mardi 10 décembre 2024

Jean-Luc Maxence : "Mon verrou n'est tiré pour personne / Jamais"


Jean-Luc Maxence vient de mourir. Il était poète, éditeur, anarchiste chrétien et psychanalyste jungien. Il disait avec humour que ces psys-là sont encore plus fous que les autres. Jean-Luc est également connu  pour le soutien qu'il apporta longtemps avec sa compagne Danny-Marc aux victimes de la drogue au Centre Didro.

Je l'ai rencontré en 1973 avec mon ami Patrick Bernard. Nous étions deux ados en fugue depuis Bordeaux, un rien éberlués et sans gêne. Quelle idée de frapper à la porte de Jean-Luc à huit heures du matin, sans l'avoir prévenu, au 76 avenue d'Italie ! Certes, il avait publié l'un de mes poèmes dans sa revue Présence & Regards mais tout de même ! Il aurait pu nous envoyer promener. Il nous a au contraire reçus à bras ouverts. Nous a offert le gîte, la poésie et même un billet de dix sacs, comme on disait, presque une fortune pour des ahuris de notre calibre...

Plus tard, bien plus tard, j'ai de nouveau rencontré Jean-Luc Maxence dans sa haute tour de l'avenue d'Ivry, avec Danny-Marc, et dans un restaurant chinois à quelques encablures. Ils ont publié mon recueil Battre le corps, m'ont ouvert une page dans l'Année poétique de Seghers et plusieurs dans leur revue thématique Les cahiers du sens. Je ne crois pas les avoir assez remerciés. 

Il faudrait tout un livre pour évoquer le long chemin en poésie de Jean-Luc Maxence. En tant qu'éditeur à l'Athanor puis au Nouvel Athanor, il fut le premier à publier Jean-Louis Giovannoni, Ghislaine Amon (Raphaëlle George), Guy Allix et Patrice Delbourg. Il redonna aussi quelque visibilité à des auteurs oubliés dans sa collection Poètes trop effacés, (Jean-Yves Vallat, Gérard Engelbach et Alain Breton notamment). Avec Danny-Marc, il réunit sous une belle couverture rouge sang les querencias de leur maison, L'Athanor des Poètes, anthologie 1991-2011.

En tant qu'auteur taraudé par sa foi en l'homme avec ou sans Dieu, il s'est aventuré sur bien des traverses auxquelles Aragon s'attacha. "Vos poèmes traînent chez moi comme un reproche. C'est impossible d'y être insensible !", lui écrivit l'amoureux d'Elsa. L'amour fou, l'amour en quête de l'inatteignable absolu, Jean-Luc Maxence le narre dans son roman Bilka, notre histoire. Avec ces mots, terribles : "On ne se relève pas d'une passion écartelée vive. On se retrouve comme furieux et honteux de s'en être sorti vivant ou pas tout à fait mort". Jean-Luc a publié deux autres romans, Un pèlerin d'Éros aux éditions Le Rocher en 2007 et Le crabe, l'ermite et le poète chez Pierre-Guillaume de Roux en 2012 mais c'est surtout sa poésie qui l'a fait connaître. Son premier recueil, Le ciel en cage, paraît en 1970. Après une adresse post-mortem à son père, le poète questionne la présence divine tout en battant le pavé des insurgés de 1968. L'humour, parfois, détrousse un peu ses vers : "Et l'on reste là passant / Le cul entre terre et ciel allez trouver le bonheur !"

En 1976, il publie Croix sur table suivi de Aux déserteurs de la poésie aux éditions Saint-Germain-des-Prés. L'ouvrage dénonce les "pisse-froid du verbe [qui]contaminent le cantique du soleil pour en faire un arbre pétrifié sans espoir de reverdure". Contre les prophètes du malheur dans les salons dorés, il brandit haut et fort les mots de l'ardeur dans la joie et l'amour. En écho à ceux de Joé Bousquet adressés à l'homme : "Qu'il donne joyeusement ce que l'événement ne lui a pas pris. Qu'il emploie ses dernières forces à livrer ce qu'on ne lui demandait pas". Marc Alyn salua la générosité du poète et son écriture "taillée à même la chair du frisson". Pierre Seghers déclara : "Votre langage attaque comme l'acide... J'aime cette rage écrite, contenue, ce masque arraché".

Le Castor Astral a réalisé une anthologie des poèmes de Jean-Luc Maxence écrits entre 1969 et 2011, Soleils au poing, avec une préface aimante et engagée de Patrice Delbourg. Jean-Luc est qualifié de "ludion lyrique", de "funambule sur son fil d'Ariane" dont "la parole demeure fraternelle, la métrique sans bolduc". Et le préfacier conclut ainsi en évoquant la spiritualité de l'auteur : "les religieux, j'en fais mon affaire, j'ai toujours dans la poche des produits contre les mystiques". L'humour, encore et toujours, cette nécessité-là.

En fin connaisseur de l'histoire de la poésie, Jean-Luc Maxence a aussi publié une monographie sur Jean Grosjean dans la célèbre collection Poètes d'aujourd'hui des éditions Seghers en 2005. Toujours chez Seghers en 2014, il a fait paraître un essai, Au tournant du siècle, regard critique sur la poésie française contemporaine. Deux chapitres concernent l'univers du slam, du rap et les poètes connectés dont Thomas Vinau, Anna de Sandre et Murièle Modély. La dernière phrase du livre, loin de "la sémantique de laboratoire" exprime au mieux ce qu'était la poésie pour Jean-Luc Maxence : "Disparate et métisse dans ses influences".


Quelques poèmes :

 

Jadis quelques pas suffisaient pour visiter la lune

Cosmonautes du rêve où sont tous vos fantasmes ?

Jadis deux mots formaient une prière

Quand on disait Mon Dieu les silences chantaient

Jadis une branche venteuse nous donnait une fête

On était les amis des pierres et des arbres

On riait avec eux tout habillés de vie

Le soleil d'un rayon mangeait les artifices

Les machines sont venues glacer tous nos bonheurs

Ne restent plus que des regards

Où des étoiles une à une

S'éteignent.

*

Est-ce le vrai jour ? l'heure ? Est-ce temps ?

Quel mauvais temps fait-il sur le monde ?

