Qui êtes-vous ?

Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

samedi 1 mars 2025

Collectif Pour Le Moment, lecture musicale, 7 mars


Le collectif de poésie Pour Le Moment lira des textes d'autrices et d'auteurs contemporains à la bibliothèque municipale des Capucins (Bordeaux) à 18 h :

Mila Tisserant, Contre-fugue, éditions du cygne,  2022

Pascale Petit, Sujets d'émerveillement, éditions Série discrète, 2024

Thierry Metz, Lettres à la bien-aimée, éditions Gallimard, 1995

Perrine Le Querrec, Ruines, éditions Tinbad, 2017 

Ivar Ch'Vavar, Les Glandes Tyroliennes, éditions Flammarion, 2008

Alexandre Gouttard, Dommage, éditions de la Crypte, 2024

Marlène Tissot, & compagnie, éditions mgv2>publishing, 2015 

Christophe Sanchez, La femme au balcon, éditions Tarmac, 2024

Raphaëlle George, Éloge de la fatigue, éditions Lettres Vives, 1985

Michel Suffran, Clairières dans la ville, éditions Pleine Page, 2013

Grégory Rateau, Le Pays incertain, éditions de la rumeur libre, 2024

 

Ces voix, à bas ou à haut bruit, sont à la fois différentes et semblables pour dire les petites fêlures de l'humain comme ses grands précipices. L'humour teinté d'ironie voisine avec quelques imprécations et c'est ainsi que le bouquet de la poésie nous enivre de mille et une senteurs, à effeuiller du bout de la langue.

 

Extraits :

"Tu t'ignorais toi-même mon pauvre, pauvre Arthur Rimbaud... La poésie française ne s'en trouve que plus amochée. Elle a traîné dans les gares, les aéroports les baraques. Voilà que maintenant elle traîne ses printemps. Reviens vite ou bien crève." (Mila Tisserant)

 "elle trame à t'épier // parée, elle m'attire / piratée, elle trame / la réalité empêtrée / elle aime être à part / la tête emplie rare / prête, elle t'aimera / elle trime à épater / elle trame à t'épier / tapie, elle m'arrête / elle mate à étriper". (Pascale Petit)

"Être où le mot est une chambre. / Lui voler sa blancheur, son dallage, sa table. Où peut-on imaginer que je sois avec mes mains de maçon ? / Là. Précis comme l'allège d'un mur. Mais toujours dans la chambre où chaque soir je t'allume un petit cahier avec des yeux de merle." (Thierry Metz

"Pour Unica je vois de grandes villes abandonnées, des rues vides, maisons exsangues, cours dévastées. Pour Hans, je vois des grottes et des gouffres, des cavernes creusées dans les flancs, des murmures, des silhouettes : c'est la porte qu'il referme, la Poupée en voile noir au fond de la chambre." (Perrine Le Querrec

"Vous cherchez la poésie avec la vue, des gros yeux. Je vois vos gros yeux qui sont dans la nuit. Je vois vos gros yeux qui cherchent peureusement, je vois vos groseilles, vos perles de rosaire - je vois votre gros sel, je vois la route avec du goudron." (Ivar Ch'Vavar)

"Je ne me suis jamais battu que contre moi-même / Je n'ai jamais traité personne de fils de pute à part toi Alejandro / Je n'ai jamais cassé la gueule qu'à des reflets / Et puis j'ai jamais voulu tuer personne moi / Je ne pense pas que ce soit normal Alejandro." (Alexandre Gouttard

"Non / je ne suis pas d'accord / le silence n'a rien de gracieux / d'élégant ou de / docile / parfois le silence / c'est juste des mots qui restent coincés / des choses trop grosses pour passer dans le gosier / un peu comme des grenades / qui finissent par nous exploser en dedans." (Marlène Tissot

"Il y a un calme étrange ce matin sur les balcons. La chaleur n'est pas encore arrivée. Chaque fenêtre peu à peu s'éveille, étire ses longs volets comme on le fait de nos bras. Et ça craque. On entend les os de la rue se déboîter. Ici une épaule grince, là on joue des coudes pour bien démarrer la journée." (Christophe Sanchez

