sur aucune réponse" ? Le corps désassemblé n'a pas de lieu sûr. Les fenêtres sont borgnes et les portes absentes. Le vide au creux des trous, dans les yeux et la gorge, n'offre de prise qu'au bruit. Mais le poète résiste à ce qui ronge et dévore. S'en tient au visible quotidien. Le fil "des trois câbles de chargeur branchés" a peut-être son mot à dire même s'il n'en dit rien. Pareil pour l'attirail des soins du corps. Que soigne-t-on vraiment de notre visage, le matin de bonne heure, quand nous devons être présentables ? Alors Lancelot Roumier s'accorde un trait d'humour. Il fait le ménage dans la chambre des mots et ça ne va pas de soi, oh que non !

Le deuxième mouvement, Langues, s'ouvre sur la pointe des pieds à l'extériorité, laquelle est aussi limoneuse que l'intériorité. Et grinçante. "le gravier de la cour crisse". "je n'ai que des dents qui crissent". La route est-elle vraiment si lisse sur le "chemin qu'il faut bien suivre" ? Le poète revient sur l'absurdité de son travail devant un écran qui engloutit ses yeux. Et revient aussi l'énigme du père. "comment me convaincre que je ne suis pas mon père ?", note Lancelot Roumier dans le premier mouvement. Et là, cette étrangeté : "pas le choix / que de l'être au père / dans la voix". L'être au père ou lettre au père ?  Et la question du pourquoi pose la question du comment. Les langues ne secrètent aucune langue dans les tréfonds du ventre. Trop "d'absences / de vides / de non-dits / de paroles qui se taisent". 

Alors "écrire jusqu'à s'abrutir d'enfance". Dans l'urgence de la poésie dont les mots "ne restent pas coincés entre les dents" comme les fibres du bois mort. Le corps végétal est aussi insécure que le corps humain. Les herbes, les fougères, les troncs, les buissons, les branches et la mousse, les pins noirs ne composent ni la réalité des arbres ni celle des forêts. Le végétal le moins improbable est celui dont on fait les revues et les livres. Lancelot Roumier, également libraire à Roscoff dans le Finistère (Librairie Le chant de la marée), égrène quelques-unes de ses querencias poétiques : les revues Traction-Brabant, Décharge, Cabaret... les univers singuliers d'Eugène Guillevic, Antoine Emaz et Luce Guilbaud, Vincent Motard-Avargues...

Au jeu toujours risqué des appariements littéraires on peut ajouter à la liste Jean-Louis Giovannoni pour le rapport des corps et de la langue et Thomas Vinau pour l'indicible torpeur des heures perdues au bureau...

Extraits :

des mots

vivants

se décomposent

il y en a plein

dans les algues

gluants de moi

après la même pluie

retour au chien

après le même silence

être bête

*

pas de mot

pour ronger

le rongement

ne suffit pas

pour dire

la carie

de la langue


dans le réveil

encore

les premières herbes

de la bouche

confondent

l'arbre

qui jaillit

une longue 

langue

de paille

raconte

un jus de pomme

pressé dans le foin

jusqu'au fond du ventre


Pourquoi ne pas dire ? est publié aux éditions de l'Aigrette. La gravure en couverture est signée Pascale Parrein. L'ouvrage coûte 13 €.

La librairie Le chant de la marée est joignable via son site internet et au 02 98 24 17 84. Lectrices, lecteurs, courez-y vite ! Vous y trouverez le beau recueil de Lancelot Roumier, parmi beaucoup d'autres.


jeudi 24 octobre 2024

J'ai eu peur, j'ai eu peur qu'il me tue


Parfois, on préfèrerait être sourd plutôt que d'entendre certaines paroles. Surtout quand elles sont prononcées par un enfant.  Et que tout est vrai, douloureusement vrai. 

Un jour, dans le cadre d'une semaine interdisciplinaire sur le thème des ancêtres et de leur héritage, les professeurs d'une école demandent aux élèves de présenter en guise de témoignage un objet ayant appartenu à un grand-père, une grand-mère. Ou un souvenir. Les choses et les mots à partager, à échanger, pour incarner et faire durer les mémoires ordinaires qui contribuent aux grands récits de l'histoire.

L'enfant dont il s'agit, appelons-le S***, demande à ses parents ce qu'il pourrait apporter. Et son père lui dit : "Pendant la guerre, j'ai tué 6 hommes". 

Le lendemain, d'une voix peu sûre, S*** répète ces mots du père aux professeurs et à ses camarades de classe. "Pendant la guerre, j'ai tué 6 hommes". 

Imaginons la scène. Les enfants qui ont précédé S*** auront montré un bibelot ayant trôné sur les buffets de plusieurs générations ou une photo en noir et blanc des années cinquante, un mariage par exemple. Le bibelot et la photo seront passées de main en main, de regard en regard. Des questions auront été posées. Des étonnements se seront prononcés. Et là, tout à coup. PENDANT LA GUERRE, J'AI TUÉ 6 HOMMES. Un épais silence traverse la classe. Le rayon de soleil qui pointait à la fenêtre bat en retraite. Les ombres se replient dans leurs encoignures et ont froid.

Puis quelqu'un demande : "Comment as-tu réagi ?"

Et S*** répond : "J'ai eu peur, j'ai eu peur qu'il me tue".

Fin de l'histoire vraie. Ou son début. S*** s'en souviendra toute sa vie. Il ne la lèguera pas à ses enfants et ses petits-enfants. Certains héritages sont lourds à porter sans qu'on le sache. Ils rôdent jusque dans les rêves, écornent un peu les joies, suspendent des gestes. Et les enfants, les petits-enfants entreverront que leur grand-père se perd parfois dans le dédale obscur de quelque secret. Quand un sourire disparaît soudain de son visage. Chassé par le souvenir en embuscade : "PENDANT LA GUERRE, J'AI TUÉ 6 HOMMES".

Et son terrible ricochet : "J'AI EU PEUR, J'AI EU PEUR QU'IL ME TUE".

Photo : tableau de Claude Bellan

 

mercredi 23 octobre 2024

Sylvain Prudhomme, Coyote


"Depuis dix jours que je voyage, je peux faire le compte : j'ai été pris en stop par 18 Mexicains, riches, pauvres, anglophones, hispanophones, illégaux, régularisés, résidents, naturalisés américains. Je peux aussi faire le compte des Blancs qui m'ont pris : 1."