Les Lips n'ont plus le balancier tranquille

Je suis toujours en retard d'un amour

Tout se résout à la cave

La trahison comme l'espoir

Mon verrou n'est tiré pour personne

Jamais

Je connais des litanies d'avant-garde

Qui glissent tout droit à la mer

Imaginons ensemble un monde d'acrobates

*

Savoir toute sa vie que la mort gagnera

Que le désir est un tigre châtré

Rugissant ses nostalgies de sperme aux étoiles

Dénoncer les usines de fauves

Aux bourgeois qui se mouchent

Dans les kleenex de la bonne conscience

Sentir basculer un siècle

Et la misère demeurer

Du côté des mendiants s'en aller

Battre les mots pour en faire du pain

*

Tous ces pingouins en noir et blanc

Jouent les Zorro endimanchés

Devant Soleil et Lune

En Triangle voyant

Ton nœud papillon est de travers

Poète mon frère en froc de Judas

De quelle assemblée es-Tu le Vénérable ?

Hiram de paille

En grosse bagnole

Qui t'en vas-tu trahir ce soir ?

À l'heure des agapes indigestes ?

Tous ces pingouins en rituel

Marchent sur la banquise de la vie

Avec des airs de vieux notaires coupables

De crime et de silence

*

 

Quelques images :

Avec le beau texte de Georges, Les lieux d'une fugue. Et la présence de Marguerite aussi, un peu plus loin. Ces deux auteurs qui continuent de me façonner.
 

 

Le premier recueil de Jean-Luc dont est extrait ci-dessus le premier poème.

Un regard curieux de tout et de tous, embrassant les philosophies les plus diverses, mais loin des chapelles rances

Une porte ouverte, dépourvue de verrou idéologique et sémiotico-machin-truc. Récemment renouvelée.








Notes :

Jean-Louis Giovannoni, Garder le mort, 1975 et 1976, réédité notamment par les éditions Unes avec une préface de Bernard Noël.

Ghislaine Amon, Le petit vélo beige, 1977. Sous le nom de Raphaëlle George, elle a fait paraître un magnifique Éloge de la fatigue précédé de Les Nuits échangées avec une préface de Pierre Bettencourt aux éditions Lettres Vives en 1985.

Guy Allix, La tête des songes, collection Présence et regards, 1974 et 1975

Patrice Delbourg, Toboggans, 1976 et 1993

vendredi 6 décembre 2024

Christophe Esnault, Lettre au recours chimique


Lettre au recours chimique
de Christophe Esnault est un long dépli d'une centaine de pages qui tient à la fois de l'autobiographie, du récit et de la poésie. En exergue, un passage de Günther Anders laisse deviner ce qui sera mis à la question : "À notre degré de perfection, on a déjà abandonné la personnalité ; parce que la sujétion ou la non-existence de la personne peut déjà être supposée comme un fait accompli".

Christophe Esnault refuse ce "degré de perfection" organisé par les structures de l'adaptabilité sociale dès le plus jeune âge et prend le parti de la poésie  parce qu'elle est impuissante à servir et donc à asservir. Portée par le rire de tout et de soi comme un "grand combat", elle fait la nique aux prescripteurs du bien-être positif et conforme que sont les laboratoires fournisseurs de pilules et les hôpitaux psychiatriques. Depuis bien des années déjà, les étudiants en psychiatrie effleurent à peine les œuvres de Freud et Lacan. Leur cursus les oriente vers les vertus présumées du comportementalisme  et celles du DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders). La collusion de cette bible fonctionnelle avec l'industrie cachetonière est régulièrement dénoncée. Une pathologie égale une potion. Le praticien n'écoute plus son patient, il l'évalue selon une grille prédéfinie. Et distille son sermon : "Vous n'auriez pas dû arrêter vos médicaments. Faites ce que l'on vous demande ! Ne vous posez pas de questions".

Mais se poser des questions est le propre de l'homme confronté à ses incertitudes, à ses désirs flous, à la mémoire de ses vécus. Alors le poète s'insurge : "Lâchez-moi avec vos techniques de dressage / Vos tentatives pour me débourrer / Je ne veux pas être ce cheval / Qui ferait un tour de piste poli / Courbettes et croupades / Dans votre école de cavalerie / Votre caserne de normopathes". 

La normopathie est la maladie de l'homme excessivement normal dans tous ses comportements publics et privés, tous ses affects, et, peut-être même, tous ses fantasmes. Elle suppose un hyper contrôle permanent de soi pour ne jamais franchir les lignes jaunes des interdits. Elle est, souvent, le résultat d'une "éducation à mort", comme l'écrit Fritz Zorn dans son roman Mars. Et aboutit à toutes les soumissions économiques et politiques, dans les dictatures les plus extrêmes notamment où l'humain devient un "déshumain" voire un "néghumain"*. 

Christophe Esnault en appelle à un très vieil homme "qui sait ce que veut dire vivre" : Edgar Morin. Et revendique avec lui son statut d'autodidacte déviant. Sans pour autant céder à la tentation révolutionnaire. L'humour est le meilleur des viatiques. "Je trouve plus drôle de me foutre de ma propre gueule", écrit-il aussi pour brocarder les faux savants et les couples sous anesthésie. Mais il n'évite pas toujours la pensée ressentimiste* qui conduit au ressassement. Il "radote" et son texte est trop touffu, "faudrait y aller à la machette". "Le silence seul est irréprochable". Seulement voilà ! le silence est un grand pourvoyeur d'angoisse, cette peur de la peur comme disait Freud. Avec son engrenage de culpabilités et de dégoûts de soi mis en scène sur des tréteaux sans planches par l'alcool ou le hash. Terrible anamnèse qui engendre des "idées suicidaires continues" quand la camisole chimique ravage le corps dans tous ses gestes. 