"Comme la fatigue se porte bien en nous, / elle nous gagne sans nous atteindre si nous ne cédons pas. / Seule, elle peut nous donner un peu de cette secrète intelligence / qui ne nous appartient pas / et qui garde en nous / malgré soi la mémoire de tout ce qui est humain." (Raphaëlle George

"Maja vestida d'un lambeau d'arc-en-ciel, elle rayonne encore, éclairant la nuit épaisse. Au fait, de quelle voix chantait-elle donc, notre alouette à l'œil vif ? Ah ! Sûrement pas la ritournelle des chastes perruches ou des serins apprivoisés !" (Michel Suffran)

"Pluies frileuses / alopécie du ciel / loin des cascades à présent stériles / qui ne viendront plus adoucir mes nuits / toutes ces "villes intérieures" du manque / ne reflètent que soupirs / parapluies décoratifs / imperméables à vif remisés / dans les zones d'ombre, inutiles" (Grégory Rateau

 

Cette lecture musicale sera suivie d'un entretien avec la poétesse Ysiaka Anam, auteure notamment de Et ma langue se mit à danser, éditions La Cheminante, 2018 et Nos peaux en portent les sillons, éditions Atlantiques déchaînés, 2024. 

Le collectif Pour Le Moment remercie la bibliothèque municipale de Bordeaux ainsi que Thierry Castets, de la bibliothèque annexe des Capucins.


 

 

 


 

 

mercredi 19 février 2025

Relire L'enfant de Jules Vallès, ce plaisir-là


J'ai lu L'enfant de Jules Vallès il y a quarante-huit ans si j'en crois la date que j'ai écrite sur la première page : 19.10.77. Pauvre Jacques Vingtras qui préférait batifoler dans les champs plutôt que de s'échiner sur les déclinaisons latines même s'il y réussissait fort bien ! Il s'en est pris des "brûlées", des "roulées", des "trépignées" ! Les horions pleuvaient de partout. De la mère. Du père. Des pions. Des professeurs. C'était son lot et il l'acceptait le moins mal possible. Avec humour même s'il grinçait des dents. Avec le secours des livres surtout. Ah ! la solitude de Robinson ! Et puis, à l'époque, les parents avaient quasiment droit de vie et de mort sur leur progéniture. Le chapitre XIX, intitulé Louisette, en témoigne dramatiquement. "On la tua tout de même. Elle mourut de douleur à dix ans... Et on ne l'a pas guillotiné, ce père-là ! On ne lui a pas appliqué la peine du talion à cet assassin de son enfant, on n'a pas supplicié ce lâche, on ne l'a pas enterré vivant à côté de la morte ! "Veux-tu bien ne pas pleurer", lui disait-il, parce qu'il avait peur que les parents entendissent, et il la cognait pour qu'elle se tût : ce qui doublait sa terreur et la faisait pleurer davantage."


Alors Jules Vallès crie : "Je défendrai les DROITS DE L'ENFANT, comme d'autres les DROITS DE L'HOMME."

Je ne sais pas à quand remonte cette expression, droits de l'enfant, mais je n'imagine pas qu'elle était répandue au dix-neuvième siècle. En tout cas, relire ce roman un peu autobiographique permet de renouveler le plaisir de la langue, entre phrasé populaire et phrasé savant. Relirai-je Le bachelier et L'insurgé ?  Je ne sais pas davantage. Il y a tant à relire parmi les grands livres ! 

Enfin, pour mémoire, rappelons que L'enfant fut dénoncé à sa parution par la morale bourgeoise au prétexte qu'il abîmait l'image de la mère éternelle... Zola, heureusement, prit sa défense.

jeudi 13 février 2025

Lembe Lokk, Si Milena


Si Milena
de Lembe Lokk, composé de poèmes et de proses narratives, s'apparente à la tenue d'un journal de bord et de débords. Chaque texte est précédé d'une date incomplète qui ne suit aucune chronologie. Cette absence de linéarité, avec ses disjonctions de l'avant et de l'après, s'inscrit cependant dans une durée : dix-sept ans.

