vendredi 28 janvier 2022

L'homme est un déchet

Le désir de possession et la volonté de puissance sont inhérents à l'humain depuis ses commencements. Il faut rappeler ce truisme à la lumière bien sombre du livre Les fossoyeurs publié par Victor Castanet aux éditions Fayard sur la voracité du groupe ORPEA, leader mondial des maisons de retraite.

Amusons-nous à remonter le temps :

Age de la pierre taillée. Un individu possède deux silex. Son voisin en possède le double. Il est plus fort face à l'adversité. Il désire davantage pour devenir encore plus fort. Et ce désir devient une volonté de puissance qui lui permettra de contrôler son environnement. Pour déjouer les pièges de la dite adversité, laquelle pourrait émaner aussi de l'individu qui n'a que deux silex puisqu'il a le même désir que son voisin : devenir plus fort. Plus puissant.

Age de la pierre polie. Le scénario est le même mais doit être considéré à l'aune du progrès technologique qui permet la fabrication en série d'outils plus divers. Le travail, plus organisé, plus systématisé, devient une valeur ajoutée, fonctionnellement et moralement. Le désir de possession et la volonté de puissance prennent de l'ampleur dans les représentation symboliques.

Age de l'agriculture. L'homme devient sédentaire et commence à construire un habitat durable. C'est l'ère de l'appropriation physique du territoire. Un individu possède un champ. Son voisin en possède le double. Ses récoltes sont meilleures et lui permettent de se lancer dans l'élevage. Autant de possessions qui l'élèvent dans la hiérarchie des représentations. Et s'il triple le nombre de ses champs, sa puissance immanente sera incontestable, se transformera qui sait en puissance transcendante.

Age de la monnaie. Elle constitue une accélération dans la vitesse et le nombre des échanges et renforce le désir de possession. Ces échanges concernent les produits manufacturés de plus en plus nombreux mais aussi les portions de territoire et les services liés à la connaissance (le soin par exemple, le droit coutumier...). La volonté de puissance n'a plus de limite. Elle s'enracine dans les représentations politiques de la domination.

Age du libéralisme. Quelques millénaires se sont écoulés. Des empires ont prospéré jusqu'à leur point de disparition, victimes de leurs espaces démesurés devenus incontrôlables. Des guerres, lancées par des puissants qui ne se sont jamais battus, (clin d'oeil à Chateaubriand) ont semé d'irréparables désolations jusque dans la mémoire des peuples. En Angleterre, des philosophes, des mathématiciens, tiraillés de hue à dia entre rationalité et métaphysique, ont théorisé le libéralisme économique et politique. Il connaîtra au dix-neuvième siècle une ampleur sans pareille puis prétendra accéder au rang de science exacte, mathématiquement logique avec un langage expurgé de toute subjectivité. (Voir le brillant essai de Barbara Stiegler, Il faut s'adapter, aux éditions Gallimard.)

Nous en sommes toujours là et même au-delà. La grammaire des puissants, désormais algorithmique, exploite plus que jamais le corps humain. Et notamment celui des enfants qui fabriquent des vêtements dont les invendus pourrissent parfois dans quelque désert en Amérique du Sud... Le pape François, que personne ne soupçonnera d'être un gauchiste à la mode, a déclaré que pour le capitalisme l'homme est un déchet. Aux Etats-Unis, une société a caressé l'idée de transformer les corps des défunts en compost. Chimère ou bientôt réalité ?

Et comment s'en saisir ? Avec quelle volonté de s'en saisir pour arrêter le massacre ? A juste titre, l'opinion publique et les médias de toute tendance s'émeuvent des révélations de Victor Castanet. On larmoie. On vitupère si on a des convictions qu'on imagine de gauche. On se justifie aussi : On savait pas, on croyait pas que c'était à ce point.

Alors qu'il suffit d'ouvrir les yeux dans la banalité même. La circulation automobile l'illustre bien. Un gros 4X4 de marque allemande talonne une petite cacugne qui ne va pas assez vite. Appels de phare. Coups de klaxon si la situation dure. C'est là l'expression de la puissance intermédiaire. Elle n'est pas forcément prédatrice. Elle larmoie aussi à l'occasion. On n'a pas voulu ça, dit-elle. On. On. Mais si elle était certaine de ne pas esquinter sa jolie carrosserie, combien de temps résisterait-elle à l'envie d'envoyer la cacugne se promener dans le décor ?

Et c'est ainsi que l'homme il est pas bon, dirait Reiser en crachant par terre. Et même trop souvent dégueulasse...


mardi 25 janvier 2022

Richard Powers, Sidérations

Selon la médecine, la sidération est un anéantissement soudain des fonctions vitales, avec état de mort apparente, sous l'effet d'un violent choc émotionnel. En astrologie, c'est l'influence subite exercée par un astre sur le comportement d'une personne, sur sa vie, sur sa santé.

Theo Byrne, astrobiologiste, a perdu sa femme Alyssa dans un accident de voiture  et élève seul leur enfant de neuf ans, Robin. Lequel présente de nombreux troubles du comportement. Autiste ? Bipolaire ? Il est souvent exclu de l'école où il subit des harcèlements quotidiens. Les pédiatres et les psychiatres veulent lui administrer de fortes doses de psychotropes...

