lundi 21 mars 2022

Jean-Christophe Ribeyre, La relève

 Jean-Christophe Ribeyre a le goût du bref et de l'incertain jusque dans sa notice biographique. " Il ferait volontiers siens les vers de Pessoa : Etre poète n'est pas une ambition que j'ai, c'est ma manière à moi d'être seul."

Son recueil La relève est un ensemble de 35 textes dont 9 commencent par "Je voudrais". "Je voudrais être là, simplement, sans jeter d'images." "Je voudrais n'ajouter aucune pierre à l'édifice..." "Je voudrais m'absenter des villes, des réseaux..."

Mais qu'y a-t-il de sûr entre présence et absence ? Quel chemin improbable suivra le lecteur de l'une à l'autre ? A-t-il seulement un nom quand le poète aspire à perdre le sien ?

Il y a pourtant, dans la simplicité nue, une évidence : "On reprend une dernière fois la phrase où on l'avait laissée. Et on recommence." La fatigue de soi peut-elle s'oublier dans le multiple indéterminé du "on" ? 

Jean-Christophe Ribeyre attend la relève. Mais il ne s'agit pas pour autant d'un renoncement à la vie même si l'espoir pourrait blesser. La relève, (on serait tenté de dire les relevailles), est peut-être une renaissance sans cesse recommencée, de soi vers soi et vers ce qui est autre, dans un désir d'harmonie avec les éléments naturels. "Ne froisser, à aucun prix, la robe des choses tues.", écrit l'auteur. Celle des feuillages et des collines, des "ciels et des sources sans nom". Tout en prenant garde aux mots, ce troupeau indocile, "dressés ou rabattus comme des herses entre l'inaccompli et nous".

Il y aurait encore beaucoup à explorer de ce recueil court mais long à lire. Dans le tiraillement des émotions qui tantôt chantent et tantôt lapident. Dans la prière aussi, [pour habiter en fraternité le moindre froissement]. Ne plus écraser. Ne plus humilier ni étouffer au nom de l'humain. Jamais plus.

La relève de Jean-Christophe Ribeyre s'accompagne de quelques oeuvres de Marie Alloy où les ombres, en leur part de solitude, hantent l'idée même d'ombre.

Extraits :

Tout revient et se perd

comme les visages,

les mots,

qu'ils se tournent vers nous,

nous habillent

de croyance,

de doute,

tout se tait 

et s'en retourne au fossé

dans l'indifférencié,

le redondant.

*

On recommence à trembler,

le crayon à peine

frôle la page

puis d'autres, écrites pour l'oubli,

qu'on ne relira pas.

*

Les nuits passent,

on voudrait serrer la main,

le cou des mots parfois,

mais le courage manque de brûler

ses traces,

de brûler d'un désir 

opaque,

comme inaudible.


La relève de Jean-Christophe Ribeyre est publié aux éditions L'Ail des ours, dans la collection Grand ours dont il est la douzième livraison et coûte 6 €. 

jeudi 17 mars 2022

Ce souvenir que j'ai d'un Possédant


 Juin 1994. J'ai autour de moi toute une brassée d'enfants sages dans une propriété viticole de Rions en Gironde. Nous pique-niquons avec la fille des propriétaires entre deux lopins arborés. Elle nous accompagne avec joie, ne prend pas de haut le maître d'école que je suis. Nous pouvons aborder, prudemment de part et d'autre, quelques sujets politiques d'ordre général. Tout va bien, le soleil est là, les gosses ont la banane dans la bouche et sur les lèvres. 

Soudain, le temps passe plus vite avec les mots et le verre de vin offert par la maison, on voit arriver un gros tracteur. Il s'apprête à labourer un arpent voisin. La fille des propriétaires regarde sa montre. 14 h 02. Elle hoche la tête. Je lui demande pourquoi. Elle me répond que les ouvriers agricoles doivent être à deux heures pile sur le lieu du travail à effectuer et non pas encore sous le hangar. J'observe, toujours prudemment, qu'il y a bien peu de 14 h à 14 h 02. Vous avez raison me dit-elle, mais comptez : 2 minutes le matin + 2 minutes l'après-midi x par le nombre de jours de travail dans l'année... vous voyez...

Je n'insiste pas. Malgré sa gentillesse (y compris avec le personnel) et sa disponibilité pour l'école publique de son quartier, elle est une Possédante avec toutes les représentations afférentes. Elle ne mérite aucun procès. Elle secourt des personnes en difficultés via quelque patronage. Mais elle sait convertir les durées. Le temps c'est de l'argent et c'est pas demain la veille que ça va changer.

Dans le même registre, je me souviens qu'un cadre dirigeant, lui aussi individu de bon aloi, me déclara un jour ceci : objectivement, le boulot d'un agent d'entretien, ça vaut pas plus que le SMIC. 

La question posée par ces deux souvenirs est toujours la suivante : le salaire rétribue-t-il seulement le travail ou inclut-il aussi les besoins vitaux du travailleur ? Si ancienne soit-elle, cette question à tiroirs (c'est quoi les besoins vitaux des gens ?) n'en finira jamais d'être débattue. L'actuelle crise de l'énergie et des matières premières la repose et les Possédants ressortent le vieux chapelet des réponses prémâchées : le travail coûte trop cher, les charges sont trop nombreuses et les bas salaires trop élevés. Etc. Alors, ils demandent à l'Etat de les soutenir tout en lui reprochant de trop aider les employés. Re etc.

