Qui êtes-vous ?

Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

jeudi 4 septembre 2025

J'ai peur peur de tout (poème à dire)

 
 
J'ai peur des villageois qui acculent une enseignante homosexuelle au suicide 

 J'ai peur des voitures qui grossissent plus vite que des grenouilles

J'ai peur peur de tout

J'ai peur des rodéos dont j'entends la rumeur tous les vendredis soir

J'ai peur des grands argentiers qui veulent démembrer la sécurité sociale

J'ai peur des trottinettes à cinquante à l'heure devant notre porte 

J'ai peur des tessons de bouteilles de bière devant la supérette du quartier

Peur de tout peur de la peur

J'ai peur de la haine que je lis sur les réseaux sociaux

J'ai peur de ce président qui brandit une tronçonneuse à la télévision

J'ai peur de l'adolescent qui crie sur sa mère dans la rue

Peur de la peur en embuscade

J'ai peur des araignées tatouées sur les bras des gros bras en jogging

J'ai peur de l'eau en robinet et de l'eau en bouteille

J'ai peur des énormes motos qui font penser à la guerre

Peur en embuscade dans mon foie

J'ai peur des rires qui claquent comme des fouets

J'ai peur des hordes avec leurs coupe-coupe dans les rues sombres

J'ai peur des boulets de grêle sur la véranda

Dans mon foie et dans mon sang la peur sourd 

J'ai peur du feu dans les cheveux de Mr T sur Fox News

J'ai peur des mères qui oublient leur enfant sous le soleil

J'ai peur des poulpes exsangues sur les plages

La peur sourd jusque dans les ombres

J'ai peur des charniers à venir jusque dans nos villes

J'ai peur de tous les prophètes atrabilaires

J'ai peur de mon orthographe qui part en lambeaux

Dans les ombres qui brisent le pas des marches

J'ai peur de ma peau qui prend de mauvais plis

J'ai peur du désarroi de l'aimée dans ses rêves

J'ai peur du sourire pincé de Vladimir à Moscou

Le pas des marches enrayé par la peur

J'ai peur des éboulements sur les rocades

J'ai peur du cadmium dans le chocolat et les noisettes

J'ai peur des miliciens dressés au dépeçage

Enrayé par la peur mon esprit titube 

J'ai peur des chiens patibulaires

J'ai peur des éteignoirs religieux dans les yeux des barbus

J'ai peur pour les enfants que j'aime

J'ai peur peur de tout

Peur de tout peur de la peur

Peur de la peur en embuscade

Peur en embuscade dans mon foie

Dans mon foie et dans mon sang la peur sourd

La peur sourd jusque dans les ombres

Dans les ombres qui brisent le pas des marches

Le pas des marches enrayé par la peur

Enrayé par la peur mon esprit titube

Et et et eeeet

Non rien rien rieeeen

Il faudrait savoir finir 

mardi 2 septembre 2025

Connaissez-vous Curtis Yarvin, ce cygne noir ?


Jamais je n'avais entendu parler de Curtis Yarvin avant d'apprendre que Philosophie Magazine l'évoque dans sa nouvelle livraison. Ne l'ayant pas lue, je me suis renseigné sur Wikipédia. Curtis Yarvin est un cygne noir venu de senestre aux États-Unis. Informaticien et blogueur, il se réclame d'une idéologie intitulée Lumières obscures. Il aurait murmuré à l'oreille de Mr T... alias Dark Vador le projet de transformer Gaza en ville-entreprise. Il lui aurait suggéré d'inclure Elon Musk dans son gouvernement.

Penseur émergent de la nouvelle droite, il est l'auteur d'un texte-manifeste (A formalist manifesto) consultable sur www.unqualified-reservations.org.

Il s'agit d'un néo-caméralisme qui prône l'alignement "du parlement sur celui d'une assemblée générale d'actionnaires qui élisent un PDG dont le rôle est de gérer l'État comme une entreprise cherchant à maximiser son profit". "L'idéal de Curtis Yarvin est une planète divisée en cités-États techno-autoritaires et en concurrence entre elles afin d'attirer les citoyens. Les citoyens seraient privés de moyen d'expression démocratique. Ils auraient la liberté de déménager d'une cité-État à l'autre. Une cité-État qui userait de l'arbitraire contre ses "citoyens clients" risquerait ainsi de les perdre et donc de faire faillite."

Sur son blog, mentionné plus haut, il considère que les personnes blanches sont génétiquement dotées d'un quotient intellectuel supérieur à celui des personnes noires.

En découvrant l'existence de ce cygne noir, j'ai aussitôt pensé au roman d'Alain Damasio, Les furtifs. Les grandes villes sont toutes achetées par des grands groupes de l'industrie et de la finance. Même la police et la justice y sont privatisées. Il est probable que Damasio connaisse les écrits de Curtis Yarvin. De toute façon, la réalité qu'il décrit dans son essai La vallée du silicium n'est guère éloignée de ces chimères. 

Je ne sais pas à quel point les idées de Curtis  Yarvin ont pu infuser dans la pensée de la droite dure et de l'extrême-droite. Je me répète que le pire n'est jamais certain. Mais le meilleur non plus n'est jamais certain. Je me réjouis de n'avoir plus que quelques années devant moi. Je ne souhaite pas voir par monts et par vaux des légions de cygnes noirs s'abattre sur l'entendement qui nous reste encore. Que la lumière soit !

dimanche 31 août 2025

Textes sur le concept de paysage pour atelier d'écriture

 


" ... le paysage n'est pas une donnée immédiate de la perception. Il se constitue en se découvrant. .. Un paysage se compose d'éléments multiples qui s'étalent dans l'espace et il faut bien donner à ce foisonnement et à cette diversité, quelque unité pour qu'ils ne soient pas seulement une juxtaposition dans l'étendue. Par conséquent, l'art de l'homme, l'éducation du regard ne viennent pas ajouter un surcroît de charme à une réalité qui, déjà, aurait accédé à la qualité de paysage... L'art ne s'ajoute pas à la nature, il lui ouvre l'accès à un autre statut..."

