samedi 7 juillet 2018

Rodrigue Lavallé, Décomposition du verbe être

Résultat de recherche d'images pour "rodrigue lavallé, décomposition"Où se situent l'espace et la durée du poème ? Comment l'écriture parvient-elle ou échoue-t-elle à les faire coïncider ? Sur quelle ligne de crête sémantique pour dire l'incertain de l'humaine condition ?
Dans Décomposition du verbe être, Rodrigue Lavallé se livre à un essai de décomposition de soi. "de/dans", "de/hors", et "de/puis". " Le verbe et sa durée c'est tenir tête à la mort", écrit-il presque à l'ouverture de son recueil qui fouille à mains nues les anfractuosités de la langue, à la façon parfois d'un médecin légiste. Le dedans du corps, "concrétion des matières des organes des fluides", met en péril le flux du poème. Le désir aussi se rompt et [l'amour croupit].
Le dehors avec "son horizon dépassé" n'est pas moins trébuchant. La marche a ses vertiges. Elle tâtonne et ne sait dire les signes du visage. Quel visage ? Dans quelle durée et dans quelle perspective si "un jour il fait un jour de moins" ? La mort est là, avec sa bile et sa lie, et ni dehors ni dedans n'y sauraient tenir.
Alors, entrer dans les "des/marches" offrira-t-il au corps et à la langue un nouveau dépli ? Ou faudra-t-il se résoudre, de crues en "des/crues", à demeurer à tout jamais éparpillé, sous un ciel sans miroir au-delà ? Une certitude tout de même. "Tout est à refaire." [Et on se pisse dessus.]
Décomposition du verbe être de Rodrigue Lavallé appartient à la littérature de recherche dans ce qu'elle a de plus exigeant. Jamais rien n'y est vain. Jamais rien n'y surligne outrageusement l'intelligence de l'auteur. L'émotion luit comme une lame. Le lecteur la sent qui fouaille ses chairs.
Bravo !

Extraits :

friche du corps cela
se nomme fièvre
solitude
désir
sans compter quelques morts
sous les doigts

d'une seconde à l'autre
alors découd le ciel
et coule ainsi

mots à mots
visage à nos mains

*

nulle promesse
ni demain
ne rend gorge à
l'absence

ventre ici
brume dedans
ce matin

*

parois serrées d'air ni de ciel
plus de formes connues de miroir au-delà

des yeux collés malades à grands coups de caboche
sur les murs d'est en ouest
débordent leur cours

poings durs d'os à tenir comme sans lumière
qu'il faudra bien nommer
son corps         vide d'elle

déposé loin là-bas dans le fond
d'un couloir en damier

comme si de marcher se faisait
sans savoir

*

L'ouvrage, illustré par Dominique Catin et remarquablement préfacé par Laurine Rousselet, est publié aux éditions Tarmac. (102 pages,14 € et disponible à la commande depuis ce blog.

image Tarmac

mercredi 27 juin 2018

Stéphane Bernard, Salle d'attente

Résultat de recherche d'images pour "stéphane bernard salle d'attente"Stéphane Bernard, tenancier du blog Une main est aussi un poing, a publié dans de nombreuses revues (Verso, Diérèse, Dissonances, Ce qui reste...) mais n'a pas encore fait paraître de recueil. Salle d'attente est pourtant un fort volume de la meilleure encre et je ne doute pas qu'il se trouvera bientôt un éditeur pour le faire connaître. La philosophie, ici plutôt morale, tisse de subtils échos avec des considérations sur l'acte de créer, poétique notamment. Les grands thèmes du bien et du mal, de l'esprit et du corps, du tout et du rien, de la vérité et du mensonge, de la prière et de l'angoisse reviennent en boucle avec Schopenhauer en serrurier "des placards secrets de nos chambres". Le stoïcien Marc-Aurèle, la mystique Simone Weil, le sulfureux Bataille et, surtout, le pince-sans-rire Cioran traversent ces pages composées d'aphorismes et de textes brefs. Des obsessions apparaissent (suints et putréfactions, insectes et batraciens) ; la vie comme l'amour ne coulent pas tranquillement dans leur lit, et l'humour est également présent, acéré comme une lame.

Extraits :

Logique - La logique est un abus de coïncidences.

Triptyque - La vie est ce triptyque dont le panneau central est le plus étroit et dont les latéraux, infinis, n'ont jamais existé.

