samedi 9 mars 2024

Siri Hustvedt, L'aire de jeu de Freud

Dans son bref essai Histoires de traduction, Siri Hustvedt narre une anecdote qui a peut-être guidé la psychanalyse vers un chemin différent à cause d'une ambiguïté entre langue allemande et langue anglaise. Cette anecdote illustre à merveille que traduire demande bien des petits arrangements pour tenter de réduire au mieux les multiples écarts de sens qui surgissent dans et autour des mots.

" Cela m'est arrivé en 2011 tandis que je travaillais à une conférence. Je devais tenir à Vienne la trente-neuvième conférence annuelle de l'Institut Sigmund Freud ; et si je lisais Freud depuis de nombreuses années, je le lisais en langue anglaise... Je me plongeais donc dans les versions allemandes originales des textes que je citais et découvris quelque chose d'intéressant. Dans "Remémoration, répétition et perlaboration" (1914), Freud traite la manière par laquelle un analyste devrait à ses yeux traiter la "compulsion de répétition" de son patient. A un moment du texte, [ la traduction anglaise est la suivante] : "We admit it into the transferance as a playground in which it is allowed to expand in almost complete freedom..." [Mais] le mot allemand est Tummelplatz. Il n'y a pas d'équivalent exact de ce mot dans la langue anglaise. Playground, l'aire de jeu, désigne un lieu plutôt réservé aux enfants, alors que Tummelplatz, la place du jeu, en désigne un qui n'est pas réservé aux seuls enfants. C'est le lieu de l'agitation, de la précipitation, un lieu où se déroulent beaucoup d'actions. Freud évoque également la zone de transfert entre l'analyste et l'analysant en la présentant comme un "terrain de luttes" et un "champ de batailles"... Freud ne pensait pas à des enfants en train de jouer lorsqu'il choisit de recourir au mot Tummelplatz...

Playground fut donc le mot que lut Donald W. Winnicott, le psychanalyste et pédiatre anglais, lorsqu'il découvrit le texte de Freud. Winnicott ne parlait pas l'allemand. Et bien qu'il ne le mentionne jamais, sa théorie du jeu fut très certainement inspirée par sa lecture de la traduction anglaise de cet essai de Freud... Si Winnicott était tombé sur le mot Tummelplatz et non sur le mot playground, qu'en aurait-il été ? Aurait-il élaboré sa riche théorie du jeu, qui fait de la "région intermédiaire" du transfert telle que pensée par Freud un "espace potentiel", un espace qui n'est ni une réalité psychique intérieure ni le monde extérieur ?"

Image : Les trois Sphinx de Bikini, Salvador Dali, 1947

jeudi 7 mars 2024

Siri Hustvedt, autobiographie et roman


Dans son essai L'avenir de la littérature, Siri Hustvedt aborde évidemment l'incontournable question du souvenir, comment on s'en saisit, comment on s'en dessaisit, comment il se compose, se décompose puis se recompose. L'étroit maillage du passé, du présent et du futur par la pensée, l'émotion, le désir et la relation de ceux-ci augmente le flou et les opacités. De même, il ne faut pas perdre de vue qu'un souvenir n'appartient jamais tout à fait à celui qui se souvient. Il est en lien avec d'autres souvenirs, individuels et collectifs. Lesquels, cela va de soi, sont sans cesse revus et corrigés par les variantes infinies de l'imaginaire selon les époques...

 "Nos souvenirs autobiographiques, la manière dont nous retenons le passé dans le présent, sont un terrain noyé dans la brume. Non seulement nos souvenirs perdent en précision au fil des années mais ils changent. Afin de mieux souligner que le présent imprime toujours sa marque sur le passé, Freud forgea le concept d'après-coup. Nous ne pouvons faire retour vers ce qui a été, sauf à travers les "lentilles" du présent. Les spécialistes de la mémoire parlent de consolidation et de reconsolidation. L'émotion consolide les souvenirs...mais le même souvenir est aussi l'objet d'un travail de reconsolidation, il change. Nous n'emmagasinons pas les souvenirs en les rangeant dans des boîtes de nos cerveaux pour ensuite les en retirer chaque fois que nous le décidons. Les métamorphoses de la mémoire sont complexes et ne sont pas entièrement comprises, mais il est bien connu que les êtres humains peuvent se rappeler quelque chose qui ne s'est jamais produit ou qui est arrivé à quelqu'un d'autres."