Comment résister à cette [gravité dangereuse] ? Encore une fois, l'humour détient une partie de la solution pour feinter la dissolution. Christophe Esnault trouve un numéro de Pif Gadget dans une brocante, avec "ce titre en gros : FAIS TON TRANSFERT TOI-MÊME !" Ah ! Le transfert de l'objet du désir dans la réalité sans bords et ses simulacres... Une poupée gonflable par exemple, dont le visage montrerait la figure de l'analyste... Autant se transférer ailleurs. Dans le texte qui "consiste à [se] construire une cabane / Un refuge / Un soin". Dans la littérature et le cinéma d'auteur nonobstant leurs impostures  et leurs [doubles fictionnés]. Ou, pourquoi pas, en faisant du stand-up. Avec en toile de fond le bric-à-brac de la boutique obscure* de son adolescence. Et ces deux questions qui vont l'amble sur les chemins dérobés de l'aventure humaine : c'est quoi être normal ? c'est quoi être fou ?

Extrait : 

Mais que se cache-t-il derrière ce petit rideau ?

Je vois bien le clin d'œil à l'Origine du monde

Dans le bureau du célèbre théâtreux*

Mais qu'y a-t-il donc ? 

C'est sans doute pourquoi j'hésite à ne plus revenir

C'est avec ce subterfuge que vous savez me tenir

Avec cela et vos sept portes

L'architecture complexe

De l'entrée

De la salle d'attente

Vos toilettes dans lesquelles

On découvre une douche

Un rideau

Une iconographie

Un autre rideau

Et puis la diffusion de pièces sonores dans la salle d'attente

Quand bien même ce ne sont que des CD New Age

Achetés en promo chez Nature et Découvertes

Ai reconnu les singes hurleurs

De mon voyage déterminant en Guyane

Où va cette porte-ci ?

Pourquoi cette autre porte ?

Où est le sens ?


Lettre au recours chimique de Christophe Esnault est publié aux éditions Ǽthalidès et coûte 16 €.

 

déshumain, néghumain : Robert Redeker, Nouvelles figures de l'homme, éd. Le Bord de L'eau

ressentimiste : Cynthia Fleury, Ci-Gît l'amer. Guérir du ressentiment, éd. Gallimard

boutique obscure : allusion à Georges Perec

théâtreux : ou l'homme aux cigares tordus, Lacan

 

dimanche 1 décembre 2024

Emmanuel Echivard, A quel moment du village

 
Beaurieux est un bourg de l'Aisne situé près de Craonne et du Chemin des Dames. "On aimerait qu'il y ait des portes..., un espace structuré, accueillant, un début et une fin bien nets : "ici, les hommes", mais c'est à peine une lisière", écrit Emmanuel Echivard dans À quel moment du village. Et les durées y sont aussi incertaines que la géographie. Elles retiennent mal la présence des corps qui peinent à faire la part des bruits et du silence. Peut-être sont-ils constitués "des mêmes molécules que les pierres".

 Un jour, un inconnu s'installe dans une maison du village. Il ne sait pas vraiment comment il est arrivé là, au bout de combien de temps. La réalité ne tient pas plus la route que la départementale 925 sous "le ciel trop vaste et trop gris". Même Le camion-pizza sous les néons improbables d'un parking manque de substance. Les visages ne s'éclairent pas. "Il n'y a plus que des ombres". Alors l'inconnu écoute "à tâtons" sa solitude marcher dans les rues. Tant de rumeurs la peuplent, venues du fond des âges. Les fracas du Chemin des Dames les assourdissent encore.  

Pour mémoire, ce rappel historique : la bataille dure 6 mois, d'avril à octobre 1917. 850 000 Français sont engagés, dont 16 500 tirailleurs sénégalais en première ligne... Les pertes s'élèvent à environ 200 000 tués. Si on ajoute les 300 000 victimes allemandes, l'imagination n'en finit pas de suffoquer.

Comment vivre alors dans cette maison qui donne sur le cimetière et la tombe de François Martineau, mort au combat à l'âge de 27 ans ? Comment ne pas y deviner partout l'amour de son épouse Brigitte, mère d'une petite fille et enceinte d'une autre ? Cet amour qui lui fit poser "un Velux pour pouvoir du premier étage regarder la tombe". "ici les fantômes sont réels", observe Emmanuel Echivard.  Ils vont et viennent à l'étage. Se présentent à l'inconnu qui ne sera jamais ici qu'un invité. "Regarde mes yeux bleus", dit la petite fille en riant...

Émaillé en italique de relevés géographiques et topographiques sur l'état des lieux où les considérations sensibles sont également présentes, À quel moment du village apparaît au lecteur comme un récit constellaire. Mais c'est bien d'un ensemble poétique dont il s'agit. Chaque texte, titré, court sur plusieurs pages souvent narratives. Dès son avant-dire, Emmanuel Echivard, pose la question du statut du poème : "Mais il fallait aussi que le poème s'échappe, comme le vent sur la plaine de l'Aisne". Lequel, cela est bien connu, n'est pas le dernier à raconter des histoires... Puis, dans le texte La main, "Un poème n'est pas un roman / il ne s'éloigne pas du lieu / où demeure la tombe". Enfin, dans Le jardin, "Pas un récit pour oublier... le poème est là... sans autre justification". Et cependant "il témoigne" de l'amour de Brigitte et François. La force du recueil tient, notamment, à cette tension entre le proche et le lointain, sous toutes ses formes directes et allusives. Les lignes droites qui font de l'horizon "un lieu commun" se heurtent aux lignes brisées [du labyrinthe des ruelles], aux maisons "plus tordues plus serrées" en haut qu'en bas, aux espaces échappés des sentes...


Mais "Il y a toujours autre chose / que tu ne peux atteindre / même en mettant le doigt / dans les fentes du mur". Au-delà du connaissable dans l'ordinaire des jours, "aux marges d'un monde". Les marges. Les lisières. Les interstices. Quelle texture de mots pour les franchir ? Pour quelle quête ? Le je-sais-que-je-ne-sais-pas des philosophes projette l'agir dans la dimension du je-ne-sais-pas-que-je-ne-sais-pas. Cette pierre angulaire de l'aventure humaine depuis les commencements. Dont les encres et les dessins d'Anne-Laure H-Blanc cherchent à apprivoiser les lignes.  "Sismographe des formes sensibles du Vivant", elle considère [le paysage comme un pré-texte] et souhaite "restituer l'effacement de ce qui a été". En harmonie profonde avec le chemin du poète. Et c'est ainsi que ce beau livre à quatre mains séduit à n'importe quel moment le lecteur.