La bête - Ce n'est pas l'homme qui n'arrive pas à se libérer de la bête en lui, c'est la bête en lui qui n'arrive pas à se libérer de l'homme. Mais ça finira un jour. La bête a les muscles pour.

Bulbe - Le cadavre humain est le bulbe éteint du mensonge. n'y pullule plus que la vérité de l'insecte.

Un mensonge étendu - Je n'ai rien contre l'amour si ce n'est qu'il est un mensonge étendu tandis que je n'ai de passion que pour une suite de courtes vérités.

Au juste - Pour atteindre au juste, la patience, graine souple, vaut mieux que l'espoir, cette malformation du temps.

L'autre chose - Ecrire, le poème, etc, c'est la recherche de l'autre chose dans l'exactement ça.

Peau du monde - Les hommes font de la peau. De la peau sur eux-mêmes, de la peau sur le monde. Le poète ou penseur de lui-même pèle. Pèle l'homme, pèle le monde. Dehors j'entends la peau du monde chanter la peau. Ma voix, pelade, quand elle tombe, comme neige n'émet aucun son.

Mirage - Dire est un concert d'ombres où leurs figures tues seules sont le vrai.

Valeur ajoutée - L'art ne soigne à peu près de la conscience que cette part d'elle-même qu'il a lui-même ajoutée.

Posthistoire - Dans une époque très lointaine, nos siècles récents se confondront à la préhistoire. Ne vous étonnez pas de nos accès de barbarie.

Rendre raison - Ces types qui ont raison tellement fort qu'ils poursuivent l'effort jusqu'à faire rouler leur opinion sur le versant où ils ont tort.

A la chute des larmes s'élève une pensée - Les yeux qui ne pleurent pas de temps à autre ont la vue sale.

A travers l'objet - Qu'il soit végétal, animal ou minéral, immatériel ou synthétique, l'objet est un bon filtre de soi à soi.

De loin en loin un homme - Ce mètre cube de granit ci par exemple, et qui a attendu des millénaires son premier bain de mer - à la presque veille de plonger, qu'on entrave d'une résille d'acier, parce qu'entre lui et l'océan passe de loin en loin... un homme.



Vous pouvez vous procurer ce recueil de 237 pages chez l'auteur qui a fait imprimer quelques exemplaires pour le prix modique de 8 €. Voyez avec lui pour les frais de port à son adresse électronique : stephanegeorgesbernard@gmail.com

image du blog unemainestaussiunpoing



mardi 19 juin 2018

Fabrice Farre, Inflexion

Résultat de recherche d'images pour "editions rafael de surtis"Une inflexion, qu'elle s'imprime dans la ligne d'un paysage ou la courbe d'un corps, a toujours un point. Et la voix du poème commence à changer, donne à la lecture un mouvement qui tarde à révéler ses jeux de miroir.
Inflexion de Fabrice Farre recueille dans les instants de la marche les appuis du réel. La terre comme le ciel sont instables. Le temps lui-même, si meuble, pourrait s'effondrer dans une attente pétrie d'ignorance, inventerait qui sait d'autres possibles au coeur de la langue. Mais quelle serait notre inquiétude si l'alphabet s'augmentait d'une vingt-septième lettre ? Quand "le dehors se retourne comme une peau", les mots ne sont pas des lieux sûrs. Alors il faut épuiser dans la marche toutes les chimères de la mémoire. Voie ferrée ou quai de métro, colline dévalée ou "mer grosse des nouvelles du monde", le chemin est une énigme. Quelle est donc cette silhouette que Fabrice Farre tutoie tout du long ? Quelle est donc cette "caméra subjective" qui hésite entre le haut et le bas du visible ?
En écho à ces questions, Cécile Guivarch écrit dans sa préface : "Fabrice Farre brouille les pistes et le fait avec vibration. Les mots permettent l'inflexion de la mémoire, passée et présente."
Lisez et relisez ces poèmes aux accents surréalistes dont la puissance des coïncidences est parfois proche de celle de Jacques Vandenschrick.

Extraits :

J'imagine qu'ils sont venus prendre
ce que nous avions dû abandonner.
Il a fallu recommencer cent fois pour vivre.
Derrière nous passent des vêtements sales,
un jouet mécanique. Mais le jour
nous précède aujourd'hui,
comme il marche il pardonne.

*

Je vis dans un coin du monde
où ma table vibre émue
par les chenilles processionnaires
des chars sous le ciel de soufre
et les visages rouges. 
Au bout de l'artère un champ de fleurs
colle aux chaussures. On peut y patrouiller
sans craindre la vie.