"De nombreuses recherches empiriques ont démontré de façon certaine que la mémoire peut être manipulée par la pression sociale. En 2011, Micah Edelson et ses collègues du Weizmann Institute publiaient un article dans la revue Science intitulé "Suivre la foule : substrats cérébraux du souvenir conformiste de long terme"... Ils relevaient ceci : "Les participants ont eu fortement tendance à se conformer à des souvenirs erronés entretenus par le groupe, commettant ainsi des erreurs à la fois durables et temporaires, y compris lorsque leur souvenir initial était précis. Les images mentales produites par une personne qui se conforme à ce que croit la foule en viennent, me semble-t-il, à supplanter les images initiales. Aucun des participants à cette expérience ne souhaitait faire erreur dans son travail de remémoration, mais le souvenir précis que chacun d'eux avait gardé du film qu'ils avaient vu avait été altéré de façon définitive du fait même de l'influence d'autrui. Des souvenirs autobiographiques peuvent être éclipsés par des fictions."

"Ma conviction est que les réalités fugaces du souvenir autobiographique conscient - les nuées d'images que nous avons à l'esprit et qu'accompagne chaque fois une tonalité émotionnelle particulière - et que l'acte même consistant à s'imaginer dans le futur ou à écrire un roman, qui génère également des images mentales et des sentiments, ne sont pas choses distinctes mais parties intégrantes de la même activité."

"Le langage est au fond diabolique. Il naît entre des personnes et parmi elles. Comme l'avance le théoricien russe Mikhaïl Bakhtine, "tout mot est pour moitié celui de quelqu'un d'autre". Lorsque je lis des romans, je suis cet autre, celui qui accepte le don que me fait l'écrivain. Tout livre est inventé, non seulement par l'écrivain mais aussi par son lecteur." 

Image : Gérard Garouste, 1987

mercredi 6 mars 2024

Siri Hustdvet et le concept de frontière


Le décloisonnement des savoirs et de leur perception n'est pas une idée neuve. Des encyclopédistes du XVIIIème siècle à Edgar Morin, la nécessité de la transversalité pour mieux appréhender la complexité du monde en évitant les biais du réductionnisme est l'objet de nombreux ouvrages de sciences humaines. 

Les travaux de Siri Hustvedt s'inscrivent dans ce chemin-là, sans frontières artificielles entre corps et esprit, raison et émotion, intérieur et extérieur. Lesquelles sont un étouffoir où moisissent les préjugés.

"La neurobiologie, l'anthropologie, la physique et la psychanalyse...sont comme des Etats ou des pays séparés, chacun existant à l'intérieur de ses propres frontières soigneusement tracées. Une spécialisation extrême peut rendre difficiles, voire impossibles, des dialogues par-delà les frontières. Des champs de connaissances différents se fondent sur des postulats différents qui, à leur tour, créent différentes manières de percevoir et comprendre le monde. Ces postulats, profondément ancrés, ne sont pas toujours apparents. Parfois, ils sont invisibles, ils sont l'objet d'une sorte d'accord tacite parmi tous ceux qui travaillent au sein de la discipline en question, qu'il s'agisse de la physique ou de l'histoire. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de disputes à l'intérieur d'un champ donné. Chacun accueille en son sein de forts nombreux débats, mais ceux-ci portent rarement sur les questions fondamentales... De temps à autre, il arrive que les personnes qui travaillent dans le champ en question constatent que les lignes de démarcation qu'ils avaient tracées entre une chose et une autre, que le sol dont ils supposaient qu'il soutenait l'ensemble commencent à se craqueler, à s'effriter. On le constate...de façon évidente dans les sciences expérimentales. Des expériences réitérées révèlent que quelque chose d'inattendu, dont on ignorait l'existence, existe en fait bel et bien, et les personnes travaillant dans ce champ se voient sommées de réviser du tout au tout leurs postulats de départ, de tracer de nouvelles lignes de démarcation et de penser dès lors de façon différente."

"Nous considérons comme chose acquise que la peau de l'homme est sa propre frontière. Mais toute personne a été un jour un agglomérat de cellules en division à l'intérieur du corps d'une autre personne ; et ses rêves, ses inquiétudes et la nourriture qu'elle ingérait ne peuvent être séparés de l'être embryonnaire qui est un jour devenu un foetus et, dès sa naissance, un nouveau-né - nouveau-né qui passa l'année suivante à se cramponner à cette autre personne ou à quelqu'un d'autre avant de marcher tout seul. Et pas plus l'adulte n'est-il un être entièrement indépendant. Toute personne a des orifices ouverts sur l'extérieur. Il ou elle voit, entend, touche, sent, respire, mange, urine, défèque, se mêle à d'autres corps lors de rencontres érotiques, aime, hait, souffre, pense et imagine."