Dix-sept ans de la vie d'une mère tiraillée entre ses représentations de la femme libre et la construction sociale de la maternité. Dix-sept ans de l'existence de Milena avant qu'elle s'envole du nid. Mener la vie d'artiste sur des scènes underground tout en élevant un enfant est un fleuve intranquille qui perd ses eaux. Milena, dont le prénom ne figure que sur la couverture, dévore la mère. "Mon travail ? D'être mangée". "Moi, repas de ma fille, j'ai pris le métro toute seule." Alors le corps ne s'appartient plus, ni dans ses désirs ni dans ses gestes. Et Lembe Lokk a cet aveu terrible : "... l'autre jour, j'ai failli la jeter par terre. Et cette violence est aussi vraie que l'amour qui grandit de jour en jour." Aimer, voilà l'issue, sans dévotion confite ! C'est là tout un travail dans le métier de vivre. Qu'on fasse l'amour ou qu'on chie, qu'on allaite ou qu'on joue du piano. Et malgré les regards. Depuis toujours, on les tient à l'œil, les mères. Le musicien complice n'échappe pas moins à ce travers que le quidam choqué par l'allaitement en public. "Je veux qu'on cesse de me prendre pour un lieu commun... Que cesse cette familiarité imposée par tout un chacun à mon corps et à celui de ma fille.", s'insurge Lembe Lokk. Et quand elle envisage de retourner en Estonie, sa terre natale, une conseillère juridique lui dit qu'elle ne pourra pas emmener son bébé car il appartient à la France. Alors la honte, la culpabilité, le sentiment de perdre son identité précipitent la psyché "dans un vide envahissant". Comment se ressaisir du dehors et du dedans ? Comment maîtriser les reflux des heures et du sang ?Milena détient une partie de la réponse. Ensemble, conscientes des beautés fragiles, la fille et la mère [recolorieront le monde]. Si Milena...

Les poèmes en vis-à-vis des proses expriment les mêmes tourments et leurs déplis ajourés soulignent bien des accumulations, bien des insistances. "C'est peut-être, c'est peut-être ; c'est pas, c'est pas ; est-ce, est-ce ; tes mots, tes mots ; comment, comment..." La poésie ne se cache pas [sous le canapé pendant que l'auteure passe l'aspirateur]. Elle est "une question de vie et de corps", pour qu'advienne "Le jour nouveau / L'autre possible". Et le ton est donné, mordant et rebelle, dès le commencement malgré les doutes qui fouaillent le ventre, dans le poème le plus long du livre. La mère apprend à sa fille le mensonge contre la tyrannie des transparences, la philosophie, la résistance et la douceur qui est aussi une certaine idée de la résistance. Résister à ce "qu'on attend de nous" dans une "époque qui veut ça" : la résignation, la soumission, l'obéissance. "Faire grandir des enfants est un acte poétique et politique... à ciel ouvert". Si Milena...

Et ce si, le lecteur amoureux des cantates l'entend comme une note suspendue aux trousses du mi de Milena avec toutes ses hypothèses. "C'est quoi un combat quand c'est pas la guerre ?", demande l'enfant. "Que diable dois-je faire à présent ? De tes mots.", demande la mère. Encore faut-il y croire au présent ! Même dans "le bleu de la nuit" il manque de contours. Être n'est plus qu'une approximation. Alors, le si peut se concevoir comme une affirmation dans l'infinité des doutes. "Il faut bien deux ou trois vérités pour coconstruire un être complet, capable de tracer une route."

Si Milena. Si si si !

Extraits :

Il m'arrive de me demander si je lui ai sacrifié quelque chose. De moi. De mes désirs. De ma joie ? De mon art ? Quand les jours ont un goût âpre, c'est le maillon faible. Ai-je ? N'ai-je pas ? L'humiliation  éventuelle de se dire qu'on s'est bandé les yeux toute seule. Peut-être ? Peut-être pas ! Ce brouillon naïf et nerveux de rêves qu'on ose à peine regarder en face à vingt ans. Cette force qu'on ne s'avoue pas, qu'on n'a pas encore reconnue. Peut-on les sacrifier ? 

Elle est le baromètre de mes ressources intérieures. Le séisme qui rebat les cartes à chaque rivage. Elle est l'agneau et la hache. La raison pour laquelle. Mon envie de.