Extraits :

Mais peut-être qu'il y a quelque chose 

en soi qui résiste

car monter ce serait

quitter le village

border à flanc de collines une vallée secrète

rejoindre le Chemin des Dames

monter ce serait

se souvenir de soi

des obus des éclats dans le visage

monter ce serait risquer d'entendre hurler

ce qui en soi ne veut pas entendre

tout ce qui sonne la nuit   la dernière heure

ce qui en soi crie pour ne rien entendre

ce qui en soi reste stupéfait mais

ne veut pas prendre des éclats dans la gueule

*

CERTAINES PEINTURES ont changé. Nous avons mis un bleu profond sur les murs du salon, autrefois clairs.

Ce n'est pas du bleu,

c'est un voile qui ondule, qui épouse nos questions.

 

À quel moment du village d'Emmanuel Echivard, 106 pages, est publié aux éditions Cheyne. Il coûte 20 €.

samedi 23 novembre 2024

Brigitte Giraud, Qui je suis moi (théâtre)


La pensée tourne dans la tête comme des habits dans le tambour d'une machine à laver ! Sauf qu'on ne peut pas appuyer sur un bouton pour arrêter le branle qui prend tout le corps. Et voilà que les souvenirs submergent les poumons de "leur marée noire"... 

Le personnage de Brigitte Giraud a oublié son prénom. Ses parents ne lui ont pas assez dit qu'il en avait un. Peut-être faut-il en essayer plusieurs, pour voir lequel conviendrait le mieux, comme si c'était un vêtement à suspendre aux fils à linge tendus sur la scène. Wahid ou Mario. Pablo ou Marcel. Ou Jean. Ou Roberto. Non, ça ne va pas, c'est du vent. Plutôt Wahid. Oui, lui. Mais "Qui est Wahid ? C'est moi. Qui est moi ? Qui est-ce que moi, j'attends qui ?"

Questions assourdissantes bientôt recouvertes par "des rumeurs de forêt" et un air d'opéra. Passent et repassent les visages du père et de la mère. Le père, cet "écureuil volant" qui ne sait probablement pas qu'il a un fils. Et la mère, "suicidée un jour de mai près des lilas roses du jardin" quand il avait quatre ans. Ces images-là, brassées sans cesse.  Puis le silence qui s'ouvre à d'autres souvenirs. La vie dans un appartement vide à vingt et un ans. Les lettres envoyées à Marie et recopiées dans un grand cahier à vingt-trois. "Je lis ces lettres et c'est ma vie qui surgit, mon passé en haillons, un manteau que j'endosse, là, pour n'entendre rien de plus. Écoutez le silence ! Moi, je suis sourd de mes mains, de mes yeux. Je ne comprends pas cette histoire que je raconte..."

Le personnage rit en pleurant et pleure en riant. Accroche sur les cordes à linge ce qui reste de sa mémoire réinventée : des vêtements et des peluches, "des papiers d'identité avec photo" et un drap blanc. Blanc comme un écran qui révèle autant qu'il cache... Que disent vraiment les lettres à Marie dont il lit quelques fragments ? Quelle est le rôle des petits hasards dans le mystère des rencontres ? "On aurait pu ne pas se voir, mais voilà, c'est comme ça, on s'est vus". 

Une lampe braquée sur la machine à laver en dissoudra peut-être deux ou trois flous, si l'histoire existe vraiment, avec ses mots "qui éclatent comme un verre sur le carrelage d'une cuisine". Le lecteur du livre et le spectateur de la pièce composeront chacun leur narration, dans les vertiges du passé enrayé. Avec ce murmure monté des limbes : "Elle est retrouvée, quoi ? L'éternité, c'est la mer allée avec le soleil".

Jean-Claude Meymerit, metteur en scène et interprète de ce monologue à plusieurs voix intérieures, écrit dans sa note d'intention : "Ses pages d'écriture lui servent de vêtements. Elles sont prêtes à être gribouillées par celui qui trouvera le crayon adapté. Pour celles qui sont déjà lacérées et griffonnées de graffitis noirs et rouges, un bon lavage d'oubli sera nécessaire".

La plaquette de Qui je suis moi de Brigitte Giraud est publiée par Les Dossiers d'Aquitaine et sera disponible à la vente les jours du spectacle. Elle coûte 10 €. 

La pièce sera jouée au Poquelin théâtre à Bordeaux le samedi 14 décembre à 20 h et le dimanche 15 décembre à 15 h. Entrée 9 €. Sur réservation uniquement. Voici le lien :

https://www.helloasso.com/associations/le-poquelin-theatre/evenements/qui-je-suis-moi-de-brigitte-giraud

mardi 19 novembre 2024

Dissonances, N° 47, après l'orage


La dernière livraison de Dissonances, revue pluridisciplinaire à but non objectif, se penche sur ce qui peut advenir après l'orage. Dans son édito, Jean-Marc Flapp nomme quelques lieux où le tonnerre gronde : Kiev, Gaza, Beyrouth... L'espoir battant plus que jamais de l'aile, le regard s'égare dans toutes sortes d'images, dont celles du poète et photographe Cédric Merland. 19 textes pétris de dissonances les accompagnent.

"Alors, on en est là", écrit Joseph Chantier dans Ciel de traîne. À la fois dans la vie et dans la mort comme le chat de Schrödinger, "dans le désir/non-désir de raccommoder" la mémoire et l'oubli.

Thibault Marthouret, en sa légèreté aigre-douce, se demande ce qui restera "si on se fait la guerre". Seuls les œufs durs résisteront parmi les décombres intérieurs, entassés comme des bâtonnets de craie. 

L'état des lieux de Gaston Vieujeux traque le minuscule "au bord des plinthes" et du vide, dans "l'oubli des choses". Tout devient étranger. Les hommes, comme les rues désertes sont [des joints jaunis à changer].

Après l'orage, c'est l'orage qui continue dans Sauterelles d'Élise Feltgen. La mémoire de l'histoire bouscule les cœurs brûlés et "les tartines de confiture n'ont plus de goût". Le chaos des tornades et du feu interdit tout retour à la vie d'avant l'orage.