Nous verrons à ce propos dans un autre article, ce qu'écrit Siri sur la fécondation et l'accouchement, avec ces oppositions encore trop souvent affichées entre pureté mythique de l'homme et impureté maléfique de la femme et de son corps. Par exemple, le placenta n'est pas le lieu étanche où le bébé à naître est protégé des complexités cellulaires de la parturiente. Garantissant ainsi à la future progéniture mâle toute sa puissance exempte d'insanités. L'obstétrique réduite au seul savoir de sa spécialité continue, encore aujourd'hui, de véhiculer de sottes et stériles dichotomies.  

Image : Blue days and Pink Days de Louise Bourgeois. Dans son essai Deux à la fois, présent dans ce volume, Siri évoque longuement Louise Bourgeois et nous y reviendront en abordant le microchimérisme qui lie intimement la mère et son enfant in utero.

mardi 5 mars 2024

Siri Hustvedt, Mères pères et autres (1)


Siri Hustvedt est une butineuse à la fois drôle et méthodique dans tous les champs du savoir où elle tisse des liens. Littérature. Art contemporain. Sociologie. Philosophie. Psychanalyse. Neurosciences et même obstétrique... Son recueil d'essais Mères pères et autres n'est cependant pas une somme assommante. L'auteure, redisons-le, ne manque pas d'humour pour évoquer les souvenirs de son enfance en Norvège, sa mère et son père, sa grand-mère. Ou, encore, son arrivée aux Etats-Unis et sa vie à New York depuis quarante ans. 

Le fil conducteur du livre est la condition assignée par les hommes aux femmes des commencements du néolithique à aujourd'hui. Objectivement et subjectivement. Dans les représentations mythologiques et historiques. Dans les récits littéraires et médiatiques. Dans la relation des sciences, de la plus ancienne à la plus récente. Siri Hustvedt affiche un féminisme lucide et déterminé qu'on pourrait apparenter à celui, par exemple d'Elisabeth Badinter. Un féminisme de co-déconstruction quand il s'agit de déconstruire des a priori, des dichotomies, des attitudes et des actes. Un féminisme de co-construction quand il s'agit d'ouvrir de nouvelles voies au futur partagé des femmes et des hommes alors que, partout dans le monde y compris en Europe, le droit des femmes est de plus en plus souvent contesté. 

Mais laissons la parole à Siri. En commençant par des bribes qui illustrent sa façon de questionner la pensée générale, sans biais oppositionnel.

"Ce n'est qu'à l'âge adulte que j'ai été en mesure de réfléchir au problème de l'omission, à ce qui fait défaut plutôt qu'à ce qui est là, et que j'ai commencé à comprendre que le non-dit peut être aussi bruyant que ce qui est dit."

"Bien que l'on ait longtemps considéré le deuil comme un trait exclusivement humain, des travaux de recherche laissent penser que d'autres primates, les éléphants et certains oiseaux pleurent eux aussi leurs morts, que nous, humains, ne sommes pas les seuls à transmettre des pratiques culturelles de génération en génération." 

"Dire que les gens changent et restent à la fois les mêmes est une banalité. Héraclite, ce philosophe qui vécut à la fin du VIème siècle avant notre ère et dont l'oeuvre n'est parvenue jusqu'à nous que sous la forme de fragments, est sans doute surtout connu pour ces mots, qu'on lui a attribués : "On ne peut descendre deux fois dans le même fleuve." Mais ce n'est pas exactement ce que dit le fragment en question, qui dit en fait ceci : "Dans le même fleuve nous descendons et nous ne descendons pas, nous sommes et nous ne sommes pas." C'est bien plus énigmatique. Le fleuve suit son cours, il s'écoule, et l'eau qu'il charrie ne cesse de changer bien qu'il reste le même fleuve. Je ne tenterai pas d'interpréter le "nous sommes et nous ne sommes pas". Les biologistes parlent cependant d'homéostase, une notion ancienne à laquelle on a donné un nom tout neuf. Elle désigne les ajustements dynamiques qu'opère le corps vivant confronté aux réalités internes et externes et qui lui permettent de continuer d'être ce qu'il est. Il change de manière à pouvoir rester le même." 

Mères pères et autres de Siri Hustvedt est publié chez Actes Sud et coûte 24,50 €.

lundi 4 mars 2024

Carine Perals-Pujol, Poèmes inédits

 


Carine Perals-Pujol a publié dans plusieurs revues dont Dissonances (N° 25 sur le thème de la peau et N° 34 sur celui des traces) et La Piscine. Elle a également participé à l'expérience numérique des Vases communicants (allusion à André Breton et à la mécanique des fluides) avec Joachim Séné, Louise Imagine et Christophe Sanchez. Régulièrement, elle poste des textes sur sa page Facebook et nous les aimons. Ils évoquent, notamment, les empêchements du langage et de la langue. Leur flux souvent brisé exprime ce quelque chose en nous qui manque d'ossature et que nous cherchons à rassembler. Pour faire la part de l'ombre dans la lumière.