*

Les bêtes somnolent sous les toits
les murs de la maison adjacente se resserrent
les bruits des ustensiles tournent autour de la table.
Le berger n'a qu'une parole en cet instant
maigre. Les idées noires moutonnent,
la lueur grossissante les pousse.

Accompagné de trois oeuvres peintes de Muriel Carrupt, Inflexion de Fabrice Farre est publié aux éditions Rafael de Surtis et coûte 17 euros.

Oeuvre de Muriel Carrupt en couverture de l'ouvrage. Image rafaeldesurtis.

dimanche 17 juin 2018

Brigitte Giraud, Le trajet d'une voix (inédit)

Résultat de recherche d'images pour "brigitte giraud"Il faudrait atteindre au silence passé
par les claires voies de la fenêtre.
Venir à toi.
Couler mécaniquement ma tête
dans l'anse de ton coude.
Ce serait commencer cet instant minuscule
qui caresse nos visages,

la voix entre les mots.



Rien, alors, ne pourrait demeurer
absolument perdu
au milieu de la nuit.

*

Il faudrait peindre les plis du silence,
poser du bleu dans la voix
autour des mots
qui pourraient casser.

Combien avons-nous de coeurs pour pardonner
les blessures du vertige ?
Combien de coeurs avons-nous ouverts
et refermés ?

*

J'entends des mots très bas.
Le silence de l'herbe 
et celui de l'eau
marchent sur la terre comme au ciel
les pieds nus.

Il pleut tout mon soûl.

*

Un trait dans la nuit
jusqu'à ce chemin d'encre jeté
dans les yeux,
plus loin que la parole.
L'écran des jours traverse ton visage.
Et nos yeux ont mal,
et aussi les mains,
et aussi toute la figure.

*

Tu écrirais une histoire
dans la nuit jetée.
Un phare au milieu de nulle part,
et une cabosse remplie de sentiments,
les yeux murmurant
des mots indéchiffrables aux lèvres.
Les murs de la chambre en retard du monde,
silencieux mouvements
à vitesse basse,
une lune passée.

On lâche la peur
de tomber.

image uneetoiledanslagorge.com 

samedi 9 juin 2018

Alexo Xenidis, Communication prioritaire

Résultat de recherche d'images pour "alexo xenidis communication prioritaire"Certains livres, très courts, n'en sont pas moins longs à lire. Communication prioritaire d'Alexo Xenidis en fait partie.
Dans la ligne des théories sur les réalités et les leurres du pouvoir (de Machiavel à Damasio en passant par le prince de Lampedusa) , cette auteure imagine les mécanismes d'une gouvernance mondiale pour finaliser la restructuration des instances politiques partout sur la planète. Après plusieurs années de travaux, l'humanité va enfin retrouver sa fonction première : survivre collectivement. Les tentatives des révolutions anticapitalistes comme les programmes d'extension démocratique ont échoué au niveau des Etats-Nations.
Le constat du CIEL (Comité International Exécutif Libre) adressé à tous les dirigeants est accablant : " Vous n'offrez plus aux habitants de vos pays ni la nourriture, ni l'abri, ni les remèdes, ni la protection qui leur sont nécessaires. Pire, vous leur avez même confisqué le droit de pouvoir conquérir par leurs propres moyens ces outils de survie."
Cette dernière étape de la finalisation n'est pas moins délicate que la restructuration elle-même. Elle s'apparente à la livraison d'un chantier quand on enlève les derniers échafaudages, les palissades et les bâches, les barrières d'accès et les tas de gravats. Ce n'est pas là un simple appareil de protection mais un Miroir qui organise pendant les travaux une autre réalité des orientations géopolitiques et des tendances sociétales.
Ce Miroir, pour être totalement efficace dans sa production de substitution, s'accompagne d'une "épuration lexicale" jusque dans le vocabulaire des sentiments effectuée par les citoyens eux-mêmes...
Que va-t-il se passer quand la nouvelle réalité apparaîtra sans le fard des récits illusoires ? Sachant que nul ne saurait ignorer cette communication prioritaire, le lecteur se fera son idée et elle sera vraie, à moins qu'un nouveau Miroir ne la déforme aussitôt...
Alexo Xenidis, qui fut psychanalyste, n'ignore rien des trames de fond dans la trame du réel offert au regard. Elle en mesure les menaces tapies au coeur même de la langue dont la substance est saignée. Comment forger sa liberté dans notre société qui s'effarouche au moindre mot de travers ou jugé intrusif ("mademoiselle" par exemple) et considère tout acte déviant comme une salissure au front des bienséances ?
Communication prioritaire d'Alexo Xenidis est un livre éclairant qui pourrait être porté à la scène, soutenu par un dispositif d'archives sonores et visuelles.
Illustré par Jacques Cauda, il est publié aux éditions Tarmac et coûte 12 €.

