" ... le paysage n'est pas une
donnée immédiate de la perception. Il se constitue en se découvrant. .. Un
paysage se compose d'éléments multiples qui s'étalent dans l'espace et il faut
bien donner à ce foisonnement et à cette diversité, quelque unité pour qu'ils
ne soient pas seulement une juxtaposition dans l'étendue. Par conséquent, l'art
de l'homme, l'éducation du regard ne viennent pas ajouter un surcroît de charme
à une réalité qui, déjà, aurait accédé à la qualité de paysage... L'art ne
s'ajoute pas à la nature, il lui ouvre l'accès à un autre statut..."
" ... Il dépend parfois de notre
parole, de nos regards, d'une amicale complicité pour qu'un quartier demeure en
sa plénitude ou qu'il devienne terne... "
" ... De décharges en dépotoirs,
de fumées acres en rivières empoisonnées... , nous découvrons, dans l'effroi,
un seul et même texte, le seul que nous ayons vraiment appris depuis notre
enfance. Ces convulsions nous pouvons les ressentir comme les signes de la
démence, d'une incohérence quasi pathologique. Mais nous pouvons aussi les
appréhender comme une poussée anarchique mais extraordinaire de vitalité. Il
pousse une végétation exubérante de centres commerciaux, d'autoroutes, un
foisonnement d'échangeurs, de pavillons, de ruelles, de CES, de centres
socio-culturels... On perfore, on élève, on transite. Jamais la terre n'aura
été aussi parturiante... A notre regard d'évaluer les hauteurs et la
profondeur, ce qui se déchire et va naître, ce qui gémit et expire. A nous de
mesurer... les degrés de sédimentation, les zones de piétinement et aussi de
saisir les accalmies pendant lesquelles nous ne risquons pas d'être pris de
vitesse. "
in
Pierre Sansot, Variations paysagères, 1983
" ... La terre est un
palimpseste gratté et retravaillé à chaque génération par le gribouillage du
piétinement. Une croûte battue par des milliards de pas et il est difficile de
tracer un chemin nouveau dans cet entrelacs... "
" ... Ce n'est pas par goût de
la souffrance que j'use mes semelles mais parce que la lenteur révèle des
choses cachées par la vitesse. On ne déshabille pas un paysage en le traversant
derrière la vitre d'un train ou d'une auto : on en retiendra au mieux le
souvenir d'un fusement, une vapeur d'impression diluée dans l'excès des
visions. Le voyageur à pied, lui, peut quitter la route fréquentée pour des
sentes mieux traitées par les hommes, c'est-à-dire moins battues... "
" ... Dans la plus aride des
steppes, les contemplateurs trouveront toujours à s'émerveiller... Léonard de
Vinci imaginait la montagne en regardant un caillou. Thoreau entendait Dieu
dans le chant du grillon. Van Gogh voyait dans la campagne les lignes de force
du paysage. Nerval confondait les rues de Paris avec le labyrinthe de son âme.
Fulcanelli savait que le nombre d'or régissait la disposition des pétales
autour du pistil autant que la course des sphères. Hugo refusait que le parfum
des aubépines fût indifférent aux constellations... "
" ... il suffit de savoir
regarder le monde avec de nouveaux yeux, rafraîchis par la certitude
shakespearienne qu' " il est plus
de merveilles en ce monde que n'en peuvent contenir tous nos rêves ", de
partir rencontrer les dieux dans sa forêt intérieure, de lâcher les chevaux de
son imagination... "
in
Sylvain Tesson, Petit traité sur l'immensité du monde, 2005
" ... Les voyages ne devraient
servir qu'à cela : non pas rendre familier ce qui est étranger, mais apprendre
à maintenir étranger le familier le plus quotidien."
" ... New York n'est pas moins
délabré que Moscou ; parfois les rues de Bucarest sont comme les rues d'une
ville indienne : il y traîne des chiens jaunes ; des Tsiganes font du feu à un
carrefour ; le marché sent le bois brûlé et les fleurs pourries.
La ruine ne m'était pas une idée neuve et, au début, je l'ai trouvée
plaisante. J'ai commencé par aimer les ruines avec une espèce de passion sur
les tableaux, à Rome. Parce que la ruine est la forme aimable de la mort ; sa
forme acceptable ; le signe non que tout s'écroule mais, que, à travers le
temps, quelque chose subsiste... Car la ruine émeut, elle dit le long temps,
celui qui emporte tout, et laisse cependant de belles arcades dorées, dans le
couchant, le chant des dernières cigales et le crépitement des aiguilles de pin
sous le soleil.