Coyote de Sylvain Prudhomme raconte le long périple de Silvano en stop de part et d'autre de la frontière mexicaine. Soit 2500 kilomètres de la côte Pacifique à la côte Atlantique. Il rapporte les propos des automobilistes à l'état brut et publie leur photo. En ce sens, le livre relève autant du journalisme que de la littérature. Les rencontres, brèves ou longues, sont souvent émouvantes dans la narration des joies et des peines ordinaires. Un camionneur, des petits patrons, un dealer d'herbe, un fournisseur de matériel informatique, un mécanicien, un couple de retraités amateurs d'art et un autre qui rachète des locaux commerciaux après faillite, un ouvrier dans le bâtiment, un vieux chauffeur de taxi, un agent d'entretien, un touche-à-tout qui rêve d'écrire "un bouquin irrésistible"... défilent à la barre du témoignage. 

La question des migrants est omniprésente. À Gila Bend en Arizona la Bordel Patrol, surnommée les Green Beans, les haricots verts, traque les migrants avec ses caméras thermiques et ses radars. Ce sont des pollos (poulets) ou des mojados (mouillés) "à cause du fleuve qu'ils doivent traverser", dit José. 

Quant aux passeurs, on les appelle les coyotes. Leur tarif de base s'élève à 6 000 dollars. Il faut en ajouter 5 000 de plus pour bénéficier de quelques haltes dans des fermes et encore 5 000 pour être véhiculé sur une partie du trajet. Sous le soleil écrasant du désert où grouillent les serpents et les scorpions.  Les poulets sont nombreux à mourir. On ne sait pas combien. On ne peut pas savoir. Les corps ne sont jamais réclamés.

Et il y a la violence de certains monologues. Celui de Great à Granite Hills en Californie : "T'as la trouille comme une merde. Dis pas non. Dis pas non ou je te jure je m'énerve." Celui de Mike à Tucson : "... les Mexicains sont de la merde mon gars. Des menteurs. Des drogués. Rien de plus que des putains d'animaux." Celui de Simon à El Paso au Texas : "Pardon c'est bête mais pour nous les Français c'est des gens faibles, efféminés. Un peu homosexuels quoi." Ou, encore, celui de Sandra, propriétaire d'une station-service qui menace d'appeler la police parce que Silvano fait du stop : "Private property. Stop botherin' my customers please. Not even five minutes. NO. Go away now. Ya hear me GO AWAY."

Enfin, dans presque tous les soliloques, Trump et son mur. "Este gran hijo de la puta madre". Mais tous les avis ne sont pas aussi tranchés. "... ce que j'en pense de ce mur, c'est difficile. Ce sera pas très efficace c'est sûr. Et en même temps... avec le nombre de Mexicains qui essaient d'entrer. Bien sûr moi aussi je suis Mexicain... Oui mais moi je travaille, regarde : je paie des impôts.", dit Mauricio. Melanie et Martin, entrepreneurs qui s'exercent parfois au tir au fusil, admirent le businessman, "Ce mec a des couilles", et détestent le diplomate, "Il ose mais presque toujours c'est pour faire des conneries plus grosses que lui". 

De nombreux passages, chacun excédant rarement une page, offrent au lecteur des parenthèses dans le flux des paroles. Silviano décrit ses attentes interminables et sa solitude au bord des routes, note quelques faits divers, "Baja California : déjà 41 attaques contre la police municipale cette année", observe les décors. Une aire d'autoroute "où même le conducteur de la pire épave ne voudrait pas s'arrêter". Les grillages et les miradors de Ciudad Juárez avec le Fleuve Grand qui "n'est plus qu'un filet d'eau tout entier bétonné". Il partage aussi quelques cocasseries. Alors qu'il hésite à louer une chambre dans un motel, une mère de famille croit qu'il a faim et lui offre à manger : "Come, mi hijo. Pagamos para ti, no te preocupes". Parfois, le voyage est plus souriant, Silviano se sent bien. Comme à Eagle Pass où il s'endort "sous un caoutchouc aux feuilles épaisses, charnues, gorgées d'eau". 

De péripétie en péripétie, Silviano revisite aussi sa mémoire cinématographique. Arrêté par un flic, il pense à Rambo. Au fond, c'est "une histoire de stop qui tourne mal". Mais lui n'a pas fait le Vietnam, il file doux, bredouille des excuses. Puis, un rien angoissé, il compare son aventure à Easy Rider. Tout se passe merveilleusement bien pour les hippies. La liberté et l'amour vont plus vite que leur moto. Avant que tout vole en éclats. Les fusils à pompe ne font pas dans le détail. Les 9 tueurs à gages de Sicario non plus. Ceux de No Country for Old Men pas davantage. Du sang toujours du sang. De l'argent toujours de l'argent. Alors Silviano a envie de revoir des films d'amour. Paris, Texas par exemple. Pour damer le pion au désespoir...

Coyote de Sylvain Prudhomme, alors que les États-Unis risquent de sombrer dans la dictature, veut croire que le pire n'est jamais certain. Publié aux éditions de Minuit, il coûte 17 €.

 

samedi 19 octobre 2024

Marco Lodoli, Si peu


Parfois, les mots manquent au chroniqueur pour écrire. C'est le cas avec ce roman bref, Si peu, qui dit beaucoup et plus encore. Le lecteur reste tout du long fasciné/épouvanté, allant de vertige en vertige. Il se demande, benoîtement, "Jusqu'où ça va aller ? Comment tout ça va-t-il finir ?" Et c'est bien d'un ça dont il s'agit, dont le tout confine au rien, tout en étant quelque chose, pendant une quarantaine d'années.

Caterina, à peine sortie de l'adolescence, est concierge dans un lycée de la banlieue de Rome. Elle appartient à la catégorie des invisibles. Vider les corbeilles à papier dans les classes, laver les sols, cela ne se remarque guère. En guise de bonjour le matin, c'est le plus souvent un signe de tête, furtif. Mais elle ne se plaint pas, cela ne lui viendrait même pas à l'esprit. 

Lors d'une rentrée scolaire, arrive un nouveau professeur de lettres, Matteo. Il est beau, absolument beau. Et si jeune. Caterina l'aime tout de suite. Seulement voilà ! Il y a tout un monde entre l'univers d'une concierge et celui d'un professeur d'autant que Matteo écrit aussi des livres. Son premier roman obtient un franc succès, aussitôt traduit en plusieurs langues. Et le fossé entre les mondes se creuse davantage : "... maintenant que je connaissais Matteo... je comprenais que ce livre était important pour lui, il en avait besoin pour se démarquer de tous. Fais ce que tu dois faire et essaie d'être le meilleur. C'est ce que dès le plus jeune âge vous enseignent certains milieux. À nous, les petites gens, on inculque la résignation ou la colère ; à eux, la supériorité, même s'il convient de la cacher derrière un semblant de modestie." 

