samedi 28 août 2021

Penser avec le flou (en cours)

Le principe d’incertitude imposé à l’humanité depuis ses commencements est de moins en moins accepté de nos jours. Les peurs qu’il engendre conduisent plus que jamais les humains à chercher des signes supposés annoncer un avenir probable ou conjurer le mauvais sort. Les sondages, les modélisations mathématiques sont les auspices et les haruspices de la modernité. La pensée dite rationnelle recule quand la peur liée à l’incertitude gagne du terrain. Les croyances qui lui sont conjointes, y compris dans le domaine scientifique,
altèrent la faculté de juger (par soi-même et contre soi-même). Les idéologues de toute tendance s’agrippent à leurs prérequis comme l’anatife à son rocher au point d’embrasser parfois les dérives les plus dangereuses (transhumanisme, survivalisme, suprématisme, complotisme). Il n’y a là rien de nouveau au regard des phénomènes invariants de l’histoire.

Interrogeons cependant l’effacement progressif du principe d’incertitude depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et l’avènement du développement économique et social jusqu’aux années 1990 dans les pays les plus avancés. L’assurance de vivre plus longtemps en bonne santé et en paix grâce aux progrès technologiques, couplée à celle d’accéder facilement à des biens de plus en plus nombreux, a endormi le sens critique de la majorité des citoyens. La mondialisation heureuse, selon le dogme libéral, allait signer la fin de l’histoire sous l’estampille du risque zéro. Ou, à l’opposé, selon le dogme marxiste, la révolution allait ouvrir à tous les portes de la Cité radieuse.

L’actuelle crise écologique et sanitaire a mis un terme provisoire à ces utopies individualistes et collectivistes. Le principe d’incertitude revient brutalement au-devant de la scène et plonge les sociétés dans le désarroi. L’espérance de vie en bonne santé régresse. La promesse d’un avenir meilleur se rétrécit comme peau de chagrin. Les terrorismes religieux gangrènent la planète entière. La tentation du repli identitaire et la désignation de boucs émissaires traversent tout le corps social. Les prophètes du bonheur en kit comme ceux du malheur programmé par des instances occultes produisent à la chaîne des charabias qui déroutent l’entendement.

 

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Essayons, avec le secours de la philosophie, d’en démonter les engrenages qui mènent au naufrage de la pensée complexe. L’émotion du désarroi, d’autant plus insécure qu’il est diffus, constitue un préalable imaginaire à la perception des phénomènes et biaise les liens de cause à effet. Ainsi, Nietzsche écrit dans Le gai savoir : « Comment une interprétation saurait-elle être possible si, de toute chose, nous faisons d’abord une image, notre image ? » Le phénomène perçu subit un double rétrécissement. Par une représentation pré acquise de son objet et une assimilation au sujet qui le perçoit. Les liens de cause à effet, qu’il faudrait inscrire dans le vaste empan des continuités multiples, sont réduits à un [morcellement arbitraire de quelques parties isolées].

Cet arbitraire dénoncé par Nietzsche comme invalidant toute idée de logique est prêt à toutes les manipulations pour imposer sa raison univoque, y compris celle du négationnisme. Dans sa Métaphysique, Aristote brocarde les Pythagoriciens qui comptaient tout par dix au point d’en faire une théorie universelle. Lorsqu’un élément manquait dans leur perception du réel, ils l’ajoutaient en prétextant qu’il était invisible. Le système solaire ne comportant que neuf planètes, ils en inventèrent une dixième baptisée anti-Terre.

Certains scrutateurs de statistiques procèdent de la même façon dans la quantification de la crise sanitaire. Ils prétendent démontrer que le nombre des décès est volontairement surévalué par les autorités. Ils réduisent la recherche aux données les plus propices à leurs présupposés et construisent un réel excluant. Quelques éléments soumis à l’effet de loupe ne permettent aucune émergence d’une vérité générale (si tant est qu’il puisse en exister une) mais renforcent les croyances. On croit d'autant plus qu’on devine qu’aucune vérité n’est jamais sûre.

 

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La pensée ainsi dépouillée de sa complexion ressemble à une substance molle fertile en récits souvent chimériques. L’actuelle controverse scientifique au sujet de la crise sanitaire, avec son grésil perpétuel d’avis contradictoires, en témoigne. Elle rappelle d’abord que toute connaissance, spécialisée ou profane, est limitée par une ignorance. Avec cette interrogation corollaire : un ensemble de connaissances constitue-t-il de fait un savoir complexe ? En un deuxième temps, elle illustre la fragilité du vrai, notamment dans une période de trouble des représentations aux plans politique et social. Les affects entravent la raison impuissante à s’emparer de son objet. Ils se substituent au débat scientifique pourtant nécessaire dans ses opacités comme dans ses transparences. Des sachants prétendent « avoir vu ce que personne n’avait aperçu, pensé ce que nul n’avait pensé » (Hannah Arendt dans La liberté d’être libre) et font parfois chorus aux citoyens suspicieux. Les vieux apophtegmes reprennent du service : « On nous ment depuis le début. Le gouvernement nous vend à l’industrie pharmaceutique. La corruption est généralisée. Toutes les mesures prises sont inutiles et préparent une dictature par la peur, ouvrez les yeux et résistez… » Nous entrons avec ces sentences dans la pensée du soupçon global. Elle est très dangereuse au plan des valeurs morales. La suspicion finit par n’épargner personne. Si les chefs de service en milieu hospitalier sont tous corrompus, les petits chefs aussi, et peut-être même le généraliste du quartier. Si les ministres sont tous pourris, les directeurs de cabinet puis les secrétaires généraux, puis… Qui, alors, pour défendre le plus grand bien commun si le mal contamine tous les rouages des institutions ? Et de quel mal s’agit-il, avec quelles intentions ? Du soupçon global à la défiance globale, le chemin est très court. Comme l’écrit Cynthia Fleury dans Ci-gît l’amer, le ressentiment colonise le sujet à tel point que ni sa pensée ni ses émotions ne parviennent à s’en déprendre. Avec tous les risques afférents pour la communauté humaine.