 La gorge arrêtée dans l'artère de Rachel Boyer est un texte-miroir déplié en deux poèmes à isoler ou fusionner selon "une architecture de la cruauté". Le corps est trop défait dans [les veines explosées]. L'enfant à naître n'est qu'un "petit manteau de viande".

Laurence Fritsch tient les comptes de la première guerre mondiale Après les orages d'acier. "300 000 amputés, 42 000 aveugles, 15 000 gueules cassées, 100 000 hommes atteints d'obusite souvent internés". La der des ders n'est pas pour demain.

De fortes pluies s'abattent sur les Tâches de Miguel Ángel Real. Elles gardent la mémoire épineuse de "la lumière de l'enfance". Entre les absences et les présences "au milieu d'un ciel vide", il faut trouver en nous "la force et le silence... pour faire revivre un monde qui fut".


Quelques citations d'après orage, dont celle de Thierry Metz "Un silence. D'arbre abattu.", précèdent le portrait de Cédric Merland, en image et en mots. Le poète publié aux éditions de L'Aigrette, (Là où les ombres, Seuls les vents et Même si), évoque sa recherche photographique. Il essaie de "saisir une part qui échappe. Un ciel, un espace, nous, en mouvement". Ce qu'il éprouve quand il est pris par une photo ressemble qui sait à ses perceptions post-orageuses : "Une tension vécue, perçue. Un soulagement peut-être... Quelque chose s'est passé, se dit-on, qui nous habite désormais et nous fait différent-e de celui ou celle que nous étions quelques instants plus tôt."


Dans sa dernière partie intitulée discursions, le lecteur fera son choix parmi une douzaine d'ouvrages recensés et se plongera dans la rétrovision (carnet) - saison 9 de Côme Fredaigue, entre observations politiques du 5 mars au 31 août et notations intimes. Le 9 mai, "Réponse d'un élève à la question Que voyez-vous dans le regard des autres ? : chez les enfants, l'insouciance ; chez les ados, le jugement ; chez les adultes, la fatigue". 

Tout est dit. Exercer sa lucidité pour essayer d'être soi, ne serait-ce qu'un peu, n'est pas de tout repos quand les orages s'amoncellent dans le ciel comme dans les corps.

La revue Dissonances, 64 pages d'élégante facture au grand format, coûte 8 €.

 

 

dimanche 17 novembre 2024

Revu, La revue de poésie snob et élitiste, n° 11


Depuis l'essor du machinisme à la fin du Moyen-Âge et son développement accéléré du dix-huitième siècle à aujourd'hui, de nombreux penseurs ont bouté l'âme hors de leurs considérations. Le corps est un ensemble de machines mues par impulsion électrique cérébrale. La mécanique des fluides appliquée à celle des humeurs concerne aussi la médecine dans la mesure de la pression artérielle notamment. La linguistique, avec ses combinaisons et ses articulations, s'inscrit au vingtième siècle dans le cadre strict de la rationalité, loin de toute affèterie psychologique.

Le numéro 11 de Revu s'intitule Hydraulique usinage des sentiments liquides par découpe abrasive. Dans son édito, la rédaction présente les poètes et artistes invités  comme des [compagnons, manœuvres, chevilles ouvrières, mettant l'artisanat et l'art sur un gigantesque plan de travail, schématisant parfois moulinant beaucoup].

Pierre Gondran dit Remoux est un poète qui mobilise toute son ingénierie dans ses Vers compressés. Il faut veiller à la pression de saturation dans la chambre de chauffe, la marge d'erreur ne devant pas excéder quelques micromètres. La poésie ne saurait en effet se contenter de l'à peu près des mauvais faiseurs.

 La dispute de Rémi Letourneur se tient dans un lavomatique où la langue des parents s'efface lentement, submergée par le tambour qui vibrionne. Et "l'enfant sage et sans linge", rendu à sa nudité inaugurale, peut enfin chanter "des mots qui ont l'odeur du vent lorsqu'il venait jouer -encore- contre les cordes à linge.  

Alix Lerasle a aussi des comptes à régler avec les mères en "béton armé" et les pères [évaporés depuis longtemps]. Ne reste du saccage que des flaques. des glaçons. des épines. Le "frère de glace" deviendra-t-il plus dur que la mère ? Et l'auteure, [buisson d'épines raboteux et tordu], surtout qu'elle ne dérange rien...

Dans Une langue me transperce le cœur, Philippe Savet a bien des bégaiements en son ventre. Lui aussi est tordu. C'est que la langue "n'a pas d'yeux pour voir la plaie". Les mots ont "un défaut de fabrication". Ils sont "moites et visqueux commune morve commune traînée traînée métallique". Tant de limaille à abraser pour exister un peu !


Les tracas du corps sont légion dans le mouvement du sang et de l'eau. Thomas D. Lamoureux éprouve force pâtiments en ses reins qui sécrètent des pierres. "Les calculs sont comme des grains de ruine", écrit-il dans Un petit peu quelque chose. Donc un presque rien nonobstant le désabus des pleurs.

Enfin, Camille Bresch invite le lecteur à composer ses propres vers avec son Installation hydro-poétique. Un "limiteur de pression", associé à un "distributeur", saura mieux dire que  les métaphores abîmées par le cholestérol "l'irrésolution" des caractères, les embarras de "l'inquiétude". Si la pompe du cœur n'est pas bouchée.


Revu consacre plusieurs pages à six interprètes de la poésie persane du vingtième siècle, intitulées Chansons d'Iran. Elles sont présentées en bilingue et accompagnées d'un QR code pour les écouter. Parmi elles, Delkash (1925-2004) et Viguen (1929-2003) dont le duo lyrique résiste dans toutes les mémoires. Autre célébrité, Simin Ghânem (1944-) et sa chanson déchirante La fleur en pot. "Mon cœur est un marais ! / Le ciel est nuageux, / Mais le soleil-fleur / À travers les branches du saule / A le cœur serré". En contrepoint, ces vers de la poétesse et comédienne Laura Tirandaz (1982-), En cinq mots Se souvenir d'une émeute (hiver 2022).

1/Le sang - Khoun

... Vous ne verrez jamais de vide

Les fenêtres s'ouvrent encore sur des fragments

Cercles brisés - des étés brûlants, des hivers rigoureux...