Caterina a bien retenu les leçons de son milieu. Elle se tait. Même quand Matteo vient dans sa loge elle ne dit que les mots conformes à la situation. Aucun signe ne trahit l'amour qui la dévore. Son dépit devant l'indifférence du professeur ne transpire pas sur son visage. Même sa joie inquiète  alors qu'il lui offre la photocopie d'un poème reste secrète. 

Peu à peu un engrenage implacable s'empare du roman. Caterina n'a jamais quitté son quartier, "plus je m'éloigne et plus mon inquiétude grandit", et maintenant elle en sort. Prendre le métro puis trouver le bon bus pour aller piazza Vescovio, c'est toute une aventure. Des policiers pourraient lui demander ce qu'elle fait là ; elle devrait montrer ses papiers. Et pourtant, malgré ses palpitations de cœur et de chevilles, telles "un clou qu'on redresserait sous le marteau", elle ne renonce pas. Elle renonce d'autant moins que Matteo accumule les difficultés. Professeur peu soucieux des programmes, il est ouvertement contesté par ses collègues. Et son existence littéraire tourne au cauchemar. Seuls de petits éditeurs le publient encore, en catimini. Après les éloges, la férocité des critiques de province. Et la solitude. Alors Caterina prend d'autres métros et d'autres bus pour se rendre à l'université de Tor Vergata où l'auteur déchu prépare une thèse. Puis, en train, elle va tout un été à Pratoni del Vivaro, à côté du lac de Castel Gandolfo. Matteo y a une maison de famille... Puis, puis, en avion, mais chut !

Le ça qui tétanise le chroniqueur n'a pas fini de faire des siennes. Qu'en est-il de ce nain grimaçant qui surgit par trois fois dans la cour du lycée ? Ses intentions sont obscures et menaçantes. La psyché de Caterina se transforme en un théâtre sans planches. Il va falloir employer les grands moyens, il n'y a pas d'autre solution...

Si peu de Marco Lodoli, traduit de l'italien par Louise Boudonnat, est probablement l'un des meilleurs romans de cette rentrée littéraire.  Publié aux éditions P.O.L, il coûte 18 €.

lundi 14 octobre 2024

Souleymane Diamanka, Portrait d'un poète


Habitant de nulle part, originaire de partout
. Voilà un beau titre du poète Souleymane Diamanka et une belle profession de foi dévouée à l’interculturalité. Dès l’enfance il écoute les cassettes enregistrées par son père Boubacar : des chants peuls, des contes et légendes, des récits, des dictons. Cette mémoire-là, gravée sur ces petits rectangles de plastique, aussi fragiles que précieux. La voix des ancêtres et des griots vibre jusque dans les silences, avec ses joies et ses douleurs. Une leçon de philosophie, où l’âme n’est pas qu’une abstraction mais un état de l’être pour vivre l’ordinaire des jours dans le partage. La mère du poète, Diénéba, incarne au quotidien le flux des proverbes magnétiques. Avec humour et tendresse. « Ko yotere huli, juꬼgo suusi. », dit-elle à ses garçons comme à ses filles au moment de faire la vaisselle. « Ce que ton œil craint, ta main peut l’affronter. »

Être ensemble, avec les autres et pour les autres, avec les yeux qui perçoivent et les mains qui agissent, au plus près des corps et des cœurs. Pour tenir mieux dans la haute tour de la cité des Aubiers, cette banlieue de Bordeaux qui est un lieu mis au ban. Et recomposer l’histoire de l’exil depuis les rivages du Sénégal en 1974. Sans repli ni mélancolie. Les yeux qui savent regarder apprivoisent les craintes irraisonnées. Les mains qui savent toucher ne fuient pas les situations difficiles.

Puis Souleymane entre à l’école du quartier. À sept ans, dans le car d’un voyage  en partance vers la mer, il dit à voix haute : « Le ciel est monotone. » Le paysage constitué comme une émotion affleure déjà la contemplation. L’année suivante, la rencontre avec un jeune instituteur qui enseigne en rêvant encourage cette conscience précoce des sons et des sens. Des mots dits aux mots écrits, un chantier s’ouvre, un mouvement bouscule les lignes qui ne sont jamais droites. Elles font des nœuds dans le poème et « le lecteur doit essayer de les défaire », aurait dit le maître.

 

Être humain autrement. Encore un beau titre. Encore une belle profession de foi. Ce souhait, qui devient conviction bien ancrée et encrée pour agir, se profile dès l’adolescence dans la psyché du poète.  Souleymane Diamanka a 17 ans en 1991 et ne va pas « sous les tilleuls verts de la promenade » chère au jeune Rimbaud. Le paysage urbain de la cité (la téci), avec ses dalles suspendues et ses arbres asthéniques au milieu du bitume, lui colle à la peau. Il découvre le smurf et le hip-hop. Le smurf est « une danse saccadée, à mouvements stroboscopiques et à figures acrobatiques réalisées au sol » selon la définition de l’Encyclopædia Universalis. Il s’intègre au hip-hop venu du Bronx où tant de desdichados font enfin entendre leurs clameurs. Pour être humains autrement, en embrassant les musiques ouvertes à tous les rythmes, à tous les sangs. Souleymane rejoint le groupe de Djangu Gandhal et monte sur la scène du Printemps de Bourges. C’est le début d’une longue aventure, du rap au slam sur les scènes du collectif 129H à Paris. Les rimes en ricochets s’enlacent aux gestes quand le poète se met à jongler. Ses cinq balles dessinent dans la lumière des essais de constellations et il a le sourire étoilé. Le pire n’est jamais certain. « La poésie a déjà sauvé le monde », écrit-il dans un numéro de l’Ormée, revue culturelle à Bordeaux. Elle le sauvera encore. Souleymane est un auteur camusien. Il pense qu’ « il y a davantage à admirer chez l’homme qu’à mépriser ».

En trente ans de colportages poétiques dans la France des oubliés mais aussi en Éthiopie, au Sénégal, à Delhi et Pondichéry, il anime des ateliers d’écriture hybrides avec d'autres intervenants (Musique Assistée par Ordinateur, danse, ateliers D.J…). Il dit : « J’ai appris en enseignant. En essayant de transmettre ma passion le plus simplement possible ». Avec cette phrase si juste que tout pédagogue devrait garder en tête : « Each One Teach One. » Côtoyer des artistes célèbres comme Grand Corps Malade, CharlÉlie Couture, Oxmo Puccino et Kenny Allen parmi d’autres ne détourne pas le poète du chemin qu’il a choisi d’entretenir. Celui des lieux dans les écarts où les mots se reconnaissent à peine le droit de se dire même quand la vie va bien. « Pour ne pas que les bâtiments s’enfuient / La nuit nous les gardions / Nous étions les bergers immobiles / D’un bétail de béton », écrit Souleymane Diamanka. De toute évidence, le berger a pris la route et sème à la volée des fleurs sur le béton.

