mardi 3 octobre 2017

La marche abolit le paysage

Résultat de recherche d'images pour "traces de pas images"La marche abolit le paysage aussitôt qu’il est vu. « Chaque pas visible est un monde perdu. » Le chemin n’a plus de franges où se tenait la langue avant le franchissement. Mais comment inventer d’autres pas qui remettraient le monde au jour, si la fatigue m’efface, si l’invisible emporte mes restes ? La sensation de la terre passe au large du corps. Les yeux à tâtons éprouvent l’épuisement de la langue. On échoue à désigner ce qui manque de nom. L’infini résonne si mal par-delà les murs qu’on a dressés.
Le ciel s’est perdu depuis nos enfances.
Comment savoir si ce n’est pas lui sous nos semelles ? Comment retrouver sa mémoire ? Rien ne bouge au fond des combes et dans les frondaisons. La menace attend son heure. Le ciel a blanchi comme un couteau, l’air aiguisera bientôt ses griffes. Je cherche une issue à mes dix ans : des mots qui pourraient me pousser hors de la chute, un appel surgi d’anciennes mémoires, quand rien encore en moi n’avait vu le jour. Le silence est plein de solitude ; la lumière aura tout sali avant le soir.
On ne comprend pas le froid qui monte dans le sang, on se détourne du ciel fermé. Il faudrait échancrer l’horizon qui étouffe l’envol des oiseaux, inventer des traverses, des plis où disparaître. Une ombre titube le long d’un mur. Elle marmotte la bile incolore des égarés. Ses gestes sont des serpes dans le contre-jour.  Un dernier chagrin peut-être la fera tomber, qui n’aura plus de nom. Un chien s’ébroue et fait trembler les remugles des bouches. On restera ligoté quoi qu’on fasse.
On manque de mots pour dire ce qui suffoque.
La durée a tout effacé des gestes qui tenaient mon corps. Les lignes ont brouillé les traverses du ciel et de la terre. Je ne vois plus les abords du chemin où les toits se sont couchés. Je marche avec le mot marcher qui chuinte. Il n’est d’aucun commencement, d’aucune fin. Dans quelle langue m’appartient-il, à jamais étrangère ? On ne sait jamais au-delà du chemin. La fatigue a pris les derniers restes qui pensaient encore en nous. Les mots mêmes n’ont plus d’établi où me rassembler. La mue du sable sur ma peau ne tardera pas. Le grand sommeil vient déjà avec ses blancheurs nues, ses murmures d’horizon lent, son rien immobile.
La lumière réfléchit le mauvais suint des flaques où macèrent les restes du jour.
Une voix égrène derrière une porte basse les secrets du sang qui a tourné.  Une faute a été commise, qu’on ne pourra pas réparer. Elle a souillé tout le blanc de l’émail au fond de la cuvette : elle accuse la chair trop faible des mères. Mon corps se tasse sous les heures ; rien ne viendra le déplier. Un oiseau peut-être pourrait, avec un bout de ciel dans les yeux ou les ramures du jardin après la pluie. Et je saurais enfin attendre la venue du silence. Bien après les enfances, quand la brume ligote les gestes au point du jour, quand la langue est trop sèche aux échos de la terre, le puits n’a plus de bouche. Les prés ont noyé tous les cris.
La lune, je voudrais la tuer !
Mon corps est né dans l’absence. Ni geste ni langue n’ont aveuglé en lui le grand secret des solitudes. Je marche à sa rencontre nue, sans le parapet des ombres fausses à l’entour du regard. Je sais comment me dépouiller avec la foudre du silence.
Les mots comme les pas en retard du corps ne tiennent rien debout.
Terre et ciel tremblent dans le vertige des mémoires qu’on ne sait plus reconnaître. Il y a des chancres écarquillés dans les fondrières invisibles sur ma peau. Du suint dans mes humeurs défaites. On ne s’est pas encore apprivoisé. On cherche l’absence au cœur des vieilles traces, une lueur sombre sur les lignes passées. Le chemin en moi s’immobilise. Des ombres vont dans ses biais comme de pauvres sortilèges incapables d’envoûter les silences. Il faudrait opérer en soi les larmes et les cris, les souvenirs dont on n’a pas voulu du père et de la mère.
Mais comment soulever la peau qui pèse sur la peau ?
D’autres regards naissent dans le regard, abreuvés à d’autres paysages. On croit deviner les hauts murs venus des enfances qu’on a rêvées. On invente des signes insaisissables pour dire l’oiseau qui soutient l’horizon, la fenêtre borgne d’où monte un soupir de quand on avait dix ans.