Comment maintenant élargir mon propos à la dimension de l'humain en sa globalité ? Comment la pensée non réductionniste peut-elle l'appréhender en déterminant une communauté d'intérêts entre les différents groupes d'appartenance (Possédants et Possédés mais aussi, dans toutes les strates intermédiaires, individus en position de commandement supérieur et subalterne et individus en position de subordination à chaque échelon) ?

Cette communauté d'intérêts doit être clairement définie pour s'incarner dans un nouveau projet de civilisation. Les réalistes diront qu'on ne peut pas faire autrement que ce qui se fait. Les cyniques (au sens commun du terme) diront que le monde a toujours été comme ça, à chacun de se débrouiller. Les dystopistes diront qu'ils vont sauver leur peau quitte à flinguer les autres. A l'opposé, les utopistes diront qu'ils veulent repeindre la planète en bleu et en vert.

De dire en dire, de constatations froides en exaltations chaudes, la langue qu'on souhaite commune aux peuples y perd encore et encore tout entendement. Les sciences qu'on croit dures ferraillent avec celles qu'on croit molles, les spectateurs du grand charivari comptent les points et zappent toute perspective qui leur est étrangère.

Je ne suis pas de ceux, trop naïfs, qui considèrent que les arts et les lettres sauveront le monde. La poésie n'est pas "une arme chargée de futur". Le roman qui glorifie le romantisme révolutionnaire et la libération des opprimés non plus. Qu'ils s'adressent davantage à l'émotion qu'à la raison n'ôte cependant rien à leur absolue nécessité lorsque la culture est plus industrielle que culturelle. Ensemble, avec la musique, la peinture et la sculpture, le cinéma et le théâtre (je pense à celui de Marioupol, bombardé), ils peuvent damer le pion aux barbaries, dans la banalité des jours affranchis des élucubrations dogmatiques, repousser sans relâche les résurgences crépusculaires qui ne désarment jamais.

La volonté de la volonté (je veux vouloir) fera le reste, qui n'est pas que littérature.

image personnelle : de quel côté du grillage se trouve la main ?

mercredi 9 mars 2022

Montaigne, sauvez-nous du mal

 En ces temps troublés plus que jamais, où des esprits crépusculaires voudraient nous faire accroire que les victimes sont les bourreaux, lire et relire Montaigne permet de mieux respirer le quotidien, d'en repousser momentanément les ombres torses. 

Dans Ainsi parlait Montaigne, Gérard Pfister nous offre de nombreux extraits des Essais, en langue modernisée donc accessible à tous. Je choisis de vous en livrer quelques-uns sans commentaires :


Nous imaginons bien plus aisément un artisan sur sa chaise percée ou sur sa femme qu'un grand président, vénérable par son maintien et sa compétence. Il nous semble que, des ces hauts trônes, ils ne s'abaissent pas jusqu'à vivre.

*

Il ne se voit pas d'âmes, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l'aigre et le moisi.

*

Je me défends de la tempérance comme j'ai fait autrefois du plaisir. Elle me tire trop en arrière, et jusqu'à la stupidité. Or je veux être maître de moi de toutes les façons. La sagesse a ses excès, et n'a pas moins besoin de modération que la folie.

*

Les femmes n'ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites au monde, d'autant plus que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles. Il y a naturellement de la querelle et dispute entre elles et nous.

*

J'aimerais mieux que mon fils apprît à parler dans les tavernes plutôt que dans les écoles de la parlerie.

**

L'écrivaillerie semble être quelque symptôme d'un siècle débordé. Quand avons-nous écrit autant que depuis que nous sommes en trouble ? Et quand les Romains, qu'au moment de leur ruine ?

*

La jouissance et la possession appartiennent principalement à l'imagination.

*

Même les choses présentes, nous ne les possédons que par l'imagination.

*

Je n'ai vu monstre et miracle au monde plus manifestes que moi-même. On s'apprivoise à toute étrangeté par l'usage et le temps ; mais plus je me hante et me connais, plus ma difformité m'étonne, moins je me comprends.

*

Il y a plus affaire à interpréter les interprétations qu'à interpréter les choses, et il y a plus de livres sur les livres que sur tout autre sujet : nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de commentaires ; d'auteurs, il y en a grande disette.


Ainsi parlait Montaigne, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Gérard Pfister est publié aux éditions Arfuyen. Il coûte 14 €.


PS : Dans la même collection, vous trouverez Baudelaire, Flaubert, Pascal, Proust, Sénèque, Shakespeare et Thoreau, parmi d'autres.

vendredi 4 mars 2022

Derek Munn, Please


Le silence et l'absence reviennent souvent sous la plume de Derek Munn dans son recueil Please. Pour dire(ou non dire), souvent avec humour, ce qui boite dans les couleurs incertaines du monde, ce qui grince dans les solitudes. Les mots eux-mêmes vont de travers, [si vulnérables pour imaginer un courage...d'une nuit de tempête quand le loup rôde...]. Ou "ne se posent aucune question car il n'y a pas de question l'amour est une cartouche vide...]

Derek Munn sait se tenir un peu gai à la manière de Montaigne, sans affectation, dans sa marche claudicante où le noir, comme à la roulette, n'est pas toujours gagnant. "la tristesse je l'ai mise dans un sac / au fond du congélateur / comme ça elle est oubliée / mais pas trop".

Please, ensemble de textes épars, est peut-être un exercice de lucidité sur les parts du vrai et du faux dans la perception des phénomènes. "c'est seulement devant nos portes qu'on se rend compte du vide aux épaules qui nous empêchera de les ouvrir". Derek Munn se confronte à toute la matière, vivante et inerte, élémentaire ( des oiseaux et des arbres, des corps et des mains, des meubles déplacés, des parquets endormis, des chemins qui ne sont pas toujours de fer, des ascenseurs chimériques, des ciels et des nuages, ceux que Baudelaire trouvait si merveilleux).