 

L’Hiver peul. Ce premier titre de la discographie de Souleymane Diamanka paraît en 2007 chez Barclay. Avec, notamment, la voix et la musique de John Banzaï. Qui prolonge un livre à quatre mains paru aux éditions Complicités : J’écris en français dans une langue étrangère. Parmi les titres de l’album, notons L’art ignare. « Les anciens ont-ils appris le solfège pour chanter la soul ? », demande le poète. Tout savoir étant maillé par l’ignorance, y compris sur les estrades professorales, le message est une fois encore pétri d’humanisme. Le « mauvais élève » peut se saisir de son ignorance comme d’un tremplin vers l’art et tirer un trait sur son assignation au mépris trop longtemps enduré.


Autre titre éloquent que Marchand de cendres ! Dans un club de jazz, Souleymane fume la cigarette tendue par une inconnue en haut d’un escalier. Son cœur bat. La belle a tiré une bouffée et il pose ses lèvres là où elle a posé les siennes. Ah ! S’il pouvait la rencontrer dans la rue et l’embrasser pour de vrai ! Le désir amoureux, petit feu d’étoupe ou grand brasier d’artifices, éclot à l’improviste n’importe où n’importe quand, et la mémoire s’en souvient. « Si nos souvenirs s’endorment c’est que nos mémoires sont des chambres », constatent le poète. Des chambres fortes. Des chambres stériles. Des chambres closes. Pourraient-elles, mal ouvertes, engendrer un hiver peul ? « Mon baobab généalogique a ses racines en Afrique / et sa cime en Europe / Le tronc de ses traditions a ses faiblesses et ses forces / Mais les orages identitaires abiment son écorce ». La dimension politique de ces vers, en 2024, est plus que jamais d’actualité.  D’un bord à l’autre de l’océan, l’arbre est en souffrance. Parfois il s’embrase. « Les prisonniers de la misère » aux « joues creuses » ne sont pas les bienvenus chez les sédentaires. Leur langue même,  « dans [la] brousse urbaine et hostile », se hérisse de barbelés…

L’Hiver peul reçoit un accueil très favorable de la presse nationale et confère à Souleymane Diamanka une notoriété méritée. En 2014, il sort un single dédié à sa mère, Le Vœu exaucé de Diénéba puis, deux ans plus tard, Être humain autrement. Ce nouvel album est également salué par la critique. Et ses mots voyagent au long cours, de New York à Durban, de Bamako à Lisbonne en passant par San Sebastian. Pour rappeler cette vérité universelle trop souvent ignorée : « L’humanité ne compte qu’un seul peuple vu de tout là-haut / Un seul peuple avec plusieurs langues, plusieurs cultures et plusieurs couleurs de peau ».

 

Ecrire à voix haute. Ce livre écrit en 2012 avec Julien Barret [décrypte les images et les jeux de sons du poète, dévoile les ressorts d’une esthétique qui voisine avec celle des troubadours, des poètes romantiques ou de l’OuLiPo]. « Au fond, la poésie, pour Souleymane Diamanka, sert à remettre la matière du monde dans les mots, si bien que l’univers tient tout entier dans certains de ses vers », écrit le linguiste spécialiste du rap et du slam. Sachant que l’univers est un tout sans fin dans sa matière comme dans son énergie et que chacune de ses parties peut constituer un tout en soi, la main de l’homme par exemple est à la fois un tout et une partie dans le corps, il s’agit là d’une quête depuis les commencements de l’humain nomade. Qui désire tutoyer les étoiles aussi bien que la terre où vont ses pas et ses mots.  Contrepèteries, mots-valises, calligrammes, calembours, palindromes sont autant de jongleries dans la vibration des sons et des sens. Et le troubadour, d’un pôle à l’autre du visible et de l’invisible, trouve parfois sans chercher. C’est toute la magie de la langue, celle des ancêtres chevillée à celle des contemporains, en ses rhizomes qui font pousser des fleurs. Quelques-unes d’entre elles ont aujourd’hui des résonnances qui ne sont pas toujours bleues. Le littORAL est souvent assourdissant quand « Le navire des rêveurs s’est renversé », à Ceuta et Melilla, à Calais… Le palindrome « RUE PÂLE INERTE L'ÊTRE NIE LA PEUR» se déroule comme une scène où les feux de la rampe sont éteints. Entre chiens et loups, une solitude marche dans une rue où rien ne bouge. Pas même les ombres des néons. Le « sud conscient » refoule la peur au-delà du subconscient. Il faut marcher. Marcher encore. [La lumière qui soigne] est à portée de main et de plume. « La littérature est une bénédiction / Ici on parle poésie urbaine et diction ». Seulement voilà ! Le corps de l’écriture et le corps du poète ne jouent pas toujours de la même tessiture dans leur ossature. La grammaire des mots est en retard sur celle du sang. « S’ouvrir à se faire aimer » intime à l’intime de marcher encore et encore. C’est un « rêve errant ». Une « correspondance des sables du désert » avec les « corps responsables des danses du désir ».  Une musique des vents qui sculptent des roses et en sourdine la pulsation feutrée d’un tambour. « La peau hésitante, là, pantelante / La poésie tente la pente lente. »

 

One Poet Show. Ainsi s’intitule le nouveau spectacle du « Peul bordelais aux cordes vocales barbelées », primé en 2023 au festival d’Avignon. L’idée lui en est venue après son adaptation en slam du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Côté jardin, une table sur tréteaux figure le lieu où le poète écrit. On y voit, parmi des feuillets épars, un poste radio cassette et une sphère posée sur un trépied fragile. Devant la table, quelques boules de papier froissé jonchent les entours d’une corbeille où sont cachées quelques surprises. L’imaginaire du spectateur papillonne de la sphère jusqu’aux boules, met à l’épreuve la consistance du monde et de l’écriture. Côté cour, à même le sol, les balles du poète invitent lentement le regard à formuler des hypothèses. Et, sur le pendrillon du fond, un écran montre des paysages de ville ou de savane, à grands traits figuratifs ou abstraits signés Jean-Marc Lejeune. Un personnage, tout à ses vagabondages, en souligne les mouvements furtifs.

Le spectacle commence avant l’entrée en scène de Souleymane. La mémoire des sons éveille la mémoire des songes. Du port de la lune à la corne de l’Afrique en passant par le mont Ararat, Alex Verbiese, Kenny Allen et Woodini, Zhirayr Markaryan  offrent des arcs-en-ciel aux [enfants qui chantent les mélodies de l’âme]. Cependant que la voix musicale du grand sage malien Amadou Hampâté Bâ égrène ses perles. « La beauté d’un tapis réside dans la diversité de ses couleurs ». Ici-bas comme là-haut, l’espoir est un ouvrage car « c’est toute l’humanité qui s’ouvre à l’art et crée ».