" ... Il dépend parfois de notre parole, de nos regards, d'une amicale complicité pour qu'un quartier demeure en sa plénitude ou qu'il devienne terne... "

" ... De décharges en dépotoirs, de fumées acres en rivières empoisonnées... , nous découvrons, dans l'effroi, un seul et même texte, le seul que nous ayons vraiment appris depuis notre enfance. Ces convulsions nous pouvons les ressentir comme les signes de la démence, d'une incohérence quasi pathologique. Mais nous pouvons aussi les appréhender comme une poussée anarchique mais extraordinaire de vitalité. Il pousse une végétation exubérante de centres commerciaux, d'autoroutes, un foisonnement d'échangeurs, de pavillons, de ruelles, de CES, de centres socio-culturels... On perfore, on élève, on transite. Jamais la terre n'aura été aussi parturiante... A notre regard d'évaluer les hauteurs et la profondeur, ce qui se déchire et va naître, ce qui gémit et expire. A nous de mesurer... les degrés de sédimentation, les zones de piétinement et aussi de saisir les accalmies pendant lesquelles nous ne risquons pas d'être pris de vitesse. "

              in Pierre Sansot, Variations paysagères, 1983

 


" ... La terre est un palimpseste gratté et retravaillé à chaque génération par le gribouillage du piétinement. Une croûte battue par des milliards de pas et il est difficile de tracer un chemin nouveau dans cet entrelacs... "

" ... Ce n'est pas par goût de la souffrance que j'use mes semelles mais parce que la lenteur révèle des choses cachées par la vitesse. On ne déshabille pas un paysage en le traversant derrière la vitre d'un train ou d'une auto : on en retiendra au mieux le souvenir d'un fusement, une vapeur d'impression diluée dans l'excès des visions. Le voyageur à pied, lui, peut quitter la route fréquentée pour des sentes mieux traitées par les hommes, c'est-à-dire moins battues... "

" ... Dans la plus aride des steppes, les contemplateurs trouveront toujours à s'émerveiller... Léonard de Vinci imaginait la montagne en regardant un caillou. Thoreau entendait Dieu dans le chant du grillon. Van Gogh voyait dans la campagne les lignes de force du paysage. Nerval confondait les rues de Paris avec le labyrinthe de son âme. Fulcanelli savait que le nombre d'or régissait la disposition des pétales autour du pistil autant que la course des sphères. Hugo refusait que le parfum des aubépines fût indifférent aux constellations... "

" ... il suffit de savoir regarder le monde avec de nouveaux yeux, rafraîchis par la certitude shakespearienne  qu' " il est plus de merveilles en ce monde que n'en peuvent contenir tous nos rêves ", de partir rencontrer les dieux dans sa forêt intérieure, de lâcher les chevaux de son imagination... "

              in Sylvain Tesson, Petit traité sur l'immensité du monde, 2005

 


" ... Les voyages ne devraient servir qu'à cela : non pas rendre familier ce qui est étranger, mais apprendre à maintenir étranger le familier le plus quotidien."

" ... New York n'est pas moins délabré que Moscou ; parfois les rues de Bucarest sont comme les rues d'une ville indienne : il y traîne des chiens jaunes ; des Tsiganes font du feu à un carrefour ; le marché sent le bois brûlé et les fleurs pourries.

  La ruine ne m'était pas une idée neuve et, au début, je l'ai trouvée plaisante. J'ai commencé par aimer les ruines avec une espèce de passion sur les tableaux, à Rome. Parce que la ruine est la forme aimable de la mort ; sa forme acceptable ; le signe non que tout s'écroule mais, que, à travers le temps, quelque chose subsiste... Car la ruine émeut, elle dit le long temps, celui qui emporte tout, et laisse cependant de belles arcades dorées, dans le couchant, le chant des dernières cigales et le crépitement des aiguilles de pin sous le soleil.

  ... ce qui m'a saisie, c'est le délabrement urbain. Comme si la ruine elle-même faisait corps avec la ville. Comme si le corps de la ville était en proie à un double mouvement, d'élan et de chute, de conservation et de destruction. Ainsi à New York, lorsque au détour d'un grand axe, d'une avenue grondante et peuplée, pleine de la calme solennité d'un mouvement huilé, rouage parfait de la vie urbaine, une ruelle s'ouvre où règne un vent égaré, battant des journaux. Entre des objets informes, un matelas pisseux, quelques silhouettes enveloppées de sacs gris. Venu d'un tas de cartons en forme d'abris, un regard d'en-dessous vous saisit, vous palpe, vous rejette ; une main s'ouvre se referme, serre d'oiseau malade... "

            In Danièle Sallenave, Passages de l'est, 1992

 

Textes littéraires sur le paysage

"... Le paysage hivernal est bleu / Les doigts tremblent / Deux grands carrés qui se ressemblent / Les ombres dansent au milieu / Des bêtes qu'on ne voit pas / Des voix / Tout le long du chemin / Il pleut

            in Pierre Reverdy, Les ardoises du toit, 1918

" ... Quand le vent vient de l'ouest, ça sent plutôt l'oeuf pourri. Quand c'est de l'est qu'il souffle, il y a comme une odeur de soufre qui nous prend à la gorge. Quand il vient du nord, ce sont des fumées noires qui nous arrivent droit dessus. Et quand c'est le vent du sud qui se lève, qu'on n'a pas souvent, heureusement, ça sent vraiment la merde, y a pas d'autre mot. "

            in Joël Egloff, L'étourdissement, 2005

" ... Les feuilles des noyers sont brillantes de pluie / la brume monte du sol / Au fond du pré / Deux vieilles cueillent de la dent-de-lion / Une fois cassées en deux / elles ne se relèveront plus / avant d'avoir rempli leur cabas / Je vois leurs culs noirs / se déplacer comme des bestiaux essoufflés / indécis / et parfois le bref éclair / au ras du sol / du petit couteau de cuisine... "

            in Nicolas Bouvier, Le dehors et le dedans, 1997

 