En écho à cette étendue floue, forcément floue, énigmatique comme "ce caillou enrobé de la main chocolatée d'un enfant", le poète s'adonne, un rien narquois, à quelque philosophie au sujet du temps. Est-il vraiment "la poussière d'un avenir passé sans jamais être présent" ? Ou bien [le présent n'est-il qu'un passé qui dure] ? 

Comment savoir vraiment tout ça, qui embrouille et fait bégayer la pensée ? C'est peut-être, encore une affaire de mots, voire d'un seul, qui fait défaut dans le silence de l'absence. Et Derek Munn referme ainsi son livre des questions : " tu vois ce que je veux dire / il me manque souvent / si tu le trouves / tu me le diras n'est-ce pas".

Lisez et relisez ce livre d'impressions humbles où s'impose aussi, en quelques détours, l'absolue nécessité de l'autre, que l'amour ait ou non quelque chose à raconter.

Extrait :

d'un coup je vois tout en sépia

assimilé à ma propre absence je glisse

d'entre mes propres mains


vieille photo vue de l'intérieur

feuille libre d'un cahier défait

image pierre lisse confusion rassurante

temps devenu incolore air coagulé


me baisser afin de me ramasser

ne serait-ce un compromis de trop

je ne bouge plus au coeur de mon agitation

ne réclame rien à mon reflet vide

seulement l'égalité


Please, de Derek Munn, est publié aux éditions Aux cailloux des chemins dans la collection Nuits indormies. Il coûte 12 €.

mardi 22 février 2022

Images à Bacalan

Depuis plusieurs années déjà, Bacalan devient un musée à ciel ouvert. Un musée de l'éphémère quand les oeuvres couvrent des palissades ou les pans dérobés des maisons exténuées. Un musée permanent dans des espaces dédiés, au bar de la Marine par exemple, à l'angle de la bibliothèque du quartier rue Achard ou encore derrière le collège Blanqui. 



Le regard y est à la promenade, à la flânerie la plus lente. Le corps fait corps avec les images. Il tremble quand elles tremblent. Tantôt s'étrécit, tantôt s'élargit. Dans la confusion du paysage et du temps arrêté.






Baudelaire écrit qu'on voit plus de choses à travers une fenêtre fermée qu'à travers une fenêtre ouverte. Une main aura ici défait le grillage de la lucarne, palpé à l'aveugle une anfractuosité emplie de bêtes blanches ou noires. Frémi.






Comme un bulbe jaune avec ses axones électriques. De quelle cellule chimérique a-t-il surgi pour fatiguer nos très vieilles mémoires ?








De quel côté du miroir ouvrir l'oeil ? Une question traversante depuis les balbutiements de la pensée. Avec tain ou sans tain. Le suspens reste fragile. Les nuages vont filer.





 

jeudi 3 février 2022

Ruben Markaryan, photographe


Ruben Markaryan ne déchire pas ses bottines aux cailloux des chemins rimbaldiens mais ses baskets aux pavés des quais bordelais. La nuit de préférence, jusqu'au pont Chaban-Delmas où la lumière est voluptueuse dans les courbes du fleuve. Il marche. Il flâne. S'arrête et sort son appareil-photo. Une image va venir. Il a la prescience de cet instant. De la chambre noire à la chambre claire, de petits points suspendus en petits points flottants, son oeil écrit la lumière.

Lycéen passionné par l'histoire des arts, Ruben Markaryan devine que la route est longue pour devenir photographe. Les questions foisonnent sur les trottoirs de la ville autant que les images qui traversent la conscience floue. 

Image ? Image ? Qu'est-ce qui est dit ? Qu'est-ce qui est tu ? S'accomplit-elle comme l'imago du papillon sorti de sa chrysalide ? Qu'y avait-il avant elle ? Qu'y aura-t-il après ? Dans quelles durées ? Dans quelles beautés s'il s'en trouve à interroger ? 

Ruben Markaryan, et c'est heureux, ne saura jamais répondre totalement à ces questions. Le réel reste un mystère inexpugnable, on peut juste en apprivoiser quelques morceaux et leur donner un sens minuscule, une vérité modeste. Baudelaire disait que l'art est un duel perdu d'avance par les hommes. Et cependant, ils continuent de monter à l'assaut. Tenaces dans leur désir et leur volonté. 

Ruben Markaryan a ce désir et cette volonté. Je suis convaincu qu'il réussira à trouver quelques signes derrière le voile des apparences. En ouvrant les yeux. En sachant les fermer aussi.


Bordeaux est un croissant de lune au bord de l'effacement.



Une surface plane n'est jamais tout à fait plane. Le vélo sera-t-il attiré par l'abîme du reflet ? Entraînant dans sa chute l'illusion du décor à l'entour ?

Les habitants des Chartrons s'en sont allés les uns après les autres. Mais tous n'ont pas su emporter leur ombre avec eux. Le promeneur les devine dans les fissures des pavés. Elles jettent un dernier feu ici, pour la mémoire de qui voudra se souvenir.
Red and blue. Le visage est aussi un paysage. D'autant plus qu'il est caché. Il faut aller vers lui pour découvrir un peu de sa vérité. Et commencer à l'aimer.







Ruben Markaryan explore aussi les dimensions du portrait, en noir et blanc. Article à suivre.







vendredi 28 janvier 2022

L'homme est un déchet

Le désir de possession et la volonté de puissance sont inhérents à l'humain depuis ses commencements. Il faut rappeler ce truisme à la lumière bien sombre du livre Les fossoyeurs publié par Victor Castanet aux éditions Fayard sur la voracité du groupe ORPEA, leader mondial des maisons de retraite.