 

des années à douter du bleu de l'océan

planter ses racines dans la brise

gratter les murs du labyrinthe et hululer à la lune

se demander si l'on a reconnu la joie

creuser son odeur et subodorer la feinte

chercher à faire partie mais de quoi

sidéré par l'ampleur du demain

broyé par le possible

soudain

brûler d'existence

 

Cette invitation quotidienne à se conformer, à adhérer, cette validation des vérités simplistes constamment attendue d'une mère m'est extrêmement violente. Mais comment traduire à ma fille le doute essentiel et la liberté de mon équilibre bancal sans l'abîmer ? Comment lui faire aimer la beauté des failles et du fragile si moi-même  souvent je tangue ? Comment lui dire que je compte déjà un peu sur elle pour recolorier ce monde ?

 

Si Milena de Lembe Lokk est publié aux éditions Aux cailloux des Chemins. Il y a des tas de livres sur les mères mais celui-ci vous cueille à l'estomac. Il coûte 12 €.

lundi 10 février 2025

Querencias

 


J’ai découvert le mot « querencia » en lisant QUERENCIA et autres lieux sûrs de Pierre Veilletet en 1991. « En espagnol, la querencia nomme l’attachement, la dilection… », écrit-il. Le dictionnaire de l’Académie royale espagnole évoque une tendance des individus et de certains animaux à revenir sur les lieux où ils sont nés et ont grandi. Et le mot est lié au verbe querer qui signifie aussi bien vouloir qu’aimer. De la volonté à l’amour et inversement ! Que de déplis à entretenir tout le long de la vie, dans le partage. Une querencia n’est pas une porte fermée sur un lieu clos. Par exemple, je ne m’imagine pas manger seul une andouillette-frites ou garder pour moi les lectures qui m’enchantent. Ce que j’aime, j’ai la volonté de l’offrir. « Les querencias sont aussi des mots de passe », ajoute Pierre Veilletet. Tantôt on les donne, tantôt on les reçoit. Dans la simplicité de l’ordinaire. Et c’est ainsi que le séjour de la vie s’apaise, loin des mauvais spectres du monde et des barricades imaginaires.

Liste de mes querencias

-       Lire toutes sortes de livres, y compris les plus griffus

-       Découvrir chaque jour la beauté de ma compagne

-       Boire toutes sortes de vins rouges mais français

-       Apprivoiser nos chats fous comme des lapins

-       Dire du mal des canards au Parc bordelais

-       Regarder La septième compagnie, au clair de lune ou pas

-       M’étourdir sur des mots croisés et des sudokus

-       Imaginer des sottises

-       Tenir des chroniques littéraires

-       Contempler des paysages jusqu’à leur effacement

-       Suivre le sillage des grands oiseaux

-       Dormir sans chat collé à ma jambe gauche

-       Evaluer le taux de cholestérol des métaphores

-       M’amuser comme si j’avais toujours dix ans

 

NB : Ecrire n’est pas une querencia. Rencontrer des gens non plus. Ces deux activités relèvent davantage d’une nécessité, pour ne pas basculer cul par-dessus tête peut-être. En fait, j’ai toujours dix ans…

samedi 8 février 2025

Kiyoko Murata, Le couvreur et les rêves


Minori, la narratrice, vit avec son mari et leur fils dans une résidence pavillonnaire. Sa condition de femme au foyer qui s'ennuie, est évoquée dès le début du roman. "Quand il ne travaille pas, il joue au golf ou passe son temps devant la télévision." Un jour, plusieurs infiltrations d'eau apparaissent dans la maison, venues du toit. Il faut faire appel à un professionnel. Et c'est ainsi que Minori rencontre Nagase. Une longue histoire commence, au Japon et ailleurs...

Nagase n'est pas un artisan comme les autres. Avant de créer sa petite entreprise, il était maître tuilier spécialisé dans la réparation des temples. Un travail de plusieurs mois, voire plusieurs années. Une mystique de la tuile quasiment. D'autant que les couvreurs d'antan y gravaient parfois des messages, humbles ou poétiques, adressés aux puissances de l'invisible. Mais la femme de Nagase est morte d'une longue maladie et il n'a pas pu assister à son dernier souffle. D'idée noire en idée noire, saisi par des vertiges et la tentation de se jeter dans le vide, il a consulté un psychiatre qui lui a conseillé de tenir le journal de ses rêves. Et c'est ainsi que le maître tuilier est devenu un maître en onirisme. "Les rêves sont un moyen pour le cerveau d'éliminer les déchets. À force de les exposer à l'air et au soleil, [j'ai] la tête de plus en plus légère."