image tarmac

mardi 5 juin 2018

Patrick Rödel, Raymond Mauriac frère de l'autre

Résultat de recherche d'images pour "raymond mauriac frere de l'autre"Comment parler du roman Raymond Mauriac frère de l'autre de Patrick Rödel quand, dès les premières pages, on résiste mal à la tentation d'y voir une autobiographie ?
On y résiste d'autant moins que la photo en couverture, Raymond au garde à vous dans l'ombre écrasante de François, nous semble implacable, presque cruelle.
Et pourtant ! Hormis le fait que Raymond Mauriac a publié deux romans sous pseudonyme (Housilane), tout est presque faux dans cette histoire puisqu'on ne sait quasiment rien de lui. 
Patrick Rödel a traqué à la loupe tous les indices possibles dans le fonds Mauriac de la bibliothèque municipale de Bordeaux et inventé le journal que Raymond aurait pu tenir dans le secret de son étude d'avoué. Nul doute aussi que sa connaissance de l'oeuvre de "l'autre", Le mystère Frontenac notamment, aura nourri son inspiration. 
Le lecteur découvre la vie de Raymond Mauriac de 1895 à 1953. A quinze ans, il supporte mal le carcan du paraître bourgeois et les hypocrisies des punaises de sacristie. Il rêve de devenir écrivain, envisage de s'inscrire en lettres à l'université. Claire Mauriac, mère à poigne qui élève seule ses cinq enfants, oppose un refus catégorique. Raymond fera son droit et reprendra la charge de l'oncle resté sans descendance. On se doit d'avoir le sens du sacrifice quand on est l'aîné de la fratrie et que le père est mort trop tôt. De toute façon, la littérature, c'est le Diable. A commencer par l'exécrable Anatole France...
Ce vrai faux journal nous montre un velléitaire incapable d'affirmer son identité et ses désirs tant il est lui-même victime des préjugés de son milieu social. Proche des Croix-de-feu du colonel de La Rocque, il honnit la République enjuivée et trouve qu'il y a "de bonnes choses chez Mussolini".
Patrick Rödel parvient cependant à nous faire apprécier ses épanchements quand il se débat avec la gestation infiniment longue, tour à tour naïve et douloureuse de son premier roman salué par Robert Brasillach et Ramon Fernandez. Le lecteur sera également sensible à ses rapports ambigus avec François, l'envie et la suspicion voire la colère l'emportant le plus souvent sur l'admiration...
Le livre se termine par un post-scriptum de plusieurs pages intéressant à consulter tout en progressant dans le récit. On suit Patrick Rödel dans son dépouillement des archives familiales et des ouvrages consacrés à François Mauriac. On s'étonne avec lui que Raymond soit à ce point passé inaperçu aux yeux des biographes alors qu'ils mentionnent volontiers les deux autre frères : Jean le prêtre et Pierre le médecin. Est-ce là un oubli ? Ne serait-ce pas plutôt une répudiation inconsciente ? Et pourquoi ?
Mais c'est ainsi, à la faveur de ce trouble, qu'il peut devenir un personnage à part entière, dans la vérité sans fard de la vie rêvée. Quand le silence retombe sur l'étude où l'ennui tout le long du jour a présidé...
Le livre de Patrick Rödel, servi par une écriture qui ne mâche pas ses mots pour brocarder les petitesses, parfois presque tendre à l'évocation des parties de chasse ou de pêche aux abords des métairies, des émois furtifs des corps qui peinent à s'abandonner est un régal. On finit même par s'attacher à Raymond quand, au soir de sa vie désenchantée, s'annonce le grand naufrage de l'esprit. C'est bien là le signe du talent.
Raymond Mauriac frère de l'autre de Patrick Rödel est publié aux éditions Le Festin et coûte 19, 50 €.
Ces mêmes éditions viennent de republier Individu, premier roman de Raymond Housilane initialement paru chez Grasset en 1934.

image lefestin. (Malagar, Pâques 1930. Raymond et François Mauriac)

dimanche 3 juin 2018

Elaine Vilar Madruga, Maternité

Résultat de recherche d'images pour "elaine vilar madruga"Elaine Vilar Madruga est une jeune poète cubaine (et aussi auteur de science fiction déjà prolifique)  dont je traduis quelques textes pour une parution dans la revue Recours au Poème en septembre. J'aime ce travail d'exploration de sa langue et de son univers. J'aime la participation d'Elaine à mon défrichement. Bref, une bien belle aventure. Je vous offre ce poème, Maternité, en avant-première. Savourez-le car je n'en mettrai pas d'autres ici. Il faudra attendre septembre, comme de juste.