On reste comme une ligne coupée. 

(Ce travail est une compression-expansion que je fais à la demande d'une éditrice mais ni elle ni moi ne savons ce qui adviendra de ça.)

lundi 2 octobre 2017

La vieille

Résultat de recherche d'images pour "paysannes d'autrefois"La vieille. Elle allait sur ses quatre-vingt-douze ans.  Droite comme un i majuscule et pas une plainte. Debout tous les jours de sa vie à six heures. L’ouvrage à la ferme n’attend pas. Qu’il gèle ou qu’il vente, les bêtes, il faut les nourrir, les engraisser, les tuer, les cuisiner. Les blés, il faut les semer, les moissonner, les battre, les monter au grenier. Les blés et les betteraves. Les betteraves et le maïs. Les monjettes et les patates. Le fourrage à garder au sec au-dessus du hangar, à côté des bottes de paille. Un peu de vigne aussi, pour le vin et la piquette. Faut bien avoir ses plaisirs quand on travaille dur.
Sans compter tout ce qu’il y a dans la maison à tenir propre. On a sa fierté quand quelqu'un vient. On n'est pas des souillons. Qu'est-ce que les gens diraient au bourg s'il y avait des taches de gras sur la cuisinière ? Quant aux cendres de la cheminée, elle les pelletait déjà quand elle avait huit ans. Avant d'aller à l'école à trois kilomètres et qu'il y avait tout un bois à traverser, en sabots avec du foin dedans de décembre à février.
Pas le temps de regarder le temps passer. Oh ! non alors. Y penser serait déjà coupable. La fainéantise, c’est pour les riches. Si tu crains ta peine, tu crèveras de faim.
Elle me disait ça en s’essuyant les mains à son devanteau. C’étaient là des sentences apprises à l’autre école, celle du curé. Elle les révisait tous les dimanches, qu’il gèle ou qu’il vente, en hochant la tête comme un jouet mécanique, et elle mettait sa bonne robe, son bon foulard, ses richelieux.
La vieille. Mon enfance a grandi à ses côtés. Dans un autre temps que le sien. Dans une autre langue que la sienne. Moins dure. Poreuse aux lumières filandreuses de mars, aux éclats métalliques de juillet quand le paysage pliait l’échine sous le soleil. Sensible aux eaux bucoliques aiguisées contre les pierres, aux heures égrainées à la comtoise et des ombres passaient d'un poids à l'autre, insaisissables.
Je badais. Encore un de ses mots, à la vieille : T’es toujours en train de bader.

Maintenant, c’est elle qui bade au fond du trou. Elle regarde les poussières que le bon Dieu mouline. Elle n’a pas besoin de pelle, pour les ramasser.

(Texte hyper classique. Le lecteur en son infinie bienveillance saura ne pas m'en tenir grief. Il a été publié par une revue et je l'ai allongé.)

jeudi 28 septembre 2017

Mettre ses pas dans les autres pas

Cliquer pour agrandir cette image !
Marcher
Ne rien faire d'autre que ça
Mettre ses pas dans les autres pas
Comme les gouttes de pluie
Se mettent dans les autres gouttes de pluie
S'appliquer à cette marche
Dans le vacarme des heures
Dans le tremblement pressé des yeux morts
Puiser au fond de soi
Ce qui reste de silence

