samedi 28 décembre 2024

Hiro Arikawa, Au prochain arrêt


Au prochain arrêt
de Hiro Arikawa est un roman dont la légèreté apaise le lecteur. Il se déroule dans des trains qui partent de Takarazuka et vont jusqu'à Nishinomiya-kitaguchi. Puis ils reviennent. Comme le balancier d'une horloge. À chaque arrêt entre les deux gares, des voyageurs montent et d'autres descendent. Parfois, ils se parlent.

Le jeune Masashi rencontre la jeune Yuki qui fréquente la même bibliothèque que lui et a les mêmes goûts. "Une succession de hasards étranges, comme dans un jeu de Jenga*, qu'il était apparemment le seul à percevoir". 

Shӧko, guère plus âgée, monte dans le train vêtue d'une superbe robe blanche qui pourrait laisser croire qu'elle vient de se marier. La vérité est plus cruelle... Et puis, hein, une mariée dans tous ses atours mais sans sa suite, elle n'aurait pas idée. 

À Sakasegawa, apparaît Tokié avec sa petite-fille. Elle est veuve d'un mari qui redoutait fort les chiens depuis qu'un mâtin l'avait mordu aux fesses dans un contexte des plus délicats. Un peu excentrique mais douée d'un caractère généreux, elle parle avec Shӧko et lui donne un étonnant conseil en s'excusant d'être une "vieille curieuse irresponsable".

Lorsque la dame en blanc descend du train, une dispute éclate entre Misa et katsuya qui donne des coups de pieds dans la porte du wagon. Un malotru enclin à la violence, qui ne supporte pas qu'une femme le contredise. Des épousailles sont pourtant prévues, de mauvais augure. Tokié ne s'y trompe pas : "Et si vous disiez stop ? Parce que vous allez souffrir".

D'autres personnages défilent, dont une groupe de femmes de quarante ans, bruyantes et sans gêne. Elles vont manger dans un restaurant hors de prix, portent des habits et des sacs à main hors de prix. Quelqu'un murmure : "Grandes marques, petites manières..." Il n'est pas impossible que la situation dégénère, surtout si Tokié s'en mêle...

Le paysage aperçu depuis le train est également un personnage. Sur une bande de sable au milieu de la rivière Mukogawa, des pierres alignées tracent le caractère "Vie" et suscitent bien des commentaires.  À Mondo Yakujin, cinq hélicoptères en suspens dans le ciel estival interpellent Kei'ichi et Miharu. Y a-t-il eu un accident ? Ou s'agit-il d'un exercice militaire ? Plus loin, un torii apparaît sur le toit d'un bâtiment blanc. Le rouge du portique et la blancheur de l'immeuble, ah la belle image ! Idéale qui sait, pour un rapprochement amoureux... De même que celle, dans un contrebas très pentu, des fougères aigles dont on déguste au printemps les jeunes pousses. Mais le paysage le plus surprenant se trouve à Obayashi, que le lecteur découvre en suivant Shӧko qui veut absolument se séparer de sa robe à cent mille yens*. La contrée est un paradis offert aux hirondelles dont les nids sont protégés. "Partout, des hirondelles voletaient devant les petites échoppes. Partout, elle vit des nids".

Le roman rend également compte de la situation des lycéens et des étudiants dans le Japon contemporain. Etsuko, élève de niveau moyen en terminale, travaille dur dans son centre de préparation aux examens. Les cours sont évidemment payants. Et il faut envisager plusieurs options en cas d'échec. "Si elle réussissait l'examen d'entrée à son plan B, il faudrait payer les frais d'inscription afin de garantir sa place, soit quelques centaines de milliers de yens pour une université à cursus court, et près d'un million pour une université où les études duraient quatre ans. Et si elle réussissait ensuite l'examen d'entrée de celle qui était un peu au-dessus de son niveau, cette somme aurait été dépensée pour rien". Compétition-sélection-argent, cet infernal trio.

Au prochain arrêt est un roman construit comme une série de ricochets dont les rebonds n'en finissent pas de se croiser et le lecteur ne perd jamais la mémoire des nombreux personnages. Une vraie prouesse qui émeut autant qu'elle amuse. 

Traduit du japonais par Sophie Refle, il est publié chez Actes Sud dans la collection Babel et coûte 7,90 €.

Jeu de Jenga : les joueurs retirent progressivement les pièces d'une tour pour les replacer à son sommet jusqu'à ce qu'elle finisse par perdre l'équilibre.

Yen : un million de yens équivaut à 6075 euros. Selon le site studyinjapan, le total moyen des frais d'admission et de scolarité de la première année dans une université publique est d'environ 930 000 yens. Dans une université privée, sauf en médecine, dentisterie et pharmacie, le montant dépasse le million de yens... Sachant que l'école est payante dès le primaire et qu'il faut prendre des cours supplémentaire également payants, mieux vaut avoir de quoi...

dimanche 22 décembre 2024

Christophe Sanchez, La femme au balcon


Qu'elle paraisse dans son plus simple appareil ou parée de ses atours, la femme voile et dévoile à son su et son insu tout un appareil symbolique. Si, de surcroît, elle apparaît sur la scène d'un balcon situé près du regard, l'imaginaire déplie de multiples branles, des plus clairs aux plus opaques. Avec leurs délices tantôt tus tantôt révélés, ils incarnent le mystère de l'humain toujours recommencé.