 Et Minori, peu à peu, s'ennuie moins. Elle raconte à Nagase son voyage à Paris avec des copines, dans "un quartier désert où, au crépuscule, le soleil est deux fois plus grand. Où les pigeons et les chats parlent le langage humain, où plusieurs étoiles tombent chaque soir avec un bruit sec." Et Nagase propose à Minori de rêver avec elle !

Mais ce n'est pas si simple. Il faut comprendre le fonctionnement du sommeil qui détermine le fonctionnement des rêves. Il faut avoir une représentation précise de l'endroit où l'on veut se rendre en rêvant. Que ce soit sur le toit d'une pagode au Japon ou d'une cathédrale en France. Les détails pratiques pour le voyage onirique comptent autant que s'il était réel. Quelle compagnie aérienne choisira-t-on ? Que mettra-t-on dans les bagages ? Quel hôtel réservera-t-on ? Oh ! bien sûr, il existe des moyens plus commodes pour arriver à destination, se transformer en cygne notamment , mais Minori manque d'expérience. Le rêve, assailli par des intrus, grand tigre ou boule de feu, risque de mal tourner. Et si c'est un rêve à épisodes, étalé sur plusieurs nuits, mieux vaut avoir un bon guide. Afin de "discerner la réalité tangible de la réalité intangible qui [continue] à l'infini". 

Nagase est un bon guide, Minori une apprentie attentive. Ensemble, ils visitent des temples à Kashihara, Nara... En cas de danger, ils se tiennent par la main.  Une chute dans le vide peut survenir à tout moment et certaines sculptures sont imprévisibles si "on pense trop fort à quelque chose". Les disciples éplorés au chevet de Bouddha dans la pagode à cinq étages de Kyoto ont des réactions exagérées. Le bourreau au sommet de Notre-Dame-de-Paris abat sa hache sur les rêveurs impénitents.

Mais Minori pense-t-elle trop fort à quelque chose ? Le lecteur comprend vite que oui. Et Nagase, même s'il dit que "le désir de posséder quelque chose, le désir tout court, l'attachement à soi-même, disparaissent avec le corps", pense aussi trop fort... Les rêves endormis et les rêves éveillés se tuilent sur des charpentes fragiles, c'est bien connu...

Le couvreur et les rêves de Kiyoko Murata, si fantastique soit-il, n'en aborde pas moins les contingences de la vie ordinaire dans le Japon contemporain. Nagase, victime de clients indélicats, boucle mal ses fins de mois. Minori se lasse des tâches ménagères. Sa participation au club-lecture de son quartier n'est pas un bol d'air suffisant. Alors, quand elle rencontre Nagase dans un café pour préparer un nouveau rêve et qu'il l'instruit des différences entre religion bouddhique et religion chrétienne, son horizon prend de l'ampleur...

L'ouvrage, traduit par Sophie Refle, est publié chez Actes Sud. Il coûte 22, 50 €. 

dimanche 2 février 2025

Elisabeth Morcellet, D'un côté L'autre (La porte de Janus)


L'espace et le temps, malgré leur attirail mathématique et philosophique, restent des questions sans issue. Le maillage du connaissable et de l'inconnaissable y est tellement serré. De l'avers au revers de la réalité, comment l'entendement peut-il se saisir du visible doublé d'invisible ?

D'un côté L'autre (La porte de Janus) d'Élisabeth Morcellet confronte le lecteur à son ensoi, aux mouvements qui le traversent jusque dans l'immobile. Le "" et le "Ici", conjoints forclos de toute psyché, hantent un "Là-bas" sans matière ni énergie. Et le balancier du temps "survient, revient avec entrain sur sa faim, pour retourner tout dans le sens d'une montre et démontrer, juste après, les affaires et les gens, à recoller des bouts de temps, en cycle, en boucle, en phase, pour remettre un peu d'ordre au désordre..." De remue ménage en remue méninges, des images s'emparent du lecteur [somnambule sur le fil]. Celle, goyesca, de Saturne dévorant l'un de ses fils ; son appétit est insatiable. Celle, dalinienne, de La persistance de la mémoire. Mais que peuvent montrer puis démontrer des montres molles ? Quant à la porte de Janus, ses embrasures ne sont pas assez consistantes pour livrer un passage. Le passé tuile le futur qui tuile le passé. Le présent, broyé par les trémies de l'histoire, accouche de sables trop mouvants. Les visages et leurs doubles n'y ont aucune permanence.