Theo Byrne décide de prendre en charge lui-même l'éducation de Robin. Parfois submergé par des crises de violence extrême accompagnées de propos décousus sur les catastrophes qui menacent le monde, l'enfant met sa vie en danger. Désespéré, Theo Byrne contacte le laboratoire Currier, spécialisé dans le conditionnement émotionnel par neurofeedback. Il a fait ses preuves dans le traitement de la douleur, de la dépression et même de la schizophrénie.

" L'intelligence artificielle reliée au scanner comparerait les schémas de connectivité du cerveau de Robin à un modèle préenregistré. Ensuite, on remodèlera cette activité spontanée par des stimuli visuels et auditifs. On le branchera sur les modèles synthétisés de personnes qui sont parvenues à un haut degré d'équilibre par des années de méditation. Et alors l'intelligence artificielle l'encouragera par du feedback, en lui disant s'il s'en approche ou s'il s'en éloigne".

Robin accepte l'expérience comme si c'était un jeu vidéo. En quelques séances, les progrès sont fulgurants. Mais il se passe des choses étranges. Robin se passionne de plus en plus pour la cause animale dont sa mère était une infatigable militante. Quand il se promène avec son père dans la campagne, il passe de longues heures à observer, à dessiner, à peindre toutes sortes de petits animaux, parfois à peine visibles et condamnés à disparaître. Plus troublant, il utilise les mêmes mots qu'Alyssa, les mêmes expressions et le même accent...

Theo Byrne est bouleversé. Et ce n'est qu'un début. Les capacités de l'enfant semblent sans limites, comme celles de la souris Algernon du roman de Daniel Keyes. La chaîne Ova Nova, qui produit des vidéos en streaming cliquées des millions de fois, s'intéresse au phénomène...

Sidérations de Richard Powers est un roman de notre modernité vouée au dépeçage sur fond de crise climatique et politique. Le lecteur reconnaîtra facilement les errances mortifères des années Trump où tout ce qui n'est pas rentable immédiatement est violemment rejeté, où la rationalité scientifique doit se réfugier dans la clandestinité, traquée par les croyances les plus folles. Mais il sera touché par l'infinie tendresse qui permet aux personnages de résister au chaos sur Terre. Et il y a la poésie des étoiles. Elles sont si nombreuses à visiter, habitées qui sait par quelque intelligence, porteuse d'espoir...


Extraits :

C'était un enfant sensible à la perte. Et forcément, le Grand Silence l'affectait. La démesure du vide lui inspirait la même question qu'à Enrico Fermi lors de ce fameux déjeuner à Los Alamos, trois quarts de siècle plus tôt. Si l'univers était plus grand et plus vieux qu'on ne pouvait l'imaginer, cela posait un problème évident.

Papa ? Avec tous ces endroits où habiter ? Comment ça se fait qu'il n'y ait personne nulle part ?

*

On descendit au fond des océans de Falacha, dans leurs fissures volcaniques. On pointa nos lampes frontales sur les tranchées les plus profondes, et il poussa un cri. Partout des créatures : des crabes blancs et des palourdes, des vers tubicoles mauves et des draperies vivantes. Le tout s'alimentait à la chaleur et aux mélanges chimiques suintant de trous d'aération hydrothermiques. 


Sidérations de Richard Powers, traduit de l'anglais par Serge Chauvin, est publié par Actes Sud et coûte 23 €. A lire sans modération.

mercredi 19 janvier 2022

De plus en plus je comprends de moins en moins

De plus en plus je comprends de moins en moins. Alors je repense au texte de Claude Lévi-Strauss, L'hologramme brisé. Le philosophe anthropologue avait 90 ans quand il l'a publié. Poignant. Quand le réel commence à se déchirer, les mots ne tardent pas à faire pareil. Je ne sais plus trop dans quelle langue je suis. Je comprends encore ce qu'on me dit mais de moins en moins ce qui se dit. Le vocabulaire ne véhicule plus d'histoire, seulement des bouts d'actualité périssables. La grammaire a la mollesse d'un poulpe. Je ne parviens plus tellement à m'en saisir. Autant dire que dans ces conditions, la pensée est trop liquide. Les concepts et leurs notions sont des déchets non recyclables. Alors je me rétrécis en tenant en joue mon point de disparition. Comme dans un roman de Kafka ou de Gombrowic, atermoyant sans cesse entre réalités flasques et réalités dures. Voilà. C'est tout et c'est rien. Je garde l'élégance du rire. Qui me tient encore ensemble.

Ps : Ce Shake eat oeuf illustre au mieux mon propos désemparé.

mercredi 22 décembre 2021

Jacques Vandenschrick sur les traces d'une visite*

Jacques Vandenschrick a fait paraître à l’été deux mille dix-huit Livrés aux géographes aux éditions Cheyne. Son onzième recueil en un peu plus de trente ans. Voilà un poète qui n’encombre pas le mundillo des fabricants de métaphores à la chaîne.

Je l’ai découvert par hasard comme j’ai découvert Thierry Metz par hasard, en rêvant parmi les tables de la librairie Mollat à Bordeaux. Quelques passages aperçus dans Traversant les assombries m’ont aussitôt fasciné. Ce n’est pas tous les jours qu’on éprouve le sentiment de se trouver devant quelque chose dont le mystère nous dépasse.

J’affirme que Jacques Vandenschrick, qui déclare écrire avec « une langue enrouée », est l’un des plus grands poètes francophones (Belgique) d’aujourd’hui et même d’hier. J’espère que la présentation qui suit, au travers de six de ses livres, saura lui attirer de nouveaux lecteurs.

