mardi 30 juillet 2019

Voleur de feu n°10, Mylène Mouton et Colette Reydet

Résultat de recherche d'images pour "voleur de feu revue"Il y a longtemps, très longtemps, un certain Platon écrivait dans son allégorie de la caverne que les hommes devaient faire le chemin du monde sensible au monde intelligible pour accéder à la lumière vraie de la connaissance.
Aujourd'hui, bien des temps déraisonnables ayant passé, Mylène Mouton et Colette Reydet proposent le chemin inverse dans le n°10 de Voleur de feu intitulé Entrer dans la caverne.
Le texte, qui alterne prose et poésie avec des mentions en italique, propose à l'homme et à l'animal de retrouver les gestes premiers afin de reformuler la question de l'origine. Il relève le nombre des mains peintes dans plusieurs grottes en France et en Espagne ainsi que l'étendue de leurs pouvoirs. Au commencement n'était peut-être pas le Verbe mais la Main.
Une main qui parle quand elle peint et invente la musique, quand elle caresse les corps et délivre la jouissance.

Le cheval aussi, gravé et peint, prend la parole : " Je chevauche le ciel. Sous mes sabots frémissent les prairies raidies par le gel, les grandes étendues de givre. Je traverse le ciel, les prairies, les cavernes
Piaffant, hennissant."

Le lecteur découvre sous la plume de Mylène Mouton une allégorie de la carnation et de l'incarnation. La couleur est chair. La chair est couleur. Et le feu protecteur à son tour offre son récit. Un récit qui devient Le récit, là où dans la caverne "chuchote une source secrète". Pour retrouver le sacré dans les ténèbres. Celui des éléments avec leur météores, celui de l'eau et du sang d'où naîtra la vie, celui des puissances qui hantent l'humain et qu'il hante à rebours.

Voilà une oeuvre souvent proche de l'incantation chamanique où les ocres et les bistres de Colette Reydet constituent des répons sous la voûte étoilée des stalactites. L'homme n'en a pas fini d'avoir un silex dans la tête, à moins que, allez savoir, le silex était peut-être une annonciation, celle de notre grande aventure [déposée au bord du monde], au bord du naufrage.

Extraits :

"Tiré de la glaise par la main du temps, tu es entré dans la matrice originelle. Tu as mis l'ocre dans ta bouche, tu as mâché la terre avec tes dents, ta langue. La terre s'est mêlée à l'eau de ta bouche
Tu as posé la main sur ma peau découverte, sur ma peau froide et dure. Ma peau froide et dure a reçu ta chaleur, ta force, la douceur, tes songes, tes angoisses, tes craintes, tes joies
Tu as craché à travers tes doigts écartés
Ma peau a reçu la couleur, la vie.

*

Dans un repli de ma peau dure, tu as caché la statuette sacrée
la femme au ventre gonflé, plein de promesse
la femme aux seins lourds

Vie à venir

L'eau, le sang, le lait, l'enfant
Poche d'eau percée libérant la vie,
le nouveau-né

Dans mes entrailles
l'oeuvre au noir.

*


Cette belle dixième livraison de Voleur de feu, publiée par William Mathieu et Edith Masson chez Double Vue Editeur est disponible à la commande sur ce blog même ou chez votre libraire. Le prix de 25 € est amplement justifié par la qualité du papier, de l'impression du texte, et de la reproduction des encres.

image Couverture par Colette Reydet voleurdefeu.com

lundi 29 juillet 2019

Mis pasos son mis versos


No sé cómo se hace mi paisaje
En la pobreza de la mirada
Líneas van cruzándose
Sin puntos de abismo
En los cuales pudieran caer mis pasos
Y así es como invento lo de vivir

Je ne sais pas comment se fait mon paysage
Dans la pauvreté du regard
Des lignes vont en se croisant
Sans points d’abîme
Où mes pas pourraient tomber
Et j’invente ainsi ce qu’il faut vivre

*

No hago huellas en la tierra
La vida apaga mi cuerpo
Desde mis infancias hundidas
Sólo quedarán algunos versos
De lengua cortada