Alors "Voilà". Alors "Ainsi". Alors "Alors". Autant d'inducteurs qui bégaient la langue et l'étourdissent. "Car" n'a plus de connections. "Donc" et "Mais" subissent le même empêchement. Et les "Puisque", les "Parce que", les "D'ailleurs", les "Finalement", tout aussi impuissants, expriment l'ironie contre les discours de la domination et le désarroi. 

"Puisque... tout le bagage humain allié à son expérience n'aurait servi qu'à l'obscurantisme, à la barbarie... Parce que, tout bien considéré rien ne change jamais ! D'ailleurs, on nous l'avait dit non ? Finalement, tant qu'on est vivant !"...

Est-ce à dire que la résignation constituerait l'arrangement le moins pire avec les brutalités du réel imposé ? "Au moins, on mange. Au moins, on dort. Au moins, on vit."

Élisabeth Morcellet n'est évidemment pas une auteure résignée. Les "assis sur leur trône de poussière dans le clapotement arrogant du temps qui harangue" sont désignés. Les "talentueux increvables, presque morts, qui vocalisent à l'urgence du grand soir, qui cavalent encore de ci, de là, après la gloire et la beauté" sont aussi désignés. Sinistre théâtre de [l'ensoi qui déborde l'existant]. Lequel est un suspens trompeur pendant le "confinement historique unique et planétaire". Peut-on espérer que ce sera mieux après ? L'humanité se libérera-t-elle enfin de ses chaînes ou retombera-t-elle dans ses violences ancestrales ? Le mal dont il naîtrait un bien est une vaste fumisterie. Le désir de possessions technologiques s'accroît plus que jamais et l'effet délétère ne se recule pas... La connectivité des "accointances" virtuelles" gangrène les corps, les langues et la planète exsangue. Comment pourrait-elle conserver "sa structure, son énergie, sa ressource pour poursuivre sans jamais s'arrêter, ici ou là, pour quelque guérilla, massacre, famine, pénurie, révolution, guerre civile..."

Alors que pèsent sur nos cerveaux des menaces qui transformeront l'humain en neghumain, les accumulations d'Élisabeth Morcellet, avec leurs paronymes en ricochets, sonnent l'alerte. Apprêtées à la scène ou visibles sur la page comme des tableaux où le noir martèle le blanc, réveilleront-elles en nous l'endormi ? Afin que les montres molles résistent à la submersion des réalités liquides ? Et que les portes de Janus retrouvent leurs embrasures ? 

Extraits :

Puis, cela se calmait, après trois flambées, quatre soirées de violences, les sacs remplis d'habits de billets de banques, de chaussures vêtements dernier cri, parfums et autres babioles de prix, ensevelis dans les poches, en un passe-passe du consommateur consumé de la dépendance au capital, tournant du gant magique son pack à revendre de slogans réformistes, pour écouler pendant trois mois, temps d'une vacance d'une aisance d'une saison, tout le forfait, et puis, fatalement, le bon prétexte revenait, cela ne manquait pas, l'écart, c'était la loi de la société, son imperfection de fond, le pet de travers, les mauvaises manières policières, et hop, la faute revenait aux responsables, en toute logique, à ces sortes de grands-parents édifiés qui occupaient les meilleurs postes, professions haut niveau, et tous les bons offices réunis, avec la tune à l'avenant, donnant recevant tout, tandis que les autres, tout ceux qui, ces pauvres, ces démunis, n'étaient-ils pas, les irresponsables nés ? 

Après, et bien, grâce au mécanisme inépuisable de la pensée et des corps renaissant dans la santé retrouvée, toute maladie disparue, avec les soins incessants accessibles à tous, ce serait l'éternelle jeunesse en prime, avec pour ultime cadeau, le plaisir sexuel perpétuel, tout en beauté revisitée regagnée, et en un mot comme en dix, la fin de la mort, du décès, de tous les deuils, même celle de la grande terre mère, pas peu dire, par la conservation absolue de toutes les mémoires terrestres humaines ou autres...