" ... Satisfaction d'un spectacle familier, celui du paysage français : frênes, chênes, charmes, passant de droite et de gauche dans un chuintement charmant, et vert. Frais bocages, pâturages, images. Et tout à l'heure on verra les platanes, leurs troncs blancs pelés, la lumière opale et indifférente qu'ils diffusent. La campagne est déjà un peu épuisée par l'été. Le jaune et le roux se voient presque par transparence dans le vert encore présent. Du moins dans les arbres. Les champs, eux, ont déjà des couleurs de récolte... Et puis, cette familiarité évidente avec le paysage est si agréable. Tout ici est évident, facile, confortable. "

            in Cécile Portier, Contact, 2008

" ... Les grands parcs furent entourés de grilles en fer de lance. Les squares furent seulement ceints de basses clôtures de fer. Au centre fut parfois édifié un kiosque à musique.

  Les gens à tracas se réfugient dans les squares pour continuellement ressasser le thème confus de leur vie ; leurs doigts fiévreusement remuent : ils essaient de réparer le vieux manteau tissé de fils de brume et de fils d'or d'une destinée rêvée, jamais réalisée. Sous le soleil violent, alors que les enfants édifient des fortifications de sable, les arbres épanouissent leur feuillage de joie..."

            in Jean Follain, Paris, 1935

Auprès d'une eau trouvée / Dans un ruisseau de mai, / La douceur était là, / Qui manquerait.

Envers les puits la lune / Avait de la pitié, / Mais entre les bois / Les prés criaient / Et par la lumière de la lune / Revenaient leurs cris.

            In Eugène Guillevic, Sphère, 1963

Premier essai du printemps sur la neige / tu sors ton visage éteint, la carcasse / que l'hiver a rouillée et qui grince au-dedans, / tes yeux clos sous le masque / voient passer l'ombre qui murmure : / " Dans trois jours, trois jours seulement ! " / mais il n'y a personne quand tu les ouvres / et pourtant tout a changé / l'arbre au bout du pré est un arbre / vers lequel tu marches léger : / c'est toi qui portes toutes ses feuilles.

              in Guy Goffette, Eloge pour une cuisine de province, 1988

samedi 30 août 2025

Franz Griers, Lésion suspecte au niveau de l'ego


Lésion suspecte au niveau de l'ego
de Franz Griers est, selon l'auteur dans son avant-propos une "tirade fragmentée" assortie de "brèves de comptoir, mais à table".

La scène se passe au fond d'un bar où les buveurs sont bruyants. Elle dure longtemps. Le narrateur ne craint pas de parler fort à son interlocuteur, une vague connaissance perdue de vue depuis des années. Mais quelle est donc cette lésion suspecte au niveau de l'ego ? Comment l'identifier si son repérage est aussi flou ? Au niveau de l'ego ne signifie pas à l'ego. Lequel est peut-être un lieu introuvable, disséminé partout dans le corps et notamment dans le poing blessé qui figure en première de couverture. 

Quelques prélèvements opérés sans anesthésie dans le flux discursif éclairent un peu le désemparement du narrateur volubile jusqu'à la suffocation puis au vomissement : "Mon ego a pris un bon petit coup de canif... Il est impossible d'évacuer une émotion comme on écarte une suspicion de tumeur..." Puis il évoque une "obsession qui me fait métastaser... un surrégime mental, une insécurité émotionnelle".

De verre en verre, cependant qu'enfle la rumeur des assoiffés, la tirade a un sacré coup dans l'aile. Hachée à gros traits d'humour graveleux, le seul qui nous fasse vraiment rigoler, elle dit que notre époque est lardée au couteau de cuisine et que la lésion n'est pas curable. Essayons d'en esquisser un tableau clinique malgré ses [zones grises] et ses malentendus.

La blessure la plus grave de notre temps qui dure mal est probablement celle de la langue. Dès le premier texte, le narrateur se souvient d'une vendeuse qui lui dit : "Passez une journée." Il y a là un manque et, comme il s'agit d'un élément de langage usé forcément usé, le trou creusé par ce manque est d'autant plus profond. Que se passera-t-il après cette journée passée ? Et le souvenir des attentats du 13 novembre 2015 à Paris revient sans passer... Et ainsi s'installe la mélancolie, la fatigue de soi et des autres.

Les autres au travail par exemple, surtout quand on bosse dans la même entreprise depuis 19 ans alors qu'y sévit un "turnover phénoménal". Ainsi déparle le globish des "businessmâles" dont s'affublent aussi les businesswomen. Sûres de leur ancrage social avec "une compréhension vive des personnes et des situations". Même les rêves s'en ressentent. Un immeuble de bureaux, dressé par-dessus les nuages, est submergé par un cataclysme aquatique dû au dérèglement économique et ses "objectifs commerciaux communiqués sous la forme de figures géométriques inintelligibles".

Et l'amour, dans tout ça ? Ah ! C'est qu'on fait "L'affaire" ou pas. De toute évidence, le narrateur n'est pas une bonne marchandise. La dénommée Fabricienne le "repose en rayon" sans barguigner. Quant à Édredine, nonobstant son fessier parfait et son prénom ouatiné, l'affaire tourne court au bout d'un mois. L'amour est un dard à obsolescence programmable.