Puis le poète apparaît lentement côté jardin. Il regarde l’écran où ondulent quelques sautes de vent, il regarde le public suspendu à son souffle. Il dit ses vers. Même ses yeux les disent. Mais Souleymane Diamanka n’est pas un orant dévorant les arpents du plateau. Il se retire derrière sa table d’écriture, griffonne et chiffonne quelque feuillet lancé dans la corbeille à secrets. Puis il revient vers les spectateurs et sa voix les caresse. Un trait d’humour fuse. Des rires lui répondent. Des rires d’enfants et de grands-mères. Le poète est aussi attaché aux liens intergénérationnels de la famille universelle. Il propose des jeux de gestes et des jeux de mots, le sourire en bandoulière, et il improvise un poème. Minuscule comme une perle, vaste comme une sphère.

 

La dernière touche. Aucune composition n’est jamais complète mais il y a toujours une dernière touche qui la tient ensemble. Au cours de ses pérégrinations et de ses rencontres, celle parmi d’autres d’Alain Mabanckou qui lui a ouvert les portes de sa prestigieuse collection de poésie aux éditions Points, il s’est essayé au cinéma dans des fictions et des documentaires dont Les Enfants d’Hampâté Bâ d’Emmanuelle Villard et Les poètes sont encore vivants de Xavier Gayant. Curieux de tous les chantiers, il a répondu à l’invitation de Caroline Decoster du Château Fleur Cardinale à Saint-Emilion pour écrire un poème sur l’œuvre des vignerons. Mais venons-en à cette dernière touche. Souleymane se souvient de son One Poet Show à Auroville en Inde. Il dit : « C’était dans une petite salle, à la fin chaque personne du public est venue vers moi et m’a pris dans ses bras, parfois sans dire un mot. » Que serait la poésie sans les silences qui la grandissent ?

 

 

Dominique Boudou

 

Notes :

-       Habitant de nulle part, originaire de partout, éditions Points, 2021

-       De la plume et de l’épée, éditions Points, 2023

-       Prix littéraire des lycéens de la région Île-de-France, 2021

-       Dernier One Poet Show au Rocher de Palmer à Cenon près de Bordeaux, 2024

-       Souleymane se produira au musée de l’Orangerie dans la salle des Nymphéas de Monet le 23 juin 2025 à 19h et 20h30.

samedi 12 octobre 2024

Les poètes de La Page Blanche parlent avec Greta Thunberg


 " Comment osez-vous ? "

Greta Thunberg a 16 ans quand elle prononce ces trois mots depuis la tribune de l'Assemblée générale des Nations unies. Ils ont fait le tour du monde. Ils appartiennent à l'histoire de l'humanité. Qui périt par l'eau et le feu. Dans l'indifférence quasi générale des grands argentiers à l'abri dans leurs bunkers. D'aucuns, déjà, construisent des fusées pour s'enfuir vers d'autres confins à asservir...

Dans Poétique d'un désastre annoncé, les poètes de La Page Blanche sous la direction de Air répondent au discours inlassablement martelé de l'adolescente : " Les gens souffrent, les gens meurent, des écosystèmes entiers s'écroulent. Nous sommes au début d'une extinction de masse, et tout ce dont vous parlez, c'est d'argent, fantasmant une éternelle croissance économique ? Comment osez-vous !"

L'ensemble est structuré en neuf mouvements, chacun ouvert par un bref avant-propos : Un monde étrange, Penser sur le long terme, Ensemble nous faisons la différence, M'entendez-vous ?, La solution la plus simple est sous vos yeux, Vous ne pouvez pas inventer vos propres faits, Où que j'aille j'ai l'impression qu'on me raconte des histoires, Le monde se réveille, Nous sommes le changement et le changement arrive. L'espoir, jamais, n'abdique son courage.

Dans un texte qui accorde une large part aux blancs du silence, Patrick Modolo évoque l'errance dans la nature déchaînée. " nous voici tous    SDF    de nos vies    des sans-abris de l'Histoire    submergés brûlés vifs "

Jean-Michel Maubert imagine le dernier été des hommes, [l'air s'auto-dévorant].  La décomposition est inéluctable. Elle déforme les bouches et abolit le vol des oiseaux. Le grouillement des vers emportera tout sur son passage.

Victor Ozbolt donne la parole à une "vieille tortue marine dans l'océan jonché de plastique". L'azur n'est plus que fièvres crépusculaires. Ne reste qu'un liseré d'écume sale auquel confier la possibilité du pire, à bas bruits.

Christophe Condello se demande s'il "faut des ailes à nos poèmes pour échapper à l'aveuglement".  Et au puits sans fond "où il fait un âge sombre". Entre la terre et le ciel, l'horizon n'a plus de ligne sûre. Le réel va de guingois.

Anne Barbusse, plus ouvertement politique, dénonce les mensonges étatiques élaborés par les capitalistes et s'en prend à "l'arbre syndicaliste" qui prétend "sauver le monde avec des gestes de mendiant".

Matthieu Lorin prône également l'action. "Le soleil d'octobre est capable de froisser tôles et volontés. Il faut en profiter et liquider les anciennes visions. Car notre regard se perce déjà, pareil à une toiture mal entretenue : te voilà donc à retrousser tes manches pour replier l'été."

Andrew Nightingale, en son entretien métaphysique, revient à l'éternelle question du mal, incarné par un moine qui s'immole. Son esprit est "plus fort que cent éléphants". Et pourtant il brûle, tragique, forcément tragique.

Pierre Lamarque est ici le plus ténébreux. " Nous sommes les derniers poètes de l'humanité... Il faut comprendre que notre littérature se situe (peut-être) dans une agonie du monde..." L'exercice de la lucidité, in extremis, saura-t-il éviter le pire ?


Une longue postface signée Calique et intitulée L'homme décapsulé s'adresse directement à Greta Thunberg. Porté par un humour grinçant, l'auteur propose une réforme de l'entendement au moyen d'un décapsuleur psychique. Il s'agit "d'effectuer l'inventaire exhaustif de ses automatismes, émotions récurrentes, attitudes réflexes, mécanismes de défense et autres rouages psychologiques. Après quoi, il pourrait procéder à une refonte méthodique de sa personnalité, déplaçant ses composantes, comme les pièces d'un jeu d'échecs, sur les cases appropriées : en avant, biodisponibles, les prédispositions porteuses d'émancipation et de progrès ; mais à l'arrière, au lieu de pièces maîtresses prêtes à jouer leur rôle conquérant, les travers, compulsions obsessionnelles et conditionnements délétères, déchus, relégués, condamnés à l'inanition, puis réduits à l'état de vagues hoquets tout prêts de s'éteindre."