 

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Cet effondrement de la pensée complexe et de son aptitude à tisser des liens entre les êtres et les idées n’est cependant pas une fatalité. Les postures totalitaires et les attitudes nihilistes qui font fi des temporalités historiques en amalgamant le Tout et le Rien peuvent être contrées. (Pour mémoire, rappelons que les uns comparent le couvre-feu sanitaire à l’Occupation allemande  et les vaccinodromes à des camps de concentration quand d’autres en appellent à la révolution en faisant table rase du passé.) Le bilan de ces deux tendances est connu ; les fosses communes du vingtième siècle en frémissent encore. Il faut donc procéder à une révision de soi. Sans négationnisme ni réductionnisme. Réinterroger dans la banalité les perceptions, les émotions, les sentiments et les croyances ainsi que les interactions qui en assurent le fonctionnement. C’est un travail de la volonté, de l’endurance et de la modestie. Il commence en soi et autour de soi dans la sphère privée avant de s’étendre à la sphère publique. Lui seul peut, éventuellement, construire une liberté avérée. Devenue vraie par l’expérience et donc partageable. L’outil de la langue ordinaire, il faut le dire et le redire, tient un rôle prépondérant dans cette révision. Myriam Revault d’Allones écrit dans La crise sans fin : « une conscience de crise, si aiguë soit-elle, n’est pas vouée à s’énoncer par la prolifération des discours de l’impuissance et de la fin… Le discours métaphorique a trait à un horizon de sens inexprimé au sein duquel l’homme doit se mouvoir et s’orienter, de façon pratique et pragmatique autant sinon plus que théorique ». La métaphore est en effet un mouvement, un transport, comme le temps et l’espace eux-mêmes, et elle permet de s’extraire du flou inaugural. Dans le commun de ce qui est vécu.

 

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Le flou inaugural signe les commencements de l’humain, individuellement et collectivement. Le nouveau-né ne voit guère au-delà de son visage. Il ne distingue bien les couleurs et le relief des objets qu’au sixième mois. Sa vision sera mature vers l’âge de cinq ans. L’extraction progressive du flou relève ici de la formation du cerveau et du système nerveux mais ne concerne pas que les perceptions. L’enfant grandit aussi avec le flou dans le domaine des émotions et du langage et ses expériences s’y confrontent.

Il en va de même pour les sociétés humaines quelles qu’elles soient, premières ou plus tardives. De leur avènement à leur disparition en passant par les ruptures dans leur temporalité historique. Les événements, quand ils n’ont pas de précédents apparents, sont perçus de façon parcellaire. Ils ne peuvent être éclairés par une connaissance qui permettrait d’en dissoudre le flou. Quand ils ont des précédents identifiables comme des causes possibles, et même si une connaissance parvient à les circonscrire, le flou reste présent sous une forme atténuée. Les effets hypothétiques relèvent d’une construction elle-même floue. Le réel n’est pas un ensemble de pièces qui s’emboîtent comme celles d’un puzzle. Certains espaces en recouvrent d’autres. Certaines durées sont traversées en deçà ou au-delà d’un instant donné. On ne saurait les classer dans tel ou tel domaine sans tomber dans le piège de l’interprétation abusive. La crise sanitaire, qu’on la surévalue ou qu’on la sous-évalue, est fertile en exemples pour exprimer ce flou qui induit en erreur. Une zone géographique est souvent débordée par une zone économique ou climatique avec des mobilités différentes selon les usages. De même, faut-il le rappeler, le temps de l’actualité n’est pas celui de l’histoire qui n’est pas non plus celui de soi. Concrètement, poser le même regard et les mêmes mots sur la situation dans les Alpes maritimes et en Lozère est infondé. D’autant qu’à l’intérieur de ces territoires, des zones particulières exigent un examen plus affiné voir en des termes différents. Le flou est nébuleux comme l’azur. L’infinité de ses points ne fait image que dans l’imaginaire.

 