*

Atteindre le passage invisible
Du premier mille
Où luit pourtant l'incertitude du trottoir
Poursuivre encore le mirage de la marche
Jusqu'à saigner notre douleur
Qui ne parlait plus

*

Je marche et je marche encore
Je m'efface dans la lenteur de mes pas
Là est mon salut
Dans l'horizon qui fuit la ville
Cadencé par des foulées trop lourdes certes
Mais quoi
Les semelles de vent ne sont que
Du vent

*

Parfois
Comme une brillance sur le chemin
Le petit bonheur d'une traverse
Un champ posé là au creux du tumulte
Quelques ivraies solitaires et battues
Où souffle une mémoire qui ne dit rien
La nôtre qui sait
Tout entière dans mes pas

*

Chercher
Quoiqu'on s'en défende
Un fil ténu dans la marche
Qui nous tiendra debout
Le plus loin

*

Je ne sais pas si j'éprouve l'ivresse
Du deuxième mille
Quelles heures ont sombré déjà
Dans l'inanité des choses vues
Où puis-je aller encore
Où tu ne serais pas

*

Ici ou là
Au détour de la marche
Quand le corps devient cette mécanique
Où se rôde la fatigue
L'esprit d'un caillou perdu
Soudain m'accable de sa légèreté
Mais comment dès lors
Rebrousser le chemin
Un caillou ne vient jamais seul

*

C'est pour toi que je marche
Et tes pas sont dans les miens
Portés par l'illusion d'une géographie
Qui nous aurait appartenu
Dans cette ville trop basse
Pour nos ailes d'oiseaux
Le souvenir d'un mot
A l'angle d'une rue d'autrefois
Mais était-ce bien ce mot-là que nous avions dit
Le souvenir d'une caresse retenue
A l'ombre d'une vitrine
Mais comment garder la mémoire
De nos gestes

*

Reconnaître parfois
Dans la foule grondante
Un autre marcheur
Une autre solitude dans la solitude
Le désespoir toujours
Qui pousse à l'oubli
Dans le bruit des heures

*

Et le voilà franchi
Le troisième mille
De notre marche
Je n'ai plus que des jambes dans les jambes
Mon corps s'est réduit
Au balancement des pas
Il ne peut plus tomber

*

Tu me dis d'entrer dans ce jardin
Où chatoient des cercles fugaces
A la surface de l'eau
Tu me proposes la rumeur des arbres
Le silence désigné
Des cygnes trop lourds
Mais que ferions-nous de notre mémoire

En pareille laideur


Ces textes font partie d'un ensemble qui date de 1997. Je n'y apporte pas les retouches qu'il faudrait. Une chose dite étant une chose morte selon Artaud.

Photo d'Olivier Roubine, juin 2015. Les Salins de Giraud près de Montpellier. N'hésitez pas à visiter le site de l'artiste qui, je l'espère, ne m'en voudra pas de m'être dispensé de son autorisation. J'adresse avec cette image un clin d'oeil à Nathalie Séverin, Louise Imagine, Claire Musiol, Isabelle Bonat-Luciani, Brigitte Giraud, Philippe Castelneau et Christophe Sanchez.