Je ne fais pas de traces sur la terre
La vie éteint mon corps
Depuis mes enfances enfouies
Ne resteront que quelques vers
A la langue coupée

*

No tengo pensamiento de luces deslumbrantes
En el cielo o sobre la mar
Un charco al borde del camino
Habla más que la sembradura de las estrellas
Me pierde más
Me inventa más

Je ne pense jamais à des lumières magnifiques
Dans le ciel ou sur la mer
Une flaque au bord du chemin
Parle davantage que les semailles des étoiles
Me perd davantage
M’invente davantage

*

No hay camino sin el cansancio
Que sale de mis huesos
Escucho los rumores de mi cuerpo
Tropiezo en la lengua
Como si fuera una piedra
O un pájaro muerto
Y el camino va siguiendo la escritura
Sin saber nada de lo que late


Il n’y a pas de chemin sans la fatigue
Qui sort de mes os
J’écoute les rumeurs de mon corps
Je trébuche dans la langue
Comme sur une pierre
Ou un oiseau mort
Et le chemin s’en va suivant l’écriture
Sans rien savoir de ce qui bat

*

No soy poeta de palabras preciosas
Como alfombra o madreselva
No soy poeta del horizonte
Mirando la humanidad que yace
En su pozo cerrado
Soy poeta si lo soy
Del asco y de lo sucio
En la lengua como en el cuerpo


Je ne suis pas le poète des jolis mots
Comme tapis ou chèvrefeuille
Je ne suis pas le poète de l’horizon
Qui regarderait l’humanité agoniser
Dans son puits fermé
Je suis poète si je le suis
Du dégoûtant et du sale
Dans la langue comme dans le corps










jeudi 20 juin 2019

Michel Bourçon, Visages vivant au fond de nous

Résultat de recherche d'images pour "michel bourçon"Si "je" est un autre et même plusieurs autres, plusieurs visages composent et font apparaître ce que nous sommes. Mais, les mots ayant perdu leur pouvoir de désignation et de reconnaissance, seule, peut-être, la fatigue ouvre un chemin à la vérité de ces visages. Une vérité fugace quand le corps s'éparpille et "s'enfonce dans l'informe, se regarde disparaître". 
Et c'est tout le réel dont les lignes se brouillent. "Les yeux se perdent sur les hauteurs des choses", "nos têtes flottent entre ciel et terre balises dérisoires". Le métier de vivre reste à faire pourtant, même si [tout vire à l'hypothèse]. Qu'importent finalement les "miroirs dans lesquels rien ne nous ressemble" ! 
Il y a tant d'images qui saisissent ici l'étonnement du lecteur : une femme étalée comme un nuage dans un champ, des vaches qui "reviennent sur les pas du printemps", "le vent qui fait le montreur de marionnettes" ou, encore, offerte à un Augustin qualifié de petit vampire, tout un "joyeux cortège" de princesses et de fées plus fortes que les mots.

Avec Visages vivant au fond de nous, Michel Bourçon confirme sa place dans l'actuel panorama de la poésie française, l'une des toutes premières à nos yeux. Au jeu des parentés intertextuelles, certains poèmes évoquent une mélancolie douce-amère proche de celle de Jean-Claude Pirotte ou le lyrisme sombre de Jacques Vandenschrick, comme dans ces vers : "sous le ciel ne pouvant se contenir / le vent fourgonne chaque demeure / tandis que la grêle crépite aux fenêtres". Dans le paysage antérieur* de la littérature, c'est à Jean Follain qu'on pense, dans cette manière si particulière de faire advenir le réel absent.

Résultat de recherche d'images pour "jean-gilles badaire"Notons, enfin, au cours de ces pages, de nombreux oiseaux dont ceux dessinés par Jean-Gilles Badaire, "illustrateur" d'écrivains tels que Julien Gracq et Blaise Cendrars.

Extraits : 

un visage l'autre
lève tant de coeurs
serrés dans l'ombre
où la mémoire se promène
dans la rue basse

les corps prennent leur envol
laissent les mots sur place

combien sont là
pour les voir s'élever
dans la nuit qui vient
compter ces têtes se levant
sans basculer dans le noir.