 

poème par morceaux

pulvérisé ici et là

les bords tranchants à peine de quoi refléter la

lumière

(la lumière, on s'en fout, dit-elle, la femme, et

elle s'en va)

poème par braises

 

et tout est là

*

le poème est incertain / vacille

il tient pourtant il bouge un peu / bascule

 

et dans la main qui l'offre il fait des étincelles

pierre de cuivre trouvée à la rivière jamais tout

à fait exacte

jamais tout à fait régulière

il suffit d'un seul angle à la lumière

dit la mémoire il suffit d'un visage

 

à la lumière

*

il fait silence dans ta ville sous cette pluie qui

ne finit jamais

silence tu disais

dans ta ville que je fouille et visite

continuellement

je cherche les pierres perdues la page écrite ce

qui reste quelque part

qui témoignera de nous

 

qui nous dira

*

on parle comme

on parle

 

dans notre langue le désastre a couvé

longtemps

on en a plein la bouche on / parle mal

quelque chose a dû briser l'échine de la

grammaire on serait verbeux pour un peu

accroche-toi aux voyelles

 

ma langue a des racines ma voix quelle

déconfiture l'aveu nous taraude ma langue est

taupe

on n'y voit rien disait-il et elle le reprenait 

gentiment Mais si quand même, regarde,

et c'est comme ça après tout qu'on parle aux

presque enfants

 

la langue précipitée s'essouffle où va-t-elle

elle est sortie sans sa grammaire et il va

pleuvoir

mais c'est que voyez-vous la grammaire ici

danse

 

et on devient tous un peu gaga

*

il me semble parfois que je vous regarde

depuis l'autre rive,

au bord d'un fleuve intraduisible, vaste corps

d'eau et de tourments.

 

un oiseau fou m'aura posée là, sans doute,

dans l'écart et la stupeur

qui ont rendu la langue impossible.

 

(paroles de l'étrangère) 

*

c'était tellement difficile de parler

à force d'être mêlée au fracas, à force de ne

plus savoir qui fait quoi,

et si c'était moi la faute, l'horreur, l'immonde ?

que vaudrait ma parole ?

 

difficile de parler, et pourtant tracer les lignes 

entre les corps, reprendre son dû, avoir sa

part,

- la parole fait ça, avec patience, avec lenteur.

 

et tout à coup, sans même savoir pourquoi,

parler

 

mais garder en mémoire le péril, le silence

étonné

de celui, de celle qui n'y arrivent pas. 

 

Image : Le propre et le figuré, Hervé Télémaque, 1982, Centre Georges Pompidou

 

vendredi 1 mars 2024

Rémi Letourneur, Le bitume ou la mer (inédit)

Le bitume ou la mer de Rémi Letourneur est une longue prose poétique composée de trois mouvements : Enclave, Excursion et Fin.

L'auteur est un passant ordinaire, tantôt présent tantôt absent, dans ce que la banalité des paysages cache ou révèle. La matière des rues et des boulevards, des ponts, n'est pas plus sûre que celle des corps qui chancèlent et suffoquent avant de se désagréger. L'époque même manque de contours en ses durées. "Quand suis-je ? ", se demande Rémi Letourneur. Reste la volonté [d'imaginer par l'oeillère d'une porte close la possibilité d'un autre monde sensible].  

Le lavomatique, avec ses étapes minutées et ses hublots globuleux, incarne et désincarne cette volonté-là, dans la langue abolie aux sons du tambour. L'enfance revisitée métamorphose l'image du père et de la mère. Leurs "bouches d'écailles" ont tour à tour les râles de la vie et de la mort.  Petite vie et petite mort pour un enfantement bicéphale, noyé dans les [aquosités baveuses] et "les débris salivaires". Mais le chant de l'enfance reprend le dessus. Les parents, [rincés, essorés] sont partis... Il y a plein de fleurs dans les mots "qui ont l'odeur du vent lorsqu'il venait jouer, encore, contre les cordes à linge". Est-ce ainsi que la vie se désenclave ? 