Enfin, Abdellatif Laâbi offre au lecteur un extrait de son recueil paru en 1992, Le Soleil se meurt. "Le soleil se meurt / une rumeur d'homme à la bouche / Le chaos viendra balayer la scène / de cette vieille tragédie / racontée mille et une fois / par un idiot / devant une salle vide". 

Dans la nouvelle configuration de la partie d'échecs, c'est peut-être lui, l'idiot, contre les sachants de la finance et leurs valets confits en dévotions, qui aura le désir de trouver les gestes qui sauvent. Loin des tours hautaines et des cavaliers de l'apocalypse, des fous chimériques et des rois édentés. Peu à peu, la salle vide se remplira comme aux premiers temps de l'histoire, portée par la volonté de réenchanter la banalité de vivre. Ne cessons pas d'y croire !

Poétique d'un désastre annoncé D'après les discours de Greta Thunberg compte 130 pages publiées par les éditions Lpb. Il coûte 15 €.

 

mercredi 2 octobre 2024

Marie-Cécile Fourès, On ira voir la mer demain. Ou dimanche

 


On ira voir la mer demain. Ou dimanche.
, de Marie-Cécile Fourès, est un roman adapté de sa pièce de théâtre Libre(s). Le titre est un fragment du dialogue entre une mère et son fils. Dans un bar désert où le patron lit obstinément son journal. La rue aperçue "à travers la vitrine sale" est déserte dans le petit matin. Il pleut. Comment imaginer "les rues en pente qui mènent au port, un peu plus bas" dans le gris de la pluie ? Comment la mère peut-elle sortir de soi quand l'étau de l'histoire qui la hante et qu'elle hante n'en finit jamais d'outrager ses plaies ? Et le fils, Paul, empêtré dans sa tendresse comme dans son agacement, peut-il concevoir une issue même minuscule à cette violence qui a terrassé son enfance ? Pourquoi cet empêchement de la parole, si fréquent dans les familles quand ça déraille jusqu'au drame ? Il faudrait pouvoir définir un tant soit peu les contours de ce "ça" par nature insaisissable...

Précisons quelques éléments du contexte de cette famille ouvrière en milieu rural. L'usine d'à côté, chez Barrié, fournit encore du travail à la plupart des habitants. "Une aubaine" quand on n'a pas trop fréquenté l'école. La mère, dont on n'apprend le prénom qu'à la fin du livre, est l'aînée d'une fratrie où [elle ne servait à rien]. Ses parents, qui parlaient peu, désiraient un fils. Ils en eurent quatre après elle et leurs photos trônent encore sur "le grand buffet du salon". La naissance, le baptême, la communion, le mariage. Toutes les étapes de la vie programmée, avec ses principes auxquels on ne déroge pas. "Personne n'a jamais fait d'enfant sans être marié". 

Seulement voilà !  Le silence de la parole résonne longtemps dans le tintement des verres de vin. Même les belles-sœurs boivent. "L'alcool, chez eux, c'est une habitude dont on ne cherche pas à se défaire". Alors, se tirer vite fait. Avec les épousailles comme seule issue. Bruno est beau gosse avec ses yeux ardents et son accent chantant du sud. Il parade sur sa mobylette, passe et repasse devant la mère assise sur un banc. Il la regarde, la regarde encore, et le marché se conclut sans un mot. Une autre histoire commence. Les premières plaies ne tardent pas à saigner. Du sang partout. Dans le cœur de la mère et dans celui du fils. Il y en a même sur les marches de l'escalier...

Et l'éternelle grande question du mal est de nouveau posée. Pourquoi et comment Bruno devient-il un monstre ?  Y avait-il en lui une part maudite qui tôt ou tard sortirait ses griffes ? "Tu... tu l'as aimé ? Un peu ?", demande le fils. Hésitant. "Bien sûr que oui ! Je n'ai aimé que lui. Et lui aussi... S'il n'avait pas été aussi jaloux. Et s'il n'avait pas bu autant...", répond la mère. D'un seul trait. 

Le lecteur comprend rapidement que les violences conjugales constituent le sujet du roman. "En 2023 en France, 104 femmes, 13 hommes et 38 enfants ont été tués par leur conjoint/parent", rappelle la quatrième de couverture. Est-ce à dire, paraphrasons Lacan, que l'amour est quelque chose qu'on n'a pas vraiment et qu'on veut l'offrir à quelqu'un qui n'en veut pas vraiment ? 


Une chose est certaine cependant. La mère aime le fils et le fils aime la mère. Mais c'est bien difficile de passer du le et de la au sa et au son. La conversation est parfois houleuse. Il y a des cris. Une chaise  tombe. Quand deux huis clos se rencontrent, abaisser le pont-levis des représentations remparées est toujours douloureux. Peut-être n'en constituent-ils qu'un seul de huis clos, sourdement entretenu par un chimérisme fœtal dont les effets délétères durent jusqu'au dernier souffle de la culpabilité. "On ira voir la mer demain. Ou dimanche. Comme tu veux.", propose le fils. La mère dit qu'elle a mis des livres dans sa valise et il s'en étonne : "Mais tu m'as dit que tu ne lisais pas." 

Ah ! Comment comprendre ce que pèse une valise quand on retourne pour quatre jours dans son ancien chez soi insécure, après toutes ces années d'enfermement et d'hébétude ?  Le foulard bleu offert par Bruno n'est pas si léger. Les petits mots de Paul sur ses cahiers d'écolier sont lourds entre les lignes. Mais il n'y a pas que ça, oh non ! Et le lecteur se bouchera les oreilles, après avoir pleuré. Un autre drame pourrait survenir. En plein décembre sur le sable glacé de la plage. Mais Paul est en alerte. Il prendra sa mère par la main. Elle n'aura plus peur.

L'écriture de Marie-Cécile Fourès est celle de la parole suffoquée. La respiration ne va pas l'amble avec les mots. Le temps presse pour dire. Et le corps de la langue résiste comme résistent les gestes. Il voudrait aller vite, très peu d'adjectifs épithètes dans le texte, mais il trébuche sur les béances des non-dits, se ressaisit, trébuche encore. Même sur la douceur il trébuche...

 

Extraits : 

Il soupire encore. Il a beaucoup de qualités. Mais pas la patience. Il tient ça de son père. Elle voudrait tellement lui parler. Ici, ce sera le mieux. Pas dans la voiture. Pas demain. Ici. Maintenant.

- On n'est pas si pressés, non ?

- Non, on n'est pas si pressés...

- Pas envie d'y aller.

- Je me doute. Mais ce serait bien, depuis le temps que tu ne les as pas vus.