*

blanche au-dessus de la rue
la brume estompe la ville
poudre ses nuances et les couve
pour voir éclore le printemps

le soleil contenu par un filet
dispense son élégance fardée
dans la paix du petit matin
épousant les façades et les toits

les cheminées dénoncent le ciel
sous lequel fuient dès le lever
les mêmes gens oubliant de vivre
qui s'éloignent dans la lumière cotonneuse
puis s'effacent comme des empreintes.

Visages vivant au fond de nous de Michel Bourçon et accompagné de dessins de Jean-Gille Badaire est publié aux éditions Al Manar. Il coûte 17 €.

image 1 terresdefemmes.blogs.com
image 2 oeuvre de Jean-Gilles Badaire quinconces-espal.com
*Michel Butor

mercredi 19 juin 2019

Béatrice Mauri, La Fautographe

Résultat de recherche d'images pour "beatrice mauri"Après Marasme et Iench, Béatrice Mauri confirme avec La Fautographe un parcours littéraire parmi les plus singuliers d'aujourd'hui. Et l'un des plus exigeants.
L'auteure, avec son "oeil scalpel", invite le lecteur dans une galerie de portraits d'anonymes en rupture sociale : une demandeuse d'asile désemparée devant un photomaton, une sans domicile fixe dans le quartier de La Défense à Paris, une caissière qui a [envie parfois de se jeter sur ceux qui passent sans un bonjour], un "gaminot" dans le naufrage de la violence familiale, tant d'autres encore, dont la méticuleuse et insoutenable préparation d'un suicide à la fin du livre.
Ces portraits présentés sous la forme de bandeaux verticaux segmentent ce texte qui est à la fois poème et récit. Le récit morcelé de ces autres qu'on ne voit pas, qu'on ne veut surtout pas voir et, comme un enchâssement, le récit de l'auteure tiraillée entre le désir de l'oubli et la volonté du souvenir. Béatrice Mauri est également "autographe" et "fautopsiste". "L'oubli est un paysage que l'on cherche dans les poubelles de la ruelle d'à côté", écrit-elle, puis, dans le même souffle, dans le même creuset où suppure l'horrible qui donne naissance à la vie, "il n'y a pas de pire souvenir que celui que l'on veut atteindre".

Comme dans ses ouvrages précédents, Béatrice Mauri se distingue par l'invention d'une langue aux multiples registres, du plus trivial au plus soutenu. Le lecteur retrouvera ses expressions favorites "à la hurle", "en urge" parmi de nombreux jeux de mots comme le "vitri niole" ou, encore, l'argotique patoisant "crounir" qui signifie mourir. "-je n'ai même plus de phonèmes de conjugue d'accords je vidange ma langue-", "-des mots en moi salivent imprononçables-", observe-t-elle. Le corps en lambeaux de la langue et le corps en lambeaux de la chair expriment là une détresse absolue. Et pourtant, au milieu des ruines, un personnage "essuie feuille à feuille près d'une maison anéantie" "un citronnier qui résiste".

Enfin, et c'est loin d'être le moindre, les pré/post faciers de Béatrice Mauri, Edith Azam pour Iench et le regretté Philippe Rahmy pour La Fautographe considèrent tous deux que cette écriture hors du commun a quelque chose de William Faulkner. Dans le saisissement sans fard du sordide, on peut aussi établir une parenté avec la poète et romancière américaine Sapphire. 

Extrait :

TEMPS MORT

ce soir je me suis tuée - devant le
miroir il est parti - je suis dans la
salle de bain - je sais qu'il va rentrer
- il ne voulait pas que j'y sois - je
regarde ce corps couvert de teint
- je sais - il va me reprocher de ne
pas avoir été là - il va approcher
sa main sur ma nuque la briser me
prendre me fusiller me violenter
- il va venir se mettre nu le pied
en mains qui avance - va prendre
sa ceinture - devant le miroir
je regarde une femme - un teint
égal lissé par un ultra couvrant de
fond pour le teint - avoir un bon
teint - c'est fini - m'approche du
miroir - il est là dans ma tête -
il sait - il va revenir encore - je
vais nettoyer le fond en teint - je
tourne l'oeil vers le tabouret - tout
est bien - le bain coule chaud -
buée en nuées d'absence - l'eau
coule devant moi je monstre
cet instant d'elle - la robe qu'il a
choisie est bien sur le cintre - pas
de plis - je lisse la broderie avant -
les talons rouges sont bien alignés
à moins d'un centimètre entre
les courbes du pied - j'ai mesuré
avec ma règle - les serviettes
sont à deux centimètres les unes
des autres sur le portant - tout
est parfait pour partir - rien à
nettoyer ou presque -