Amusons-nous à remonter le temps :

Age de la pierre taillée. Un individu possède deux silex. Son voisin en possède le double. Il est plus fort face à l'adversité. Il désire davantage pour devenir encore plus fort. Et ce désir devient une volonté de puissance qui lui permettra de contrôler son environnement. Pour déjouer les pièges de la dite adversité, laquelle pourrait émaner aussi de l'individu qui n'a que deux silex puisqu'il a le même désir que son voisin : devenir plus fort. Plus puissant.

Age de la pierre polie. Le scénario est le même mais doit être considéré à l'aune du progrès technologique qui permet la fabrication en série d'outils plus divers. Le travail, plus organisé, plus systématisé, devient une valeur ajoutée, fonctionnellement et moralement. Le désir de possession et la volonté de puissance prennent de l'ampleur dans les représentation symboliques.

Age de l'agriculture. L'homme devient sédentaire et commence à construire un habitat durable. C'est l'ère de l'appropriation physique du territoire. Un individu possède un champ. Son voisin en possède le double. Ses récoltes sont meilleures et lui permettent de se lancer dans l'élevage. Autant de possessions qui l'élèvent dans la hiérarchie des représentations. Et s'il triple le nombre de ses champs, sa puissance immanente sera incontestable, se transformera qui sait en puissance transcendante.

Age de la monnaie. Elle constitue une accélération dans la vitesse et le nombre des échanges et renforce le désir de possession. Ces échanges concernent les produits manufacturés de plus en plus nombreux mais aussi les portions de territoire et les services liés à la connaissance (le soin par exemple, le droit coutumier...). La volonté de puissance n'a plus de limite. Elle s'enracine dans les représentations politiques de la domination.

Age du libéralisme. Quelques millénaires se sont écoulés. Des empires ont prospéré jusqu'à leur point de disparition, victimes de leurs espaces démesurés devenus incontrôlables. Des guerres, lancées par des puissants qui ne se sont jamais battus, (clin d'oeil à Chateaubriand) ont semé d'irréparables désolations jusque dans la mémoire des peuples. En Angleterre, des philosophes, des mathématiciens, tiraillés de hue à dia entre rationalité et métaphysique, ont théorisé le libéralisme économique et politique. Il connaîtra au dix-neuvième siècle une ampleur sans pareille puis prétendra accéder au rang de science exacte, mathématiquement logique avec un langage expurgé de toute subjectivité. (Voir le brillant essai de Barbara Stiegler, Il faut s'adapter, aux éditions Gallimard.)

Nous en sommes toujours là et même au-delà. La grammaire des puissants, désormais algorithmique, exploite plus que jamais le corps humain. Et notamment celui des enfants qui fabriquent des vêtements dont les invendus pourrissent parfois dans quelque désert en Amérique du Sud... Le pape François, que personne ne soupçonnera d'être un gauchiste à la mode, a déclaré que pour le capitalisme l'homme est un déchet. Aux Etats-Unis, une société a caressé l'idée de transformer les corps des défunts en compost. Chimère ou bientôt réalité ?

Et comment s'en saisir ? Avec quelle volonté de s'en saisir pour arrêter le massacre ? A juste titre, l'opinion publique et les médias de toute tendance s'émeuvent des révélations de Victor Castanet. On larmoie. On vitupère si on a des convictions qu'on imagine de gauche. On se justifie aussi : On savait pas, on croyait pas que c'était à ce point.

Alors qu'il suffit d'ouvrir les yeux dans la banalité même. La circulation automobile l'illustre bien. Un gros 4X4 de marque allemande talonne une petite cacugne qui ne va pas assez vite. Appels de phare. Coups de klaxon si la situation dure. C'est là l'expression de la puissance intermédiaire. Elle n'est pas forcément prédatrice. Elle larmoie aussi à l'occasion. On n'a pas voulu ça, dit-elle. On. On. Mais si elle était certaine de ne pas esquinter sa jolie carrosserie, combien de temps résisterait-elle à l'envie d'envoyer la cacugne se promener dans le décor ?

Et c'est ainsi que l'homme il est pas bon, dirait Reiser en crachant par terre. Et même trop souvent dégueulasse...


mardi 25 janvier 2022

Richard Powers, Sidérations

Selon la médecine, la sidération est un anéantissement soudain des fonctions vitales, avec état de mort apparente, sous l'effet d'un violent choc émotionnel. En astrologie, c'est l'influence subite exercée par un astre sur le comportement d'une personne, sur sa vie, sur sa santé.

Theo Byrne, astrobiologiste, a perdu sa femme Alyssa dans un accident de voiture  et élève seul leur enfant de neuf ans, Robin. Lequel présente de nombreux troubles du comportement. Autiste ? Bipolaire ? Il est souvent exclu de l'école où il subit des harcèlements quotidiens. Les pédiatres et les psychiatres veulent lui administrer de fortes doses de psychotropes...

Theo Byrne décide de prendre en charge lui-même l'éducation de Robin. Parfois submergé par des crises de violence extrême accompagnées de propos décousus sur les catastrophes qui menacent le monde, l'enfant met sa vie en danger. Désespéré, Theo Byrne contacte le laboratoire Currier, spécialisé dans le conditionnement émotionnel par neurofeedback. Il a fait ses preuves dans le traitement de la douleur, de la dépression et même de la schizophrénie.

