mardi 17 mai 2022

Souvenirs d'Ambérac, 1

Les souvenirs ne vieillissent pas au même rythme que les corps. Il arrive même qu'ils rajeunissent et reprennent chair. On parvient même à les toucher. C'est mon cas. Mon enfance d'assisté public à Ambérac en Charente se rappelle à moi comme si elle datait d'hier.

Ambérac, dans les années soixante, comptait trois cents âmes sous la coupe d'un maire ayant fait de la prison et d'un hobereau sans particule qui régnait en maître absolu sur la paroisse.

La population était constituée d'agriculteurs aux pratiques essentiellement vivrières, la plupart n'ayant jamais ou si peu quitté leur canton. Parmi eux, quelques profils différents : M Fontroubade, instituteur de classe unique arrivé après la guerre, (je lui rends grâces), le facteur, l'épicier, le mécanicien qui survécut à une tentative d'assassinat...

Mon premier souvenir est celui d'un souper (le mot dîner était l'apanage des riches). J'ai dix ou onze ans. Il fait nuit. C'est l'hiver. Les cuillères raclent le fond des assiettes à calotte. Ma mémé parle peut-être avec son fils et sa bru. Je ne les écoute pas. Je rêve avec les ombres de passage. 

Quelqu'un frappe. Le fils se lève, ouvre la porte aussitôt refermée, reste sur le seuil ou s'avance dans la cour de la maison. Quelques paroles sont échangées, qu'on n'entend pas. Les cuillères restent en suspens sous l'abat-jour. On se demande : "Qui c'est-y don à c't'heure ?" Ou, plus rudimentaire : "Qu'est tou qu'o l'est ?"

Dix secondes passent. Le fils rentre, ferme la porte et dit à sa femme : "O l'est un clochard, cope-z'y un quart de miche."

La femme s'exécute. Mais c'est un tiers de miche qu'elle va couper. Le mari, scrutateur, on rigole pas avec le pain, arrête son geste :" Un quart, j'ai dit."

C'est le mouvement du couteau, révisé à la baisse, dont je revois la précision. Peut-être me permet-il d'imaginer mieux le clochard devant la porte refermée, attendant son quignon. Mais quel serait aujourd'hui mon souvenir si j'avais vu le quart de son visage ?

jeudi 12 mai 2022

La poésie à l'estomac

Fait rarissime, j'ai écouté une interview, celle de Grégory Rateau donnée à la radio roumaine pour son recueil Conspiration du réel paru aux éditions Unicité. 

Il dit notamment, et ça me plaît, que la poésie peut être un acte de résistance mais que l'engagement se trouve ailleurs. L'engagement, il se trouve dans la sueur et le cambouis, au plus près des souffrances qui saignent, des mains qu'il faut savoir saisir quand elles se tendent. 

La résistance, avec son r minuscule, c'est autre chose. Une résistance de soi contre soi, de soi contre le monde, à bas bruit dans le secret d'une chambre close ou parmi la foule des tumultes. Une résistance qui fait
un pas de côté ou, à l'opposé, saute au milieu de la flaque : splash !

Grégory Rateau pourfend aussi tous ces mauvais faiseurs de rimes et/ou de métaphores qui dégoulinent de voeux pieux, de considérations ésotériques, sans chair ni os, plus flasques que les méduses des rivages atlantiques. Et souvent avec des mots que, si t'as pas bac +10 t'entraves que dalle !

Et puis, une autre chose que j'ai aimée, cette nécessité de "se retenir d'écrire". Pas chercher à publier comme une mitraillette tire des pralines quoi ! 

Voilà, c'est tout, et cette nouvelle qui me réjouit : une parution de Jacques Vandenschrick, Tant suivre les fuyards (un thème récurrent chez lui qui publie pas comme une poule pond). Et une parution d'Emmanuel Echivard, Pas de temps, en août je crois. Les deux chez Cheyne. Et dans les deux cas, une poésie qui passe par l'estomac et en même temps par la tête. 