Ainsi en va-t-il de La femme au balcon de Christophe Sanchez. Le narrateur habite à portée de ses gestes et de sa voix. Il la voit fumer, se vernir les ongles, boire une coupe, écrire sur un cahier. Il l'entend téléphoner et se disputer avec l'un de ses enfants ou son compagnon souvent absent. De temps en temps, c'est elle qui s'absente et tout est différent...

Dès l'incipit, le récit est teinté d'humour : "Ce n'est pas mentionné dans le bail mais la femme au balcon a été livrée avec les clés. Je ne l'ai pourtant pas inscrite dans l'état des lieux". Puis, plus loin : "C'est tout de même gênant d'avoir un fantôme aussi obsédant chez soi. Je me demande s'il est encore temps d'en avertir la gestionnaire de l'agence immobilière".

Le lecteur devine que cet humour ne tiendra guère. "Mais j'ai peur qu'elle me manque", avoue le narrateur. "Si elle ne revenait pas ?", ajoute-t-il. Et d'un balcon à l'autre, l'antichambre du désir imprègne le décor. La rue assiste et participe au spectacle. Sujet/objet. Objet/sujet ; la même antienne dans les scissures où le conscient livre combat à l'inconscient. Ça tremble. Ça crie. Ça assourdit. Ça. Ça. [Une scie circulaire longe le trottoir et vient s'écraser dans toutes les oreilles du quartier]. Puis vient quelque apaisement. Les voitures du dimanche ont les roues qui gambillent dans l'entre-deux de la lumière matinale.  Ah ! "Laissons la rue à son travail de sape." Oublions les faux écrans des fumées. Tutoyons ! Tutoyons ! "Je t'ai vue avec ton homme sur le balcon... Tu cries ce matin et la rue ne réagit pas... Tu as peut-être remarqué que depuis plusieurs nuits je ne dors pas". Est-ce ainsi que les balcons se rapprochent et que les regards sont plus longs ? Comment tout ça finira-t-il, dans quel ailleurs, dans quelle intimité rêvée ? À l'évidence, le narrateur n'a pas toutes les clés.

 

La femme au balcon s'ouvre à un autre texte d'une cinquantaine de pages intitulé À la rue. Une suite qui va de soi et contre soi. Le paysage aussi est structuré comme un langage.  La rue, en ses [lignes jonchées de mouvements] par terre et sur les toits, n'est peut-être qu'un "trompe-l'œil qui frôle l'âme. Un mirage qui permet une fuite possible sans trop se brûler". L'équilibre y chancèle devant les portes fermées. Les contours ne sont sûrs ni pour la fatigue ni pour le chat ni pour l'oiseau. Et que dit ce terrain vague au bout de la rue ? Elle "perd la mémoire", écrit Christophe Sanchez. À moins qu'elle verrouille les "mystères enfouis dans son creux". Elle est une personne qui joue à être un personnage ou un personnage qui joue à être une personne. La vie est un songe qui s'efface aussitôt qu'il apparaît. Avec ses peurs inaugurales qui fouaillent les entrailles.

Ce deuxième texte, souvent moins narratif que le précédent, parfois davantage poétique, montre une infinité de luisances (larme noire, traces de rouge à lèvres, casques orange, ballon arc-en-ciel, tuiles à travers le vert et le gris...) qui résonnent avec les bruits sur le bitume, contre les murs, au fond des cris. Cependant que le ballon n'en finit pas de rebondir. Un fantôme obsédant lui aussi. Comme la femme au balcon, dont l'image persiste longtemps. Insaisissable pourtant dans les "ombres et lumières" de la fiction.

Extraits : 

Le mur d'en face s'éclaire. J'y vois chaque jour une lézarde de plus comme si la rue vieillissait à vue d'œil. Le balcon, lui, reste intact. Il est l'endroit où elle oublie les petits séismes de la nuit. Il est son refuge quand la pression se fait trop forte à l'intérieur, que les enfants l'agacent, que le manque étire sa peau jusqu'à en craquer et que de petits tremblements dans sa bouche appellent la cigarette.

Le visage de la femme au balcon s'éclaire. J'y vois chaque jour une ride de plus, bouffée après bouffée. Elle est devenue mon refuge. Je l'attends tous les matins, traque chaque changement de magnitude. Son corps, ses gestes sont devenus mon échelle de Richter, mon baromètre pour le jour qui vient.