2/Les larmes - Ashk

... Un couple dans une voiture

un enfant couché à l'arrière

Nous voulons garder son corps

avant la cérémonie

Que personne ne nous l'enlève...

3/Le sommeil -Khâb

... Dans une des maisons, un mur blanc

Seule - une miniature 

représente la fatigue après le combat...

4/Le cœur - Del

... Ce profil aperçu avant la mort

Il paraît que l'ombre d'un oiseau vous porte chance

Je ne sais même plus parler le langage des hommes

5/L'âme - Djân

... Fredon d'une chanson

elles seules savent faire avec peu de mots

le sang - khoun

le sommeil - khâb

les larmes - ashk

le cœur - del

l'âme - djân


La revue Revu étant sise à Laxou en Meurthe-et-Moselle, Hadrien Schmitt mitonne des vers saupoudrés de patois lorrain : "Béatons un instant / sur les sentilles / à baliveaux / Regarde ! Les feuillates hochent courtoisement / leurs naissantes pampilles / sur le floqué des ombres / Et les pindions ronronnent / sous le roulis des bois."


Le lecteur appréciera l'évocation de la revue L'Éphémère  (1967-1972) animée notamment par Yves Bonnefoy, Paul Celan et Jacques Dupin. Son regard s'attardera également sur les images en noir et blanc signées Cécile A. Holdban et Marie Le Moigne.

La revue Revu est disponible à la commande sur son site associationrevu.com. Elle coûte 10 €

photo : Marie Le Moigne


 

mardi 12 novembre 2024

Gérard Leyzieux, Tout en tremble


Gérard Leyzieux a inventé le mot idéoduc. Même à vide il tourne à plein dans ses "improbables conceptions". Même à plein il tourne à vide  dans les "illusions insaisissables". Et tout en tremble. Mais quel est ce tout ? Et de quoi tremble-t-il ?

Dans son recueil Tout en tremble, le poète reprend le chemin des questions universelles de la philosophie. Le tout est la complexion physique et métaphysique du monde visible et invisible. Le temps comme l'espace sont des [étendues dépourvues de retenues]. De "l'en-deçà de la terre" à "l'au-delà des cieux", n'existe qu'un présent sans parapet dans un "kaléidoscope" indéfini.

Se pose alors la question de l'être et de ses incarnations dans l'étant. D'emblée, Gérard Leyzieux affirme la possibilité du choix. Lequel est constitutif d'une ontologie concrète, existentialiste. "Tu as la totalité du choix / Depuis ta naissance jusqu'à ta mort". La poésie devient précepte voire mode d'emploi pour s'ouvrir à la voie et à la voix, chacun ayant la sienne. "Regarder, voir, écouter, échanger... Actualiser, réaliser, révéler une nouvelle partie de la fresque". Ce qui est déjà là, qui "préexiste" et "postexiste". 

Seulement voilà ! Il y a "Des riens qui sonnent en silence", "Des gestes figés dans le moule de l'admis", "Des yeux qui égarent leurs regards". Grand branlebas dans l'idéoduc et le corps s'en ressent : "Picotements, hérissements, toutes sortes de soubresauts / Incontrôle du mouvement, tu te compresses et t'imploses". Les configurations sonores de la langue résistent à la combinatoire. Les voyelles font bien des cacophonies, surtout les i qui se strient qui se plient cependant que les u cul par-dessus tête vont à hue se croyant à dia. Les o et les a en suffoquent.

Et c'est tout le tremblement. "Tremblement lent sous le vent / Envolement blanc au bout du banc / Les émois décents au fil des ans / Une porte sans battant(s) apparent(s)". Il est infra-cosmique et supra-cosmique. Seule, peut-être, la poésie parvient à en décrire la phénoménologie. Mais "Chaque nouveau pas porte son lot d'aventure" quand "l'élan matinal et ensoleillé" exerce sa volonté, tantôt lente et tantôt plus rapide, comme un jeu de systoles et de diastoles avec ses rumeurs caverneuses et stellaires.

On les entend ces rumeurs dans les 169 occurrences de mots terminés par "tion" et "sion". Souvent regroupées en rimes intérieures  au sein d'un même texte, elles évoquent le fourgonnement de quelque taraud dans l'inconnaissable de la matière. Quelle "direction" prendre ? Quelle "progression" effectuer ? Avec quelle "respiration" ?

L'écriture de Gérrd Leyzieux est un patchwork musical. De longs vers au plus près du dire voisinent avec des considérations métaphoriques élémentaires. "La brume de l'émoi [qui] ne lève jamais son voile" impose à l'homme qui cherche de se situer au mieux dans le flux du vivant : "Selon ta place dans les courants ta mélodie est plus grave ou plus aiguë". De même, le poète joue une partition énumérative sur l'agencement des désordres. L'émoi ne fait pas toujours, clin d'œil aux nombreux jeux de mots de l'auteur, bon ménage avec l'et moi. "Tu es assailli(e), assiégé(e), occupé(e), traversé(e)". Aussi faut-il des pauses dans le tumulte de l'idéoduc ; quelques quatrains aux rimes parfois embrassées s'y prêtent : "Déferlement d'un simple instant / Divaguer en totale complaisance / Le long du large en souffrance / Y déceler le ralentissement de l'élan". Le lecteur appréciera aussi les tercets isolés sur leur page sans appui. Ils ouvrent çà et là des espaces où se ressaisir, entre conscient et inconscient, comme des pas japonais.