 

 

1 – Toujours le vent visite les bannières (1991)

Ce recueil est constitué de trois parties : Ce qui ne parle pas, Ce que soufflent les cols, Ce qui se tait. La première et la troisième partie sont de longueur égale. La deuxième est sensiblement plus importante.

Sur le ton de la prière et de la parabole, Jacques Vandenschrick cherche l’objet et le lieu de la parole empêchée dans la nécessité du silence. Le recueil entier est traversé par la figure du fugitif sur son chemin d’errance. Mais quel retour est possible quand on ne sait plus vraiment qui part ni vraiment qui reste ? Mais où s’en retourner si le déracinement se trouve aussi dans la langue ?

Jacques Vandenschrick, marqué par l’exode de sa famille vers la France pendant la première guerre mondiale, revisite l’errance inaugurale de l’humanité dans le franchissement des paysages et notamment des cols. « Ils sont partis sans langage. / Ils se trouvent sans nous, / n’osant pas revenir / Autour des feux si maigres / Que nous avons fait prendre / Sous quelques buissons d’épineux. »

Le fugitif est un condamné à perpétuité. Aucun recours ni au temps ni à la langue ne sera durable. Ce qui a été franchi dans un sens ne pourra jamais l’être dans l’autre. Il faudra [faire comme si] pour continuer à vivre. Avec le rêve ambigu de la jeune fille aux longs cheveux qui incarnerait la mort. Avec « L’image d’une porte / Devant laquelle on attendrait. »

Mais « qui viendra, de nuit, / Lever la barre énorme ? » Dans le contexte des actuelles migrations venues d’outre-Méditerranée, ces mots résonnent comme un appel déchirant à tendre la main aux hommes fourbus. Le vent visite aussi bien les pavillons des bateaux que les bannières des cols. [Nous n’avons pas assez regardé.] Nous n’avons pas assez écouté. Il est encore temps. Il est toujours temps. « Ces visitants qui ne répondent pas, / N’oubliez pas / Leur patience d’étoiles / Sur le ventre bombé des tombes. »

 

2 – Avec L’écarté (1995)

Ce recueil est un ensemble de quarante poèmes divisé en deux parties égales : Transcrit des nuages à la sortie des villes et Dédit d’un écarté. En exergue, ce vers de Jean Grosjean : « Quiconque ne parle pas à des ombres n’existe plus. »

On retrouve de nouveau le ton de la prière adressée à l’homme de passage. « Lorsque vous passerez les portes / Ne dites rien. » « Reste en retrait sur la sente. » « Ne garde rien ». Seuls l’humilité et le dénuement sauront peut-être apprivoiser les énigmes à la sortie des villes. Des chiens et des bêtes passent à l’écart avec le vent. L’errance épouse ici la figure du pèlerin et du mendiant. « Les mots que tu conserveras / Seront refuge d’appauvri. », écrit Jacques Vandenschrick. La vérité de la langue, s’il en est une, se trouve dans le peu, dans l’essentiel premier. De toute façon, on ne saurait tout « dénommer » du monde. Les présences du vent et des oiseaux, ou, encore, de la neige, sont si mystérieuses. Autant [resserrer autour de soi les signes].

Le Dédit d’un écarté s’adresse à la part de l’ange qui est en nous et hors de nous. « Tu ne sais ce que tu reçois / Dans tout ce qui t’est retiré. » Jacques Vandenschrick est philosophe autant que poète. A l’opposé du plein n’est pas le vide mais un plein d’une autre nature, d’une autre essence même, car souvent la figure du mystique souligne celle du poète-philosophe. Une figure élémentaire qui devise avec les saisons sous le ciel étoilé et la femme aux pieds nus dont la gorge est un oiseau. Une figure pétrie d’espérance morale. Si ceux qui s’en sont allés reviennent, il faudra le mériter. Alors, éclairer leur chemin sera possible. « Par un jour de seigle » en offrande. A la condition « qu’un ange oublieux » ne se dédise pas…

 

3 – Pour quelques désarmés (1997)

De format carré, ce recueil est constitué d’une prose unique courant sur huit pages à raison d’une dizaine de lignes par page.

Le lecteur imaginera la marche d’une foule désarmée vers une terre d’utopie (Ce lieu où l’humanité sans cesse aborde, selon le mot d’Oscar Wilde), qui pourrait ressembler à la terre promise biblique. Voilà un poème à dire sur le ton du discours. Le procédé de l’anaphore éclatée favorise la mise en voix. « Nous userons le temps avec notre malheur. » « Nous userons le temps avec notre chemin. » « Nous userons le temps avec notre fatigue. » « Nous userons le temps avec l’éternité. » La reprise de « Laissez » et « Laissez-nous » exprime une adresse aux forces qui résistent à l’avènement des jours radieux. La paix et la fraternité sont un combat qu’on peut livrer sans armes. Pour peu qu’on ait foi en l’homme. Jacques Vandenschrick apparaît ici comme un poète engagé dans son siècle qui souffre.

 

4 – Traversant les assombries (2004)

Deux parties égales, vingt poèmes chacune, composent ce recueil : Osant la nuit et Quittant celle qui craignait.

Le ton de Jacques Vandenschrick est ici plus lyrique avec des accents symbolistes pour évoquer la nuit noire qui recouvre le monde, contre la blancheur de la neige et du lait. Le bronze et le fer, le granit et le quartz disent l’effroi d’un pays « qui ne parle pas ». Mais c’est un pays qu’on imagine aux portes du désert, avec de vieilles mémoires d’Egypte dans le sang et les larmes. Une femme apparaît. Elle danse et [ses yeux sont promis à l’émeute du monde.] Des parfums de cèdre se lient avec les brouillards dans des correspondances baudelairiennes. Teintées çà et là de corneilles bleues dans les soirs verts.