 

DOUBLE FACE        DOUBLE

                        SENS

                       DOUBLE

                        JEU

DOUBLE VUE           DOUBLE

                        VIE

 

Ici, entre, le blanc, le noir,

 

 

Ici, placé, du premier au dernier

jour, 

 

 

TOUR

D'

ÉCROU


D'un côté L'autre (La porte de Janus) d'Élisabeth Morcellet se présente sous une couverture signée par Calum Fraser. Publié aux éditions Tarmac, il coûte 20 €.

 

jeudi 30 janvier 2025

Emmanuel Carrère, la vie de Julie


Ceci n'est pas un roman. C'est une histoire vraie qui dure dix-huit ans. Mais toutes les histoires vraies sont aussi des romans. Au début des années 1990, Julie vit dans un hôtel miteux de San Francisco avec  Jack et leur fille Rachel. L'alcool et les amphétamines émaillent leur quotidien.

Jack a 20 ans. Julie en a 19 ans. Rachel a 9 jours.

"Le quartier de Tenderloin est un ghetto noir, un marché pour le crack, un foyer de misère et de criminalité - on y voit même des gens fumer des cigarettes, c'est dire... Au début des années quatre-vingt-dix, au plus fort de l'épidémie de sida, ces hôtels tenaient aussi lieu d'annexe aux hôpitaux surchargés, on y plaçait les malades pour qui il n'y avait plus rien à faire, en dehors d'injections quotidiennes de morphine. C'était le cas de l'Ambassador, où la photographe Darcy Padilla a commencé à venir en 1992, accompagnant dans sa tournée un médecin à qui elle consacrait un reportage".  

Darcy est la fille d'un travailleur social et d'une cantinière. La photographie l'attire dès son plus jeune âge. À vingt ans elle est remarquée par le New York Times mais refuse le contrat qu'on lui propose. Elle souhaite rester une femme libre. Son premier reportage est consacré à une SDF. Puis elle photographie les enfants des rues au Guatemala, un refuge pour femmes battues, des malades du sida en prison... "La pauvreté est son sujet : si on l'envoie couvrir l'anniversaire d'un oligarque russe à Courchevel, je pense qu'elle trouvera le moyen de revenir avec des photos de gens édentés qui parlent tout seuls...", observe Emmanuel Carrère.

Darcy rencontre plusieurs fois Julie et la photographie avec son bébé.   La jeune mère rentre ses griffes, se laisse apprivoiser, confie ce qui la hante : éviter à Rachel une vie aussi pourrie que la sienne. Mais la naissance de Tommy, complique la situation. Comment faire quand on n'a pas le sou et que la drogue maintient son emprise ? Sans commisération suspecte, Darcy apporte son aide. En 1997, Julie s'installe avec Paul et c'est la catastrophe. Les violences de l'individu alertent la police... Puis elle vit pendant douze ans avec Jason. Il cumule les handicaps : addictions, séropositivité, troubles maniaco-dépressifs. Quatre autres enfants naissent, aussitôt retirés par les services sociaux et les centres d'adoption. Et Darcy est toujours là, efficace autant qu'elle peut dans son soutien. Jusqu'à la fin en Alaska... et même après...

Emmanuel Carrère évoque l'histoire de Julie avec une tendresse dont les traits d'humour soulignent l'authenticité. L'engagement de Darcy n'est pas celui d'une artiste sous les feux de la rampe chez Soros et Getty  mais celui d'une femme auprès de ses semblables. Pour témoigner tout en aidant : "Aucun de ses amis proches n'est mort du sida, elle n'a jamais fumé un joint de sa vie, elle est positive, sportive, elle fait attention à ce qu'elle mange, elle habite un joli appartement bien décoré et bien rangé, et je pense que c'est d'être aussi ancrée dans cette vie idéalement straight, qui lui permet de prendre en charge avec autant de justesse les vies en morceaux de gens comme Julie. Elle va vers eux, elle ne cesse de se demander ce que c'est que d'être à leur place, mais elle reste à la sienne. Comme dirait mon ami le magistrat Étienne Rigal, pour qui c'est le plus grand compliment qu'on puisse faire à un être humain : elle sait où elle est."

La vie de Julie est l'un des nombreux reportages d'Emmanuel Carrère réunis dans son ouvrage Il est avantageux d'avoir où aller, disponible en Folio.