Ps : Je trouve que cette photo de moi de dos en 2013, tenant par la main un petit qui a bien grandi avec Le Cabaret vert de Rimbaud, et allant au cirque colle avec mon propos. 

lundi 9 mai 2022

Non et non, Jean-Claude Guillebaud n'est pas complaisant avec Le Pen

Je suis ému. Peiné même. Un ancien journaliste de Sud Ouest écrit sur Twitter que Jean-Claude Guillebaud est complaisant avec Marine Le Pen et qu'à ce titre son article qui devait paraître le dimanche entre les deux tours de l'élection présidentielle a été censuré. Sa supposée proximité avec Jean-Luc Mélenchon est également incriminée.

Je lis la chronique dominicale Paris-Province de Jean-Claude Guillebaud depuis trente ans. J'aime son style, sa réflexion politique, son intérêt pour les "gens de peu" chers à Pierre Sansot. J'aime ses évocations bucoliques et pastorales de la Charente où il vit avec sa femme
Catherine quand il n'est pas à Paris. J'aime "l'assiette" qu'il sait garder entre Montaigne et Camus, un peu stoïcien sceptique, un peu épicurien. Bref, Jean-Claude Guillebaud est un humaniste au sens le plus élevé du terme, toujours à distance des fracas médiatiques et politiciens. 

J'ai beaucoup appris en le lisant. Il m'a conduit à approfondir ma connaissance de l'oeuvre d'Edgar Morin dont il fut l'éditeur au Seuil. J'ai découvert grâce à lui le concept de réalité liquide de Zygmunt Bauman et bien d'autres références. Je l'en remercie vivement.

Un tel homme, catholique de gauche, ne peut en aucun cas être complaisant avec l'idéologie du Rassemblement national. Il est en revanche sensible au désemparement qui mène tant de citoyens à ce vote dangereux, tout en restant au plus près de l'analyse sociologique et anthropologique. Quant à Jean-Luc Mélenchon, mis sur le même plan au prétexte fallacieux que les extrêmes se rejoindraient (ce qui est ontologiquement faux), Jean-Claude Guillebaud ne fait pas siennes toutes ses idées et désapprouve ses outrances langagières.

Alors, que penser de ce malheureux tweet du journaliste de Sud Ouest, pourtant homme de bon aloi. Je devine sous sa plume un libéralisme clairement assumé et des opinions très favorables à Emmanuel Macron. Il n'y a là rien de rédhibitoire mais je déplore, comme souvent, trop de sévérité avec les "pauvres", ces assistés qui coûtent un bras à la France en gaspillant leur argent et trop d'indulgence envers les "très riches" nonobstant leurs turpitudes. Je me souviens à ce propos d'une personne qui brocardait un salarié d'Air-France pour avoir arraché la chemise d'un DRH puis, quasiment dans le même souffle, accordait son pardon aux fraudes fiscales de  Carlos Ghosn car il avait sauvé Renault de la faillite...

Toujours la même antienne de la "bourgeoisie" qui ne s'est pas encore remise des avancées sociales du Front populaire. Toujours la même méfiance des Catégories Socio Professionnelles supérieures, qu'on peut résumer comme suit : "Oh ! celui-là, il est toujours au bistrot à dépenser son RSA." Etc.

Cette vision rétrécie de l'humanité souffrante, même si elle contient un peu de vérité, on ne la lira jamais dans les chroniques de Jean-Claude Guillebaud. Comme l'auteur de L'étranger, il considère qu'il y a plus à admirer chez l'homme qu'à mépriser. 

Ce journaliste devrait plutôt lui rendre grâces.

Rêvons !

Photo de la chronique de Jean-Claude Guillebaud parue dans Sud Ouest Dimanche daté du 8 mai 2022.

dimanche 8 mai 2022

Grégory Rateau, Conspiration du réel

Le réel, on croit le retenir et il nous échappe. On croit lui échapper et il nous retient. Concret, symbolique et imaginaire, il joue comme un cerbère acéphale en son théâtre d'ombres.

Dans l'avant-propos de son recueil Conspiration du réel, Grégory Rateau constate la débâcle du monde dévoré par "un vaste réseau fantôme aux ramifications profondes" qui altère toute identité. Mais le pire n'est jamais certain. Il prie pour "la lumière du jour enfin ressuscité", affranchie des dérèglements algorithmiques.