La Fautographe de Béatrice Mauri, postfacée par Philippe Rahmy, est publiée aux éditions Lanskine avec le soutien du CNL. Prix : 14 €

image livre.fnac.com

dimanche 16 juin 2019

Luis Garcia Montero, Une mélancolie optimiste

Résultat de recherche d'images pour "luis garcia montero"
Comment ne pas penser, en lisant Une mélancolie optimiste (Una melancolía optimista) de Luis García Montero, à ce que disait Victor Hugo de cet état d’âme si particulier : « La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste. » ?

Dans ce choix de quarante poèmes qui jalonnent un tiers de siècle d’écriture, de l’âge presque tendre encore à celui de la maturité assumée, la tristesse n’est jamais subie. L’optimisme est ici une volonté au fil du quotidien que le poète transfigure  au cœur même de la langue. « Poésie de l’expérience, elle ne renie rien, elle veut construire, ne jamais renoncer à l’espoir. », observe Françoise Dubosquet Lairys à la fin de cette édition bilingue dont elle est la traductrice.

Luis García Montero met sur le même plan les gestes les plus ordinaires et les pensées les plus travaillées par le simple fait de vivre. Ainsi en est-il de cet anonyme qui se douche puis choisit une chemise dans son armoire, [gardant raison pour préserver sa peau les jours de pluie et au cœur de l’hiver].
Le poème alors devient fable, teintée parfois de petites ironies qui disent la lucidité du regard porté sur le monde. Un regard de philosophe qui va et vient de la douceur à l’amertume. « La tristesse de la mer tient dans un verre d’eau », note l’auteur dans l’un de ses titres. Peut-être faut-il aussi voir là une invitation à l’action. Les « occasions perdues » ne le sont jamais totalement.

Luis García Montero est un homme engagé à hauteur d’homme dans son époque. Ses poèmes Démocratie et Défense de la politique donnent un corps amoureux aux idées qu’on cherche toujours à abattre. Ils évoquent le souvenir du passé comme « un mot neuf » malgré les inquiétudes du futur. « Car est venu le temps joyeux des noms purs. »

Notons enfin la grande qualité de la traduction qui reste fidèle à l’esprit de cette poésie généreuse. Françoise Dubosquet Lairys a réussi son compagnonnage. En français comme en espagnol, la mélancolie garde la tête haute et c’est ainsi que nous l’aimons.

Extraits :

Los idiomas persiguen el desorden que soy,
y así los predicados de altas temperaturas
y los verbos de nieve
me tratan sin piedad
igual que a los sujetos derretidos.
No me resulta fácil,
                            pero a veces entiendo
la nostalgia de orden que tienen mis poemas.

Les langues poursuivent le désordre que je suis,
et c’est ainsi que les attributs de hautes températures
et les verbes de neige
me traitent sans pitié
comme ils traitent les sujets fondus.
Ce n’est pas simple pour moi,
                            mais parfois je comprends
la nostalgie de l’ordre qu’ont mes poèmes.

*

Bombillas
contra un cielo sin fondo,
pintura de las mesas
más pobre y sin verano,
botellas dejadas sin un solo mensaje
y la radio sonando
con voz de plata
como los álamos del río.
Antes que los humanos
los objetos aprenden a vivir en otoño.

Hasta un golpe de lluvia.

Ampoules
contre un ciel sans fond,
peintures des tables
plus pauvre et sans été,
bouteilles oubliées sans un seul message
et la radio qui résonne
d’une voix d’argent
comme les peupliers du fleuve.
Avant les humains,
les objets apprennent à vivre en automne.