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Les réels enchâssés dans le réel rendent complexe la dissolution du flou. L’observateur modeste, qui garde à l’esprit le principe d’incertitude, réalise que son travail d’élucidation ne sera jamais totalement abouti. Et c’est en s’accordant à cet inachevé qu’il pourra mettre en œuvre une pensée complexe. Avec obstination. Mais comment faire ? Par où commencer en soi ? Dans son roman Le problème Spinoza, Irvin Yalom fait dire au philosophe : « Le polissage des lentilles favorise la réflexion. Je suis très concentré quand je travaille sur le tour, sur l’angle et le rayon du verre. Pendant ce temps-là, les pensées germent dans mon esprit à une vitesse telle que souvent, j’ai à portée de main une réponse nouvelle à un débat philosophique épineux. Et cela sans que j’y aie prêté une attention particulière. » La banalité du geste sans cesse remis sur l’établi de la patience favorisera, qui sait, le surgissement de la pensée à l’état brut. S’affinera-t-elle au fur et à mesure que le verre gagne en transparence, la main et l’esprit ne faisant qu’un seul mouvement ? Qu’elle soit une pensée flottante est en tout cas déterminant. Flotter dans le flou, sans intention portée par une méditation trompeuse, constitue un préalable fécond. Ne pas chercher à se déconnecter de soi, se déprendre, se « désappartenir ». Se laisser au contraire traverser par la banalité y compris ses zones d’ombres. Revenons-en à Spinoza dans son Ethique (De l’esprit) : « Il ressort clairement que nous percevons de nombreuses choses… à partir des choses singulières qui nous sont représentées par les sens d’une manière mutilée, confuse, et sans ordre valable pour l’étonnement. C’est pourquoi j’ai l’habitude d’appeler ces perceptions : connaissance par expérience vague. » Il est raisonnable de supposer que le corps occupé à des gestes répétitifs favorise et stimule cette expérience. De nombreux philosophes ont autrefois pratiqué régulièrement la marche. Naguère encore, Peter Sloterdijk pédalait sur son vélo dans les Alpes provençales. Marcher ou pédaler, c’est avancer. Piétiner dans le flou serait stérile. Il faut s’en extraire avant de le dissoudre. Faire la part des pensées plus sûres et des pensées moins sûres, mais sans revendiquer l’universalité chère à Spinoza car ce concept relève de l’inconnaissable. Ensuite, l’observateur cherchera dans ce partage les espaces d’intersection susceptibles de dégager une vérité naissante. Les éventuels liens de cause à effet s’y trouvent, qu’il ne faudra pas sur-interpréter. De nouveau, la langue doit aborder le problème de l’énonciation logique. Dans son ouvrage posthume Remarques mêlées, Ludwig Wittgenstein observe : « Former le paysage [des] relations conceptuelles à partir des fragments innombrables que la langue nous en offre… je ne puis le faire qu’imparfaitement. » Il faut cependant continuer d’avancer, pragmatiquement.

Essayons, au sujet de la crise sanitaire, d’esquisser un tri entre pensées plus sûres et pensées moins sûres. Par exemple, l’efficacité des hôpitaux dans les pays à service public de haut niveau est supérieure à celle des pays où le système de santé est surtout l’apanage d’intérêts privés. Voilà un constat et une pensée plus sûrs. En revanche, la politique vaccinale, (problèmes d’homologation des vaccins, d’approvisionnement des doses, de ciblage des patients éligibles, de ratio bénéfice/risque voire de géopolitique), relève plutôt d’une pensée moins sûre que la langue dite logique peut égarer. S’il s’agit ici de philosophie, changer de pied pour éviter l’ankylose, comme le dit malicieusement Wittgenstein, peut aider à l’extraction du flou. Changer de pied ou changer l’angle du verre à polir. Avec cette question : La politique vaccinale sert-elle plutôt le plus grand bien commun ou plutôt le gain des laboratoires pharmaceutiques ? Bien sûr, si l’argumentation n’est pas subjective, (privilégiant le « en même temps » au « ou ») s’en suit tout un cortège de questions subsidiaires. Ce plus grand bien commun ne sera-t-il pas acté au détriment d’autres biens communs ? Le bénéfice des laboratoires sera-t-il investi au moins partiellement au profit de la recherche dans d’autres secteurs de l’économie sanitaire ou presque exclusivement dévolu à la rémunération des actionnaires ?

Ces interrogations, du domaine de la morale générale, légitimes pourtant, peuvent conduire à des pensées moins sûres qui ralentiraient l’extraction du flou. La compréhension d’un phénomène et le jugement moral porté sur lui ne s’inscrivent pas dans la même temporalité. Ce dernier, à moins qu’il concerne une action immédiatement condamnable, (violation des droits et libertés humains…), doit être ajourné afin de s’exercer dans la meilleure sérénité possible. Sans ressentiment ou en tenant celui-ci à distance. La vraie sérénité ne se gagne pas en prenant des leçons sur le marché du développement personnel ou en ne jurant que par la pensée positive qui est une escroquerie majeure de notre époque déboussolée. Au contraire, elle se gagne dans l’admission de ce qui manque. Il faut donc le repérer (à défaut de le définir) pour constituer une connaissance de soi plus sûre en gardant à l’esprit qu’elle ne sera jamais complète. Autrement dit, c’est par ce que je ne suis pas ou peu que j’accède davantage à ce que je suis.

 

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Il s’agit là encore d’un chemin difficile. L’humain s’y embourbe depuis ses commencements. La confusion entre manque d’être et manque d’avoir brouille les tentatives d’élucidation. La langue de la philosophie comme celle de la psychanalyse piétinent dans des oppositions sémantiques qui produisent des réels excluants. Le manque assimilé à une déficience morale éloigne de la sérénité recherchée. Arrêtons-nous un moment au personnage d’Ulrich dans L’homme sans qualités. « Il faut d’abord que l’homme se sente limité dans ses possibilités, ses sentiments et ses projets par toutes sortes de préjugés, de traditions, d’entraves et de bornes… pour que ce qu’il réalise puisse avoir valeur, durée et maturité… », écrit Robert Musil. Le manque est donc un trou avec des bords sur lesquels on peut s’appuyer pour en sortir et agir. Avec toute la détermination que peut conférer la lucidité sur soi dans le monde. La complexité commence à apparaître. Devenu mathématicien après s’être essayé sans satisfaction vraie à plusieurs disciplines, Ulrich déclare : « Ces cent dernières années nous ont permis d’accroître infiniment notre connaissance de nous-mêmes, de la nature et de toutes choses ; mais de là s’en suit que tout l’ordre que nous gagnons dans les détails, nous le reperdons dans l’ensemble, de sorte que nous disposons de toujours plus d’ordres (au pluriel) et de toujours moins d’ordre (au singulier) ». L’homme sans qualités, parce qu’il est sans qualités mais non médiocre, accède plus aisément au principe d’incertitude. Il devine que la précision des parties, extrême dans les spécialités scientifiques, contribue au flou du tout.