Le premier mouvement du texte évoque le "romantisme pastoral" des âmes qui résistent en labourant la terre devenue sans promesses. Ses arbres sont trop maigres. La lumière du ciel est trop chiche. La fièvre prend les corps quand la mer a des sanglots sur les îles d'Aran au large de l'Irlande. Quand les "guetteurs cheminant le long des quais" de Dublin "se cognent sans se reconnaître". Le poète, arpenteur assoiffé d'horizons, n'a plus les mots pour dire les histoires. Celle de la tourbe qui chauffe si mal la solitude et le silence. Celle de la misère qui aigrit le coeur des pierres. Le réel est "un naufrage sans mémoires".

Grégory Rateau ouvre son deuxième mouvement avec une citation de Philippe Jaccottet : "je m'entête à fouiller ces décombres, ces caisses, ces gravats sous lesquels le corps est enterré". Le poète ici est un errant incapable de se fuir, de la grande ville de Bucarest à la petite campagne de Tiganesti en passant par le port de Braila. Que cherche-t-il de lui-même en [son exil à bout de souffle] ? Ses mots fouillent "l'haleine des mauvais jours", les "cadavres de vélos rouillés", "les boyaux et viscères du faste d'antan". Mais son costume d'aventurier n'est qu'un accessoire parmi d'autres. La scène est borgne, il le sait, et [les yeux du songe un peu troubles]. Le réel, lucide et illusoire, sans cesse recommencé.

L'enfance est peut-être ce rivage où l'humanité ne finit jamais d'aborder*. Le troisième mouvement, plus ample en son dépli, s'ouvre avec Yves Bonnefoy : "Je m'éveille, c'était la maison natale..." Des souvenirs passent de la maison qu'on n'habitera plus, de l'école où rêver n'était pas permis quand les dictées faisaient trébucher l'étourdi, des rues de Château-Rouge et leur fracas d'épices avant le grand nettoyage au Karcher, de l'aimée aussi qui rendait fou jusqu'à s'étouffer, l'enfance ayant grandi. Et le poète farfouille dans les rayons de la lumière*, en quête de saisons. L'adulte qui a [de la grisaille au fond des poches] renonce à jouer les demi-dieux. Le vieillard qui ne voit plus guère retrouve son enfance aussitôt émiettée. La lumière ne tient pas longtemps debout. Le réel titube.

Enfin, rimbaldien par-dessus tout, Grégory Rateau conduit le lecteur vers la fin du monde. Un dernier mouvement de Beyrouth brisé par les combats à Katmandou où "des hippies sur le retour" parlent "de copuler dans les neiges des selfies". Avec une pause dans un cabaret portugais aux senteurs de bouillon vert. Un homme y rêve qui porte le nom de Personne. On remarque à peine son chapeau et ses conversations "avec une chaise vide". On ne le comprendra que plus tard quand on trouvera dans une malle livrée aux rats la multitude de tous ces Autres qui l'écrivaient. Mais "Pour qui parle le poète ?" s'il a perdu la langue des astres. Les briseurs de rêves ont soumis le verbe aux batteurs de monnaie. La civilisation chancelle déjà sous les cendres. Le voyant doit inventer un nouveau langage, "renaître à la lumière". Le lecteur oubliera la tentation de fuir vers "ce large sans nom, sans destination". Il se dressera contre la conspiration du réel, la conjuration des imbéciles*. Il forgera sa révolte dans les bas-fonds les plus obscurs, réinventera l'espoir en musique avec Mahler et Satie, et, quand plus aucune lettre ne manquera aux voleurs de feu, il brandira sa colère sous le nez du ciel. Le poème, sans artifices, saura "tirer le premier".

Que dire maintenant, sachant que Grégory Rateau n'aime pas les "superlatifs enwagonnés" ? Comment qualifier sa poésie en quête d'absolu, son orgueil et son humilité ici-bas et tout là-haut ? Disons simplement qu'elle est à la fois puissante et impuissante, comme toute chose humaine. Elle tonne même quand elle se tait, elle sidère sous la voûte étoilée et dans les sillons de la terre. Loin des charivaris clownesques des bouffissures littéromanes*, nul doute que Grégory Rateau imprimera des traces qui ne s'effaceront pas.