Alors, que reste-t-il à l'individu décalé dans les fallaces de la modernité pour optimiser son profit ? "Je suis un mâle blanc hétéro cisgenre. Je fais peu de mal et on m'en fait peu... Je n'ai pas assez d'argent, de charisme ou de succès pour surplomber le monde, et je ne suis pas assez miséreux pour devenir un héros littéraire", constate Franz Griers. Comment, de surcroît, s'appartenir pleinement quand on a "l'impression d'avoir accepté un rôle dans un grand théâtre dont les répliques ont déjà été écrites" ? Trois vodka-caramel ajoutées à des bières brunes laissent ces questions en plan et ça n'est pas du business en "quête de profit". Seulement des éclairs de lucidité parmi les idées noires. Et l'humour est amer comme des remontées gastriques. Si au moins il était conforme à la langue attendue par les gardiens de la bonne jactance ! Le narrateur, lors d'une journée de "team building", ose prononcer le mot "pute" alors qu'il faut dire "travailleuse du sexe". Un "féministe par opportunité" condamne sans appel le malotru réduit au silence. "Quelle dénonciation reste possible une fois le langage et les images désinfectés ? En niant l'impureté des catharsis, ces soldats du bien servent l'ordre mortifère du monde sans même s'en rendre compte." Le précis de décomposition rédigé par les agences de notation n'en a pas fini de balafrer les corps et les pensées...

Les auteurs nés dans le dernier quart du vingtième siècle sont de plus en plus nombreux à se pencher sur les offenses irréparables infligées à l'humain. Ils manient toutes les traverses de l'humour, du plus incident au plus trash, et pirouettent sans filet avec l'autodérision. Pour tenir un peu correctement leur désespoir ou tout au moins le désarroi. Et échapper autant qu'ils le peuvent au grand laminoir des conformités. Parmi ceux chroniqués ici, mentionnons Christophe Esnault (Lettre au recours chimique, éditions Æthalidès), Lancelot Roumier (Pourquoi ne pas dire, éditions de l'Aigrette), Jérôme Carbillet (Les vaches, éditions Tarmac), Thomas Vinau (Bleu de travail, éditions La fosse aux ours) et Matthieu Lorin (Un corps qu'on dépeuple, éditions Exopotamie).

Lésion suspecte au niveau de l'ego de Franz Griers est publié aux éditions Cactus Inébranlable dans leur collection Cactus Poche. Il compte 74 pages et coûte 12 €. 

 

Le catalogue de cet éditeur vaut le détour : 

https://cactusinebranlableeditions.com 

dimanche 17 août 2025

GAZA


Il y a quelques semaines, je me suis fait traiter de "suprématiste blanc" parce que je ne parle jamais de Gaza dans mes messages sur Facebook. Naguère, postant une chronique sur Tristesse de la terre, récit d'Éric Vuillard qui évoque l'extermination des Indiens aux États-Unis et la falsification de l'histoire dans les spectacles de Buffalo Bill, j'ai, pour la première fois, osé en préambule cette allusion : "Des Indiens en Amérique aux Gazaouis au Moyen-Orient, la comparaison vient vite à l'esprit, hélas !"

Deux commentaires m'ont aussitôt alerté. Le premier : "Comparaison n'est pas raison...". Le deuxième : "Ce peuple a voté pour le Hamas. Il doit être dénazifié. Le comportement des Gazaouis les a déshonorés pour toujours. Quand on pisse contre le vent, on se rince les dents." 

Il est toujours bon de rappeler que comparaison n'est pas raison. Qu'elle vienne à l'esprit ne constitue pas une erreur si l'on s'en détourne rapidement. Il s'agit-là d'un travail de fond où la pensée doit se méfier des émotions qui la traversent et faussent l'entendement. J'essaie de m'y employer avec mes connaissances dont je vérifie en permanence la validité. Le deuxième commentaire me laisse en revanche perplexe. Il me fait penser aux propos de Sarah Nietzsche  qui voit des nazis partout. "Netanyahu est un nazi. Macron est un nazi. La France est nazie. L'Europe aussi en grande partie."

Comment voulez-vous que je me dépêtre d'un tel salmigondis ? Assimiler le terrorisme islamique et sa dictature sanguinaire au nazisme me laisse pantois. Assimiler le peuple israélien au nazisme suffoque le peu de compréhension que j'ai du monde. Ces imprécations sont l'expression de forteresses vides. Du nazisme pandémique à l'islamo-gauchisme enkysté, en voilà des stigmates !  Et c'est ainsi que la vérité des invariants de l'Histoire disparaît dans le tohu-bohu des passions délétères. Les mécanismes du désir de possession et de la volonté de puissance, à l'œuvre depuis la sédentarisation de l'humain et le marquage territorial du concept de propriété, ne sont plus questionnés en se déprenant de la figuration stérile des camps retranchés. Dès lors, toutes les conditions sont réunies pour que, bientôt, nous vivions dans nos villes et dans nos campagnes des affrontements sporadiques assimilables à une guerre civile. 

Cela dit, et c'est bien peu, j'en ai conscience, revenons-en à Gaza. Comme tout le monde, les attentats du 7 octobre m'ont tétanisé. Cette date restera longtemps dans les mémoires sans qu'on ait besoin d'en préciser l'année. L'épouvante islamique en Palestine, au Liban, au Yémen, en Iran et ailleurs est à combattre sans relâche avec les moyens légitimes des conflits armés tels qu'ils sont définis par les conventions internationales. La réplique du gouvernement israélien et de Tsahal fut donc légitime contre le Hamas et le Hezbollah. Seulement voilà, organiser l'élimination de ces mouvements diaboliques ne doit pas justifier l'élimination programmée des peuples. Faut-il rappeler cette évidence ? Les premiers bourreaux des Palestiniens sont les chefs et les sbires du Hamas. Et Netanyahu pourrait devenir le bourreau de son peuple en fabriquant à coups de bombardements aveugles des légions de terroristes parmi les enfants affamés... Son désir revendiqué de déporter les rescapés en Afrique noire est une abjection supplémentaire. 