La femme de la deuxième partie ne danse pas. Elle est mère. Elle craint. Elle appartient à la « peuplade qui fuit l’affreuse odeur du fer ». Elle parlera de son enfant mort et du deuil impossible. Comment, une fois encore, ne pas penser à l’actuel cimetière marin des migrants au fond de la Méditerranée ? « Sans doute avait-elle voulu / Passer les péages obscurs / Sur un plus sombre radeau. / Les morts sont si peu contredits. » Jacques Vandenschrick dépouille sa langue pour nommer l’insoutenable. Le vers est acéré comme un scalpel. Le désespoir des mères les pousse sur le long manège de l’errance (comme sur la Place de mai en Argentine pendant la dictature) mais tout n’est peut-être pas perdu. « Un ordre, en avant de nous, n’est pas encore partagé. » On ne sait pas lequel. On veut le deviner plus juste. Et Jacques Vandenschrick, énigmatique, de conclure : « Et toujours mon cœur parlemente… »

Avec qui ?

5 – En qui n’oublie (2013)

Ce recueil est constitué d’une quarantaine de proses d’une longueur moyenne de six à huit lignes. Il est divisé en trois parties sans titre. En ouverture, ces mots d’Héraclite « Il faut aussi se souvenir de celui qui oublie où mène le chemin. », en écho à ceux d’Henri Bauchau « Du pas dévasté des sans route… »

Jacques Vandenschrick nous invite dans la première partie à un exercice de lucidité. L’avenir n’engendre pas d’images sûres. Il faut tenir avec les énigmes sur le chemin de la quête. Le pressentiment de « quelque chose » traverse la mémoire qui résiste. Mais comment savoir ce dont il s’agit si cela se détourne ? Serions-nous à ce point des âmes empêchées alors que « les arbres, les mains, les nuages » savent ? Rapprochons de cet inatteignable mystère les mots de Jean-Claude Pirotte sur la solitude « plus grande au passage des grands oiseaux ». Une solitude ici dans « le mutisme des nuits », et la veille, d’où monte une voix qui implore.

La deuxième partie, souvent écrite au passé, évoque la prégnance du souvenir avant que l’âme vient à « se disjoindre de ce qui l’avait réjouie ». Des paysages bucoliques mais inquiets refont surface, semblables parfois à ceux d’Emile Verhaeren. Le motif iconique de la grange, présent dans tous les recueils, rassemble là tout ce qu’il y a d’ennui dans la campagne quand le temps ralentit. Comment savoir ce qui pourra être sauvé quand « les songes suffoqués » dans [l’énigme des mères] biaisent la mémoire ?

Jacques Vandenschrick reprend dans la troisième partie la figure des « amants de février » qui ouvre le recueil. Le soir tombe enfin sur les pensées en allées. Ils demeurent dans un silence dont la parole ne s’oublie en personne. Celle peut-être [d’un pays caché et d’enfances trahies]. Avec la question récurrente de la fidélité au manque, en attendant que quelque chose vienne au secours. Pour apaiser l’inconsolable. Un dieu minuscule, pourquoi pas, simple feu de bivouac avec sa lumière pauvre.

 

6 – Livrés aux géographes (2018)

Trente-huit proses de cinq à quinze lignes composent ce recueil précédé d’un Liminaire où Jacques Vandenschrick offre au lecteur quelques clartés pour mieux cheminer dans le livre.

Ce liminaire est une passerelle qui éclaire l’œuvre entière. Les êtres comme les lieux sont parfois inventés et n’en sont pas moins vrais. La mémoire s’abreuve parfois aux légendes antiques et n’en est pas moins juste. Dans un espace où extérieur et intérieur se mêlent intimement.


Que ce soit sous la forme d’un être ou d’un lieu, ou, encore, d’une question, la présence du divin s’affirme davantage dans cet ensemble. La mystique de la bergerie qui accueille les muets et celle de l’hôpital  « asile pour ceux des combes » transforme en promesse les autres lieux : citernes, chambres et jardins, cols… Sans oublier le manteau allégorique des écritures… Les êtres comme le vieil éclusier qui ouvre et ferme le passage ou le boulanger qui ouvre et ferme sa porte incarnent une grâce possible alors que résonne « ce bruit d’éperons que fait sans fin le monde. »

La figure de la femme, également plus présente, est spirituelle autant que charnelle. « Ne sachant plus, à force, s’il fallait embaumer ou étreindre, se perdre ou déjà se savoir perdue, cette femme a choisi de donner à qui n’avait rien le pain et l’ombre. » L’image biblique de l’offrande est évidente. Et celle du sein nourricier, objet assumé des plaisirs de l’amour, s’en trouve par échos plus saisissante.

Un nouveau personnage conceptuel, rappelons que Jacques Vandenschrick est un poète-philosophe, augmente enfin le mystère de ce onzième livre : le vertigineux. Son vertige lui vient peut-être d’une perception plus aiguë des hauteurs célestes habitées ou non par un très-haut minuscule. Lui reste-t-il une géographie accessible, village ou jardin ? Entre corps et âme ?

Les mots peut-être auront le dernier mot. [Eux qui ne savent pas les réponses mais comprennent mieux les questions.] Eternel soleil sombre de la langue livré au chemin improbable.