 

 

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L’extraction du flou inaugural n’est évidemment jamais définitive. Ne serait-ce qu’en mémoire, le corps y garde un pied et l’esprit une pensée. L’expérience de vivre, à la fois concrète et abstraite, y reconduit durablement l’humain qui n’en aurait pas conscience. Le flou, peut-être, est un liquide protecteur… Un travail constant de la volonté, trop besogneux, échouerait à le dissoudre. C’est plutôt à la faveur d’une éclaircie de la lucidité qu’un chemin s’ouvrira. Le flou apparaît alors dans toute sa vastitude. Comme un paysage impressionniste. L’étendue des formes et l’étendue des couleurs se disjoignent sous la lumière. Pour en revenir à l’actuelle crise sanitaire, laquelle produit selon Peter Sloterdijk dans Après nous le déluge « un surplus de réel », la méthode de l’orpailleur inversé semble intéressante. La batée immergée dans le flux du flou recueillera la suie qui encrasse l’entendement. L’infosphère, on le sait, en est une grande pourvoyeuse. L’émosphère, on le sait aussi, lui emboîte le pas. Ce surplus au débit permanent et sans aspérités aplatit ce que la banalité a de saillant.

Retrouver les saillances de la banalité est peut-être la première étape de la dissolution du flou. Qu’elles soient un regard ou un geste, un mot plus acéré, un événement dont on s’étonne ou une pensée inattendue, elles trament un organe interstitiel sans lequel rien ne tient du corps et de l’esprit.

vendredi 20 août 2021

L'humilité du professeur Didier Neau

Le Pr Didier Neau est chef de service des maladies infectieuses et tropicales au CHU de Bordeaux. Il répond, ce 20 août 2021 aux questions de la journaliste Gaëlle Richard pour le quotidien Sud Ouest. Homme de terrain avant tout et observateur scrupuleux des phénomènes, il se réjouit que le variant de Bacalan ne donne plus de ses nouvelles mais redoute que certains variants à venir "ne soient pas sensibles au vaccin". Il reconnaît aussi la liberté de se faire vacciner ou non. 

Il conclut son entretien par ces considérations modestes qui rassurent le lecteur prenant le temps d'ouvrir des chemins à la pensée complexe : " En médecine, en sciences, il faut accepter qu'il y ait des choses que l'on ne maîtrise pas. Evidemment, cette position n'est pas satisfaisante mais cela ne signifie pas qu'il faille renoncer à comprendre, au contraire. Ce virus est difficile à prévoir, son évolution délicate à modéliser. Nous apprenons tous les jours."

Alors que certains médecins interprètent les statistiques de la pandémie comme les haruspices les foies des volailles et donnent dans la filousophie de carton bouilli, saluons la prudence toute montaignaine de cet infectiologue. 

Et dénonçons avec fermeté, quitte à déplaire ici ou là, le négationnisme sanitaire, ses cris d'orfraie complotiste, ses liaisons dangereuses avec l'extrême-droite et les élucubrations les plus vénéneuses de France-Soir ou Richard Boutry.

Alors que la maison Terre s'embrase jusqu'au pôle nord et que les pires dictatures s'apprêtent à remanier la hache à grande échelle, nous n'avons pas besoin d'histrions ivres d'idéologie qui sèment la peur dans les populations mais d'hommes et de femmes déterminés à panser les plaies des corps et des esprits. 

Nos démocraties ne sont pas parfaites, cèdent parfois à la corruption au plus haut niveau des Etats mais restent cependant le plus grand bien commun à partager. Carlos Fuentes écrivait que la liberté est un travail à remettre sans cesse sur l'établi des jours. Le professeur Neau fait partie de ces travailleurs tenaces et lucides. 

Merci Monsieur pour vos propos loin des estrades.

Photo du professeur Neau, Sud Ouest 20 août 2021

mercredi 11 août 2021

Emmanuel Damon, Regain du sang

Regain du sang d'Emmanuel Damon est un recueil de poésie composé de neuf ensembles. Des proses de forme classique alternent avec des poèmes allant de cinq vers à trois pages, d'une facture plus contemporaine.

Le titre générique est extrait du premier ensemble Avant boire. Il sécrète de subtiles résonances entre ombres et lumières ("L'obscur de la chambre n'oublie rien du ciel") avec le regain du monde où [on s'enchante d'une éclaircie].

Ce recueil est empreint tout du long d'une mystique inaugurale "d'avant naître", revisitée sur les chemins de la soif et de la faim. Les éléments premiers qui constituent le monde, sans cesse à l'épreuve de la langue peu sûre, fécondent le regain de l'être en son désir de gaieté puis de joie. Il s'agit d'une quête exigeante où intériorité et extériorité travaillent voire fatiguent les failles de l'écriture. "Nous avons perdu le sens de nos phrases", écrit Emmanuel Damon dès son premier texte. Plus loin, [notre langue immobile éteint les mots dans nos gorges]. "Esseulée" ou non, traversée de lassitudes ontologiques, elle n'en fait pas moins mouvement vers les paysages dans tous ses états, ceux d'ici ou de l'autre côté des mers, à l'ombre de "bois-mourir".

Les clameurs minérales du sable et de l'argile, du charbon et du granit, tour à tour fragiles et puissantes, disent avec la "clameur végétale" de l'orge ou du peuplier la patience venue de l'impatience, la tentation de l'ascétisme après la prodigalité.

L'écriture d'Emmanuel Damon, en ses longs déplis comme en ses pointes sèches, fait parfois écho au symbolisme élémentaire de Saint-John Perse, avec des accents oratoires. Quelles prières seront finalement exaucées dans le tumulte des saisons ? Les mots en garderont-ils seulement le moindre souvenir ?