lundi 18 septembre 2017

Le feu

Résultat de recherche d'images pour "crémation"Le feu. Je ne l'ai pas. Né dans un ventre glacé par les fièvres, je ne l'ai jamais eu. Je n'en veux pas non plus. Ma raison s'y oppose depuis toujours. Trop de symboles surexposés. Trop de métaphores mal pétries. Le feu de l'amour tue aussi sûrement que le feu de la guerre puisque, à la fin du compte, on est refroidi. Ce n'est pas que je me détourne des émotions fortes, des sentiments vibrants, voire de certains dérèglements des sens. Mais le feu, malgré ses bienfaits ancillaires,  le chaud et le cuit, me fait fuir comme une bête sauvage aux premières heures de la vie. Les ombres qui hantent sa lumière, fût-elle celle d'un lumignon, sont des serpents. Quand on les aperçoit, il est déjà trop tard. L'effroi crépite dans les yeux. La peau se met à grésiller. Les veines et les artères gonflent avant d'éclater. Des lames découpent les muscles. Comment échapper à l'équarrissage ? Où trouver un souffle assez puissant pour éteindre ce qui étreint ? Dans quelle mémoire ? Dans quelle volonté ? Je n'ai ni l'une ni l'autre. Ma carcasse est vide comme était vide le ventre de ma mère. Finirai-je, en un cauchemar baconien, suspendu à un croc de boucher ? Reluqué par d'autres corps en peine ? Ou bien, enfouis dans la glaise, mes viscères auront-ils à subir de lentes dévorations ? Ma raison encore s'insurge. Mon instinct se rebelle. Une seule solution s'impose. Le feu. Celui-là même dont on s’est tenu éloigné pendant la vie. Effacer tout ce qui a entravé. Dans la chair comme dans l'esprit. Puis disperser les poussières irréductibles. L'air se chargera d'achever le travail de disparition. Retourner avec lui dans l'invisible.

image pompesfunebrestoulouse.com

J'ai écrit ce texte il y a quelques années pour une revue dont c'était la thématique.

jeudi 14 septembre 2017

Coming out

Coming out / Brève ordinaire
Résultat de recherche d'images pour "pénis" Toute sa vie, Albert avait eu des problèmes pour faire l'amour. A quatre-vingts ans, après avoir bu un litre de vin, il se coupa le sexe et le fit cuire. Puis le donna à son chien qui s'en régala.
Coming out / Brève populaire
Toute sa vie, l'Albert avait eu des emmerdes pour s'envoyer en l'air. A 80 balais, après avoir torché une boutanche de rouquin, il se coupa la bite et la fit cuire. Pis la donna à son corniaud qui la bouffa.
Coming out / Brève populaire fleurie
Toute sa vie, ce demi-sel d'Albert s'était fait du tracsir pour son flageolet qui n'avait rien d'une vipère broussailleuse dans ses fringues de coulisse. A 80 bougies soufflées sur une bûche de chez Aldi, après s'être rincé la dalle d'une betterave de beaujolpince, il se coupa le petit chauve à col roulé, le mitonna avec des oignons de derrière les fagots et le jeta à son courtaud de Médor qui s'en fit les boyaux comme des manches de ministre.
Coming out / Brève classique
Pendant toute son existence, sir Albert avait rencontré des difficultés lors de ses accouplements. A quatre-vingts ans, après avoir dégusté un litre de vin de Bordeaux, il se trancha le pénis et le mit à rissoler. Puis il l'offrit à son chien qui s'en gobergea.
Coming out / Brève classique premium
Toute son existence durant, le comte Albert avait eu un parcours amoureux fort difficultueux. Parvenu à l'âge vénérable de quatre-vingts printemps, après avoir succombé à l'envoûtement d'un pomerol du meilleur aloi, il trancha dans le vif son membre viril et l'apprêta sur un brasero en céramique de Saxe hérité du maréchal éponyme. Puis il en fit l'offrande à son lévrier afghan qui le dévora promptement.