Faire ce constat, signifié par des israéliens de plus en plus nombreux, y compris des  survivants d'Auschwitz, des dignitaires de l'armée, des écrivains comme David Grossman... ne constitue pas un péché d'antisémitisme. De même, défendre le peuple palestinien ne fait pas de ces personnes des islamo-gauchistes. C'est, là encore, un néologisme vide dans la forteresse vide des imaginaires empêchés... Celui, par exemple, de Bernard-Henri Lévy, homme d'affaires et philosophe en lavallière. 

Voilà. Je ne suis ni nazi, ni suprématiste blanc, ni islamo-gauchiste. Je me suis définitivement détourné de La France Insoumise qui a tant tardé à reconnaître l'horreur du Hamas. Je ne lui pardonne pas cet enlisement idéologique. Je ne pardonne aucun enlisement idéologique, qu'il émane des extrêmes de notre échiquier politique ou du centre qui signe une autre forme d'extrémisme, celui du libéralisme et du capitalisme. J'essaie, je l'ai déjà dit, de garder mon assiette comme Montaigne le fit pendant les guerres de religion au seizième siècle. Et, comme Wittgenstein, je tente, certes maladroitement, de détricoter l'écheveau des représentations philosophiques et politiques avec mes deux hémisphères. De la même façon que, marchant et rêvant dans les rues de mon quartier, je m'appuie sur mes deux jambes, hésitant, forcément hésitant, mais convaincu que l'humain n'est jamais tout à fait mauvais.

L'espoir luit. Je ne pisse pas contre le vent. Mes dents sont trop fragiles.

samedi 16 août 2025

Eric Vuillard, Tristesse de la terre (Buffalo Bill et Sitting Bull)


"La troupe comptait huit cents personnes, cinq cents chevaux de selle et des dizaines de bisons. On aurait dit une autre arche de Noé. Les bisons tanguaient dans leurs box au rythme de la houle et dégueulaient dans leurs mangeoires ; ils avaient le mal de mer." À cet attirail vivant s'ajoutaient "30 000 mètres de cordage, 23 000 mètres de toile, 8 000 sièges, 10 000 pièces de bois et de fer"...

Tristesse de la terre d'Éric Vuillard raconte l'histoire du Wild West Show créé par Buffalo Bill en 1883. L'histoire du spectacle est vraie, la troupe a sillonné les États-Unis en long et en large, a pris le bateau pour donner moult représentations en France et en Europe, mais le récit de la conquête de l'Ouest est entièrement bidonné. Nous dirions aujourd'hui qu'il s'agit d'une machine à cash émotionnel comme il y en a quelque part en Vendée... et ailleurs... 

Excellent tireur, grand chasseur de bisons, éclaireur chevronné de la cavalerie, Buffalo Bill a connu la célébrité grâce aux romans populaires qui narraient ses exploits. Et la folie des grandeurs l'a submergé au point de créer une ville qui porte son vrai nom : Cody. Et l'appât du gain, cet insatiable démon, le mènera à la fin de sa vie à la déroute et à la solitude. L'avant-dernier chapitre du récit s'intitule "Les princes du divertissement meurent tristes".

La tristesse est aussi celle de Sitting Bull. Même s'il n'y a pas participé directement, il est le héros de la victoire des Indiens à Little Bighorn contre les troupes du général Custer. En 1885, après avoir connu l'exil puis la prison, le voilà enrôlé pour 50 dollars par semaine dans le Wild West Show. Dès son entrée sur scène où il effectue un tour de piste sur son cheval, "la foule hurle, l'insulte. On crache." Combien de fois dans un mois se répète l'expression de la haine ? "On dirait qu'elle vient de très profond, du fin fond de nos entrailles de larves... et on se laisse entraîner impuissants vers les précipices." La machine à cash est impitoyable. Et les spectateurs se moquent bien de savoir si Wounded Knee a été une bataille ou un massacre dirigé depuis une colline par l'épouvantable Nelson Miles. Dans le campement en contrebas, surtout des femmes et des enfants, il n'y eut qu'un survivant. Une petite fille nouveau-née blottie dans les bras pétrifiés de sa mère. Une violente tempête de neige ; c'est l'hiver dans le Dakota en ce 15 décembre 1890, a retardé le creusement d'une fosse commune et l'enfouissement des cadavres. "Ce fut une moisson sinistre. On voit rarement de telles charrettes pleines de morts. Des mains roidies passaient entre les barreaux. La chair avait gelé."

À l'origine de cette boucherie, l'éternelle voracité des possédants ivres de puissance. "Les grands éleveurs espéraient faire peur aux fermiers qui s'installaient de plus en plus nombreux dans la région et dont les parcelles morcelaient leurs immenses pâturages." Le bouc émissaire, qu'il fallait exterminer, n'était pas difficile à trouver... Et l'abjection ne s'arrête pas là, la petite fille rescapée en saura quelque chose. Et puis, encore et encore, l'argent à faire. Sans business, le show se réduit à un spectacle ordinaire. Le prolonger dans des boutiques d'artisanat indien autour des chapiteaux augmente le divertissement de masse. "On jette un œil, on enfile un collier. On voudrait bien un tomahawk, une plume même !" Certains de ses objets proviennent de champs de bataille où des individus sans scrupules ont détroussé les morts, allant jusqu'à les scalper. Ainsi, au tout début du roman, le lecteur fait la connaissance du dénommé Riley Miller qui "assassinait [des Indiens] puis leur prenait leurs mocassins, leurs armes, leurs tuniques, leurs cheveux, tout. Hommes, femmes ou enfants. Une partie des reliques exposées à la foire de Chicago venait de là."