Extraits :


Non pas l'orage

Mais ce feulement dans l'air

Qui tinte et sonne sur les tuiles

Rien qu'on ignore quand le ciel prend souffle

Et d'un coup dont l'écho dans les sapins s'embrase

N'est plus que pluie cette eau chantée

Qui porte joie au sol amer aux ronces

A la route plus sombre

Aux flaques sevrées de boire

Le merle la mésange dans le bois de lauriers

Où denses les feuilles sont un toit de passage

Rendent grâce au ciel brisé vivant soudain

De n'être plus acier éblouissement

Poussière

*

Quand la faim brûle

Sans autre charbon que le feu ce sang tari

On ne sait où commence le silence de quel bois

Est cette étreinte qui saisit les os et nous tient

Sans vêtement sans armes sous le linteau de chêne pur

Tandis que l'horizon s'accroît

*

Eparpille la tempête, glane le fer au-dedans et la soie des livres, et la soie du ventre pour parler bas aux saisons : ta patience sera merveilleuse. Ailleurs les mots tarissent, la mer est immobile, le vent ne tinte que de paroles anciennes. On laissera le garde-manger ouvert, fenêtre de pain chaud pour le jour qui tarde à donner sa mesure.


Regain du sang d'Emmanuel Damon est publié aux éditions Al Manar avec des gravures signées Hubert Damon. Son prix de 19 € est justifié par la belle qualité de l'ouvrage.

jeudi 5 août 2021

Brigitte Giraud aux Voix Vives de Sète, 2021, (fin)

 A Sète, poète ou pas poète, il messied d'avoir le mollet trop mollet. La ville est pentue. Dans les jardins du musée Paul-Valéry, on a la tête dans les nuages et... les jambes dans les maringouins. Claudia Christiansen, assise en tailleur sur l'estrade, lia avec bonheur ses notes presque silencieuses aux mots de Brigitte Giraud. Danoise ayant vécu en Argentine où elle accompagna Mercedes Sosa, elle chanta aussi en grec à la demande du public. 


Puis ce fut,


déjà, le vendredi 30 juillet. Josyane de Jesus-Bergey présenta, parmi d'autres, Brigitte Giraud et Sabine Venaruzzo. Cette jeune poète imprécatrice enfila des gants de boxe et s'enveloppa dans une tunique rouge pour brutaliser la langue, avant une étreinte émouvante avec Hamid Tabouchi venu d'Alger. 

Le lendemain, dernier jour du festival, Guy Allix et Brigitte Giraud croisèrent leurs vers dans la cour du temple protestant de la rue Maurice Clavel, sous l'ombre attendrie d'un olivier multiséculaire. 

Et le vent se leva. Electrisa la pluie sur le kiosque de la place Aristide-Briand. Le ciel, sans doute, aurait voulu que la fête continue. Il fallut aider la violoncelliste Catherine Warnier dont les partitions souhaitaient prendre le large. La jeune Espagnole chargée du son s'inquiétait pour ses appareils qui craignent l'eau. Quelques SDF un peu bruyants acceptèrent de parler plus bas et ce moment fut réussi comme les autres. 

Enfin, la soirée de clôture dut affronter un froid de gabian et même les palmiers s'en émurent. Le public, environ 300 personnes, se clairsema au bout d'une heure. Mais la ferveur a tenu le coup. Serge Pey, Sapho, Wafae Ababou, Zahra Mroueh, Rim Battal, Sabine Venaruzzo et Brigitte Giraud ont su composer avec les éléments déchaînés. 

La joyeuse troupe des preneuses de son, sous la houlette de Claudia Christiansen, a chanté Guantanamera et Maïthé Vallès-Bled a reçu des mains de Guy Allix un bouquet de fleurs ainsi que des applaudissements plus que mérités.

Ce festival des Voix Vives 2021 a été aussi marqué par de nombreuses rencontres. Pierre Rosin, passeur de poésie à Poitiers et de pacalo bien frais, Luc Vidal des éditions du Petit Véhicule et admirateur de René Guy Cadou, Alain Gorius des éditions Al Manar ouvertes à toutes les langues de la Méditerranée et partenaires du festival, Carole Mesrobian animatrice de la revue numérique Recours au poème avec Marilyne Bertoncini et lectrice au Patio de la rue Bazille de son recueil Octobre, Josyane de Jesus-Bergey poète et animatrice qui résiste vaillamment à la fatigue, Saray Hernandez étudiante en linguistique en France et en Colombie.

Puis Christine, une amie d'Alain Gorius qui fut urbaniste et, tenez-vous bien, connaît par coeur plusieurs centaines de poèmes. Elle fréquente régulièrement la maison de la poésie à Paris et les Lectures sous l'arbre des éditions Cheyne à Chambon-sur-Lignon. Jaccottet et Gracq font partie de ses querencias, parmi d'autres. Alain Gorius, facétieux, l'appelle tendrement Fahrenheit 452...

Enfin, les amis Nathalie Séverin et Christophe Sanchez sont venus de Montpellier. Une journée agréable en leur compagnie et le Pic Saint-Loup succéda avec bonheur au pacalo. Même les frites gloussaient de plaisir.

Photo 1 : Les mots de Brigitte Giraud claquent dans le vent

Photo 2 : Sabine Venaruzzo boxe la langue

Photo 3 : Catherine Warnier chuchote à l'ouïe du violoncelle

mardi 3 août 2021

Brigitte Giraud aux Voix Vives de Sète, 2021 (2)

Brigitte Giraud dit que son paysage poétique est avant tout urbain. " La ville est aussi un corps. Le corps des gens, le mien dans le corps  de la ville." Et il y a la mer aussi, qui lui rappelle le souvenir réinventé de ses premiers pas sur les plages d'Oran. Autant de résonances que Sète en Méditerranée fait resurgir.