Extrait :


Poème païen

A la fin, je me présenterai devant vous

presque nu

avec seulement mes bagues en éventail

une pour chaque vie que j'ai vampirisée

les yeux gris d'un plein soleil

l'iris en parchemin

récit des folies de ma jeunesse

mes muscles à présent atrophiés d'avoir trop ou mal aimé

De rares cheveux formeront ici ma couronne

unique récompense pour toutes mes conquêtes

personne pour laver ma dépouille

lui donner les derniers sacrements

Juste une photo monstrueuse pliée dans mon poing droit

et qui n'aura plus rien à voir

avec cette chose sans âge aux traits aguicheurs

couchée là sur son lit de ronces

l'ironie glorieuse aux coins des lèvres

innocence encadrée dans un miroir de poche

enfin confrontée à son portrait ravagé

Une vie entière pour un rien

car privée de tout

même d'une descendance


Saluée par Jean-Baptiste Para dans la revue Europe, la Conspiration du réel de Grégory Rateau a paru aux éditions Unicité avec une préface de Catherine Dutigny. L'ouvrage coûte 13 €.


*Allusion à Oscar Wilde à propos de l'utopie

*Clin d'oeil à Léo Ferré

*Allusion au roman de John Kennedy Toole

*Nouveau clin d'oeil à Léo Ferré

mercredi 4 mai 2022

Jean Coulombe, Alain Larose & Denis Samson, Laboratoire d'insomnies

L'annuaire professionnel Canadian Planet présente le trio formé par Jean Coulombe, Alain Larose et Denis Samson comme une "association libre de poètes inclassifiables". La notule ajoute, un zeste facétieuse, que leur blogue (orthographe québécoise) ne dort jamais.

L'aventure poétique de CLS Poésie commence à l'été 2009 dans une ferme aux alentours de la ville de Québec. Les trois compères, (on les imaginerait facilement dans Les tontons flingueurs avec la gouaille en guise de holster), se réchauffent à la flambée du bois et des mots. Sans oublier quelque nectar de derrière les fagots qui enivre la liberté. Celle d'ouvrir la cage aux fauves de la poésie et de les lancer à l'assaut de la jungle virtuelle. Treize ans après, mille poèmes ont vu le jour et la nuit, souvent mariés à la musique, à la photo, à la vidéo. Dans les champs des campagnes et dans les rues des villes.

Le recueil de CLS Poésie, Laboratoire d'insomnies, témoigne de ce chantier hors sentiers et trottoirs battus. "C'est souvent en se parlant apparemment tout seul que l'on rejoint le plus de gens", observe Alain Larose dans le préambule. Chaque auteur écrit sa partition en solo mais des liens intertextuels se nouent en surface et en profondeur, dans des jeux de miroir qui touchent le plus grand nombre. D'insomnie en insomnie, le va-et-vient de l'intime et de l'extime au fil du temps et du compagnonnage donne à cet ensemble une unité qui émeut le lecteur.

Jean Coulombe, dont les textes extraits du blog s'échelonnent de juillet 2009 à février 2022, exprime l'amour inquiet dont l'absence est une présence palpable. Le dernier vers de son dernier poème, "ta voix me piège", éclaire obscurément le voeu qui ouvre la partition : "Je voudrais des îles entre mes mots, des mots entre mes gouffres". Quand les chiens sont des loups et que reviennent les coyotes, quand les chats de la basse-ville écument de tendresse avant la mort, "que nous reste-t-il dans les mains" ? Même le bonheur n'est pas dicible dans le monde chaviré. Et Socrate y perd toute sagesse, il ne tiendra jamais la route sur son VTT. Il n'ira pas bien loin avec "sa poutine végane". La terre ferme n'est peut-être qu'une illusion au coeur de la langue.

La plupart des textes choisis par Alain Larose sont datés de 2009 à 2011. Un auteur qui se dit "parti à la campagne élever des poètes pour la viande" a l'humour forcément grinçant. Ses vers souvent brefs découpent le réel en fines lamelles dont la dégustation est un peu amère. Le chagrin de la femme est parfait dans le fracas de ses larmes lourdes "comme des pianos" et Alain Larose ajoute : "je / suis / juste / dessous". C'est qu'il pleut en amour* dans ses poèmes comme dans ceux de Brautigan. Thérèse se perd dans la solitude quand elle retrouve la photo de sa mère. Même les mots doux de l'aimée ont fichu le camp. Ne reste de sa main qu'une liste de courses "à l'endos d'un signet".