Extraits :

Un nouveau paysage se dévoile

Un nouveau décor s'écrit

Un nouveau, un différent, un autre, un mutant

Zone indifféremment résistante et lieu de passage cohabitent

Transition échevelée, transition à la recherche de ses écarts

Fermeté qui se ramollit, s'écroule, s'écoule

Jusqu'aux lacs, mers et océans

Dilution dans la diversité des origines et des parcours

Maculer, souiller de sa patte

Ce qui faisait spontanément consensus

*

Écorce du temps

Couve au profond de ta chair

La note estompée 

*

La pluie est tombée

Sur la feuille une perle

Hésite à glisser

*

Cheminer serein

Les pas marquant le vide

D'avant à après

 

Tout en tremble de Gérard Leyzieux est publié aux éditions Tarmac. Il coûte 18 €.

mercredi 30 octobre 2024

Ou Bien, feuille d'art et de littérature, numéro 6

 

Ou Bien, revue au format italien sise dans le vieil Angoulême, présente 15 huiles sur toile et 2 encres de Gwendoline Hausermann. L'artiste trouble les lignes de la figuration et en fait émerger l'abstraction du réel. Ou l'inverse. Le jeu de miroirs des avant-plans et des arrière-plans immerge la figuration, (les visages, les silhouettes notamment), dans l'aperception qui échappe au visible conscient. C'est peut-être là, entre émersion et immersion, que se trame l'énigme du monde depuis les commencements. Comme un flou à élucider pour que l'entendement, à l'épreuve de la lenteur, s'ouvre à quelque chemin... Mais saura-t-on jamais où il conduit le regard ?

Ainsi en est-il de Clairière, reproduite en couverture et page 5. La lumière pâle trame sous les ramures en éventail une inquiétante géométrie. La clairière n'est pas ici une parenthèse dans les remuements forestiers, un sortilège plutôt, dont le dessein opaque restera tu.


Le NoLandScape de la page 14, avec sa matière en fusion piquetée de pubescences argentées, est peut-être, jouons sur les mots, un Land Escape. Le texte en vis-à-vis de Sophie Loizeau lui fait écho : "Je prends des photos en aveugle, des choses qui apparaissent après coup, de petites sphères hautes. La lune est là, s'absente, revient sous une autre forme. J'obtiens une lueur entre les branches, vague, aqueuse". 


Sans rivage
, dit le titre du tableau de la page 23. La réalité serait donc si liquide qu'on ne pourrait y accoster nulle part ? Des frondaisons dominent un arpent de terre où peine à s'insinuer un méandre timidement bleuté. L'assise d'un banc se devine ; sa fragilité est un suspens. Autour d'elle, des petits animaux manifestent leur improbable présence. Un écureuil furtif, un cheval juché sur une bête blanche. D'autres formes à l'entour, qu'on imagine renversées, cherchent qui sait un corps à incarner.

Quelques personnages traversent aussi les toiles de Gwendoline Hausermann. Le spectateur s'attarde à la contemplation de l'homme immobile dont la main droite est peut-être un moignon puis met ses pas dans ceux de l'homme qui marche jusqu'à l'effacement de son visage. Quand l'un et l'autre seront-ils totalement recouverts par le paysage ?


La revue consacre de nombreuses pages à la poésie dans tous ses états, parfois inspirée des toiles de l'artiste. Ainsi écrit Stenka Morris : "Nous guettions la fonte des arbres / et nulle trace de pas ne venait obscurcir / les allées du jardin  //  Nous avions dans les yeux des horizons / comme on n'en fait plus / Des rameaux infinis, / rameaux toujours fragiles / prêts à offrir le gain d'été / et partir, / à la dérive, sur un vent sans épure   //   Il nous semblait que l'avenir était un autre monde".

Parmi les contributions, notons cette observation aussi concrète que métaphysique de Laurence Lépine : "Le temps est enfin venu où le ciel construit ses appentis. Désigne chaque abeille sous le nom de son haut protecteur." Et celle, suffoquée, de Rémi Letourneur : "... je n'ai pas d'autre excuse que la nuit le silence des pierres la lune bronze médaille le clochard son lino en carton les pattes de chiens à l'envers solitude des pavés"... 

Marnie Holzer écrit à sa fille le manque qu'elle a d'elle depuis qu'elle est partie : fragments d'habits et de visages, puzzle des mémoires partagées impossible à rassembler : "je vois bien que les choses ont changé / que plus rien n'est à sa place / comme si des bouts de nous / manquaient à l'unité / de ce nous devenu ancien".

Et comment savoir où commence une histoire ? se demande Julie Nakache. "les chairs les genoux écorchés les langues de feu les femmes creusées les hommes empaillés la blancheur des os" ne disent pas l'origine du chaos. Peut-être faut-il la chercher dans une durée qui dure trop longtemps : "Combien de temps pour qu'une voix en atteigne une autre ? Combien de temps ?"

Erick Avert  évoque ce que l'ignorance infuse en nous, à bas bruit : "...il y a ces corps qui se frottent et se choquent. Il y a ceux qui éclatent d'eux-mêmes pour n'avoir pas su rencontrer la matière Ceux qui ont tenté le combat contre les étoiles Et ont simplement brûlé".

Claire Médard s'arrête sur l'image du tableau de couverture et s'abandonne au vagabondage : "Trente-six gestes flous / parlent à voix basse / Saint-Germain se réverbère / les néons n'ont plus de prise   //   Juste la chaleur d'un lit rond / le froissement d'un rideau / Les murs retiennent les secrets / de films jamais tournés".

Enfin, ce portrait de l'artiste par sa sœur Gaëlle Hausermann : "Tu es une petite fille habillée en rose qui construit des boîtes : une boîte qui en contient une plus petite, puis une autre plus petite encore, puis plus petite, comme tes toiles ; il y a plein de couches qui se superposent, et tu enfermes dans ces couches et ces boîtes une image de toi. Le secret est à l'intérieur."

La revue Ou Bien feuille d'art et de littérature est disponible à la vente à cette adresse : www.oubien16.wordpress.com. Elle coûte 9 €.

 

lundi 28 octobre 2024

Lancelot Roumier, Pourquoi ne pas dire ?


Certaines questions laissent deviner plus de sous-entendus que d'autres. Pourquoi ne pas dire ? en est une. Fondamentale dans l'expression du désir empêché. Qui cherche à vouloir mais toujours quelque chose se dérobe. Dans le corps. Dans la langue. Dans le défilé des jours et de la mémoire. Le lecteur qui prête l'oreille au silence s'amusera à quelques déplis : Pourquoi ne pas le dire ? Pourquoi ne pas dire ça ? Pourquoi ne pas dire tout ? Pourquoi ne pas dire mais quoi vraiment ?