Le lundi 26 juillet, sous le regard bienveillant de la poète italienne Viviane Ciampi, elle a improvisé un dialogue fécond avec Laurent Sastre, joueur de handpan. Il s'agit là d'un instrument délicat aux notes souvent cristallines, en harmonie avec tous les mouvements de la danse libre. Emus, le musicien et la poète ont envisagé de se revoir à Bordeaux pour un autre duo des notes et des mots.

Le lendemain, dans la cour du Seamen's club quai du Maroc, Brigitte Giraud a longuement bavardé avec un marinier passionné, ancien scaphandrier et sauveteur bénévole qui a rencontré plusieurs fois Brassens. Il a raconté les risques du métier qui l'ont conduit deux fois au bord de la mort et rappelé que la mer est toujours la plus forte, quelle que soit la technologie embarquée. Il a aussi évoqué les superstitions
qui perdurent. Hors de question, par exemple, qu'un lapin, rongeur trop gourmand du bois des coques, monte sur un bateau. Cette rencontre, animée par le poète Emmanuel Damon, fut l'une des plus belles du festival. 

Le mercredi 28, jour de marché et d'embouteillages à Sète, Brigitte Giraud faillit arriver en retard à l'atelier d'écriture animé par Claude Muslin et l'association Filomer sur la place du Pouffre où les éditeurs tiennent leur stand sous des tentes quasi bédouines. Les 14 participants tombèrent sous le charme et l'humilité de la belle Bordelaise. Elle sait, comme René Char, que "les mots savent de nous des choses que nous ignorons d'eux".

Puis, à la chandelle de la nuit dans la rue des Trois journées, Luc Vidal présenta en termes lyriques l'univers de Brigitte Giraud. Renzo Ruggiero, joueur de nyckelharpa, improvisa des morceaux parfois proches de la déchirure qui surent donner à la voix de la poète des matités plus graves. A mi parcours de ce beau festival porté avec ténacité par Maïthé Vallès-Bled et ses équipes, encore une rencontre émouvante devant une cinquantaine de personnes suspendues dans l'instant.

Photo de Brigitte Giraud regardant des remuements lointains

Photo du marinier-scaphandrier quai du Maroc

(à suivre)

Brigitte Giraud aux Voix vives de Sète, 2021

Lauréate du prix Vénus Khoury Ghata pour son recueil Aime-moi paru aux éditions Al Manar, Brigitte Giraud a fait partie des 50 poètes invités par le festival de Sète Voix vives de Méditerranée en Méditerranée du 23 au 31 juillet 2021.

Ce fut une semaine intense dans l'émotion des rencontres avec les auteurs, les musiciens, les médiateurs, les éditeurs, la joyeuse troupe adolescente des techniciens et techniciennes venus bénévolement de Tolède et, bien sûr, le public. Lors de ses 11 interventions, Brigitte Giraud a su le captiver par sa présence ouverte et sa voix qui résonne sans fioritures. La simplicité touche plus longtemps les esprits et les corps.

La


soirée inaugurale du 23 juillet, sous le ciel de Sète où croisaient mouettes et goélands, a réuni près de 400 personnes attentives à la poésie dans tous ses états et toutes ses langues (français, italien, espagnol, croate, roumain, arabe, langue des signes...). Mezza voce ou plus prégnante, la musique a également comblé les auditeurs sensibles au violoncelle de Catherine Warnier comme au handpan de Laurent Sastre. 

Dès le lendemain, Brigitte Giraud mettait ses vers en jambes avec le comédien Enan Burgos à destination d'un public d'enfants, le plus exigent qui soit. Cependant que les parents sirotaient au bar du Plateau leur bière ou leur pacalo, les mômes faisaient claquer du bec les bouts rimés au grand plaisir des pigeons butineurs de cacahuètes. 

Le dimanche 25 a été une journée particulièrement intense. Brigitte Giraud a lu son recueil dans une barque sur le canal royal. Un rameur octogénaire lui a confié sa passion de la mer et des joutes. Cependant que le commandant de l'esquif détaillait l'activité portuaire de la ville et... la rapacité des gabians escagasseurs de mouettes et de rats. Dans la soirée, après la visioconférence de Vénus Khoury-Ghata sur ses exils du Liban en Europe puis au Mexique, Brigitte Giraud a été interviewée par Gérard Meudal, journaliste au Monde des Livres. Les paroles de la poète libanaise, aux échos souvent poignants ont augmenté l'émotion de cet entretien. Là encore, rien que du direct coeur à coeur, dans le dépouillement de l'offrande. Une incontestable réussite saluée par les palmiers de la place de la médiathèque municipale et le ciel à portée de main.


Photo avec le rameur octogénaire encore vert... et rouge Brassens

(à suivre)

dimanche 27 juin 2021

Gustave Flaubert écrit à Ernest Chevalier, 1


 Flaubert a 17 ans, va sur ses vingt, entre impatience et ennui, petits tracas domestiques ou de collège aride. Il écrit de longues lettres à son ami Ernest Chevalier. Tantôt tragique tantôt bouffon, rabelaisien jusqu'à écrire à sa façon en vieille langue, rêvant d'épopées comme antan ou d'ivresses sans fin dans des bouges où croisent des putains, il est déjà le plus grand écrivain français. Boulimique de littérature comme de bonne chère et de pipes à tétonner dès le matin, il fascine par sa liberté, son audace.