Denis Samson a surtout retenu des textes de la dernière période du blog, 14 sur 25. Leur dépli est souvent plus étiré. Plus métaphorique. C'est que le poète [veille tard et qu'aux laboratoires d'insomnie le silence est un lapsus]. "Si on manque de chansons on est morts", écrit-il dans son Salon des heures lentes. Avec des accents parfois prévertiens, la camarde joue à la ritournelle. Elle est à l'affût dans la poule au pot du dimanche et quand les gosses s'amusent à la guerre "parmi les cercueils à vendre". Elle plombe les ombres qui "dansent le slow" et personne ne lui échappera ni à l'intérieur ni à l'extérieur de L'hôtel mort. L'espoir cependant luit comme un brin de paille*. Au diable la nostalgie mitée comme un vieux gilet ! Le lecteur prendra la clé des champs, "le ciel jeté sur l'épaule".


Extraits :

Ataraxie

Un coyote hurle au loin

j'attends le jour

libre comme la pluie

sous les cendres

les petits bruits

de la nuit

ne sont plus rien

quand arrive 

la montagne

en son silence

nous danserons

la suite. (Jean Coulombe)


L'évasion du siècle

J'écris des poèmes d'amour

comme un aveugle

vend le journal

sur la table de travail

près de la porte

ouverte

le vent tourne

les pages de l'annuaire

j'enfile 

les alcools

comme on noue

des draps

pour l'évasion

du siècle (Alain Larose)


Laboratoires d'insomnie

Figures d'amnésie rapiécées

mes yeux parmi ceux des dormeurs

aux étages du soir

et la serrure

pour regarder là-haut

et voir d'où la nuit tombe,

tant que le temps lui-même

réussira pas à devenir un poème

il y aura pire

que cette panoplie

des laboratoires d'insomnie

pour apprivoiser ses blessures. (Denis Samson)


Laboratoire d'insomnies de Jean Coulombe, Alain Larose et Denis Samson compose un mouvement d'associations libres et de contrepoints où l'âme se perd pour mieux se retrouver au foyer de l'amitié qui soigne. Il est publié aux éditions Aux cailloux des chemins dans la collection Nuits indormies et coûte 12 €.


* Il pleut en amour est un recueil de Richard Brautigan.

* "L'espoir lui comme un brin de paille", Paul Verlaine

dimanche 24 avril 2022

Je m'appelle Sati, j'ai sept mois

Je m'appelle Sati, comme le musicien mais sans le e, et j'ai sept mois.  Mes compagnons humains, qui ont le goût des sobriquets, m'appellent souvent Satiné. Sati, Satiné, ils auraient pu trouver mieux comme jeu de mots. Je préfère de loin quand ils me nomment Chaussettes blanches et barbe noire.
C'est un éloge à ma beauté. La répartition du blanc et du noir sur ma fourrure, presque géométrique, plaît beaucoup aux amis de mes compagnons humains. L'un d'eux, enfin l'une d'elle, m'a même offert un hérisson que j'adore promener d'un canapé à l'autre. Mes deux concurrents dans le jardin sont en revanche jaloux de ma prestance. Ils me cherchent noise parfois et je suis obligé de les chasser. Mes compagnons les appellent Le blanc et le Gris. Sans les affubler de noms fantaisistes. J'en déduis que les sobriquets sont un témoignage d'amour. Ainsi, selon les situations de la vie ordinaire, me voilà Peigneur de tête, Pétrisseur de manchon, Roi des griffougnettes et même Rouleur de tomates. 