 

 

« Le lyrisme qui va vers l’inconnu, vers la profondeur, participe naturellement du mystère », écrit Pierre Reverdy. Mis en miroir avec les mots du reclus de Solesmes, ces vers d’Emile Verhaeren « Et qu’importe d’où sont venus ceux qui s’en vont, / S’ils entendent toujours un cri profond / Au carrefour des doutes ! » précisent le lignage dans lequel s’inscrit l’œuvre de Jacques Vandenschrick. Il est, en effet, naturellement mystique, porté par une philosophie qui fait de l’ignorance une force aux frontières de l’aporie. Le retrait de soi (sauf dans Avec l’écarté Jacques Vandenschrick n’utilise jamais le je) et l’appel au silence dans la marche, loin de toutes les modernités, esquissent mille et une figures de l’autre sans majuscule. Toujours au bord de l’effacement après qu’elles se sont assemblées. Toujours en deçà et au-delà des durées illusoires. Sensibles toutefois aux blessures séculaires, aux offenses faites à l’humain jadis et naguère. Et c’est ainsi que la poésie de Jacques Vandenschrick, comme celle de Thierry Metz (cité en ouverture) avec laquelle des liens se tissent à bas bruit, est universelle.

Tous les recueils de Jacques Vandenschrick sont publiés aux éditions Cheyne et cinq sur les six présentés sont dédiés à Suzanne. Il a participé à la deuxième livraison d’Etats provisoires du poème, aux côtés, notamment, de Bernard Noël et Charles Juliet. Disponible également aux éditions Cheyne. Une longue fidélité.

 

Extraits :

 

Et par l’épuisement des pas,

Enfant presque redevenu,

Qui craint les jours et ne sait plus

S’il demande un abri

S’il demande le vin ou la farine mauve

Et les noix très anciennes

Gaulées on ignorerait quand.

Cette splendeur te soit plus lente

Quand le froid durcit les bouleaux.

Cherchant quels fugitifs…

 

*

 

Manquer te suffira.

Comme le souvenir

Qui peuple une combe de neige

D’une brusque odeur de tambour

Où il n’y a que le vent vide

Et la rage, en marchant, d’être absous… (In Toujours le vent visite les bannières)

 

*

 

Tu marches sans chemin,

Derrière un char de sapins frais.

Et tu voudrais encore,

Comme autrefois dans les ornières,

Casser les tuiles du verglas.

Dis le seul feu que tu respectes.

Il se peut que pleurer

Bientôt plus ne suffise.

 

*

 

Ne garde rien, la neige va venir.

Fais comme les oiseaux

Qui ont dissous leur ombre

Sur le visage du pays.

Les mots que tu conserveras

Seront refuge d’appauvri.

Tes ancêtres, non plus, n’auront pas eu de nom. (In Avec l’écarté)

 

*

 

Peut-être que le temps n’est rien

Ni ces fétus d’épines comme des mots

Auxquels souvent le vent refuse

Que l’on mette la flamme.

Le rendez-vous est pris dans le brasier

         des roses

Peut-être que la nuit au nom aigu

Dira que rôde en leur parfum

La fille de givre et de cerise,

Haut gantée, nue d’épaules,

Et qui songe aux mirabelliers.

Puisqu’elle va dormir au seuil,

Ne craignez pas la porte refusée.

 

*

 

Il est vain de rêver d’une mère

Qui présenterait en riant

Son enfant à la pluie

Et chanterait d’une voix rousse

Au bord du fleuve.

Elle a depuis longtemps

Suivi l’aboi gris de la mort. (In Traversant les assombries)

 

*

 

 

Ces mères qui se détournent, occupées de nœuds lourds ? Ou d’autres encore, qui ont voulu mourir avec leurs enfants ? Ceux qui volaient aux langues inconnues des syllabes rêveuses ? Ou le dernier convers qui dort seul dans l’immense dortoir effondré d’étoiles ?

 

*

 

On se rêvait gardiens de routes hautes, effacées. On se voyait, heureux intrus, de grange en grange sous des neiges énormes. Parfois, on sortait aveuglés guetter des bêtes dans la blancheur. On se prétendait des montagnes plus vraies que les peintures. Et l’on dormait, guidés par des pensées difficiles sur des moraines très étroites. On fuyait, on fuyait… (In En qui n’oublie)

 

*

 

 

Des enfants muets au visage gris attendaient devant les réglisseries fermées pour toujours. Des parfums d’anis vert passent encore aujourd’hui dans la mémoire des rues. Dans tout abandon grandit une énigme. Comme survit dans toute neige le vœu d’un col infranchissable…

 

*

 

On regrette de ne plus voir ces filles éclaboussées qui pour d’autres se seraient émues. Entre les éclats alternés de la lune et des nuages, dilapidant dans la nuit leur image d’or bleu, cuisses liquides et reins luisants dans les lueurs… In Livrés aux géographes

 

*

 

 

Je n’ai guère de certitudes sur ce qui me pousse à écrire ni sur ce qui me fait insister à prendre et reprendre, souvent difficilement la plume. Mais il me semble qu’il m’a fallu me séparer d’une trop confortable image de l’origine qui ferait de la parole poétique l’écho rapporté d’un paradis perdu, d’une innocence originelle, une « lettre du voyant » dont le lyrisme aurait été ramené de ce temps d’avant, d’un mythique Eden dont quelques braises brilleraient encore au creux de certains vers  ou de certaines phrases… ( ) Tout langage dit d’abord que les choses ne sont pas là. La poésie est ce qui reconnaît d’abord cela comme un deuil. Elle creuse une absence. Elle tourne sans doute plus finement que les autres organisations langagières autour de l’objet dont la possession ou la repossession est désirée. ( ) Même dans l’exultation, dans la célébration, la beauté qui est dite et chantée est absente. In Etats provisoires du poème II