Extraits :


Rouen, jeudi 11 octobre 1838

T'ai-je annoncé le mariage (consommé maintenant) de Chéruel avec Mme Bach ? J'espère que cette dernière ne s'est pas fait attendre longtemps pour se faire renviander. Chéruel n'a pas voulu que la femme de son ami mourût d'onanisme solitaire et il a rebouché le trou en plantant sur pilotis. Ô que Molière a eu raison de comparer la femme à un potage mon cher Ernest. Bien des gens désirent en manger. Ils s'y brûlent et d'autres viennent après.


Rouen, lundi soir 15 avril 1839

Achille est à Paris, il passe sa thèse et se meuble. Il va devenir un homme rangé, dès lors il ressemblera à ces polypes fixés sur les rochers. Chaque jour il recevra le soleil du con rouge de sa bien aimée et le bonheur resplendira sur lui comme le soleil sur de la merde.

Rouen, 11 octobre 1839

Et la philosophie, la plus belle des sciences, celle qui est la fleur, la crème, le suprême, l'excrément de toutes les autres... Tout cela me bastonne à en avoir les os rompus. Mais je me recrée à lire le sieur de Montaigne dont je suis plein, c'est là mon homme. En littérature, en gastronomie, il est certains fruits qu'on mange à pleine bouche, dont on a le gosier plein et si succulents que le jus vous entre jusqu'au coeur. Celui-là en est un des plus exquis.

Rouen, 14 novembre 1840

Il faudra quelque jour que j'aille acheter quelque esclave à Constantinople, une esclave géorgienne encore car je trouve stupide un homme qui n'a pas d'esclaves, y a-t-il rien de bête comme l'égalité, surtout pour les gens qu'elle entrave, et elle m'entrave furieusement. Je hais l'Europe, la France mon pays, ma succulente patrie que j'enverrais volontiers à tous les diables, maintenant que j'ai entrebâillé la porte des champs... J'étais né pour être empereur de Cochinchine, pour fumer dans des pipes de 36 toises, pour avoir 6 mille femmes et... des cimeterres pour faire sauter les têtes des gens dont la figure me déplaît.

Rouen, 7 juillet 1841

Quant à moi je deviens colossal, monumental, je suis boeuf, sphinx, butor, éléphant, baleine, tout ce qu'il y a de plus énorme, de plus empâté et de plus lourd au moral comme au physique... Je ne fais que souffler, hanner, suer et baver, je suis... un appareil qui fait du sang qui bat et me fouette le visage, de la merde qui pue et me barbouille le cul.


(Est-il nécessaire de rappeler qu'aujourd'hui Flaubert serait condamné pour de tels propos, non pas devant des tribunaux mais sur les réseaux sociaux où tout un chacun, de préférence ignare, donne dans le procureur des vertus outragées en veux-tu en voilà...)

vendredi 18 juin 2021

Insta

Insta, c'est un peu comme Mimi ou Gégé au bistrot du coin. Un bon copain qu'on a dans sa poche. On passe avec lui des moments agréables après le café du matin, les coudes sur la table. On lui présente le chat de la maison taquinant  le brin d'herbe qui rebique au fond du jardin. Si l'animal porte beau, on porte beau aussi, on plastronne à ses côtés, le regard humide. Et si c'est un chien de race, puissant de préférence, acheté à prix d''or, le plastron double de volume. Mais qui est vraiment le maître de l'image ? Une voiture de marque allemande accompagne parfois le chien qui n'en demande pas tant. Les chromes de la calandre vident de tout effet le lustre du pelage. Plus c'est clinquant, plus ça clique.


 

*

On retrouve Insta à la pause de dix heures. Juste le temps de voir s'il y a du nouveau. Manquer le nouveau, c'est perdre pied. Comme le nageur en eaux troubles ou l'apprenti alpiniste qui tremble sous l'horizon. Alors on n'écoute pas les litanies du collègue aigri de l'estomac. On oublie l'oiseau sur le muret du parking. Il se mettrait à roter qu'on ne s'en apercevrait pas. La vie tient tout entière dans l'écran du téléphone. Les pixels ne débordent jamais du cadre. L'image reste contenue. Il le faut. On aurait sinon des gestes trop amples. On dirait des mots qui feraient froncer des sourcils. Les sourcils prennent facilement ombrage quand on n'est pas à sa place.

*

On voit la secrétaire derrière sa vitre et on devine qu'elle ne travaille pas. Elle est avec Insta. C'est son copain aussi. Elle lui sourit, fait des mimiques. On a beau savoir qu'Insta a des millions d'amis, on serait presque jaloux. On ironise. La secrétaire est ridicule. Ses selfies font doucement rigoler. Trop de rouge à lèvres escamote les lèvres. Trop de vernis à ongles coupe les mains. Et puis, hein, passé un certain âge... La secrétaire devrait prendre exemple sur la fille de la comptabilité. Elle garde ses distances avec Insta. Un copain n'est pas un confident. S'exposer en décolleté fait mauvais genre. Elle préfère photographier des cailloux. Au bord des routes, des rivières et des plages, des allées forestières, le choix est vaste. Une fois, comme elle boite sans savoir pourquoi depuis son enfance, elle a photographié un caillou imaginaire, dans sa chaussure. 

*

A la pause de l'après-midi, la fatigue change un peu les rapports avec Insta. La lumière est plus grise. Le doigt glisse mollement sur les images. Le regard confond les paysages dans une même coulée de bleus et de verts sans à-coups. Quelques visages passent avec des cernes qui ne partiront plus. On regarde Gégé penché sur son gobelet de lavasse. Il a du jaune autour des yeux, ça lui viendrait du foie. On retient un soupir. La vraie vie n'est pas plus vraie que la fausse est fausse. On reprend le travail, encore deux heures, en essayant de marcher droit.


mardi 4 mai 2021

Souleymane Diamanka, Habitant de nulle part, originaire de partout

Souleymane Diamanka [ cultive son champ de rimes depuis sa tendre enfance ] dans la cité des Aubiers au nord de Bordeaux. Sa poésie élémentaire danse avec le feu et les saisons, les "néons de la nuit" et les puits d'eau de pluie. Elle parcourt toutes les terres et tous les ciels où l'humain s'abreuve aux légendes qui façonnent sa langue et sa mémoire. En cela, clin d'oeil à Verlaine, son entretien est souvent métaphysique. Souleymane Diamanka est un poète "hébergé par les étoiles" qui garde les pieds ici-bas.