A jouer les funambules sur une scène qui est comme le réel de Lacan un trou sans bords, le poète en excursion se retrouve "perché-vautré sur le cou d'une girafe" et prend "les chevelures buissonnières pour des moquettes". Quelque chose ne va pas. Entre ciel et bitume, la machinerie onirique se détraque. Rémi Letourneur ressent "le frisson d'une vie antérieure". Est-elle le lieu trouble de ses vagabondages ? Des herbes hautes déplient leurs énigmes le long d'une rivière à implants et toute forme se déforme. Il n'y a plus de corps qui tienne. Comment naviguer dans des géographies où la lune s'éteint, où le liquide amniotique du réel submerge toutes les lignes ? En Ulysse du futur improbable, le poète cherche ses points d'ancrage. Dans l'en-soi et le hors-soi. "J'ai navigué pour tous les ports. Et partout, d'amarrer des pontons sans relief, je me suis perdu. Aux quais, je n'ai trouvé que le vide des chemins sans frontières, que des hommes sans papier, sans nom", écrit-il. Ce voyage sans retour est aussi un voyage sans aller. Le temps comme l'espace sont vides. Il n'y a pas de fin sans confins.

Dans son dernier texte intitulé Cendrier, Rémi Letourneur est assigné à domicile par le ciel qui bloque et la lune qui coagule. Même les miaulements du vent n'engendrent aucune illusion de chat.  Ne reste que le rien dans des cadres où vague le flou. Il n'y a rien. "Tout est là".

Extraits :

 "Aux recoins du hangar, les bâillements du ciel, passant aux filtres de fenêtres ciselées, projettent tubes et machines d'un regard perle et rouille. Ossatures sans noms, cadavres ou reliques pour cette image que l'écho réanime en vain, pantins sans articulations qui flottent plat, contre le bitume et les carreaux débraillés : quel est ce parfum que je vois fuiter de vos pores de métal ? Tu te demandes aussi quelle est cette odeur, toi qui jamais ne prêtes le nez aux gestes des minutes. Et moi, je te réponds que les années compactes suintent aux choses qui tiennent debout. Tu avances, je te suis, puisque toujours, c'est ainsi, l'horizon nous déroule."

*

"Je suis sorti. Sorti de moi. Mais, de me voir seul au milieu des raies, j'ai été pris de vertige. Vertige de matière vide des pieds jusqu'au menton. Vertige d'une scène sans lueur. Vertige d'un chemin sans route. Inconcevable. Et ce vide, si profond qu'il en éteint la profondeur, m' a ramené en corps. Aux marges du monde, j'ai caressé, dans un frisson, les limites de la conscience. Combien de temps ai-je passé loin de moi ?

Le retour à la plaine, le retour à ses larmes, le retour à ces longues respirations nocturnes n'est pas un choix. En brouillures sous le ciel éclaté, j'ai voulu embrasser l'univers en désordre : impossible. Retrouver l'harmonie pour en laper chaque goutte ; reconstruire le tableau pour y vagabonder pleinement. J'attends toujours la lune."

*

"C'est le moment où aube et crépuscule s'affairent. C'est le moment où l'horloge réparée embauche. C'est le moment, où moi aussi, je dois te repartir. Mais avant, je laisserai sur la berge un mot, je glisserai dans la barque, à quai, un son. Un son plein et solide, d'un métallisme froid. Un mot succinct, suave comme un oreiller. Mais un mot que mes doigts puissent saisir en toute sécurité : une rame, en somme. Etanche. Oui, c'est bien ça : étanche, comme mon coeur voudrait l'être sur cette barque, là-bas."

L'écriture de Rémi Letourneur s'attache autant au son qu'au sens et épouse souvent le rythme de la ritournelle : "Rouillé. Rouillé au fond de... ; je roule des pieds. Des pieds contre... ; Alors j'attends. J'attends que...". Elle hésite entre anaphore et épiphore : "C'est le moment... ;  Derrière les portes... ;  Il faut choisir, chacun son tour. Choisir... ; La lune s'est laissé faire". Cet attachement à la musicalité est particulièrement sensible dans le texte Hydre aux litres.  Les mots, qui sont des phonèmes, tantôt sifflements et tantôt plaintes étouffées, fusent puis s'effondrent, "onomatopées lourdes", dans un [nuage sonore de métal et d'inox]. Enfin, cela compte pour exprimer le détachement de l'attachement, le poète qui se dit "girafé" sait manier l'humour, piqueté ça et là de légères pointes surréalistes. Et c'est ainsi que nous l'aimons. "Tout est là".

Rémi Letourneur  a publié dans plusieurs revues dont Traction-Brabant de Patrice Maltaverne et La page blanche de Matthieu Lorin. L'un de ses poèmes vient de paraître dans la revue Lichen. Nous espérons vivement que Le bitume ou la mer trouvera bientôt un éditeur. 