 

 

*Le titre de cet article est inspiré du titre du recueil d’Emmanuel Echivard La Trace d’une visite, publié aux éditions Cheyne. Je le remercie d’avoir autorisé cet emprunt. Je remercie également Patrick van Wessem de Bilde pour les documents qu’il m’a adressés. Enfin, toute ma reconnaissance à Brigitte Giraud dont la voix exprime avec justesse le Toujours le vent visite les bannières de Jacques Vandenschrick.

 

                                      Dominique Boudou, le 17 octobre 2018 par temps calme

 

 

 

 

 

mercredi 15 décembre 2021

Oiseau, Sigbjorn skaden

 " Tout ce que l'eau veut, c'est couler. Se frayer un chemin à travers la matière, un passage à suivre dans sa course."

Oiseau, de Sigbjorn Skaden, entre mélancolies romantiques et aventures de  pionniers stellaires, séduit d'emblée le lecteur par son écriture à la fois rapide et finement ciselée, souvent poétique. C'est un récit à trois entrées sur un siècle entier (2048 et 2147) avec des extraits d'un journal de bord.

En 2048, une mère parle à sa fille Suzanne, dite Su, la première à être née sur la planète Home. L'existence y est rude. La colonie de Montifringilla subsiste laborieusement d'une agriculture vivrière sur des terres peu fertiles. Les animaux d'élevage amenés par les pionniers n'ont pas survécu aux étrangetés atmosphériques. Autre bizarrerie en ces paysages baignés de rouge où il neige parfois des coquillages, les sons n'y ont pas de portance. "L'eau ne fait aucun bruit, les turbines ne font aucun bruit, Su, à mes pieds, a beau crier, elle ne fait aucun bruit... La matière dans laquelle nous vivons est insoluble." Aussi, et ce n'est pas la moindre invention de l'auteur, les colons communiquent par écrit.

En 2147, un événement sans précédent bouleverse la communauté. "Les visages ne sont plus que des pierres qui ne perçoivent pas le temps. L'assistance reste interdite dans l'obscurité, jusqu'à ce qu'une couronne lumineuse commence à grandir à l'horizon... Un cortège de voitures s'engage lentement vers Montifringilla..." Des inconnus donc, extra-planétaires. Qui sont-ils et d'où viennent-ils ? Quelles sont leurs intentions ? Le lecteur, forcément, se souviendra de l'imaginaire des grandes migrations de l'aventure humaine. Ou de l'inquiétude du vieux Robinson quand il vit apparaître dans les brumes marines un pavillon peut-être hostile.

Toutes ces émotions et d'autres encore, mystérieuses, sont consignées dans les fragments du journal de bord. La mémoire a besoin d'en garder le souvenir pour inventer les récits qui permettent la traversée des siècles. En marchant et en rêvant. En façonnant au long cours l'ordinaire des jours et des mots.


Extraits :

"J'ai rêvé de champs blancs. De montagnes blanches. D'un ciel blanc. Et au milieu de tout ce blanc, il y avait des taches rouges, j'ai rêvé que ces taches étaient des hommes... ça a continué jusqu'à ce que je me réveille et que je regarde les trente-quatre obélisques au fond de la vallée. 

J'ai grandi dans la forêt. Notre maison était construite au bout d'un long chemin. Derrière, il n'y avait rien d'autre que des arbres, de petits sentiers menant vers le silence entre les troncs de bouleaux. enfants, nous jouions le long de ces sentiers, courions sur le lichen, entre les genévriers, jusqu'au grand marécage. Là, nous marchions d'un pas prudent dans la mousse, le lin des marais et la laîche vésiculeuse crissaient sous nos pas."


Oiseau de Sigbjorn Skader est un roman bref long à lire. Au petit jeu des appariements littéraires, on peut évoquer Ray Bradbury si on le considère seulement comme un ouvrage de science fiction. Mais il est aussi un récit discrètement teinté de nostalgie, à la façon, qui sait, d'un certain monsieur Thoreau, c'est-à-dire universel.

Traduit du norvégien par Marina Heide, il est publié par les éditions Agullo et coûte 12,90 €.

mercredi 1 décembre 2021

Choses revues dans Bordeaux et ailleurs


Les éditions Aux cailloux des chemins publient ce premier décembre mon récit étoilé Choses revues dans Bordeaux et ailleurs. Il est d'ores et déjà en librairie à Bordeaux. (Mollat, La Machine à Lire, Librairie Olympique). On le trouve également à Paris (Le monte en l'air, La manoeuvre, Texture, Vendredi), à Marseille (L'odeur du temps, Histoire de l'oeil, L'hydre aux mille têtes) et à Toulouse (Ombres blanches, L'autre rive, Terra Nova). Il est également disponible à la commande sur le site des éditions ou sur la plateforme Decitre et dans toute librairie.

Souvent poétique et parfois comique, engagé dans la défense de la cause des femmes, il vous fera déambuler avec moi dans la ville et dans le tram qui me conduit jusqu'à Porto, Alcala de Henares et Saint-Pétersbourg.