Coming out / Brève néo french
Toute sa life, Alberton avait badtripé grave sur l'évaluation de ses love performances. Sénior ayant dépassé la DLC, il vida une boîte de vin red bull achetée dans une winery down town, trancha son sexe pas frendly compatible en mode sushi et le donna au chien qui le mangea ASAP. Un geek lui dit qu'il aurait dû poster un selfie sur fb.
Coming out / Brève à la Perec
Durant tout son sort, Albrt avait connu moult tracas pour son vit trop mou. A dix fois huit ans, un vin bourguignon à l'appui, il coupa dans la chair qui bandait mal puis la cuisit sur un gaz ronflant plus qu'un volcan. Alors, il l'offrit à son cabot gourmand qui l'avala d'un coup.
Coming out / Brève à la Restif
Tout au long de sa destinée, le sieur Albert s'était trouvé fort marri d'être tant et souvent escouillé au point de trousser les grisettes à la hâte comme un fieffé saute-ruisseaux. Rendu à l'âge où le maréchal de Richelieu faisait encore, lui, dûment sa cour dans les bourdeaux, et s'étant vivifié les sangs par quelque vin d'Arbois, il eut le cran de se daguer l'appendice d'un geste prompt. L'ayant fait, il le cuisina au verjus et le donna à son épagneul qui montra force appétence.
Coming out / Brève à la Duras phase terminale
Albert L. avait toujours souffert. De son sexe sans visage. Forcément sans visage. Ne pouvant pas. A 80 ans, il but un vin frais de Tarquinia. S'amputa de son manque. De ce qui avait toujours manqué. D'aussi loin qu'il s'en souvenait il avait toujours eu ce manque. Il le cuisina sur un feu de bois. Dans son jardin face à la mer. Puis le donna au chien blanc qui courait sur le rivage.
Coming out / Brève à la S.M.S

Tjs, Al avai u pb sex. A 80 an, il bu vin, coupa bite, la cuisina, la fila au cleb ki la manja ASAP. 

image affairesdegars.com

(Je me suis amusé à écrire ça pour la revue Métèque et son numéro Coming out. Ces brèves n'ont pas été retenues mais je les trouve rigolotes. Voilà.)

Rien n'est encore là

Résultat de recherche d'images pour "peau"Rien n'est encore là. Pas même la question de ce qui pourrait advenir. On continue le travail entrepris dans la langueur du jour. Au jardin ou sur la page, c'est pareil. Une affaire de sillons à traverser. Avec des ombres et des lumières qu'on ne force plus depuis longtemps. Un chat passe au loin. Une rumeur gémit le long d'un mur. Tenir le chat et la rumeur au fil de l'ennui. Inventer pour ne pas dormir un menu peuple d'insectes dans la terre qu'il faudrait retourner. Griffonner sur la page des signes auxquels on renonce déjà. Le poème est rétif aujourd'hui comme hier. Nous portons en nous trop de solitude pour qu'il vienne.
Puis.
Quelque chose.
On le sent sur la peau. Une pression à peine. Dans une lenteur qui réussit encore à nous surprendre. L'impression que cela s'étend, pourrait faire tache si nous avions la pleine conscience du corps engourdi. On suspend les gestes du travail. On cherche à écouter sans savoir où ni comment. On pose des yeux maladroits sur le morceau de peau qui a frémi. On ne comprend pas. Le chat, peut-être, saurait. En sa simplicité de chat. Le mur même, en fin connaisseur des limites, ferait mieux que nous le partage du dedans et du dehors.
Mais cela déjà s'en va.
Reste un petit bout de peau semblable à tous les autres petits bouts de peau. A-t-il seulement rougi ? Un peu de sueur en a-t-il ralenti un moment la respiration ? Ou est-ce la mort en nous qui a tressailli ?

Pour qu'on ne l'oublie pas.

(J'ai retrouvé ce texticule. Je ne sais plus quand je l'ai écrit ni pourquoi. Un bout de peau. Un copeau. Voilà ce que c'est. Peu.)