Pour mémoire, en France au tournant du vingtième siècle, de nombreuses expositions coloniales ont exhibé des centaines d'indigènes parqués dans des enclos et rassemblé des millions de visiteurs. Une pareille ignominie s'est reproduite en 1994 dans un zoo près de Nantes (source Radio-France). On y créa Le village de Bamboula. "Soignés par des vétérinaires, ces êtres humains exposés pour le folklore étaient aussi enfermés : le directeur du parc leur avait confisqué leurs passeports, prétendument pour ne pas qu'ils les perdent..." Oui. Vous avez bien lu. 1994 !


Treize photos de l'époque accompagnent le récit d'Éric Vuillard.  Prises par des journalistes ou l'entourage de Buffalo Bill, elles sont un dispositif publicitaire au service du grand barnum. "Sur cette célèbre photographie, Sitting Bull et Buffalo Bill se tiennent la main pour toujours. Pourtant, non seulement cette poignée de main ne veut rien dire - ce n'est rien d'autre qu'un coup de pub - mais pour servir l'opération promotionnelle, le cliché devait témoigner de deux éléments contradictoires : la réconciliation des peuples et la supériorité morale et physique des Américains."

Le lecteur, bien sûr, ne manquera pas de faire des rapprochements avec l'actuel président des États-Unis, ce forban ridicule, ce valet de la quincaillerie...

Tristesse de la terre d'Éric Vuillard est disponible en Babel au prix de 7, 30  €.

mardi 12 août 2025

Le poème retrouvé de Laforgue


J'avais dix-sept ans en octobre 1972. J'étais en première au lycée Guez-de-Balzac à Angoulême. Je ne comprenais à peu près rien de mes semblables qui se montraient à l'aise d'être là. Je ne parlais pas des filles. Je ne parlais pas de mes "vieux" parce que je ne les connaissais pas. Le soir, dans la salle d'étude, plutôt que de m'affairer aux devoirs en cours, je lisais autre chose et j'écrivais autre chose. Oui. Autre chose. Cet indéfini-là qui m'accompagne encore aujourd'hui même si j'ai appris au fil des ans à lire et à écrire. 

Il y avait, sur la place Louvel à côté du Palais de justice, la librairie Roy. C'est là que j'ai découvert un recueil de textes de Bakounine, fiévreusement annoté mais hélas perdu quand j'ai quitté, en catastrophe, le lycée au mois de décembre de la même année... Et j'ai découvert aussi Salvador Dalí. Et Lorca, Romancero gitano, que mon professeur de lettres en seconde m'avait offert. Et Jules Laforgue, son Poètes d'aujourd'hui chez Seghers. Annoté à l'encre turquoise qui a bien résisté. En face du texte L'hiver qui vient : "Très beau poème. Laforgue a l'air de préférer le soleil. Moi je suis comme Jacques Brel. Je préfère la brume et le vent." En face du texte L'impossible : "C'est un très beau poème. Vraiment Laforgue est un poète, un visionnaire mélancolique." À bientôt soixante-dix ans, cet impossible continue ses entretiens dans ma tête. Le voilà :

Je puis mourir ce soir ! Averses, vents, soleil

Distribueront partout mon cœur, mes nerfs, mes moelles.

Tout sera dit pour moi ! Ni rêve, ni réveil.

Je n'aurai pas été là-bas, dans les étoiles !

 

En tous sens, je le sais, sur ces mondes lointains,

Pèlerins comme nous des pâles solitudes,

Dans la douceur des nuits tendant vers nous les mains,

Des Humanités sœurs rêvent par multitudes !

 

Oui ! des frères partout ! (Je le sais, je le sais !)

Ils sont seuls comme nous. - Palpitants de tristesse,

La nuit, ils nous font signe ! Ah ! n'irons-nous, jamais ?

On se consolerait dans la grande détresse !

 

Les astres, c'est certain, un jour s'aborderont !

Peut-être alors luira l'Aurore universelle

Que nous chantent ces gueux qui vont, l'Idée au front !

Ce sera contre Dieu la clameur fraternelle !

 

Hélas ! avant ces temps, averses, vents, soleil

Auront au loin perdu mon cœur, mes nerfs, mes moelles,

Tout se fera sans moi ! Ni rêve, ni réveil !

Je n'aurai pas été dans les douces étoiles ! 

 

PS : Mais pourquoi je raconte tout ça ? Parce que je vieillis pardine, dans dix ans, si la vie me prête encore vie, je vous narrerai mon existence ante partum. 

lundi 11 août 2025

Clotilde Escalle, Jérôme, tout au bord


La ressourcerie est un dépôt de bric-à-brac dans un village qui résiste tant bien que mal à la débâcle du monde, à quelques encâblures d'une zone industrielle en déshérence. Les habitants lui confient toutes sortes d'objets dont ils n'ont plus l'utilité, qui les encombrent. Beaucoup sont des vieilleries familiales à brader ; on ne sait pas comment elles ont pu durer.

Il y a un fauteuil dans cette ressourcerie où les gens se croisent volontiers et prennent le temps de la conversation. Le fauteuil de Jérôme. "Tu es paradoxal, Jérôme, tu donnes le fauteuil de ta mère et tu viens t'y asseoir toute la journée." Ah ! c'est que c'est un grand bric-à-brac aussi dans sa tête, et ça ne date pas d'aujourd'hui. Évidemment, la mort de la mère n'arrange pas les choses. Ni les souvenirs. Encore moins la solitude dans la "masure" vide. Et ça pèse, avec et sans douleur, comme un huis clos même dehors. "Tu te voûtes de plus en plus, Jérôme. Et tu fixes le sol en marchant, alors qu'il faut lever la tête."