- Ils sont jamais venus me voir. Personne. Pas un ! Personne !

- Je sais...

*

Quand je revenais chez eux, certains samedis, je prenais le premier train. Avec ma petite valise à la main. Dans la gare, j'attendais qu'il soit presque midi pour me rendre à la maison. J'attendais dans la gare. Sans lire. Sans rien faire. Juste à attendre. Et à me forcer à ne pas reprendre le train en sens inverse. Je regardais les gens. J'étais transparente. Je les regardais et personne ne me voyait. Je n'existais plus. 

Plusieurs pages manuscrites du journal intime de la mère et des petits mots du fils accompagnent la lecture du livre de Marie-Cécile Fourès. On ira voir la mer demain. Ou dimanche. est publié aux éditions de La 21ème Saison sises à Toulouse. Pour chaque vente, un euro sera reversé à l'association Olympe de Gouges qui lutte contre les violences conjugales et familiales. (www.olympe2gouges.org). L'ouvrage coûte 12 €.

 

dimanche 29 septembre 2024

Thibault Marthouret, 365 + 1 Poésie d'anticipation


Tout le monde, un jour ou l'autre, a cette ritournelle un rien désabusée sur le bout des lèvres : "De toute façon, on sait pas de quoi demain sera fait".

D'autant que demain a commencé hier, ou avant-hier, ou il y a cinquante ans et davantage ! Et ce hier et cet avant-hier produiront encore leurs effets dans on ignore combien de temps. Les durées ne sont jamais un tuilage tiré au cordeau. "Portrait de demain / en journal de la veille / tombé du dossier de la chaise", écrit Thibault Marthouret dans son recueil de poésie d'anticipation 365 + 1. Et son 266ème portrait précise, nonobstant le flou inhérent, sa pensée. Demain est une balançoire en plastique toute rouillée où "Le présent grince. Le passé se tait. Le futur ne veut plus bouger". 

De quels mouvements, dès lors, accompagner les traits du pinceau pour esquisser une figuration viable, si [la toile est déjà signée] ? Le poète nous fait part de son empêchement. Le temps est un kit qu'on échoue à assembler. À la fin du montage, comiquement ou tragiquement improbable, il reste toujours une vis en trop. Et si on le perçoit comme un puzzle, on ne connaît jamais le nombre de pièces. Saturne* en finira-t-il de dévorer ses enfants désemparés ?

Thibault Marthouret est l'un de ses enfants désemparés, de la génération des milléniaux née au début des années 1980. Il n'en a pas moins la conscience aiguë des croyances orgueilleuses dangereusement tapies au cœur de l'humain. "si l'homme était un oiseau, il se vanterait de réveiller le soleil", écrit-il. Aucune leçon n'a été retenue depuis la chute d'Icare. Aujourd'hui encore, de nouveaux Prométhée englués dans leur hubris rêvent de réparer la Terre avec la seule ingénierie technologique*. C'est que "Le poids du savoir ignoré nous emporte".

Et pendant ce temps qui dure longtemps, des trous n'en finissent pas d'apparaître dans les ciels de Chine et du Chili, de partout ailleurs. "Des trous où sombrer". Et pendant ce temps, les moutons et les renards se mettent à baver, les pigeons voyageurs exténués tombent comme les météores de l'apocalypse. Aucune offense faite aux animaux n'épargnera les hommes, disait Julos Beaucarne. Demain, dans les bois, il y aura des chasses à l'homme non conforme. Et les chasseurs tarderont à réaliser qu'ils font eux-mêmes partie des bêtes à traquer. Quand on les aura parqués dans des lotissements où "décrocher un rendez-vous avec la vie" sera impossible, "une overdose de neutralité" les ensevelira définitivement... dans l'écran de leur téléphone portable. Histoire bien connue des banlieues sous toutes les latitudes. "Le futur au passé" n'est pas que "l'apanage des romanciers". Les murs murmurants de Beaumarchais et Hugo, accoisés, n'ont pas fini de saigner à blanc le bonheur exsangue. En ce sens, le livre de Thibault Marthouret est éminemment politique.

Et le politique s'exprime d'abord dans le quotidien ordinaire et infra-ordinaire. L'index thématique rédigé par l'auteur en atteste. Notons ces quelques entrées parmi les 154 du recueil : Boisson (goutte de vin, bouteille vidée, café d'autoroute, sachet de tisane éventré...), Chantier (échafaudage précaire, pierre jetée sur une tentative de tas...), Plante (prendre racine ailleurs, dans les griffures couleur de baies, remettre au lendemain l'arrosage des succulentes...), Verre (glaçon lâché au fond du verre, explosion de verre attendue, personne ne s'émeut assez pour jeter un verre d'eau sur Demain en flammes...). Notons aussi les quelques entrées qui présentent le plus grand nombre d'occurrences : Animal, Eau, Musique,  Ombre, Peinture, Temps. Et attardons-nous sur l'entrée Résistance, tout aussi éloquente. Ce ne sont pas les hommes qui résistent mais la nature malgré les outrages endurés. Des fleurs persistent au ras du sol, des branches [refusent de s'avouer bois mort], des pissenlits s'imposent dans des interstices, "les réseaux essentiels" de "la forêt tourmentée" relaient le message des oiseaux. Quant à l'homme, le 141ème portrait lui est défavorable : "Portrait de Demain / en ville de sable et de bois flotté / -résisterons-nous à la tentation / du château au sommet ? / De l'étendard ?"

Et Thibault Marthouret d'énumérer les dichotomies, ces oppositions paresseuses qui le condamnent à l'inertie, en pensées comme en actes : blanc et noir, fond et surface, eux et nous, début et fin, ombre et lumière... La poésie, toujours, arpente les chemins fragiles de la philosophie.

Mais qu'en est-il enfin du + 1 qui prolonge en suspens le titre de l'ouvrage ? La première de couverture répond sans équivoque à la question. C'est à chacun de nous, avec les autres et pour les autres, de se retrousser les manches sur le chantier des jours déjà là et à venir. La force de l'homme n'est jamais acquise, sa faiblesse non plus. L'espoir n'est pas qu'un brin de paille qui luit au fond d'une étable si nous avons la volonté de l'entretenir et de le partager.

 

Extraits :

 

064.

Portrait de Demain

par-dessus ton épaule

- un geai bleu,

un regard noir.

 

080.

Portrait de Demain

en radeau de fortune

sur la rivière déchaînée du matin :

la tartine choit du bon côté

ou du mauvais,

toute la journée se joue

dans la chute d'une tranche de pain.

Tu beurres, tu paries.

Rien ne va plus.

Les jeux sont faits.

Le thé vert retient son souffle.

 

119.

Portrait de Demain

aux traits flous.