dimanche 10 septembre 2017

Le voilà qui pense

Résultat de recherche d'images pour "bébés"J’ai deux ans et demi. Ma soeur se moque de moi quand je mets mon doigt sur mes lèvres. Tiens, le voilà qui pense. Evidemment, ça ne risque pas de lui arriver. Elle aura bientôt dix-sept ans. Ma mère dit qu’on n’est pas sérieux à cet âge-là. Elle l’a lu dans un magazine pour les vieux. Si j’avais les mots, je lui dirais que c’est pareil à quarante et à soixante-dix. Les pensées de ma mère ne vont jamais plus loin que le bout de son nez. Quant à celles de ma mémé, elles ne sortent même pas de sa tête. Elles marinent sous son crâne et sentent mauvais comme ses dessous de bras qu’elle refuse d’épiler.
Si je suis enclin à penser et à mettre mon doigt sur mes lèvres, je le dois à mon père. C’est un rêveur. Quand il rentre de l’usine, il se sert un grand verre de Pernod, s’assoit à côté de moi sur le canapé en poussant un long soupir, me demande si ça va comme je veux la santé et s’abîme dans ses rêves autant que dans son verre.
Les rêveurs pensent plus que les autres. Ils ont des dizaines de lèvres et des dizaines de doigts à mettre dessus. Parce qu’ils ont des dizaines de corps et des dizaines d’esprits. Des dizaines d’ailleurs. Ma mère en fait le reproche à mon père : T’es toujours ailleurs. Dans le ciel. C’est trop loin pour moi. Mon père hausse les épaules, bougonne, se sert un autre Pernod et retourne à ses songes.
Moi aussi je vais souvent dans le ciel. Je lève les yeux, je mets mon doigt sur mes lèvres et c’est comme un ascenseur ultra rapide. Je suis mieux là-haut qu’en bas. Beaucoup mieux. En bas, ça sent les dessous de bras de mémé, le parfum à la pomme de ma sœur et le sang de ma mère une fois par mois.
Quand je suis en haut et que je regarde en bas, ça me fait d’autant plus penser. Ce n’est pas toujours agréable. Je regarde et je pense aux chiures de mouches sur la table dans la cuisine. Je regarde et je pense au chien de la maison qui frotte son cul pelé contre les murs. Je regarde et je pense aux jambes de mémé. Toutes violettes, prêtes à éclater.
Alors, le plus souvent, je ne regarde rien et je ne pense à rien. J’en suis tellement heureux que je mets deux doigts sur mes lèvres. Regarder rien. Penser rien. Seulement flotter dans le ciel et rêver. Les nuages sont plus doux que les draps de mon lit. Ils dessinent des montagnes et des vallées, sculptent les visages des personnes que je choisis pour accompagner mes rêves. De beaux visages. De belles persones.

C’est là que je voudrais rester. Avec elles. Quand son heure sera venue, je proposerai à mon père de me rejoindre. Mais je lui demanderai de laisser en bas sa bouteille de Pernod. Je déteste les mauvaises odeurs.

Les phasmes


Résultat de recherche d'images pour "phasmes"Vous avez déjà vu des phasmes ? Non ? Il est vrai qu’on n’en rencontre pas tous les quatre matins aux quatre coins des rues. Les phasmes sont des insectes de l’ordre des néoptères qui ressemblent à des brindilles parfois dotées d’épines. Ils restent immobiles pendant des heures. Ils attendent.
Nous deux, nous ne sommes pas des phasmes. Nous sommes une œuvre d’art. On nous admire partout. En ce moment, dans une galerie parisienne. Le mois dernier à Londres. Le mois prochain à Prague. Nous voyageons beaucoup. En train, en avion. Une fois, même, sur le porte-bagages d’une bicyclette. C’est épuisant. Nous préférons rester tranquilles dans le salon d’Anna, notre créatrice. A côté du vivarium où elle élève des phasmes. Vous comprenez ? Le lien est évident, n’est-ce pas. Anna adore les néoptères au point de faire des sculptures qui leur ressemblent et de les intituler « les phasmes ». Un peu de menu bois, quelques rameaux ligneux et un anneau de fer en guise de ligature. Anna apporte un soin très scrupuleux à cette ligature qui ne doit être ni trop lâche ni trop serrée. C’est une question d’énergie. De circulation de l’énergie. De tempo de l’énergie.
Nous ne comprenons rien aux paroles d’Anna mais sa joie nous ravit quand elle estime avoir réussi. Elle met sur son vieil électrophone un vieux disque de Chet Baker et danse en fumant de longues cigarettes. Les phasmes dansent aussi dans le vivarium. C’est peut-être cela qu’ils attendent. Pouvoir danser et tromper l’ennui. La vie des phasmes n’est pas si réjouissante.