Jusqu’à l’averse.

Une mélancolie optimiste de Luis García Montero est publiée aux éditions Al Manar et coûte 22 € (prix justifié).

image 1 librest.com

jeudi 13 juin 2019

Hélène Révay, Poèmes sous-vide

Mon imagePourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Existe-t-il une vérité du réel tel qu'on le perçoit ? 
Ces questions fondamentales de la philosophie traversent explicitement et implicitement les Poèmes sous-vide d'Hélène Révay. Et se heurtent d'emblée aux paradoxes de la finitude.
Aucune puissance, quelque soit sa volonté, ne saurait enfermer les étoiles dans un bocal. "Au-delà de la vie, la vie... Au-delà de toi, toujours toi.", note l'auteure qui [ne demande pas à l'absence de paraître].
Mais qui est au juste cette figure à laquelle elle s'adresse ? Comment sa prière parvient-elle à signifier ou non l'amour ? Croire est-il un préalable à "la quête infinie du vrai" ?
Hélène Révay [va comme on se perd] sur le chemin ouvert par Yves Bonnefoy dans L'Improbable. Sa conscience aiguë des manques du temps la conduit à se rebeller contre l'insaisissable. Elle refuse de "se réveiller un matin dans un champ de mines et sentir le charbon, des aisselles aux cheveux". Même si la vie est une partie perdue d'avance qu'on continue cependant à jouer, même si "c'est sur le tard que le chemin s'empruntera sûrement", Hélène Révay ne cède rien à la lucidité qui la blesse. Il existe des replis dans des marges où le poème peut advenir y compris avec les mots les moins fiables. Là s'incarne peut-être le "vrai lieu", entre présence et absence, "au seuil de la désespérance" qui libère la parole et le don. Mais "sans jamais savoir si l'on s'abîme au sein même d'une telle liberté".

Extraits :

Je suis ce vers quoi, tiédissant,
tu acharnes tout ton être.

Pâli, le soir dégorge de l'horizon sa peine.

Et je marche lucide dans ta nuit,
triste et sombre à la façon
d'une grande vierge.

Blessée, la parole, inversée,
comme une parabole qu'on étudie,
en qui personne ne donne plus foi
et qui pourtant fait toujours usage.

Je meurs dans tes saisons
comme l'oiseau suppliant,
de devoir faire encore, et,
avec toi, un dernier voyage.

*

Je ne te demande pas de croire,
je ne te demande pas d'oser.

Ni d'avoir au bord du coeur,
le privilège des larmes.

Et dans la bouche,
l'orgueil d'un soupir.

Je ne demande pas
à l'absence de paraître.

Ni à quiconque de choisir,
entre le vent et la pluie,
la soif ou la misère,
l'assiette ou la tablée.

Poèmes sous-vide est le deuxième recueil d'Hélène Révay (après l'excellent L'écaille de la nuit également chroniqué sur ce blog). Il est publié aux éditions Unicité dans la collection Le Vrai Lieu dirigée par Laurence Bouvet. Il coûte 12 €.

mercredi 12 juin 2019

Brigitte Giraud, Aime-moi

A bas bruit, presque dans une proposition incidente, Brigitte Giraud se confie : " La langue de l'amour est comme une langue étrangère à laquelle on n'accède pas." Puis, évoquant Roland Barthes : "Elle éloigne du monde."
Dans son cinquième recueil, Aime-moi, Brigitte Giraud continue, avec une patience obstinée, de creuser le sillon de l'amour déjà ouvert dans ses deux précédentes livraisons, Seulement la vie, tu sais et Passage au bleu.