Dans son dernier livre, Habitant de nulle part, originaire de partout, il est un pèlerin des chemins ordinaires qui offre la parole au nom du vivant dans toutes ses traverses. Avec le désir chevillé de [ rendre à l'obscurité une partie de sa transparence ] et la volonté "d'être humain autrement".

Souleymane Diamanka n'est pas qu'un rêveur perché avec les oiseaux. Il sait ce qui sue et souffre et saigne dans la ville des desdichados sans tours abolies. Il se souvient de la "clairière des oubliés" où son enfance gardait un "bétail de béton". Mais comment [ reprendre le fil de l'Histoire en dénouant les noeuds ] ? Comment sauver du désastre la planète qui "est une galerie d'art où chaque objet est un chef-d'oeuvre" ? L'amour d'Izy, peut-être, détient une partie de la réponse.

Habitant de nulle part, originaire de partout est composé de deux parties : L'hiver peul (textes du superbe album paru en 2007 chez Barclay) et La douleur n'est pas brevetée. Le champ des rimes a hybridé des poèmes où l'énonciation première voisine avec des tonalités plus sensuelles à la limite de l'élégie. Certains poèmes, comme Feuilles d'octobre, aux accents verlainiens, sont d'une forme classique, organisée en quatrains. L'espoir luit, en fermant les yeux pour écrire dans le marbre ou le sable. Pour mieux rappeler cette vérité essentielle plus que jamais rejetée de nos jours : "L'humanité ne compte qu'un seul peuple..."


Extraits :


La nuit mademoiselle danse dans les clubs

En tenue sexy comme dans les clips

Elle danse et son âme disparaît derrière son corps

Comme un astre pendant l'éclipse

Un bouquet de mes plus belles rimes

Pour la ballerine en talons aiguilles près du bar

Ses yeux sont deux pleines lunes bleues

Impossibles à quitter du regard

*

Je fabrique les souvenirs d'un vieil homme

Le vieil homme qui sera dans mon miroir quand je serai vieux

Je fabrique les souvenirs d'un vieil homme

Le vieil homme qui aura vu défiler sa vie avec mes yeux

*

C'est un poème écrit sur une feuille en lambeaux

qu'ils essaient de recoudre

Quand il lui dit

Je t'aime

Elle répond

Toi-même

*

L'amnésie vide le feu de la mémoire

Comme s'il n'avait jamais jailli

La clairière des oubliés

Debout sur le pont de Cracovie

Les yeux orageux je regarde les Aubiers

Les murs ont une mémoire

J'entends des souvenirs qui éclatent comme des miroirs


Cette chronique me conduit exceptionnellement à parler de moi car je partage avec Souleymane Diamanka quelques souvenirs. Celui d'un paysage monotone sur une route de campagne qui roulait vers la mer et cet autre du Pont de Cracovie où des habitants ont fait du ski lors d'un hiver très enneigé à la fin des années quatre-vingt.

Habitant de nulle part, originaire de partout de Souleymane Diamanka est publié aux éditions Points dans la collection dirigée par Alain Mabanckou et préfacé par Oxmo Puccino. Il en est à sa troisième réédition depuis février (c'est rare pour un livre de poésie) et a attiré l'attention des grands médias. Ce succès est mérité en ce siècle si jeune déjà à réparer. Souleymane Diamanka n'en a pas fini d'arpenter les voies des mots apprêtés au chant universel. Je m'en réjouis.

Le portrait de Souleymane Diamanka est une reprise de celui paru dans Sud Ouest Dimanche le 2 mai.


mardi 27 avril 2021

On voudrait dire

On voudrait dire

L'instant qu'on sent passer

Le corps seul s'en souviendra


Lui qui a toujours su

Il dira l'empêchement

Qu'on a eu

Dont on n'a jamais su se défaire

Les mots sont si maladroits 

Avec leurs manques

*

On reste posé devant une fenêtre

A regarder les petits riens d'un jardin

Qui ne font pas signe dans l'instant

On cherche quelque chose


Dont on n'a pas idée

Un peu de mélancolie passe

Dans un peu de couleur

Les restes d'une feuille ou d'un oiseau

Et le corps s'amenuise

Comme l'air se dissout

Le ciel pourrait tomber

*

Est-on jamais venu à soi vraiment

Quoi qu'on ait vécu

Ni les mots ni les corps

Ne durent bien longtemps 

On s'étonne de quelques ombres de passage

Qui n'ont pas d'appartenance

On croit deviner des signes

Aussitôt perdus

La nuit peut-être

Livrera un appui sûr

*

Le ciel égare les rêves

Quand la terre les rassemble

L'horizon n'en retient rien

Les gestes mêmes s'y défont

Un brin d'herbe ou un grain de sable

Venus jusqu'au regard

Ouvrent tant de travers

*

On suit des yeux les lignes de la pluie

On pressent ce qu'elles vont effacer

Du paysage entrevu

Quelques ajours résistent

Dans un champ et sur un toit

Un oiseau saurait les réunir

Auquel on prêterait tous les pouvoirs

On sourit à cette image

Qu'on aimerait plus sûre


Image : Le partage des mots est une librairie à Villenave d'Ornon près de Bordeaux.