Image : Salvador Dali, Solitude, 1931

 

 

vendredi 9 février 2024

Grégory Rateau, de mon sous-sol

 


« L’homme du sous-sol est capable de demeurer silencieux dans son sous-sol quarante années durant ; mais s’il sort de son trou, il se déboutonne et alors il parle, il parle, il parle… »   
Fedor Dostoïevski

Grégory Rateau a découvert Le Sous-sol de Dostoïevski quand il avait vingt ans. Sans doute, quand sa vie allait de guingois, s’est-il identifié à cette confession d’un narrateur anonyme et solitaire dans l’estime puis le dégoût de soi. Aujourd’hui au bord de la quarantaine, il s’y identifie encore et éprouve une urgence à écrire, écrire, écrire. Dans la fièvre d’une lucidité dont la lumière aveugle. Bien sûr, le lecteur comprend vite que le sous-sol, également nommé souterrain par l’auteur des Possédés, est celui de l’âme. « Déjà alors, mon âme portait en elle son sous-sol. », observe-t-il en précurseur de Freud. Le revers d’une conscience travaillée par l’expérience est toujours à chercher dans les bas-fonds tumultueux de l’inconscient. Avec ses jouissances douloureuses.

Dès les premiers vers de son long poème intitulé De mon sous-sol, Grégory Rateau évoque son adolescence harcelée et la « douce indifférence » des siens occupés à leur plaisirs débridés. « même les vieux copains / faisaient un pas en arrière / un choix définitif / d’un côté les paumés… / et de l’autre / …les dominants, les motocyclés ». Quand au sentiment d’abandon s’ajoute celui de la trahison, la tentation du mal conduit parfois le persécuté à vouloir devenir persécuteur à son tour. S’agissait-il vraiment de « suivre sans faiblesse la voie du sabre » chère à Mishima et comment pouvait-elle s’accommoder sans heurts majeurs du désir d’un futur « ivre de légende » ? La question se pose d’autant plus facilement qu’on pressent l’impossibilité d’une réponse. Les blessures de la psyché, ce miroir sans tain, n’ont jamais de contours sûrs dans la mémoire. Et le poète hante lui-même ce qui continue de le hanter. Dans la [dissociation du « moi »]. En appelant un Dieu qui reste sourd, en imaginant que la souffrance n’est pas vaine, qu’elle est une mise à l’épreuve tendue vers une fin réparatrice…

Dans un deuxième temps, Grégory Rateau  égrène ses désillusions de jeune auteur de poésie et, nolens volens, entre désir de repli dans sa « retraite roumaine » et désir de paraître dans le milieu des lettres, revit les offenses de [la cour où il est né]. Mais au diable « les littéreux », « les bobos fanatisés » et « leurs Clubs faisandés », « à la Closerie des Lolita », les courbettes au Figaro Littéraire ! Le temps est venu de ne plus « longer les murs ». Traversé de pulsions mystiques comme Dostoïevski ou Rimbaud, le poète part en quête de son Graal pour boire avec ses Phrères l’«OR NOIR » de sa coupe.  La légende encore et son cercle à partager pour « transmettre la parole…et tout faire pour la rendre vivante ».

Ce qui n’empêche pas Grégory Rateau, à la toute fin de son texte, d’examiner sans concession ses affres mis à maux. Avec humour, il considère le passage de la quarantaine comme une limite au-delà de laquelle [son ticket n’est plus valable]. Avoir ou ne pas avoir le ticket, auprès de qui et pourquoi, en voilà une question qui taraude l’humain depuis ses commencements ! « Il est temps de ne plus jouer cette comédie », écrit-il. Se lamenter sur son propre sort, pleurer sur les illusions perdues, non. Définitivement non. En délicatesse avec son siècle comme Dostoïevski l’était avec le sien, le poète souhaite s’éloigner de tous les miroirs trompeurs et « continuer à respirer décemment » en espérant que sa jeunesse n’a pas dit son dernier mot. Parler, parler, parler. Ecrire, écrire, écrire. Mais sans se déboutonner. Si désespoir il y a , il restera correct.