Et puis il y a Emma, qui n'est pas que la Bovary. Et encore Mathilde, qui n'est pas que stendhalienne. 

Enfin, vous risquez de rencontrer un personnage échappé d'un roman de Martin Page. Il n'est pas méchant mais toutes les polices sont à ses trousses parce qu'il n'en fait qu'à sa tête.

Voilà. Mieux vaut lire ce message aguichant qu'une déclaration de candidature à l'élection présidentielle devant un micro vintage.

Je vous remercie.

site des éditions : 

https://www.aux-cailloux-des-chemins.fr


lundi 29 novembre 2021

Claude Bourgeyx est mort

 Claude Bourgeyx est mort ce matin. Je sais qu'il se méfiait des épanchements, alors je voudrais écrire quelque chose d'un peu marrant, quitte à grincer un peu des dents. Mais je n'y arrive pas. On se rencontrait une ou deux fois l'an depuis trente ans avec ma compagne et la sienne, ou dans des théâtres, des expos car il peignait et c'était bien aussi ce qu'il jetait sur les toiles, disant : les oeuvres d'art coûtent trop cher, je les fais moi-même.

Et puis, avec Pierre Veilletet, il est l'écrivain résidant à Bordeaux (Caudéran) qui s'est penché sur mes premiers essais d'auteur. Exigent et bienveillant. Voilà. 

Pour mémoire, Claude n'est pas qu'un auteur de théâtre joué par des comédiens de réputation nationale, (Claude Piéplu, Anémone, Bernard Haller, Bernadette Laffont...). Et pas non plus que l'auteur du Fil à retordre pour les gosses, je m'en suis beaucoup servi dans mes classes pour mes petites mises en scène et à chaque fois il est venu quand je lui ai demandé, pour causer avec mes petits acteurs sans costume.

Il est aussi l'auteur de romans pour adultes qui n'ont pas eu l'audience qu'ils méritent. Je pense à plusieurs titres : Les égarement de monsieur René, Le chef-d'oeuvre, L'amour imparfait. Publiés chez Arléa.

Voilà. C'est comme ça. 


Photo de street art à Bacalan, elle lui aurait plu.

mardi 23 novembre 2021

La piscine, demain

La piscine, revue graphique et littéraire, vient de faire paraître un numéro hors-série sobrement intitulé demain. Dans sa préface, Christophe Sanchez évoque ce qui "nous met à l'épreuve d'être ensemble" quand nous percevons "notre bien commun". Le pire comme le meilleur ne sont jamais sûrs. Demain ne sera ni utopique ni dystopique. Il sera ce que nous ferons, à hauteur d'homme, si nous le voulons. Dans son demain pétri de cocasseries, Perrin Langda dresse un petit inventaire des procrastinations pour ajourner le réel : "j'ai bobsleigh acrobatique puis natation hippique", "une leçon de pole dance en milieu naturel" ou une "satanée master class de cuisine récup' "... Au parti du rire grinçant, répond celui du rêve. Annabelle Larcheveque imagine que " Demain sera sauvage / vivant / ni écrasant ni écrasé / la paume ouverte / et le songe écouté ". Mais, si l'on en croit Pierre Rosin, demain n'est peut-être que l'idée creuse d'un trou sans bord. " C'est le néant qui nous pousse et nous attire", derrière tout en étant devant, et inversement. Là, qui sait, se trouve le moteur de l'énergie humaine, dérisoire ou pas. 

Notons encore, parmi les nombreuses contributions, celles d'Eli Desanlis dont le "corps s'allongera pour devenir une nouille cosmique", de Fabrice Farre qui envisage le jour "comme un mobile suspendu" et de Jean-Baptiste Pedini qui "porte l'avenir comme d'autres une croix".

Du côté des proses, le lecteur appréciera bondir hors du trou de Françoise Renaud, dévaler, dévaler d'Audrey Gilles ou, parmi d'autres, vingt ans d'un coup de Victor Malzac.

Les photographes, en écho ou en contre-écho, ont ouvert l'oeil sur les tendresses retrouvées, (Bastien Brillard, Demain des câlins, Philippe Castelneau, Les retrouvailles) et les inquiétantes solitudes, (Cédric Nieutin, Trois sourires, Maxime Tenaud, Dernier regard, Hélène Desplechin, Demain).

Remarquons aussi, dans certaines images, l'absence humaine qui pourrait laisser à penser que, mais comment savoir, entre disparition définitive et dissipation temporaire, ce qui restera ou non de nos traces... (Thierry Béghin, Demain n'existe pas, Cédric Merland, Les arbres écrivent aussi).


Extraits :

J'ai planté un écriteau dans mon cerveau. Pour ceux d'ici c'est un secret. A vous je veux en parler. J'ai fui la guerre. Ni lâcheté ni courage. On ne laisse pas sa famille mourir. On serre ses enfants dans ses bras et on leur promet la vie encore. C'est tout. Le reste est entre les mains du temps. A lui de durer assez longtemps pour qu'un jour ils n'aient plus peur des hommes. A lui de leur faire oublier que les monstres existent en dehors des contes. (Karim Alami)

*

Dépêche du 26 avril 2031. Le 18 avril, un individu pénétrait dans le service des chronophobiques de l'hôpital Bicêtre. Au mépris du protocole, l'accusé est entré avec une vingtaine de smartphones scotchés sur le torse. Les téléphones se sont ensuite déclenchés, diffusant partout la voix de l'horloge parlante. Bilan : trente crises d'angoisse et un arrêt cardiaque. (Eléonore Sibourg)


Ce numéro hors-série de La piscine coûte 12 €. N'hésitez pas à le commander à votre libraire ou sur le site revuelapiscine.com, il en vaut la peine et la joie itou.

image de Cédric Merland

lundi 8 novembre 2021

Les trois infirmières

Depuis deux mois, je reçois à mon domicile des soins infirmiers quotidiens. Carole D***, Malorie S*** et Sarah B*** veillent sur une cicatrisation abdominale qui joue les prolongations. Malgré des journées de travail éprouvantes dans un quartier blessé par la misère sociale, elles savent accorder à leurs patients le supplément d'âme de la conversation, s'attardent deux ou trois minutes qui soignent aussi.