Mais lever la tête est impossible avec le vrac des pensées éclatées que rien n'assemble. S'y emmêlent trop de litanies de pourquoi et de etc. Clotilde Escalle recourt souvent au procédé de l'accumulation pour en signifier l'obsession. Jérôme, éparpillé dans son histoire aux durées disloquées, ne ressaisit de lui que des bribes. Il est en effet tout au bord de la réalité qui manque de bords. Il ne sait pas exactement comment sa mère est morte, "une belette l'aurait saignée à la gorge". Avaler, (comme des bonbons ?), les anxiolytiques de la défunte aggrave l'empêchement de ses perceptions. Son corps se démantèle. Des délires mystiques le traversent, à l'église ou pendant des réunions d'illuminés qui croient aux enlèvements par des extraterrestres et que la science est un mensonge organisé.

Les fragments qu'il écrit, fiévreux ou non, sur ses cahiers parviendront-ils à repousser les spectres qui taraudent  ? "En écrivant, il mesure ses ratages, ses vies avortées, ses vocations aussi farfelues que les élans d'un jeune chien gambadant le museau en l'air ou aboyant dans le vide. Animal, il restera, organique, pas comme au théâtre, dans l'élan d'une transe, mais comme de la chair terreuse." 

Pas comme au théâtre. Il en est pourtant beaucoup question dans ce roman sombrement incandescent. Jérôme en a fait quand sa jeunesse s'égarait dans des études improbables. Du théâtre sur des tréteaux sans planches. Où il hantait Artaud qui le hantait. Sauf erreur de comptage, l'interné de Rodez est cité huit fois. Beckett aussi est mentionné, ainsi que la toujours énigmatique Duras. Parmi les poètes, le lecteur aperçoit les silhouettes chagrinées de Baudelaire et Michaux qui tant eurent maille à partir avec la déraison. Jérôme n'aime pas le théâtre où "les autres comédiens, les poudrés, déclament leurs privilèges sur les scènes nationales, comme pour un défilé de mannequins". Il aime le théâtre où il n'y a pas "d'histoires et un grand vide".

Et c'est encore une affaire de bord. Qui amène à se poser La question : Jérôme est-il fou ? Non. Jérôme n'est pas fou. Seul Constant l'est vraiment. D'ailleurs, il est régulièrement suivi pour une "révision des sentiments" à l'hôpital psychiatrique voisin, la seule institution qui tienne encore debout dans ce fichu patelin. Il passe son temps à dessiner des croix et des bâtonnets sur un cahier et voudrait les graver sur le plancher* de la maison. Déguisé en cow-boy et armé d'un pistolet en plastique, il fait le vigile devant la boulangerie et le Casino parce que le danger est partout, absolument partout. Les chemins de l'altérité, même bancals, lui sont barrés. Ce n'est pas le cas de Jérôme. Il a connu et connaît encore la mécanique de l'amour, lui ! Avec Lorella qui se prend pour la Mouette de Tchekhov. Avec Virginie qui en pince pour Hermione et ne supporte pas qu'on pisse en laissant ouverte la porte des toilettes. Avec Françoise qu'il a envie de "mordre au téton" même si elle pue le chien...

Et Jérôme est un marcheur ; voilà qui peut sauver du pire quand on étreint les arbres comme un corps amoureux. Sur les routes en lacets à la façon d'un boustrophédon, "la poitrine se desserre" et les rêves se portent mieux. "Les cailloux se transforment en papillons et la terre se mange à pleines bouchées". Surtout si elle est travaillée par les taupes insatiables dans les jardins où croisent les mémoires des morts. Du bleu de l'azur aux ocres macérés des profondeurs, tant de métamorphoses peuvent s'engendrer. Jérôme sent pousser une étrange excroissance cornée sur le bout de son pied. Et le lecteur de se poser une deuxième question : Jérôme pourrait-il se changer en oiseau et rejoindre sous la nue les amoureux de Chagall ?

 

Extrait :

Pourquoi l'ombre de maman sur le mur n'est pas aussi volumineuse que maman jadis, et puis pourquoi maman ? Pourquoi lui, pourquoi ici, pourquoi toutes ces assiettes, pourquoi les dents dans la bouche, pourquoi ce truc à dévisser dans son slip, pourquoi ces larmes dans le cœur tout le temps malgré les sourires, pourquoi ne pas être dans la tête des autres, pourquoi pas des billes de verre à la place des yeux, pourquoi manger les vaches, pourquoi parler aux renards, pourquoi tenter de faire fuir, peine perdue, la harde de sangliers, pourquoi cette peine perdue, c'est chasse tous les jours jusqu'à la fin mars, pourquoi cette lumière et que faire du lien avec sa demi-sœur, pourquoi ne veut-elle pas lui parler ? Pourquoi les extra-terrestres, quand viendront-ils ?

 

Jérôme, tout au bord de Clotilde Escalle est davantage qu'un très bon roman. C'est un livre rare. Par son indéniable puissance poétique et ses fouissements sous les abysses psychiques, là où se voilent et dévoilent les doubles fonds des doubles fonds des épouvantes qui guettent chacun de nous. Mais c'est aussi un ouvrage sensible à la détresse à bas bruit des gens de peu auxquels Pierre Sansot a consacré un essai. Il est proche également des portraits que brosse Marie-Hélène Lafon dans son roman L'annonce. Laquelle qualifie Jérôme, tout au bord de sublime. Nous lui donnons raison.

Le livre compte 205 pages et est publié aux éditions Fables Fertiles. Il coûte 18, 50 €. 