Pourquoi ne pas dire ? de Lancelot Roumier est composé de trois mouvements d'égale ampleur : Bouches, Langues, Dents.  "envie de pas / de mots / mais des bouches / que des bouches / en moi", écrit le poète entravé par ce qui manque. Les bouches seules sont impuissantes. Comment dire "sans le sang de la langue" et si les dents "ne claquent sur aucune réponse" ? Le corps désassemblé n'a pas de lieu sûr. Les fenêtres sont borgnes et les portes absentes. Le vide au creux des trous, dans les yeux et la gorge, n'offre de prise qu'au bruit. Mais le poète résiste à ce qui ronge et dévore. S'en tient au visible quotidien. Le fil "des trois câbles de chargeur branchés" a peut-être son mot à dire même s'il n'en dit rien. Pareil pour l'attirail des soins du corps. Que soigne-t-on vraiment de notre visage, le matin de bonne heure, quand nous devons être présentables ? Alors Lancelot Roumier s'accorde un trait d'humour. Il fait le ménage dans la chambre des mots et ça ne va pas de soi, oh que non !

Le deuxième mouvement, Langues, s'ouvre sur la pointe des pieds à l'extériorité, laquelle est aussi limoneuse que l'intériorité. Et grinçante. "le gravier de la cour crisse". "je n'ai que des dents qui crissent". La route est-elle vraiment si lisse sur le "chemin qu'il faut bien suivre" ? Le poète revient sur l'absurdité de son travail devant un écran qui engloutit ses yeux. Et revient aussi l'énigme du père. "comment me convaincre que je ne suis pas mon père ?", note Lancelot Roumier dans le premier mouvement. Et là, cette étrangeté : "pas le choix / que de l'être au père / dans la voix". L'être au père ou lettre au père ?  Et la question du pourquoi pose la question du comment. Les langues ne secrètent aucune langue dans les tréfonds du ventre. Trop "d'absences / de vides / de non-dits / de paroles qui se taisent". 

Alors "écrire jusqu'à s'abrutir d'enfance". Dans l'urgence de la poésie dont les mots "ne restent pas coincés entre les dents" comme les fibres du bois mort. Le corps végétal est aussi insécure que le corps humain. Les herbes, les fougères, les troncs, les buissons, les branches et la mousse, les pins noirs ne composent ni la réalité des arbres ni celle des forêts. Le végétal le moins improbable est celui dont on fait les revues et les livres. Lancelot Roumier, également libraire à Roscoff dans le Finistère (Librairie Le chant de la marée), égrène quelques-unes de ses querencias poétiques : les revues Traction-Brabant, Décharge, Cabaret... les univers singuliers d'Eugène Guillevic, Antoine Emaz et Luce Guilbaud, Vincent Motard-Avargues...

Au jeu toujours risqué des appariements littéraires on peut ajouter à la liste Jean-Louis Giovannoni pour le rapport des corps et de la langue et Thomas Vinau pour l'indicible torpeur des heures perdues au bureau...

Extraits :

des mots

vivants

se décomposent

il y en a plein

dans les algues

gluants de moi

après la même pluie

retour au chien

après le même silence

être bête

*

pas de mot

pour ronger

le rongement

ne suffit pas

pour dire

la carie

de la langue


dans le réveil

encore

les premières herbes

de la bouche

confondent

l'arbre

qui jaillit

une longue 

langue

de paille

raconte

un jus de pomme

pressé dans le foin

jusqu'au fond du ventre


Pourquoi ne pas dire ? est publié aux éditions de l'Aigrette. La gravure en couverture est signée Pascale Parrein. L'ouvrage coûte 13 €.

La librairie Le chant de la marée est joignable via son site internet et au 02 98 24 17 84. Lectrices, lecteurs, courez-y vite ! Vous y trouverez le beau recueil de Lancelot Roumier, parmi beaucoup d'autres.


jeudi 24 octobre 2024

J'ai eu peur, j'ai eu peur qu'il me tue


Parfois, on préfèrerait être sourd plutôt que d'entendre certaines paroles. Surtout quand elles sont prononcées par un enfant.  Et que tout est vrai, douloureusement vrai. 

Un jour, dans le cadre d'une semaine interdisciplinaire sur le thème des ancêtres et de leur héritage, les professeurs d'une école demandent aux élèves de présenter en guise de témoignage un objet ayant appartenu à un grand-père, une grand-mère. Ou un souvenir. Les choses et les mots à partager, à échanger, pour incarner et faire durer les mémoires ordinaires qui contribuent aux grands récits de l'histoire.

L'enfant dont il s'agit, appelons-le S***, demande à ses parents ce qu'il pourrait apporter. Et son père lui dit : "Pendant la guerre, j'ai tué 6 hommes". 

Le lendemain, d'une voix peu sûre, S*** répète ces mots du père aux professeurs et à ses camarades de classe. "Pendant la guerre, j'ai tué 6 hommes". 

Imaginons la scène. Les enfants qui ont précédé S*** auront montré un bibelot ayant trôné sur les buffets de plusieurs générations ou une photo en noir et blanc des années cinquante, un mariage par exemple. Le bibelot et la photo seront passées de main en main, de regard en regard. Des questions auront été posées. Des étonnements se seront prononcés. Et là, tout à coup. PENDANT LA GUERRE, J'AI TUÉ 6 HOMMES. Un épais silence traverse la classe. Le rayon de soleil qui pointait à la fenêtre bat en retraite. Les ombres se replient dans leurs encoignures et ont froid.

Puis quelqu'un demande : "Comment as-tu réagi ?"

Et S*** répond : "J'ai eu peur, j'ai eu peur qu'il me tue".

Fin de l'histoire vraie. Ou son début. S*** s'en souviendra toute sa vie. Il ne la lèguera pas à ses enfants et ses petits-enfants. Certains héritages sont lourds à porter sans qu'on le sache. Ils rôdent jusque dans les rêves, écornent un peu les joies, suspendent des gestes. Et les enfants, les petits-enfants entreverront que leur grand-père se perd parfois dans le dédale obscur de quelque secret. Quand un sourire disparaît soudain de son visage. Chassé par le souvenir en embuscade : "PENDANT LA GUERRE, J'AI TUÉ 6 HOMMES".

Et son terrible ricochet : "J'AI EU PEUR, J'AI EU PEUR QU'IL ME TUE".

Photo : tableau de Claude Bellan