" L'intelligence artificielle reliée au scanner comparerait les schémas de connectivité du cerveau de Robin à un modèle préenregistré. Ensuite, on remodèlera cette activité spontanée par des stimuli visuels et auditifs. On le branchera sur les modèles synthétisés de personnes qui sont parvenues à un haut degré d'équilibre par des années de méditation. Et alors l'intelligence artificielle l'encouragera par du feedback, en lui disant s'il s'en approche ou s'il s'en éloigne".

Robin accepte l'expérience comme si c'était un jeu vidéo. En quelques séances, les progrès sont fulgurants. Mais il se passe des choses étranges. Robin se passionne de plus en plus pour la cause animale dont sa mère était une infatigable militante. Quand il se promène avec son père dans la campagne, il passe de longues heures à observer, à dessiner, à peindre toutes sortes de petits animaux, parfois à peine visibles et condamnés à disparaître. Plus troublant, il utilise les mêmes mots qu'Alyssa, les mêmes expressions et le même accent...

Theo Byrne est bouleversé. Et ce n'est qu'un début. Les capacités de l'enfant semblent sans limites, comme celles de la souris Algernon du roman de Daniel Keyes. La chaîne Ova Nova, qui produit des vidéos en streaming cliquées des millions de fois, s'intéresse au phénomène...

Sidérations de Richard Powers est un roman de notre modernité vouée au dépeçage sur fond de crise climatique et politique. Le lecteur reconnaîtra facilement les errances mortifères des années Trump où tout ce qui n'est pas rentable immédiatement est violemment rejeté, où la rationalité scientifique doit se réfugier dans la clandestinité, traquée par les croyances les plus folles. Mais il sera touché par l'infinie tendresse qui permet aux personnages de résister au chaos sur Terre. Et il y a la poésie des étoiles. Elles sont si nombreuses à visiter, habitées qui sait par quelque intelligence, porteuse d'espoir...


Extraits :

C'était un enfant sensible à la perte. Et forcément, le Grand Silence l'affectait. La démesure du vide lui inspirait la même question qu'à Enrico Fermi lors de ce fameux déjeuner à Los Alamos, trois quarts de siècle plus tôt. Si l'univers était plus grand et plus vieux qu'on ne pouvait l'imaginer, cela posait un problème évident.

Papa ? Avec tous ces endroits où habiter ? Comment ça se fait qu'il n'y ait personne nulle part ?

*

On descendit au fond des océans de Falacha, dans leurs fissures volcaniques. On pointa nos lampes frontales sur les tranchées les plus profondes, et il poussa un cri. Partout des créatures : des crabes blancs et des palourdes, des vers tubicoles mauves et des draperies vivantes. Le tout s'alimentait à la chaleur et aux mélanges chimiques suintant de trous d'aération hydrothermiques. 


Sidérations de Richard Powers, traduit de l'anglais par Serge Chauvin, est publié par Actes Sud et coûte 23 €. A lire sans modération.

mercredi 19 janvier 2022

De plus en plus je comprends de moins en moins

De plus en plus je comprends de moins en moins. Alors je repense au texte de Claude Lévi-Strauss, L'hologramme brisé. Le philosophe anthropologue avait 90 ans quand il l'a publié. Poignant. Quand le réel commence à se déchirer, les mots ne tardent pas à faire pareil. Je ne sais plus trop dans quelle langue je suis. Je comprends encore ce qu'on me dit mais de moins en moins ce qui se dit. Le vocabulaire ne véhicule plus d'histoire, seulement des bouts d'actualité périssables. La grammaire a la mollesse d'un poulpe. Je ne parviens plus tellement à m'en saisir. Autant dire que dans ces conditions, la pensée est trop liquide. Les concepts et leurs notions sont des déchets non recyclables. Alors je me rétrécis en tenant en joue mon point de disparition. Comme dans un roman de Kafka ou de Gombrowic, atermoyant sans cesse entre réalités flasques et réalités dures. Voilà. C'est tout et c'est rien. Je garde l'élégance du rire. Qui me tient encore ensemble.

Ps : Ce Shake eat oeuf illustre au mieux mon propos désemparé.

mercredi 22 décembre 2021

Jacques Vandenschrick sur les traces d'une visite*

Jacques Vandenschrick a fait paraître à l’été deux mille dix-huit Livrés aux géographes aux éditions Cheyne. Son onzième recueil en un peu plus de trente ans. Voilà un poète qui n’encombre pas le mundillo des fabricants de métaphores à la chaîne.

Je l’ai découvert par hasard comme j’ai découvert Thierry Metz par hasard, en rêvant parmi les tables de la librairie Mollat à Bordeaux. Quelques passages aperçus dans Traversant les assombries m’ont aussitôt fasciné. Ce n’est pas tous les jours qu’on éprouve le sentiment de se trouver devant quelque chose dont le mystère nous dépasse.

J’affirme que Jacques Vandenschrick, qui déclare écrire avec « une langue enrouée », est l’un des plus grands poètes francophones (Belgique) d’aujourd’hui et même d’hier. J’espère que la présentation qui suit, au travers de six de ses livres, saura lui attirer de nouveaux lecteurs.

 

 

1 – Toujours le vent visite les bannières (1991)

Ce recueil est constitué de trois parties : Ce qui ne parle pas, Ce que soufflent les cols, Ce qui se tait. La première et la troisième partie sont de longueur égale. La deuxième est sensiblement plus importante.

Sur le ton de la prière et de la parabole, Jacques Vandenschrick cherche l’objet et le lieu de la parole empêchée dans la nécessité du silence. Le recueil entier est traversé par la figure du fugitif sur son chemin d’errance. Mais quel retour est possible quand on ne sait plus vraiment qui part ni vraiment qui reste ? Mais où s’en retourner si le déracinement se trouve aussi dans la langue ?