 

* Le plancher fait penser au récit éponyme de Perrine Le Querrec, qui dit la folie.

samedi 9 août 2025

Héloïse Roquencourt, Tu te souviens


Héloïse Roquencourt est née le 19 mars 2001. Après des études en histoire de l'art à la prestigieuse école du Louvre, elle devient libraire et écrit de la poésie. Nous lui avons déjà consacré une chronique en 2024. Le texte qui suit, où l'on devine comme une  mystique tracassée (bien entendable en nos temps chavirés... y compris par un "athée mal repenti"*), est publié sur Facebook. Et c'est un bonheur de le recopier ici. En attendant la parution de son premier livre, que nous lirons fébrilement.

 

Tu te souviens

la chute du visage - ce matin

et la pierre laissait passer l'archer.

Qu'il faille mourir -

tu le sais depuis longtemps déjà.

Comme un cerf - dans les vêpres pourpres -

tu attends la flèche.

 

La grange est en feu. Un agneau git sa cendre dans le pré.

Il s'est endormi autour d'œillets des champs clairs.

Tu sens que l'agneau était un ange.

L'ange sourit sous sa chair sa joie devant la mort.

Il murmure dans la tienne.

Tu viens boire sa cendre de sang noir - les poignards.

Tu écoutes 

 

Qu'il faille mourir...

 

Tu viens te coucher devant la pierre.

Tu attends l'archer. Tu sors déjà ton cœur

devant ta poitrine.

Comme un cerf - dans les vêpres pourpres -

tes deux pupilles obscures attendent

 

* Pierre Michon, in Vies Minuscules

jeudi 7 août 2025

Sôseki, Oreiller d'herbe ou le voyage poétique


Oreiller d'herbe ou le voyage poétique
de Sôseki n'est pas vraiment un roman, plutôt un récit voire un journal où se mêlent, parmi mille et une choses vues dans les paysages, philosophie, critique littéraire et picturale, considérations religieuses et propos sur la culture occidentale. L'humour y a aussi sa place et le lecteur s'en réjouit. 

Par monts et par vaux, le narrateur fuit la civilisation pour "s'exercer à l'impassibilité". Il marche longtemps, s'arrête devant des champs de colza et devine les trilles de l'alouette sous l'azur. Il imagine le tableau qu'il pourra peindre, les haïkus qu'il pourra écrire. Il jette quelques traits ou quelques mots sur son carnet, dont il n'est jamais satisfait, et raconte ses tentatives pétries de repentirs.

Après une halte dans une maison de thé, il va jusqu'à la station thermale de Nakoi et loge dans une auberge où vit la belle Nami. Son visage est d'autant plus insaisissable que son histoire est peu commune. Le Japon du début du vingtième siècle, bien que tenté par l'occidentalisation, n'aime pas les femmes libres, ces audacieuses qui osent se promener toutes seules. Nami a quitté son mari et ne s'en cache nullement, le revendique même. Les mauvaises langues disent qu'elle est dérangée et que ça finira mal. Le coiffeur du village, un malotru sans délicatesse, met en garde le narrateur : "Vous risquez de vous faire prendre au piège et qui sait ce qui vous en coûtera !"

Comment, dès lors, atteindre l'impassibilité. D'autant que la guerre russo-japonaise fait rage sur terre et sur mer. Le jeune Kyûichi, peintre lui aussi et familier du temple zen voisin, souhaite s'y engager. "Dans ce village printanier, je m'étais trompé en pensant que, comme dans un poème, les oiseaux chantaient, les fleurs tombaient, l'eau jaillissait de la source... Une partie de la marée de sang qui allait teindre de rouge la plaine de Mandchourie s'échapperait peut-être des veines de ce jeune homme. Ou fumerait à la pointe du long sabre attaché à ses reins."

Cependant, l'attrait principal du livre tient en effet à ses nombreuses digressions. L'art du haïku est souvent évoqué. L'assemblage des dix-sept syllabes ne doit pas tomber dans la facilité au prétexte qu'il apparaît simple. Exercice et commentaires à l'appui, Sôseki donne à lire les versions successives d'un haïku puis rappelle que Bashô écrivit un poème sur "un cheval urinant à son chevet". Lors d'une conversation avec Nami, il aborde sa façon particulière de pratiquer la lecture. Par exemple, lire un roman en commençant par le début n'est pas toujours le plus intéressant. On peut aussi ouvrir les pages au hasard et qu'importe si on ne comprend pas tout. En fait, tout dépend du désir que l'on a ou non de suivre l'histoire. Et Sôseki avoue à la belle impertinente qu'il est "un peu original".

Parmi les truculences de ces cheminements traversiers, notons aussi celle qui concerne les buveurs de thé. "Dans le monde poétique ils occupent leur petit terrain de prédilection où règnent la prétention et les mesquineries, aiment à prendre des airs compassés dans des postures inconfortables..." Puis, encore, celle à propos des trains. "Les gens disent qu'ils montent dans un train... je préfère dire qu'on y est chargé... Rien ne méprise plus l'originalité que le train. la civilisation, après s'être efforcée de trouver tous les moyens de développer l'individualité, s'efforce par tous les moyens de la réduire à néant."

Ne redoutant nullement la trivialité, l'auteur jubile à brocarder les "individus chicaneurs, malveillants, mesquins" et leur rapport au pet. "Ils s'imaginent que la vie consiste à faire suivre leurs semblables par un détective pendant cinq ou dix ans pour qu'il compte le nombre de ses pets. Puis, mis en votre présence, ils vous apprennent que vous avez lâché tant de pets, et un autre tant..." Et Sôseki de conclure que c'en sera fini du Japon si cette "ligne de conduite" devait se propager.

Oreiller d'herbe ou le voyage poétique est accompagné de peintures délicates "issues d'une édition de 1926 en trois rouleaux où figurait aussi le texte entièrement calligraphié". L'ouvrage, traduit du japonais par Élisabeth Suetsugu,  est publié chez Picquier poche. Il compte 271 pages et coûte 10 €.