Ah ! Rouler des tomates ! Si vous saviez le plaisir que c'est ! Je roule aussi des pommes à l'occasion mais ce n'est pas comparable. La peau de la tomate est tellement plus sensuelle que celle de la pomme. A cause de la densité de la chair, légère et juteuse. D'ailleurs, j'ai plusieurs cachettes dans la maison et, dans chacune d'elles, j'ai au moins une tomate. Parmi d'autres objets qui me sont précieux. Des stylos, des morceaux de ficelle, des trombones et des petites fioles en plastique à capuchon jaune ou bleu. Mes compagnons humains n'aiment pas trop quand un stylo disparaît et deviennent carrément nerveux si c'est une fiole. Il y a dedans un liquide dont ils raffolent. Ils le versent dans une espèce de tube à bec et quand ils tirent dessus ça fait de la fumée. Drôle d'idée tout de même ! Les humains n'en finissent pas de me surprendre. Je me sens bien en leur compagnie tout en restant sur mes gardes. Par exemple, je déteste quand ils me forcent à entrer dans une cage pour me transporter en voiture. La cage sent mauvais et la voiture c'est pire. Mes compagnons ont si peu d'odorat qu'ils ne se rendent compte de rien. De toute façon, je crois qu'ils ne se rendent pas compte de grand-chose. Dans la grande communauté du vivant ils sont de toute évidence les moins sages. Je le vérifie tous les soirs en regardant la télévision. Je ne désespère pas, cependant, de les rendre meilleurs. Un vaste chantier que j'estime à ma portée. Je suis tellement plus intelligent. Bon. C'est tout pour aujourd'hui. Je vais m'amuser avec une tomate et réfléchir à des sobriquets, pour travestir les trotte-menu des bêtises humaines. 

jeudi 14 avril 2022

Julia Kerninon, Toucher la terre ferme

 L'expression "toucher la terre ferme" évoque, rappelons-le, la fin d'une traversée au long cours, plus souvent houleuse que paisible, en bateau ou en avion. Elle est aussi le titre du dernier livre de Julia Kerninon.

Cette jeune auteure nous fait part de ses multiples traversées depuis qu'elle est née. Une naissance si difficile que son père a encore une boule dans la gorge quand il en parle. Lorsque un enfant met autant de temps à paraître au monde, des attachements insécures se nouent. Comment s'en défaire ? Où se trouve la bonne distance pour quitter l'étouffoir et prendre le large ?

"J'ai fui et fui et fui, je n'étais jamais là, je voulais seulement être seule, et travailler, poursuivre mon bonheur dans les livres, ne plus me demander si les gens me comprenaient, être hors de portée de mes parents."

Julia Kerninon a réussi sa fuite dans la résolution de ses désirs. Celui de parler d'autres langues que celle de sa mère, de lire les livres les plus ardents, de consumer son corps sous les mains rêches des amants, d'écrire partout, dans une chambre d'hôtel à l'autre bout du monde ou, désormais, avec son bébé dans les bras et un verre de vin aux lèvres.

D'aventures en aventures jusqu'aux Etats-Unis en passant par l'Europe centrale, Julia Kerninon a fini par poser son sac lourd de fatigues dans un appartement parisien. On ne dira jamais assez les vertiges du hasard qui mènent aux vertiges de l'amour. Comment y croire ? "Dans les premiers jours de cette histoire, j'ai beaucoup douté de lui, parce que ça paraissait trop facile", écrit-elle en se souvenant des mots de Faulkner : "La valeur de l'amour est la somme de ce qu'il faut payer pour l'obtenir..."

Les dix pages (61-71) que Julia Kerninon adresse à l'homme qui partage sa vie sont bouleversantes de tendresse dans l'expression de la banalité la plus ordinaire, sans laquelle aucun ancrage ne peut tenir longtemps. La terre ferme est bien là. Sans cesse à recomposer. Trop calme parfois mais "c'est cette vie qui est un voyage, cette conversation commencée il y a huit ans qui est notre grande aventure..."

En revanche, devenir mère puis le demeurer ne va pas de soi. La terre ferme se fait terrain glissant vers les souvenirs qu'on ravaude. Il n'existe pas de "tabula rasa" qui ouvrirait facilement le passage. Julia Kerninon décrit sans fioritures son deuxième accouchement. Avec des notations pré et post-mortem qui feraient le miel des psychanalystes. Celles-ci par exemple : "Moi qui m'étais toujours pensée solide, je me découvrais brutalement si fragile, comme si j'étais redevenue petite fille et que je devais grandir une nouvelle fois, retraverser toute ma vie pour arriver là." "Je croyais aussi que cette autre personne que je deviendrais serait naturellement douée pour tout ce qui s'annoncerait, et que ce serait elle qui s'occuperait de tout ça. Peut-être qu'inconsciemment, je pensais que ma mère s'en occuperait, ou bien que je deviendrais ma mère."