Jacques Vandenschrick, marqué par l’exode de sa famille vers la France pendant la première guerre mondiale, revisite l’errance inaugurale de l’humanité dans le franchissement des paysages et notamment des cols. « Ils sont partis sans langage. / Ils se trouvent sans nous, / n’osant pas revenir / Autour des feux si maigres / Que nous avons fait prendre / Sous quelques buissons d’épineux. »

Le fugitif est un condamné à perpétuité. Aucun recours ni au temps ni à la langue ne sera durable. Ce qui a été franchi dans un sens ne pourra jamais l’être dans l’autre. Il faudra [faire comme si] pour continuer à vivre. Avec le rêve ambigu de la jeune fille aux longs cheveux qui incarnerait la mort. Avec « L’image d’une porte / Devant laquelle on attendrait. »

Mais « qui viendra, de nuit, / Lever la barre énorme ? » Dans le contexte des actuelles migrations venues d’outre-Méditerranée, ces mots résonnent comme un appel déchirant à tendre la main aux hommes fourbus. Le vent visite aussi bien les pavillons des bateaux que les bannières des cols. [Nous n’avons pas assez regardé.] Nous n’avons pas assez écouté. Il est encore temps. Il est toujours temps. « Ces visitants qui ne répondent pas, / N’oubliez pas / Leur patience d’étoiles / Sur le ventre bombé des tombes. »

 

2 – Avec L’écarté (1995)

Ce recueil est un ensemble de quarante poèmes divisé en deux parties égales : Transcrit des nuages à la sortie des villes et Dédit d’un écarté. En exergue, ce vers de Jean Grosjean : « Quiconque ne parle pas à des ombres n’existe plus. »

On retrouve de nouveau le ton de la prière adressée à l’homme de passage. « Lorsque vous passerez les portes / Ne dites rien. » « Reste en retrait sur la sente. » « Ne garde rien ». Seuls l’humilité et le dénuement sauront peut-être apprivoiser les énigmes à la sortie des villes. Des chiens et des bêtes passent à l’écart avec le vent. L’errance épouse ici la figure du pèlerin et du mendiant. « Les mots que tu conserveras / Seront refuge d’appauvri. », écrit Jacques Vandenschrick. La vérité de la langue, s’il en est une, se trouve dans le peu, dans l’essentiel premier. De toute façon, on ne saurait tout « dénommer » du monde. Les présences du vent et des oiseaux, ou, encore, de la neige, sont si mystérieuses. Autant [resserrer autour de soi les signes].

Le Dédit d’un écarté s’adresse à la part de l’ange qui est en nous et hors de nous. « Tu ne sais ce que tu reçois / Dans tout ce qui t’est retiré. » Jacques Vandenschrick est philosophe autant que poète. A l’opposé du plein n’est pas le vide mais un plein d’une autre nature, d’une autre essence même, car souvent la figure du mystique souligne celle du poète-philosophe. Une figure élémentaire qui devise avec les saisons sous le ciel étoilé et la femme aux pieds nus dont la gorge est un oiseau. Une figure pétrie d’espérance morale. Si ceux qui s’en sont allés reviennent, il faudra le mériter. Alors, éclairer leur chemin sera possible. « Par un jour de seigle » en offrande. A la condition « qu’un ange oublieux » ne se dédise pas…

 

3 – Pour quelques désarmés (1997)

De format carré, ce recueil est constitué d’une prose unique courant sur huit pages à raison d’une dizaine de lignes par page.

Le lecteur imaginera la marche d’une foule désarmée vers une terre d’utopie (Ce lieu où l’humanité sans cesse aborde, selon le mot d’Oscar Wilde), qui pourrait ressembler à la terre promise biblique. Voilà un poème à dire sur le ton du discours. Le procédé de l’anaphore éclatée favorise la mise en voix. « Nous userons le temps avec notre malheur. » « Nous userons le temps avec notre chemin. » « Nous userons le temps avec notre fatigue. » « Nous userons le temps avec l’éternité. » La reprise de « Laissez » et « Laissez-nous » exprime une adresse aux forces qui résistent à l’avènement des jours radieux. La paix et la fraternité sont un combat qu’on peut livrer sans armes. Pour peu qu’on ait foi en l’homme. Jacques Vandenschrick apparaît ici comme un poète engagé dans son siècle qui souffre.

 

4 – Traversant les assombries (2004)

Deux parties égales, vingt poèmes chacune, composent ce recueil : Osant la nuit et Quittant celle qui craignait.

Le ton de Jacques Vandenschrick est ici plus lyrique avec des accents symbolistes pour évoquer la nuit noire qui recouvre le monde, contre la blancheur de la neige et du lait. Le bronze et le fer, le granit et le quartz disent l’effroi d’un pays « qui ne parle pas ». Mais c’est un pays qu’on imagine aux portes du désert, avec de vieilles mémoires d’Egypte dans le sang et les larmes. Une femme apparaît. Elle danse et [ses yeux sont promis à l’émeute du monde.] Des parfums de cèdre se lient avec les brouillards dans des correspondances baudelairiennes. Teintées çà et là de corneilles bleues dans les soirs verts.