"Aucune étreinte ne résout l'énigme des caresses", écrit Brigitte Giraud. Le corps, dans sa dimension physique comme dans sa dimension imaginaire, reste un insoluble mystère. La parole, cousue comme une bouche, tait bien plus qu'elle ne dit. 
Et pourtant, petits cailloux disséminés tout au long du livre, des "aime-moi" retentissent comme un appel mais sans enjoindre. Le désespoir, quand il vient musarder dans le poème, "lâche la peur de tomber". Il y a toujours une fenêtre à ouvrir pour ouvrir les yeux.
La mort n'aura pas le dernier mot."Ses mailles minuscules" ne s'empareront pas du ciel s'il vient à s'effondrer !
Enfin, comme dans tous ses ouvrages, Brigitte Giraud observe sans détours "ce qui se détraque dans le mouvement des autres". D'espérances déçues en promesses trahies, elle puise dans l'expérience de sa douleur une force qui aiguise son regard sur l'humanité souffrante. Brigitte Giraud tend la main quand tant d'autres la retirent. "Comment saisir leurs visages et l'en-dedans que la terre abîme ? Et dissout.", écrit-elle dans son évocation des humains condamnés au perpétuel exil.

Résultat de recherche d'images pour "mikio watanabe"Six gravures de Mikio Watanabe montrent des fragments de corps nus, entre noir profond et gris lumineux, et soulignent les déplis de la peau à la fleur du désir. Un bel accompagnement qui, espérons-le, incitera à la lecture de cet ouvrage très réussi dans sa réalisation éditoriale.

Extraits :

Tu dis " Coudre le ciel ou le découdre n'a pas d'importance.
Il faut encore commencer."
Et le sens des choses ne sert plus à rien
qui tienne debout quand 
j'ai peur de tes yeux.

Le sang court sans cesse après des feux,
et la langue des fous réclame.
Les mots brûlent.
                                                                  Aime-moi.

*

Une maille après l'autre défait la mort,
une métaphore prise en ciment dans le recueil.
Une gelée rouge,
ou l'impossible danse de l'infini.

Je me demande quand le corps me sera rendu,
comme tombé dans une fissure du temps.
Alors je recueille en moi la présence de la nuit
qui étire sans cesse celle du rêve agrandi
d'une enfant qui voulait.

Aime-moi de Brigitte Giraud est publié aux éditions Al Manar. Il coûte 18 €.
  image 1 éditions Al Manar
image 2 Gravure de Mikio Watanabe, missiongalleryart.com

lundi 27 mai 2019

Conversations 1 et 2


Conversation 1
Résultat de recherche d'images pour "épicure"-         Elles sont marrantes ces trottinettes électriques, finalement.
-         Pourquoi finalement ?
-         Une impression d’irréalité peut-être. Je ne suis pas certain qu’elles existent vraiment. Ca m’amuse.
-         Hum ! Comment des objets constitués de matière pourraient-ils être à la fois réels et irréels ? Si encore les trottinettes étaient gazeuses comme il y a des planètes gazeuses, je comprendrais, mais là…
-         Tu as raison. Cependant…
-         Cependant quoi ?
-         C’est tout un ensemble. Le sentiment d’irréalité que j’éprouve en regardant les trottinettes s’étend à ce qu’il y a autour. Les trottoirs sur lesquels elles roulent ne sont plus exactement les mêmes. Les murs qu’elles longent non plus. Quant aux gens qui se déplacent avec ces drôles de machines, avec leur casque et leurs écouteurs…
-         Simple question d’habitude. Pense à nos ancêtres quand ils ont vu une automobile pour la première fois. Les progrès mécaniques surprennent toujours la banalité puis on s’y fait.
-         Les trottinettes, c’est autre chose.
-         Autre chose ? Te voilà bien flou.
-         Oui. Flou. Forcément flou. Comme une image oubliée qui revient peu à peu à la conscience. Je doute qu’elle soit vraiment vraie. Je ne suis plus sûr de savoir ce que je sais.
-         Ah ! Je crois deviner. Tu penses aux enfants d’autrefois qui faisaient des courses de trottinette en riant. Une illustration de l’insouciance, du bonheur, même. C’est bien ça ?
-         Un peu, oui. Et je me dis que cette résurgence du passé colle mal avec le présent. Le présent prétendu moderne et qui incarnerait déjà le futur. En fait, je me demande si notre civilisation ne retombe pas en enfance. C’est mauvais signe.
-         Et si tu considérais que ces trottinettes sont seulement un moyen pratique pour se déplacer en ville, écologique en plus ? Tu ne te mettrais pas la cervelle au court-bouillon.
-         Certes. Mais, encore une fois, c’est tout un ensemble qu’il faut observer. Et il m’inquiète autant qu’il m’amuse. Pense aux chargeurs de trottinettes la nuit. A ce qui se passe dans leur tête.
-         C’est juste un nouveau job. Pas plus con qu’un autre. Idéal pour un étudiant.
-         Je ne peux pas m’empêcher de le trouver absurde. Un jour, on apprendra que deux chargeurs de trottinettes se sont battus à mort parce qu’ils convoitaient le même engin. Et ce sera absurde oui, totalement absurde.
-         Tu vois tout en noir. Tu pourrais aussi bien imaginer qu’un chargeur de trottinettes rencontrera une chargeuse de trottinettes et qu’ils tomberont amoureux. Ca serait marrant.
-         Et ils feront beaucoup d’enfants qui à leur tour deviendront chargeurs. Des générations de chargeurs comme il y a eu des générations de mineurs. Et le soir au coin du feu, quand ils seront vieux…
-         Aïe ! Te voilà cynique maintenant !
-         Pourquoi pas ? C’est une posture qui en vaut une autre. Une posture de chien*.
-         Ah ?
-         Oui. Ah !