Extraits :

le lendemain brûlant de haine / ma peur bien planquée / pesant sur ma scoliose / en nage à force d’uppercuts / lancés à la dérive / de brasser les mensonges / et autres chimères / dissocié du « moi » / je ne voyais plus que les fissures / les craquelures dans le béton / les petites imperfections / qui semblaient me sourire / l’acharnement reprenait / quand ce n’était pas les marques de ces morveux / c’était la règle qui opposait sa signature / ma peau finissait même par s’endurcir / par me donner des allures de vieux bonze

*

Ce sont les livres qui ne m’ont jamais lâché / des plaquettes et des pavés / sans discrimination aucune / juste un assemblage de briques / assez pour me surélever / des mots qui ne ressemblaient à rien d’autre / des galaxies contenues parfois dans une phrase / de vraies claques / Rimbaud, Miller, London, Istrati / Affamés de découvertes / de justice / d’une toute autre liberté / eux aussi en ont soupé / encaissé / sans jamais sourciller / leur rage a grandi / nourrie de rencontres / de frustrations / de fraternité sauvage / loin des lieux communs / du cordon ombilical / je la sens grandir en moi à mon tour / cette langue souterraine / le Bruit et la Revanche

*

Grégory Rateau a écrit son De mon sous-sol en une semaine. On retrouve les élans lyriques qui lui sont chers, avec parfois des envolées dignes de Léo Ferré. Le poète de La mémoire et la mer détestait lui aussi le « jazz d’ascenseur ». Mais davantage que dans ses recueils précédents, on repère dans ce long dépli des instants de parole au premier degré, tantôt suffoquées et tantôt criées : « mais je peux me tromper…je l’ai bien senti…il fallait s’y attendre…je n’en peux plus de composer…très peu pour moi… ». Et c’est là, dans ce qui échappe au flux linéaire de l’écrit pour être dit sans artifice, que l’auteur nous confesse ses faiblesses et ses forces. Comme l’anonyme de Dostoïevski qui voulait être quelqu’un. Mais comment, comment, comment, sans rien trahir ?

De mon sous-sol de Grégory Rateau est le premier volume de la collection Aliénation & Liberté (Variations sur une même corde)  publié par les éditions Tarmac. La couverture, qui fait penser à une certaine métamorphose, est illustrée par Ramuntcho Matta. L’ouvrage coûte 10 €.

NB : Pour mémoire, Grégory Rateau est l’auteur de deux recueils de poèmes en 2022, Conspiration du réel aux éditions Unicité et Imprécations nocturnes chez Conspiration éditions. Ces ouvrages sont chroniqués sur ce blog.

Gilles Deleuze, La chair selon Delacroix


"Comment atteindre à cette vivacité qui exprime le rapport des couleurs entre elles ? Comment conquérir les tons vifs puisque seuls les tons vifs expriment le rapport de la couleur avec la couleur ?... Grand moment de Delacroix. Qu'est-ce qu'on voit techniquement chez Delacroix... ? On voit quelque chose de très curieux. La couleur sombre du fond subsiste souvent et longtemps. Elle est déjà pleinement couleur, mais c'est la couleur sombre. Mais chez Delacroix, on saisit sur le vif. Comment arracher à cette couleur sombre les tons les plus vifs ? C'est un moment important. Delacroix invente un procédé qui sera repéré comme tel déjà de son vivant... Ce sera le procédé dit des hachures. Il va littéralement hacher sa couleur sombre...de hachures vertes, de hachures rouges. C'est au niveau des hachures que la couleur va conquérir ses rapports vifs de tons vifs. Un des plus grands moments de Delacroix : "Donnez-moi la boue des rues et j'en ferai de la chair de femme d'une teinte délicieuse"

Le déploiement des tons vifs et des rapports entre tons vifs qui, d'une certaine manière, n'ont plus besoin du fond sombre d'où la couleur sortait. Tout se passe comme si Delacroix avait encore gardé le fond sombre mais pour amener le moment où on n'en aurait plus besoin."

J'aime beaucoup cette idée d'arrachement de la couleur à l'obscurité. Là est le chaos-germe de Deleuze. Cette volonté dans l'acte pré-pictural de féconder  le chaos immanent à la toile comme à la page. Et la phrase de Delacroix vaut son pesant d'or. Accoucher la beauté de la chair à partir de la boue.

jeudi 8 février 2024

Gilles Deleuze, L'oeil et la main

 

"La peinture est-elle un art visuel ou manuel ? Si on dit : les deux, ça n'avance pas. Là encore, avec toutes les réserves que je refais chaque fois : est-ce une question générale ou est-ce que ça varie avec chaque peintre ? Ou y a-t-il du moins de grandes tendances que l'on peut distinguer ? Au lieu de fonder ces catégories - abstrait, expressionniste, figuratif, etc. - sur des données puériles comme : est-ce que ça représente quelque chose ou pas, n'y a-t-il pas lieu de reprendre ces grandes catégories - si elles sont bien fondées - en les rapportant à de tout autres critères ? Exemple : est-ce que les rapports de l'oeil et de la main sont les mêmes chez un peintre qu'on appelle abstrait ou chez un peintre qu'on qualifiera d'expressionniste ou chez un peintre qu'on qualifiera de figuratif ? Qu'est-ce que la variabilité possible des rapports oeil-main ?