La nôtre, même si les voyages nous fatiguent, même si nous sommes à l’étroit dans notre cadre en aluminium, est plus divertissante. Nous voyons toutes sortes de gens. Nous entendons toutes sortes de langues. Mais nous n’aimons pas qu’on nous touche. Les visiteurs ne sont pas toujours propres. Dans ce cas, nous faisons comme les phasmes. Nous nous fondons dans le décor. Nous passons inaperçus. Et nous attendons la fermeture de la galerie. Nous pouvons attendre bien plus longtemps que les phasmes. Et sans nous ennuyer. Quand les lumières s’éteignent, nous tenons des conciliabules. En chuchotant pour ne pas déranger les ombres. Nous parlons de la vie en général et de la vie en particulier. Nous nous demandons si le général et le particulier savent s’accommoder des ironies du monde. Nous parlons d’Anna aussi. Elle n’est pas toujours bien dans sa tête. Elle a tendance à forcer sur la bouteille. Mais nous ignorons comment l’aider. D’autant que nous devons penser à notre avenir. Qu’adviendra-t-il de nous quand elle mourra ? Si un musée nous achète, nous craignons de vivre la plupart du temps dans une pièce borgne en espérant une éventuelle exposition. L’idéal serait qu’une collectionneuse s’éprenne de nous. Une belle dame brune aux yeux de feu qui nous inventerait autrement. Nous ne serions plus des néoptères dans un cadre. Nous aurions la légèreté du fétu ondulant sous l’azur. Des frondaisons nous offriraient des oiseaux volubiles, la paix des jardins alanguis, le trotte-menu des jeunes amoureuses. On nous rencontrerait tous les quatre matins, aux quatre coins des rues. L’éternité nous irait bien. Pour danser.

vendredi 25 août 2017

Frédérique Germanaud, Courir à l'aube

Résultat de recherche d'images pour "frédérique germanaud"Courir à l'aube de Frédérique Germanaud est un roman court mais long à lire. Les mailles de l'écriture sont très serrées tout en laissant passer ombres et lumières, vrais mensonges et fausses vérités des personnages comme de l'auteur mis en scène à la table du récit.
Au début du livre, évoquant Le mur invisible de Marlen Haushofer, elle offre au lecteur un exercice apparenté à la littérature comparée :
" Comme moi, la narratrice s'est cognée au ciel, à des cloisons immatérielles, a tenté de faire tomber des murs qu'elle était seule à voir, a crié sans se faire entendre. Puis s'est raccrochée aux mots, usant son unique crayon et recommençant chaque matin à donner cohérence au monde absurde. Faire barrage au néant... Les coïncidences se multiplient à chaque lecture et faussent la perspective de ma propre histoire, substituant la fiction à la réalité."

Cela dit, catastrophe ou pas catastrophe, avant ou après le "Lundi noir", (mais pas pendant), vous rencontrerez un psychiatre et sa petite fille qui enferment de faux oiseaux en papier dans de vraies cages en bois... tout en tournant le dos au ciel de la baie vitrée... Vous croiserez aussi la figure de l'amoureux, (minuscule et majuscule), lequel envoie à la femme quittée des Polaroïd annotés au stylo sur un banc à New York. Mais ne cherchez pas à savoir comment et où ce couple éphémère s'est constitué. Vous n'y parviendrez pas. D'autres personnages passent, incertains tout autant, qui pourraient brûler comme le bonhomme-hiver carnavalesque de la scène inaugurale. Un artiste performeur, quelques inconnus de rencontre dans la friche, taiseux. Un chien mort.
Résultat de recherche d'images pour "frédérique germanaud"D'ailleurs, dans un prochain récit sur ses carnets, à propos de chien... Frédérique Germanaud envisage de... bref ! En voilà des spéculations pour égarer le lecteur ! Elle est où, en fait, la catastrophe ? De quelle hécatombe parle-t-on ? S'il s'agit d'une hécatombe... Il faudra vous lever bien avant l'aube,avant toutes les aubes, et courir plus vite que votre fatigue, plus vite que toutes les fatigues. Pas sûr que vous soyez à la hauteur des vertiges qui vous prendront. Une seule solution : relire le livre. Il en contient tellement d'autres !