La femme de la deuxième partie ne danse pas. Elle est mère. Elle craint. Elle appartient à la « peuplade qui fuit l’affreuse odeur du fer ». Elle parlera de son enfant mort et du deuil impossible. Comment, une fois encore, ne pas penser à l’actuel cimetière marin des migrants au fond de la Méditerranée ? « Sans doute avait-elle voulu / Passer les péages obscurs / Sur un plus sombre radeau. / Les morts sont si peu contredits. » Jacques Vandenschrick dépouille sa langue pour nommer l’insoutenable. Le vers est acéré comme un scalpel. Le désespoir des mères les pousse sur le long manège de l’errance (comme sur la Place de mai en Argentine pendant la dictature) mais tout n’est peut-être pas perdu. « Un ordre, en avant de nous, n’est pas encore partagé. » On ne sait pas lequel. On veut le deviner plus juste. Et Jacques Vandenschrick, énigmatique, de conclure : « Et toujours mon cœur parlemente… »

Avec qui ?

5 – En qui n’oublie (2013)

Ce recueil est constitué d’une quarantaine de proses d’une longueur moyenne de six à huit lignes. Il est divisé en trois parties sans titre. En ouverture, ces mots d’Héraclite « Il faut aussi se souvenir de celui qui oublie où mène le chemin. », en écho à ceux d’Henri Bauchau « Du pas dévasté des sans route… »

Jacques Vandenschrick nous invite dans la première partie à un exercice de lucidité. L’avenir n’engendre pas d’images sûres. Il faut tenir avec les énigmes sur le chemin de la quête. Le pressentiment de « quelque chose » traverse la mémoire qui résiste. Mais comment savoir ce dont il s’agit si cela se détourne ? Serions-nous à ce point des âmes empêchées alors que « les arbres, les mains, les nuages » savent ? Rapprochons de cet inatteignable mystère les mots de Jean-Claude Pirotte sur la solitude « plus grande au passage des grands oiseaux ». Une solitude ici dans « le mutisme des nuits », et la veille, d’où monte une voix qui implore.

La deuxième partie, souvent écrite au passé, évoque la prégnance du souvenir avant que l’âme vient à « se disjoindre de ce qui l’avait réjouie ». Des paysages bucoliques mais inquiets refont surface, semblables parfois à ceux d’Emile Verhaeren. Le motif iconique de la grange, présent dans tous les recueils, rassemble là tout ce qu’il y a d’ennui dans la campagne quand le temps ralentit. Comment savoir ce qui pourra être sauvé quand « les songes suffoqués » dans [l’énigme des mères] biaisent la mémoire ?

Jacques Vandenschrick reprend dans la troisième partie la figure des « amants de février » qui ouvre le recueil. Le soir tombe enfin sur les pensées en allées. Ils demeurent dans un silence dont la parole ne s’oublie en personne. Celle peut-être [d’un pays caché et d’enfances trahies]. Avec la question récurrente de la fidélité au manque, en attendant que quelque chose vienne au secours. Pour apaiser l’inconsolable. Un dieu minuscule, pourquoi pas, simple feu de bivouac avec sa lumière pauvre.

 

6 – Livrés aux géographes (2018)

Trente-huit proses de cinq à quinze lignes composent ce recueil précédé d’un Liminaire où Jacques Vandenschrick offre au lecteur quelques clartés pour mieux cheminer dans le livre.

Ce liminaire est une passerelle qui éclaire l’œuvre entière. Les êtres comme les lieux sont parfois inventés et n’en sont pas moins vrais. La mémoire s’abreuve parfois aux légendes antiques et n’en est pas moins juste. Dans un espace où extérieur et intérieur se mêlent intimement.


Que ce soit sous la forme d’un être ou d’un lieu, ou, encore, d’une question, la présence du divin s’affirme davantage dans cet ensemble. La mystique de la bergerie qui accueille les muets et celle de l’hôpital  « asile pour ceux des combes » transforme en promesse les autres lieux : citernes, chambres et jardins, cols… Sans oublier le manteau allégorique des écritures… Les êtres comme le vieil éclusier qui ouvre et ferme le passage ou le boulanger qui ouvre et ferme sa porte incarnent une grâce possible alors que résonne « ce bruit d’éperons que fait sans fin le monde. »

La figure de la femme, également plus présente, est spirituelle autant que charnelle. « Ne sachant plus, à force, s’il fallait embaumer ou étreindre, se perdre ou déjà se savoir perdue, cette femme a choisi de donner à qui n’avait rien le pain et l’ombre. » L’image biblique de l’offrande est évidente. Et celle du sein nourricier, objet assumé des plaisirs de l’amour, s’en trouve par échos plus saisissante.

Un nouveau personnage conceptuel, rappelons que Jacques Vandenschrick est un poète-philosophe, augmente enfin le mystère de ce onzième livre : le vertigineux. Son vertige lui vient peut-être d’une perception plus aiguë des hauteurs célestes habitées ou non par un très-haut minuscule. Lui reste-t-il une géographie accessible, village ou jardin ? Entre corps et âme ?

Les mots peut-être auront le dernier mot. [Eux qui ne savent pas les réponses mais comprennent mieux les questions.] Eternel soleil sombre de la langue livré au chemin improbable.

 

 

« Le lyrisme qui va vers l’inconnu, vers la profondeur, participe naturellement du mystère », écrit Pierre Reverdy. Mis en miroir avec les mots du reclus de Solesmes, ces vers d’Emile Verhaeren « Et qu’importe d’où sont venus ceux qui s’en vont, / S’ils entendent toujours un cri profond / Au carrefour des doutes ! » précisent le lignage dans lequel s’inscrit l’œuvre de Jacques Vandenschrick. Il est, en effet, naturellement mystique, porté par une philosophie qui fait de l’ignorance une force aux frontières de l’aporie. Le retrait de soi (sauf dans Avec l’écarté Jacques Vandenschrick n’utilise jamais le je) et l’appel au silence dans la marche, loin de toutes les modernités, esquissent mille et une figures de l’autre sans majuscule. Toujours au bord de l’effacement après qu’elles se sont assemblées. Toujours en deçà et au-delà des durées illusoires. Sensibles toutefois aux blessures séculaires, aux offenses faites à l’humain jadis et naguère. Et c’est ainsi que la poésie de Jacques Vandenschrick, comme celle de Thierry Metz (cité en ouverture) avec laquelle des liens se tissent à bas bruit, est universelle.