C'est toujours cette histoire que j'essaie de développer, à savoir : ce chaos sur la toile - s'il existe - qui est comme l'acte d'instauration de la peinture, est essentiellement manuel... C'est l'expression d'une main libérée de toute soumission à l'oeil. Un peu comme si je faisais une espèce de gribouillis en fermant les yeux, comme si la main ne se guidait plus sur les données visuelles. C'est bien par là que c'est un chaos... Il implique l'effondrement des coordonnées visuelles... Faire sans voir. Libération de la main... Au lieu que la main suive l'oeil, la main, comme une gifle, va s'imposer à l'oeil. Elle va lui faire violence...

Est-ce que l'oeil est capable de voir ce que fait la main libérée de l'oeil ? C'est compliqué. C'est une véritable torsion du rapport de deux organes. En effet, dans les tableaux, il y a un moment où on a l'impression que l'oeil ne fait plus que suivre, comme si la main était animée d'une volonté étrangère."

Compliqué en effet. Peut-être que, dans certaines situations, c'est l'oeil qui prend la main et que, dans d'autres, c'est la main qui ouvre l'oeil. On ne peut savoir. En fait, tout le corps de l'artiste est engagé dans l'acte de peindre. Pour en revenir aux dos, on peut imaginer qu'un tableau soit infléchi par des douleurs lombaires par exemple. Sans que l'artiste en ait conscience. En tout cas, l'idée de la main animée par une volonté étrangère est séduisante, inquiétante même. 

Image : Autoportrait de Claude Bellan. Mais qu'a-t-il dans les mains ? 

mercredi 7 février 2024

Gilles Deleuze, Les dos de Bacon


 "Si vous voulez voir ce que c'est que la découverte d'un large dos d'homme... Il y a un triptyque de Bacon qui représente, vu de dos, un homme, une figure qui se rase. Je le montre. Vous ne verrez rien mais c'est juste pour que vous ayez une idée. Je le fais tourner lentement. J'ai honte de vous montrer des images, ça devrait vraiment être un cours sans images. Vous voyez les trois dos d'hommes ? La couleur de la reproduction est nulle parce que c'est une couleur difficile. Il y a une dominante rouge-ocre, une dominante bleue sur le panneau central et, à droite, coexistence du bleu et du rouge.

Prenons un problème, parce qu'on aura à le retrouver. La question de la peinture... ce n'est pas de peindre des choses visibles, c'est évidemment de peindre des choses invisibles. Le peintre ne reproduit du visible que, précisément, pour capter de l'invisible. Or c'est quoi, peindre un large dos d'homme ? Ce n'est pas peindre un dos, c'est peindre des forces qui s'exercent sur un dos ou des forces qu'un dos exerce. C'est peindre des forces, ce n'est pas peindre des formes. L'acte de la peinture, le fait pictural, c'est lorsque la forme est mise en rapport avec une force. Or, les forces, ce n'est pas visible... Tout le monde connaît le mot de Klee : il ne s'agit pas de rendre le visible, il s'agit de rendre visible... "


Le lecteur, comme moi, pourra préférer le mot tension au mot force. Qui exprime peut-être davantage le lien extérieur/intérieur. Le mouvement aussi. Et, en écriture comme en peinture, c'est peut-être là que ça se joue, dans ce mouvement toujours à ressaisir. J'aime aussi que Deleuze dise "capter de l'invisible" plutôt que "capter l'invisible". C'est la lucidité modeste, encore une fois. Un morceau d'invisible, c'est déjà beaucoup. La totalité de l'invisible, c'est impossible. Et de ce morceau d'invisible, il faudrait en faire apparaître la fragilité. Bien sûr, on y parvient rarement, et quand on réussit, on dit que c'est accidentel. Alors on continue sa quête. Comme Bonnard qui peignait Marthe. Claude Bellan nous parlait souvent du filet d'eau que le peintre laissait couler du robinet de sa baignoire. Et la figure de Marthe prenait vie dans toute la complexité de son abstraction.

Le tableau de Bacon qui ouvre mon article n'est pas celui de Deleuze. Dans celui-ci, la figuration est double alors qu'il ne s'agit pas de double, d'ombre portée ou je ne sais quoi. A l'imaginaire de se frayer un chemin dans sa complexité. Pour retentir. Essayer d'épuiser ce que nous hantons de nos entrailles comme de notre peau.