Courir à l'aube de Frédérique Germanaud est publié aux éditions La clé à molette pour la somme de quatorze euros. Mille bravos à cet auteur et à son éditeur.

mardi 22 août 2017

André de Richaud, poète d'aujourd'hui

Résultat de recherche d'images pour "andré de richaud"Un jour de cet été, à table autour des mots et des vins, quelqu'un me dit le nom d'André de Richaud. Je pousse un "oh !" de surprise. Et nous parlons de l'auteur de La douleur. Je lui confie mon émotion à la lecture de ce roman, il y a plus de quarante ans... De retour à la maison, je retrouve le Poètes d'aujourd'hui que Marc Alyn a consacré en 1966 à André de Richaud, dans la célèbre collection de Pierre Seghers. 

Extraits :

Les ruisseaux de la mort ont couru sur mes rives
les pierres du soleil ont écrasé mes plaies
les lames du sommeil ont fouillé le feuilletage de ma tempe
et moi je vais tout nu dans le ciel dépeuplé.

*
Collines entraînées par ma voix
arbres récalcitrants aux limites du monde
terres de terre rouge et les montagnes gonflées
d'une vaste peur éperdue
La neige enchantée s'en va et retourne
vers les étoiles de la fièvre
plus pathétique qu'un port démoli de mâtures
et les sanglants rochers
crevés d'os de porphyre
retourneront légers
à travers ton sourire.
Résultat de recherche d'images pour "andré de richaud"
*
Nous boirons sur le seuil d'une auberge lointaine
un clair alcool au fond d'un gobelet rouillé
des barques reviendront de pêches forcément lointaines
dans l'odeur des algues et des varechs mouillés.

Naïfs adorateurs de la rose des vents
des matelots qui ont le cou bien passé au rasoir
demanderont la permission de s'asseoir
sur le bout du banc
Un maquereau aux yeux verts
me demandera si je veux te vendre pour Buenos-Aires
Ce n'est pas l'envie qui m'en manquerait, mais ton père
n'aime guère que ses filles aillent de travers.
Des huîtres, des oursins plus les pâles citrons
nous les mangerons sous l'oeil paterne du patron
qui lancera pour nous, à la mode, nostalgique
le grand orage à tonnerres du piano mécanique.
Le pissoir, non loin, au soleil de feu,
évapore son odeur ammoniacale qui pique les yeux. 
Le soleil, brave chien, te lèche les bras
tout penaud de ne pouvoir aller plus bas
Les petites putes s'en vont au bras des matelots
et l'âme ravie
car
Si les pierres ont des silences
où les siècles peuvent se confesser
une plus sensible cadence
s'entend dans le coeur du laurier.
*
Autrefois j'aurais voulu être le dernier oiseau du dernier platane
La première lueur du matin sur l'aile d'un olivier
L'orange de midi, bien pendue sur ses feuillages de parfum
Et ce nuage qui joue autour du phare
J'aurais voulu être une phrase coupée au raz d'un poème
Découvert par une jeune fille aux cils de pavot
Au bord d'un grenier de Provence
Mais maintenant
Mon dernier désir est que mon souvenir brûle
Les pierres où il est gravé
Ici et là au petit vol de mes voyages
Les sables de la mer n'ont pas besoin de dictionnaire
Toutes les feuilles meurent en automne
Rien n'est qu'un feu mort au fond d'un ruisseau sec

Que mon visage s'écrase en vous
Ombre de ma jeunesse
Et qu'il ne reste rien de ce fer rouge