Toucher la terre ferme de Julia Kerninon, récit autobiographique au style parfois déroulé comme un long riff de guitare électrique, obstiné forcément obstiné, est publié aux éditions L'Iconoclaste. Il coûte 15 €.

mardi 12 avril 2022

Patricia Suescum, L'Equation des Somnambules

 Existe-t-il "des ponts et des traversées possibles" quand la géographie du désastre a bouleversé toutes les lignes, tous les repères ? Les hémisphères se confondent, les pôles sont inversés, écrit Patricia Suescum dans L'Equation des Somnambules. Ce recueil de proses poétiques souvent proches de l'incantation, empreintes de lyrisme crépusculaire aux accents gothiques, pourrait être crié de nuit sur le parvis d'une cathédrale où rôderaient des chimères et des cracheurs de feu. 

L'humanité est "écrasée" et "la terre s'échine à survivre". Et pourtant, malgré le chaos du réel jusque dans la langue, l'espérance luit encore. Même si la mémoire de l'auteure "n'est rien d'autre qu'un bruissement d'insecte", aucune perte n'est définitive, "le coeur du premier chant" est à portée de volonté.

Les lecteurs, et nous souhaitons qu'ils soient nombreux, seront pris de vertige en refermant ce livre ardent. Ils penseront au drame que nous vivons aujourd'hui à nos portes avec son cortège de barbaries, les mêmes depuis toujours. Dans sa préface, Eric Brogniet évoque la banalité du mal et cite, parmi d'autres, Adorno et Celan. Mais, contrairement à eux, Patricia Suescum ne cède pas au désenchantement absolu. Elle en appelle à "la contemplation gratuite, l'expérience de la rencontre, l'effusion de la parole et la structuration de la pensée"*. L'équation des somnambules, si insoluble soit-elle, n'empêche pas la présence de l'horizon qui [n'a dévoilé que sa côte].

Au petit jeu des appariements littéraires, le préfacier comme l'éditeur (Jean-Claude Goiri) mentionnent avec raison Arthur Rimbaud. Dans son étude consacrée au Voleur de feu, Maurice Nadeau observe : "Ce qu'il veut, c'est descendre dans les bas-fonds de l'âme et de la vie afin de découvrir ces forces obscures et balbutiantes qui font également mouvoir tout homme, et le monde comme il va." Cette citation convient parfaitement à Patricia Suescum dont nous attendons d'ores et déjà le prochain livre.

Extraits :

Le monde n'est plus cette terre morte sur plusieurs couches, un terrain vague où se déverse en continu un sang épais. La coagulation d'un millier de cadavres que mon esprit recrache. Il n'est plus ce pantin, bourré de coups, jeté au sol, dont la tête bourrée de paille dégueule sa substance, au pied du dernier assaillant.

Il n'est plus ce poumon nécrosé, ce filtre pour gaz asphyxiant, dont les récepteurs se mettent au rouge en déclenchant l'alerte. Il n'est plus ce long chemin de nuit, où gisants morts et gisants vivants se bousculent.

***

Je regagne l'ombre, la ruelle du maudit. Je n'oublie pas que c'est ici que le soleil est le plus attendu. Chaque rayon est une offrande. Sous la poussière, ma mémoire est intacte, ma solitude est intacte et ne sont pas à vendre.

***

Les étoiles ne célèbrent pas la messe au firmament mais en plein poitrail.

La main tendue vient, s'accroche, à la seule condition qu'on lui donne en retour matière à saisir.

Le reste n'est que théâtre.

*In A l'heure où les Fauves dorment, Citadel Road Editions, 2019

L'Equation des Somnambules de Patricia Suescum est publié aux éditions Tarmac. L'image de couverture est de Régis Nivelle. L'ouvrage coûte 14 €.


vendredi 8 avril 2022

La boîte à livres de Bacalan

Dans mon quartier de Bacalan, place Buscaillet, il y a une boîte à livres. Je passe devant souvent, la regarde de près ou de loin. Elle est parfois presque vide, parfois elle déborde. J'y ai déjà apporté quelques ouvrages quand je désherbe ma bibliothèque. Surtout des romans, qui m'ont plu certes, mais pas jusqu'au coup de coeur. Ces livres n'étant pas revenus, je me dis qu'ils ont rencontré leurs lecteurs et j'en suis ravi. 