Tous les recueils de Jacques Vandenschrick sont publiés aux éditions Cheyne et cinq sur les six présentés sont dédiés à Suzanne. Il a participé à la deuxième livraison d’Etats provisoires du poème, aux côtés, notamment, de Bernard Noël et Charles Juliet. Disponible également aux éditions Cheyne. Une longue fidélité.

 

Extraits :

 

Et par l’épuisement des pas,

Enfant presque redevenu,

Qui craint les jours et ne sait plus

S’il demande un abri

S’il demande le vin ou la farine mauve

Et les noix très anciennes

Gaulées on ignorerait quand.

Cette splendeur te soit plus lente

Quand le froid durcit les bouleaux.

Cherchant quels fugitifs…

 

*

 

Manquer te suffira.

Comme le souvenir

Qui peuple une combe de neige

D’une brusque odeur de tambour

Où il n’y a que le vent vide

Et la rage, en marchant, d’être absous… (In Toujours le vent visite les bannières)

 

*

 

Tu marches sans chemin,

Derrière un char de sapins frais.

Et tu voudrais encore,

Comme autrefois dans les ornières,

Casser les tuiles du verglas.

Dis le seul feu que tu respectes.

Il se peut que pleurer

Bientôt plus ne suffise.

 

*

 

Ne garde rien, la neige va venir.

Fais comme les oiseaux

Qui ont dissous leur ombre

Sur le visage du pays.

Les mots que tu conserveras

Seront refuge d’appauvri.

Tes ancêtres, non plus, n’auront pas eu de nom. (In Avec l’écarté)

 

*

 

Peut-être que le temps n’est rien

Ni ces fétus d’épines comme des mots

Auxquels souvent le vent refuse

Que l’on mette la flamme.

Le rendez-vous est pris dans le brasier

         des roses

Peut-être que la nuit au nom aigu

Dira que rôde en leur parfum

La fille de givre et de cerise,

Haut gantée, nue d’épaules,

Et qui songe aux mirabelliers.

Puisqu’elle va dormir au seuil,

Ne craignez pas la porte refusée.

 

*

 

Il est vain de rêver d’une mère

Qui présenterait en riant

Son enfant à la pluie

Et chanterait d’une voix rousse

Au bord du fleuve.

Elle a depuis longtemps

Suivi l’aboi gris de la mort. (In Traversant les assombries)

 

*

 

 

Ces mères qui se détournent, occupées de nœuds lourds ? Ou d’autres encore, qui ont voulu mourir avec leurs enfants ? Ceux qui volaient aux langues inconnues des syllabes rêveuses ? Ou le dernier convers qui dort seul dans l’immense dortoir effondré d’étoiles ?

 

*

 

On se rêvait gardiens de routes hautes, effacées. On se voyait, heureux intrus, de grange en grange sous des neiges énormes. Parfois, on sortait aveuglés guetter des bêtes dans la blancheur. On se prétendait des montagnes plus vraies que les peintures. Et l’on dormait, guidés par des pensées difficiles sur des moraines très étroites. On fuyait, on fuyait… (In En qui n’oublie)

 

*

 

 

Des enfants muets au visage gris attendaient devant les réglisseries fermées pour toujours. Des parfums d’anis vert passent encore aujourd’hui dans la mémoire des rues. Dans tout abandon grandit une énigme. Comme survit dans toute neige le vœu d’un col infranchissable…

 

*

 

On regrette de ne plus voir ces filles éclaboussées qui pour d’autres se seraient émues. Entre les éclats alternés de la lune et des nuages, dilapidant dans la nuit leur image d’or bleu, cuisses liquides et reins luisants dans les lueurs… In Livrés aux géographes

 

*

 

 

Je n’ai guère de certitudes sur ce qui me pousse à écrire ni sur ce qui me fait insister à prendre et reprendre, souvent difficilement la plume. Mais il me semble qu’il m’a fallu me séparer d’une trop confortable image de l’origine qui ferait de la parole poétique l’écho rapporté d’un paradis perdu, d’une innocence originelle, une « lettre du voyant » dont le lyrisme aurait été ramené de ce temps d’avant, d’un mythique Eden dont quelques braises brilleraient encore au creux de certains vers  ou de certaines phrases… ( ) Tout langage dit d’abord que les choses ne sont pas là. La poésie est ce qui reconnaît d’abord cela comme un deuil. Elle creuse une absence. Elle tourne sans doute plus finement que les autres organisations langagières autour de l’objet dont la possession ou la repossession est désirée. ( ) Même dans l’exultation, dans la célébration, la beauté qui est dite et chantée est absente. In Etats provisoires du poème II

 

 

*Le titre de cet article est inspiré du titre du recueil d’Emmanuel Echivard La Trace d’une visite, publié aux éditions Cheyne. Je le remercie d’avoir autorisé cet emprunt. Je remercie également Patrick van Wessem de Bilde pour les documents qu’il m’a adressés. Enfin, toute ma reconnaissance à Brigitte Giraud dont la voix exprime avec justesse le Toujours le vent visite les bannières de Jacques Vandenschrick.

 

                                      Dominique Boudou, le 17 octobre 2018 par temps calme