Ma grand-mère prodigue ses soins à la femme sénile
qui n'est ni sa soeur ni son sang,
celle qui lui refusa il y a longtemps déjà
un bout d'étoffe vénitienne
et cracha dans le bol où ma mère, trois ans,
buvait son lait du matin :
ce lait d'exil et de suint,
épidémie blanche de la crème qui bourgeonne, jardin des bactéries.
Les cris s'égrainent un à un.
Ils veulent parler de cette autre vie
gravée sur les piliers de la maison
pendant que la grand-mère savonne l'étrange femme,
l'offrande vaudou,
la misère de la peste, 
les tournesols flétris des plaies.
Elle n'espère plus rien de la vie.
Et l'un et l'autre attendent seulement
le bain de six heures et le repas à sept,
le déjeuner de pain et de mort,
tout ce sacrifice que ma main eut à faire.

(Muchas gracias Elaine, trabajar contigo me encanta. Ya te lo dije. )

dimanche 27 mai 2018

La guerre des pauvres contre les moins pauvres

Résultat de recherche d'images pour "manif du 26 mai"Je lis sur la page facebook d'un homme de lettres et chroniqueur avisé que les Français sont trop râleurs et les agriculteurs trop pleurnichards. Notre homme, pourtant éminemment respectable et respecté, prend l'exemple d'un retraité qui râle parce que la récente hausse de la CSG ampute son revenu de 50 euros et celui de sa femme d'autant. Notre homme de lettres en déduit que le revenu de ce couple s'élève à 4500 euros nets mensuels. Donc, au lieu de regimber, ce retraité ferait mieux de cultiver ses tomates et ses courgettes plutôt que de battre le pavé avec les insoumis et autres hurluberlus de la contestation. Puis il s'en prend aux agriculteurs qui larmoient à la première grêle annoncée. Peut-être ne sait-il pas que le revenu de la plupart des agriculteurs excède rarement cinq cent euros par personne...
Les commentaires qui accompagnent l'article sont encore plus édifiants. La plupart lui faisant chorus. Ils disent en substance que les Français sont toujours à se plaindre le ventre plein et qu'ils ne connaissent pas la vraie misère. En viendraient-ils à la souhaiter ?L'un d'eux, écrivain lui aussi et publié par des éditeurs renommés, accuse carrément les râleurs d'être jaloux des riches. Argument du reste employé par le président de la République, alors qu'il sait bien que la jalousie s'exprime dans une sphère de proximité. Un ouvrier, terme considéré comme populiste, peut envier la situation de son chef d'équipe s'il l'estime moins méritant que lui-même. Mais il ne jalouse que rarement le directeur de l'usine qui appartient à un autre cercle et encore moins le PDG du groupe hors de tout cercle.

Je trouve que ce genre d'article et les commentaires suscités portent un éclairage sans fard sur ce qui advient au fur et à mesure que le libéralisme se débride : la guerre des pauvres contre les moins pauvres et inversement. L'individu qui vit avec 1000 euros demande à celui qui en gagne 2500 de boucler son claque-merde, lequel, tout en impulsivité, pourrait traiter son contradicteur de salaud de pauvre.
Pendant ce temps, les forces du CAC 40 peuvent continuer à dormir sur leurs deux oreilles. L'argent profite beaucoup mieux quand ses possédants ont les moyens de dormir par temps d'orage. Surtout par temps d'orage. " Echarpez-vous braves gens, foutez-vous carrément sur la margoulette, nous sommes à l'abri dans nos bunkers et, lorsque vous aurez fini de vous battre, nous serons encore assez malins pour faire du fric en ramassant les blessés et les morts, en reconstruisant ce que vous aurez cassé. Et puis, hein ! vos vociférations assourdissent le sens commun de la réflexion commune et cela sert aussi nos intérêts. Vous ne pensez plus à nous quand vous vous trucidez. Vous finissez même par nous oublier dans vos jugements révolutionnaires. Continuez sur cette lancée, braves gens, c'est ainsi que nous vous aimons, pour pouvoir vous tondre encore davantage !"
Autre fait notable au sujet de cette page facebook, les commentateurs sont tous des individus appartenant de près ou de loin à la population dite très éduquée et très cultivée. Comme quoi, mais cela est connu depuis longtemps, la culture n'a jamais sauvé quiconque des petites vilenies. Moi pas plus que les autres. J'ai au moins cette lucidité-là. D'ailleurs, je vais doubler le mur mitoyen qui me sépare de mon voisin, lequel survit avec le minimum vieillesse promis à l'augmentation mais à la saint glinglin. On ne sait jamais. Si  ça tourne vraiment au vinaigre, il pourrait me chercher noise.