Au fil des jours, des portraits s'assemblent lentement. Dont j'invente les visages sous le masque sanitaire, portés par les voix et les rires dès potron-minet. Ces trois infirmières, comme tout un chacun, sont autant des personnages que des personnes. Elles racontent des petits bouts de leurs joies ordinaires, celles où les souvenirs s'enracinent plus sûrement, plus longtemps. Un voyage au pays des maringouins, une longue traversée de l'Espagne avec enfants à bord et les heures ne comptent rien dans la voiture quand le soleil brille même couché, ou, périple plus immobile mais non moins fécond, la contemplation d'une bibliothèque menacée d'hypertrophie. 

Il me plaît d'imaginer que ces portraits de femmes qui incarnent trois générations n'en font qu'un. Celui de la vie au service de la vie quand le corps va de guingois. Trop souvent ignoré, voire dédaigné par ceux qui n'ont rien dans le regard. Et je repense à Camus, cet homme de peu venu d'outre-Méditerranée pour enchanter la langue. Il disait qu'il y a chez l'homme plus à admirer qu'à mépriser, faisant écho au vers de son ami René Char : "Dans mon pays on remercie".

Alors voilà, en ces temps que nous vivons, plus incertains que jamais, où la pensée peine à ouvrir des chemins sûrs, où la gangrène des chimères empeste, je remercie Carole, Malorie et Sarah. 

Continuez, mes chères, à inventer le "roman sans cesse médité" de l'éternel humain.

mercredi 6 octobre 2021

Michel Bourçon, Le vent souffle sur nos traces depuis toujours


"Peut-être vivons-nous sans nous regarder / exister / sans nous voir abattus / sous les averses des années pour attendre ce seul / moment arraché à notre horizon / ouvert sur l'évidence d'une aile"

Dans Le vent souffle sur nos traces depuis toujours, Michel Bourçon arpente, sur la terre comme au ciel, les vastes étendues de notre ignorance. Quel est ce "lieu désert" qui nous habite si nous ne savons pas y reconnaître "nos rebuts" ? Les oiseaux, sternes et cormorans sous la nue, colverts et cygnes épousant les miroirs trompeurs de l'eau, se désignent plus sûrement que les émotions et les sentiments, du moins le croit-on. Le temps lui-même se perd dans le maillage de ses durées et "la mémoire agite des souvenirs comme autant de marionnettes désavouant notre existence". Quant aux étoiles, dont on ne sait jamais si elles sont vivantes ou mortes, nous manquons de mots pour dire ce qu'elles éclairent de nous en nous. Dérisoires comme toutes nos empreintes, elles finissent au matin becquetées par les oiseaux et nous abandonnent à "une attente sans objet".

Michel Bourçon, comme Artaud, ne s'appartient que par éclaircies et sa lucidité n'en est que plus foudroyante. "Peut-être naissons-nous dans l'esprit de chaque chose sans nous en rendre compte", écrit-il en son entretien métaphysique. Cependant, au bord de la Loire ou sur un coteau, le poète parvient à se sauver de la "vie à expier" en bénissant le nom des fleurs et des herbes, de l'ombre et de la lumière. La langue en ses balbutiements épris du ciel retrouve "l'incroyable douceur que peut avoir le monde". Le bonheur est à portée du désir si incertain soit-il. Passe un sourire de Joconde quand le temps vire à la neige. Passent aussi des femmes qui [rehaussent le calme des chambres] et [oublient soir après soir le souvenir de leur beauté]. Pourront-elles repousser les murs du crépuscule "qui font tourner en rond" ? En quelle attente ?

Une fois encore, Michel Bourçon nous offre un recueil tout en retenue et au plus près de la simplicité élémentaire pour dire l'universelle fragilité de la conscience d'être. Il est, en ce sens, un philosophe autant qu'un poète, l'un des meilleurs d'aujourd'hui.


Extraits :

l'oiseau révèle le monde

à lui-même

par ce qu'il inscrit

dans le sable

ou à l'ombre des nuages

*

seul

avec le jour impondérable

notre visage s'efface des vitres

frappées par la pluie

on retourne sur nos pas

sans retrouver notre ombre

on ne reconnaît rien

comme si on avait englouti le monde

et ignoré superbement

ne parlant plus à personne

en notre bouche

confisent les mots les plus simples

*

nos sentiments sont

comme une neige

qui nous emplit

de sa chute dense et muette

nos paroles sont traces

de pas d'oiseaux dans cette blancheur

nos cris s'ensevelissent en nous

étreignent le vide

dans cette saison blanche

qui s'accumule en nous


Le vent souffle sur nos traces depuis toujours de Michel Bourçon est publié aux éditions Aux cailloux des chemins. Il coûte 12 €.