*On dit que Diogène l’irrévérencieux souhaitait être enterré comme un chien.


Conversation 2

-         En fait, les drones, c’est un peu comme les trottinettes. Retour inconscient à l’enfance.
-         Tu forces le trait. Un drone qui livre un rein à un hôpital de Baltimore* n’a rien à voir avec l’enfance. C’est juste un outil.
-         Tous les outils ont une fonction dans l’imaginaire collectif. On en a même vus sur des drapeaux rouges…
-         Je suis bien d’accord mais on peut aussi décréter qu’on  ne s’intéressera qu’à leur fonction utilitaire afin qu’ils adhèrent mieux à la banalité que tu estimes menacée.
-         Je dirais plutôt dérangée.
-         La banalité peut être dérangée par toutes sortes de choses. Si une tuile tombe du toit sur la terrasse depuis laquelle tu regardes ton paysage tous les matins, par exemple.
-         Dans les deux cas, il s’agit d’une irruption qui perturbe la conscience floue. Une conscience floue pleinement voulue. Pour garder une vraie emprise sur le réel.
-         Une vraie emprise via le flou ? Je ne suis pas sûr de comprendre. C’est paradoxal.
-         Non. Le réel est souvent plus flou que précis. Les peintres impressionnistes l’ont bien compris.
-         Hum ! La lumière n’est pas la seule composante du visible. Et quand bien même ! Le flou sera mieux saisi par une conscience claire. Qui saura désigner les zones d’effacement.
-         C’est vrai. Mais nous ne regardons pas les choses comme si nos yeux étaient des microscopes. De même, nous ne percevons pas les durées avec une rigueur horlogère. Et nous ne le voulons pas !
-         Ah ! Encore la volonté !
Résultat de recherche d'images pour "diogène"-         Absolument. La volonté du banal, de l’ordinaire.
-         Reconnais que la banalité est surtout subie. Pense à tous ces citadins boudinés dans les métros dès sept heures, à toutes ces queues dans les supermarchés le samedi. Il faudrait qu’on puisse y trouver une profondeur pour qu’elle soit voulue, ta banalité.
-         Mais elle est profonde en soi. Elle ne signifie aucunement une absence de trouble. Sa quiétude n’est pas une ataraxie* mortifère.
-         N’empêche ! Cette primauté du vouloir me chiffonne.
-         Refuser d’être dépossédé de soi exprime une volonté de résistance. Une volonté nécessaire. Il faut vouloir vouloir.
-         Si tu le dis ! Ca devient compliqué. On en reparlera quand les drones commenceront à nous tomber sur la tête.
-         Pour le coup, ce serait vraiment une tuile. Dorénavant je porterai un casque. Comme les rouleurs à trottinette. Telle est ma volonté.

*Le 19 avril 2019, livraison effectuée en une dizaine de minutes
*Epicure notamment recherchait l’absence de trouble de l’ataraxie.



image 1, Epicure, france-culture.fr
image 2, Diogène de Sinope, babelio.com