image de la manifestation du 26 mai 2018 contre la politique libérale du gouvernement Macron-Philippe. ici.fr

Isabelle Bonat-Luciani, Et aussi les arbres

Résultat de recherche d'images pour "isabelle bonat-luciani"Et aussi les arbres d'Isabelle Bonat-Luciani est un récit autant qu'une suite poétique dont les vers ont souvent de longs déplis.
Tous les matins, la narratrice entre dans son bistrot et s'installe à sa table. Elle regarde le trompe l'oeil d'une fenêtre sur un mur. Elle se souvient, "le corps pareil au cadavre d'un animal que la mort aurait négligé d'emporter tout à fait". Une coccinelle se pose sur sa main et le souvenir grandit avec l'enfance retrouvée. En eaux troubles. Mais comment "mettre à nu les entraves" dans l'inquiétante relation avec l'inquiétant Arnaud ? Est-il totalement un homme ? Ne serait-il pas plutôt un oiseau ? A moins qu'il soit un peu les deux tout en restant enfant sous le regard de la mère dont il est l'amant !
Une femme bien étrange, cette mère ! Qui pleure comme elle pisse pour taire absolument le grand secret. Dans une famille de guingois. Le père, revenu d'une guerre de l'autre côté du monde (en Indochine ?) n'a plus d'assiduités que pour ses bouts rimés qui posent et imposent "son nombril sur la table".
La narratrice évoque son corps "irrémédiable" et [son ventre qui prend toute la place dans son cerveau] lorsque la mère lui dit que maintenant elle est formée. Elle évoque aussi le château imaginaire partagé avec Arnaud. Un château foisonnant et labyrinthique, rongé par un mal mystérieux comme dans le Gormenghast de Mervyn Peake.
Puis la coccinelle s'envole. Le souvenir s'apaise et trouve des contours plus sûrs, avec le désir inentamé. Le chant de Robert Smith (du groupe anglais The Cure), jusque là presque en sourdine, monte en puissance et apprête le corps "mince cloison poreuse" et.
Et.
Isabelle Bonat-Luciani, présentée comme une punkette qui ne craint pas la kryptonite, nous offre avec Et aussi les arbres un texte  émouvant (notamment sur "le corps en carcasse" qui maigrit...), servi par une palette allant du plus trash au plus lyrique teinté d'onirisme. Les opacités y sont aussi nombreuses que les évidences. Il faudrait peut-être changer la fenêtre du trompe l'oeil. Mais comment le vitrier saurait-il donner le jour ?
Donnons enfin la parole à Manuel Plaza qui signe l'avant-propos du livre : " Cest là que se tient IBL, je crois, dans ce non-lieu de non-dits où tout n'est que sensation, dans ce paysage qui est la demeure de chaque femme, de chaque homme, dans ce qu'ils se disent avec ou sans les mots, et qui ressemble à ce que se disent les arbres entre eux. On ne parle jamais mieux qu'à ceux qui ne sont plus là pour entendre."

Extraits :

Arnaud et son geste.
Arnaud et sa main. 
Dans ma bouche il tourne tout ce qui traîne et résiste.
Dans ma bouche il dédale
et je m'installe dans un imaginaire
où nous pourrions revenir au futur.
Je ralentis mes pas
et retiens nos innocences.
*
S'il fallait t'écrire à un endroit
la marge serait blanche
emplie de mots empêchés
tel un ciel trop loin.
Les mots se sont agglutinés dans la chair.
Toute ma peau y pense.
Elle te présume
dans le geste de ma main
où naissent les rivages
et les ravages affleurent.

Et aussi les arbres d'Isabelle Bonat-Luciani est publié aux éditions Les Carnets du Dessert de Lune. (13 €)

image Isabelle Bonat-Luciani