... ce qui m'a saisie, c'est le délabrement urbain. Comme si la ruine
elle-même faisait corps avec la ville. Comme si le corps de la ville était en
proie à un double mouvement, d'élan et de chute, de conservation et de
destruction. Ainsi à New York, lorsque au détour d'un grand axe, d'une avenue
grondante et peuplée, pleine de la calme solennité d'un mouvement huilé, rouage
parfait de la vie urbaine, une ruelle s'ouvre où règne un vent égaré, battant
des journaux. Entre des objets informes, un matelas pisseux, quelques
silhouettes enveloppées de sacs gris. Venu d'un tas de cartons en forme
d'abris, un regard d'en-dessous vous saisit, vous palpe, vous rejette ; une
main s'ouvre se referme, serre d'oiseau malade... "
In Danièle Sallenave, Passages de l'est, 1992
Textes littéraires sur le paysage
"... Le paysage hivernal est
bleu / Les doigts tremblent / Deux grands carrés qui se ressemblent / Les
ombres dansent au milieu / Des bêtes qu'on ne voit pas / Des voix / Tout le
long du chemin / Il pleut
in Pierre Reverdy, Les ardoises du toit, 1918
" ... Quand le vent vient de
l'ouest, ça sent plutôt l'oeuf pourri. Quand c'est de l'est qu'il souffle, il y
a comme une odeur de soufre qui nous prend à la gorge. Quand il vient du nord,
ce sont des fumées noires qui nous arrivent droit dessus. Et quand c'est le
vent du sud qui se lève, qu'on n'a pas souvent, heureusement, ça sent vraiment
la merde, y a pas d'autre mot. "
in Joël Egloff, L'étourdissement, 2005
" ... Les feuilles des noyers
sont brillantes de pluie / la brume monte du sol / Au fond du pré / Deux
vieilles cueillent de la dent-de-lion / Une fois cassées en deux / elles ne se
relèveront plus / avant d'avoir rempli leur cabas / Je vois leurs culs noirs /
se déplacer comme des bestiaux essoufflés / indécis / et parfois le bref éclair
/ au ras du sol / du petit couteau de cuisine... "
in Nicolas Bouvier, Le dehors et le dedans, 1997
" ... Satisfaction d'un
spectacle familier, celui du paysage français : frênes, chênes, charmes,
passant de droite et de gauche dans un chuintement charmant, et vert. Frais
bocages, pâturages, images. Et tout à l'heure on verra les platanes, leurs
troncs blancs pelés, la lumière opale et indifférente qu'ils diffusent. La
campagne est déjà un peu épuisée par l'été. Le jaune et le roux se voient
presque par transparence dans le vert encore présent. Du moins dans les arbres.
Les champs, eux, ont déjà des couleurs de récolte... Et puis, cette familiarité
évidente avec le paysage est si agréable. Tout ici est évident, facile,
confortable. "
in Cécile Portier, Contact, 2008
" ... Les grands parcs furent
entourés de grilles en fer de lance. Les squares furent seulement ceints de
basses clôtures de fer. Au centre fut parfois édifié un kiosque à musique.
Les gens à tracas se réfugient dans les squares pour continuellement
ressasser le thème confus de leur vie ; leurs doigts fiévreusement remuent :
ils essaient de réparer le vieux manteau tissé de fils de brume et de fils d'or
d'une destinée rêvée, jamais réalisée. Sous le soleil violent, alors que les
enfants édifient des fortifications de sable, les arbres épanouissent leur
feuillage de joie..."
in Jean Follain, Paris, 1935
Auprès d'une eau trouvée / Dans un
ruisseau de mai, / La douceur était là, / Qui manquerait.
Envers les puits la lune / Avait de
la pitié, / Mais entre les bois / Les prés criaient / Et par la lumière de la
lune / Revenaient leurs cris.
In Eugène Guillevic, Sphère, 1963
Premier essai du printemps sur la
neige / tu sors ton visage éteint, la carcasse / que l'hiver a rouillée et qui
grince au-dedans, / tes yeux clos sous le masque / voient passer l'ombre qui
murmure : / " Dans trois jours, trois jours seulement ! " / mais il
n'y a personne quand tu les ouvres / et pourtant tout a changé / l'arbre au
bout du pré est un arbre / vers lequel tu marches léger : / c'est toi qui
portes toutes ses feuilles.
in
Guy Goffette, Eloge pour une cuisine de province, 1988