N'est bien peint que celui

qui reste méconnu,

l'homme effleuré,

à peine croisé,

avant la certitude

et ses dévorations.

 

365 + 1 de Thibault Marthouret est une œuvre dont la palette est riche de mille nuances à murmurer ou à dire haut et fort. Publié aux éditions de  l'Attente, le livre compte 181 pages et coûte 17 €.


*Saturne évoque ici la peinture de Goya dans la Quinta del sordo.

*Voir l'excellent numéro de philosophie magazine intitulé Réparer la Terre ? paru en 2022.


 

vendredi 27 septembre 2024

Jean-Christophe Belleveaux, Indigo, c'est le titre


Indigo, c'est le titre
. Probablement surgi d'une ou plusieurs voix intérieures du poète, dans sa "soute cérébrale". Et il revient, comme s'il fallait s'assurer que c'est bien ce titre-là et aucun autre alors que les voix extérieures des paysages expriment ce qui résiste dans les flux du corps et ceux de l'écriture.

Qu'il pleuve à Nevers ou à Srinagar en Inde, le poète taraude l'inépuisable mystère des mots. [Comment mieux les forger, comment mieux les souder] si, de faux pas en faux pas, ils "font mine de disparaître" ? Ont-ils parfois si peu de consistance que l'image du réel, mal aperçue, pourrait s'effacer d'un faux mouvement du bras ? "de toute façon / la langue est une hyène", écrit Jean-Christophe Belleveaux. Elle tousse, elle boite, impuissante à saisir les hoquets du temps, à ordonner un tant soit peu le grand désordre d'être. Et cependant il faut vivre, "un peu vivre" malgré les leurres du visible. Quelques éléments du décor parviennent à apaiser : "une épicerie d'un autre âge ou une mercerie" ou, comme dans un tableau hopperien, une "station-service déserte" avec ses lampadaires. La totalité du monde se trouve peut-être là, entre dénuement et solitude.

Le deuxième ensemble du recueil s'intitule l'apnée, les fleurs. Le poète se déclare "colporteur de moi-même / ce paquet encombrant". Il esquisse un trait d'humour pour dire les outrages du temps qui fragilisent le corps : "là-haut la corneille du désespoir croasse / vieillesse, neige ennemie". Des souvenirs passent, improbable imagier des ombres. Des trains pris en hiver sous d'autres confins, la plage aux "ondulations de reptile saharien". Jean-Christophe Belleveaux a arpenté tant de virages et de rivages aux "quatre points cardinaux". Et le voilà de nouveau poursuivi par la question des mots dont "le chambranle linguistique" est une "construction bancale" qui ne produit que des fleurs "encore et encore et encore". Des fleurs trompeuses comme la rose sur la tombe de Rainer Maria Rilke. Mais le poète ne cède pas à l'apitoiement. "le pain rassis de la mort" n'est pas de son goût. Il se tient debout, en apnée ou pas, dans sa volonté de ne rejoindre aucun clan et hisse le drapeau noir de l'anarchie. Même quand, presque vaincu par les lassitudes, il aurait le désir de brandir le drapeau blanc.

Le troisième ensemble est dédié à la mémoire du grand-père de l'auteur. Il évoque la figure de l'exil pendant la deuxième guerre mondiale. Franciszek fuit sa Pologne natale avec son violon pour seul bagage. Et l'épreuve des massacres au fond des yeux. "nous sommes ceux / par qui le malheur arrive / ceux pour qui / le malheur arrive", observe Jean-Christophe Belleveaux. L'homme est un loup pour l'homme. Le mal est banal en lui quand l'histoire enrayée ressort sa grande Hache. Cela "se peut-il ?" Comment l'entendement se débat-il avec cette question qui conduisit Paul Celan au suicide ? Il y a du "bordel baroque" dans la soute à penser. Les "oiseaux dans la tête" s'épuisent à "crever les nuages de leurs plumes de lumière". D'autant que l'épouvante n'en finit jamais de coucher [la viande dans les cimetières]. À Tuol Sleng : 18 000 personnes mécaniquement éliminées dans cette seule prison cambodgienne de 1975 à 1979. À Kigali : 300 000 personnes exécutées dans cette seule ville du Rwanda en 1994. Alors, que peut-il en être de la littérature dans tout ce ça qui dévore ses propres enfants ? "une poire blette", assène l'auteur qui préfère "les sales trognes" aux académiciens. De toute façon, que sait-elle dévoiler de ce qui arrive réellement au bout de la route ?

Et le poète d'ouvrir, à la fin de son livre, une fenêtre (sans majuscule). "grande ouverte" sur des restes, des traces et des taches dont il ne cherche pas à épuiser les instants. Il ne sait pas ce qu'il veut rassembler hors son corps vieillissant et formule seulement un souhait : "je voudrais une fenêtre ouverte / sur le bleu qui clapote / quelques oiseaux marins du café / le désordre des cheveux le pli des draps / une rose peut-être : presque fanée : douloureusement blanche et précaire / dans le petit vase ébréché".

Extraits :

 les bagnoles les casseroles les paraboles

déferlement d'images

de routes verglacées de cuisines

où fume un café

petits pas

de la table en formica

jusqu'au salon encombré de cartons

sautillements dans la phrase

et toujours étonné d'être là

en compagnie simple des mots

qui voltigent s'étirent

font mine de disparaître

*

couper droit - au plus court

quand tout ondule

sur le sismographe mou

de l'existence

tracer vers le loin

 

dans

la fatigue

malgré

 

ho ! mon cheval sur les toits

piétine les rires des goélands

sois cruel

frappe du sabot

l'air

sois les hennissements

des hangars mâche

l'herbe de mes pensées

la candeur des marguerites

*

croire aux boutiques

aux gens

 

légèrement

comme à une pêche miraculeuse

dans le branle paresseux de la ville

 

passage à niveau

passage à tabac

passage à l'acte

 

j'ébouriffe la phrase

dors les fenêtres ouvertes

à la doxa fermées

les fenêtres ouvertes pour tout le reste

tout le risque  

*

Dans sa préface intitulée Creuser la langue, Yves Humann écrit : "Jean-Christophe Belleveaux ne fume pas : il pétune !" Mot rare certes, mais qui renvoie à l'imaginaire des découvertes par-delà l'Atlantique au seizième siècle. Pas celui de Christophe Colomb et consorts mais celui, humble, des marins à la peine comme à l'extase. Jean-Christophe Belleveaux est un poète humble, sans boursouflures ni envolées, au plus près des espaces, les petits comme les grands, et c'est ainsi que nous l'aimons. 

Indigo, c'est le titre est publié chez Pierre Turcotte éditeur avec une photo de l'auteur prise durant l'un de ses nombreux périples. Il coûte 9,99 €.