Je me suis décidé à écrire ce texte à cause du message d'Emma scotché sur la vitre de la boîte. J'invente le moment où elle l'a griffonné sur la page déchirée d'un carnet. Je lui prête un visage, une émotion. J'y ajoute un décor : un coin de table dans une cuisine par exemple, avec une lampe ou une coupe de fruits. Emma devient un personnage, qui m'accompagne. Un jour, qui sait, elle m'adressera aussi un message.

Quelque temps après cette heureuse surprise, j'ai découvert Mots et merveilles de Pierre Veilletet dans la boîte à livres. Je suis très attaché à cet écrivain. Je l'ai rencontré plusieurs fois dans son bureau ou dans un café. J'avais eu l'audace de lui montrer mes premiers textes un peu achevés. Je n'avais pas quarante ans. Il a toujours été bienveillant dans ses remarques et ses conseils, m'a encouragé à continuer. 


Voilà. Je ne rendrai pas Mots et merveilles à la boîte à livres. Je rangerai cet ensemble de brefs récits avec La pension des nonnesCoeur de pèreQuerencia et autres lieux sûrs, du même auteur. A côté des livres de Claude Bourgeyx, cet autre Bordelais qui m'a tendu la main quand tant d'autres... bref... la boîte à livres ne mérite pas que je dise du mal. Vive la littérature dans tous ses états.


lundi 4 avril 2022

Brigitte Giraud & Frédérique Germanaud, Feuillets de Nuits

Les éditions Aux cailloux des chemins viennent de lancer une nouvelle collection intitulée Feuillets de Nuits. Ce sont de petits livrets de huit pages sous une couverture à rabats. Ils sont disponibles par abonnement et à la vente directe lors d'événements particuliers (salons, lectures publiques...). Quatre parutions annuelles sont prévues (janvier, avril, juillet et octobre), comme autant de

cailloux numérotés sur les traverses littéraires de la maison. Le principe choisi par l'éditeur est celui du ricochet : chaque auteur publié dans la collection propose l'auteur suivant qui, s'il est accepté, propose un successeur et ainsi de suite. 

Brigitte Giraud ouvre le bal avec Ainsi nous avons su. En voiture et en train, ses proses poétiques déroulent des paysages où extérieur et intérieur se fondent dans l'incertitude. La quête de sens et de mémoire trébuche sur des questions qui ne sont pas sûres. "Mais qui dira quoi de ce que nous sommes, des gestes du matin et de ceux du soir ?... Est-ce qu'il existerait des mots injustes ? Des mots sans chemin ?" Le ton de l'auteure qui "ne comprend plus rien à ce monde brisé", souvent grave, s'allège parfois d'une note d'humour. Le soleil n'est pas sans drôlerie quand il flotte et les formules un rien grivoises mais jolies d'un voisin sont des moments précieux. Comme un témoignage, une preuve même, que l'existence est indéniable.

Frédérique Germanaud prend la suite de Brigitte Giraud avec Se mettre à table. Ses poèmes  au scalpel disent la solitude de l'attente dans une cuisine sous une ampoule jaune. Les lentilles accrochent au fond d'une casserole, le café est froid mais "la faim est un appui" pour l'esprit et le corps. "Une heure tranquille" passe parfois quand l'auteure éteint la radio et qu'une goutte s'écrase dans l'évier. Les mots cependant restent "collés au palais" comme une matière inorganique. Comment dire la douleur de l'enfant qui n'est pas né ? A qui confier sa présence sans objet, attablée elle aussi et regardant sa mère couler de n'être jamais advenue ? Ne reste qu'à [gratter du bout de l'ongle les petits ratages]du vivant. Pour "joindre les deux bouts du jour".

Brigitte Giraud et Frédérique Germanaud, en leurs déplis plus ou moins resserrés, disent l'âpreté du métier de vivre quand la mort frappe sous les tentes le long des voies ferrées et dans les allées d'un marché de Noël. Si la réalité manque de bords à saisir, il faut en inventer. Un bol par exemple, un peu d'essentiel y restera. Une assiette aussi, avec la "tendresse du pissenlit". Dans le mouvement imprévisible des ricochets.

Le lecteur, de l'une à l'autre de ces deux écritures, sera forcément ému. Il ne faudra pas questionner son silence. Les grandes émotions n'aiment pas le bruit.

Chaque Feuillets de Nuits coûte cinq euros.