*

Dans la rue, j'existe aussi. Entre bâillements et glissements. Dans l'agitation des allées et venues. Clair et obscur, à la fois cendres et neiges. Il ne s'agit pas de fondre. Seulement résister. Insérer le regard là où personne ne va, sans ciller pour ne rien manquer du spectacle du monde. Une fenêtre toujours s'ouvrira pour casser la rectitude de la voie. Dans la perspective, oser s'y risquer entre le battement d'une ombre et l'origine des cris.

 

Nous aimons sans réserve ce nouveau livre de Christophe Sanchez, poète discret loin des tambourinades. Sont également chroniqués sur ce blog : La ligne sous l'œil (2020), Sept variations sur le même thème (2017 et 2023), Morning à la fenêtre (2016) et Rats taupiers (2016). La femme au balcon (139 pages) est publié aux éditions Tarmac et coûte 15 €. Elle vous attend. Ne la faites pas languir.

vendredi 13 décembre 2024

Les petits mots de Louise, 6 ans


Le plaisir de la langue n'attend pas le nombre des années. La petite Louise n'a pas la sienne dans sa poche ni dans celle de son voisin, comme disait Desnos. Dès ses trois ans, attentive déjà aux phrasés des membres de sa famille, elle aimait en mélanger les registres et les variations, des plus ordinaires aux plus soutenues en passant par l'argot à la mode chez les jeunes. De plus, tenue éloignée des écrans par ses parents, elle a été très tôt en contact avec les livres. Du plaisir de la langue au plaisir du texte, il n'y a qu'un pas à franchir, dans la joie et la gourmandise de la découverte à l'abri des pixels réducteurs. 

Je note régulièrement sur mon journal les expressions et réparties de Louise que je tiens de sa grand-mère. Les voici :

vendredi 18 novembre 2022

La grand-mère dit à Louise et à sa sœur Camille qu'il faut ranger les jouets. Louise répond : Mamie, tu es un peu casse-couillettes.

 mardi 7 février 2023

Louise dit à un gosse qui la gêne sur un trampoline : Pousse-toi, tu pues des fesses !

 vendredi 13 octobre 2023

La grand-mère dit à Louise qu'il n'y avait ni téléphone ni tablette quand elle était enfant. Et la petite répond : C'était avant que je découvre le monde ?

Louise a également dit : La maîtresse m'a mis à la porte ; je vais en entendre parler toute la soirée, et même peut-être la semaine.

mardi 31 octobre 2023

La grand-mère offre à Louise une boîte à secrets pour mettre sur sa table de nuit et la petite dit : C'est ma boîte de nuit.

dimanche 12 novembre 2023

Louise utilise l'expression wesh !

jeudi 4 janvier 2024

Louise en haut d'un toboggan à la piscine : Oh ! mais ça fait flipper. 

vendredi 5 juillet 2024

Louise rassure sa sœur Camille avant son spectacle de fin d'année : T'inquiète ! Quand tu seras sur scène tout ira bien.

mercredi 31 juillet 2024

Louise regarde un documentaire qui explique que les humains ressemblent aux dauphins. Elle dit : C'est trop chelou. Est-ce que je ressemble à un dauphin ?

Puis, mangeant une langue de chat, elle dit : J'ai eu du citron sur les deux faces. C'est la chance de ma vie !

mardi 3 septembre 2024

Louise rentre au cours préparatoire. Elle est assise à côté d'un certain Noé dont elle dit : Il parle dans le vide.

lundi 7 octobre 2024

La grand-mère dit à Louise qu'il faut mettre de l'ordre quelque part et la petite répond : Ça me gêne un peu, ce que tu dis.

C'est quoi qui te gêne ? enchaîne la grand-mère.

Et Louise, du tac au tac : Eh bien ! Tes propos !

jeudi 24 octobre 2024

La grand-mère rapporte les dernières expressions de Louise : wesh grave, grave stylé, jamais de la life.

Elle emploie aussi les expressions désormais, néanmoins et cependant qu'elle tient de son grand-père dont le langage oral est particulièrement soutenu : Désormais, on n'a plus droit qu'à cinq billes dans la cour.

lundi 2 décembre 2024

La maman dit à sa fille qu'elle va subir une opération esthétique. Louise s'exclame : On n'a pas idée !


Ce petit florilège, maillé de tendresse et d'impertinence, dénote un caractère qui saura affirmer, tout en se conformant à l'usage commun du monde, ses représentations et ses choix. Loin des étals des mercantis et du "bourreau sans merci" des "fêtes serviles" contre lesquelles tonna Baudelaire. La singularité de Louise ne sera pas engloutie par les tréteaux sans planches de la comédie humaine.

Pour mémoire, le lecteur peut découvrir ici même le conte pour enfants intitulé Youyou et Nana, joyeusement inspiré par Louise et sa sœur Camille, laquelle est tout aussi gourmande de la langue dans tous ses états.

Image : Le hérisson, fort agacé de ce que le chat prenait toute la place, déclara : Dis donc toi, pousse-toi un peu, tu pues des fesses !

 

 

 

mardi 10 décembre 2024

Jean-Luc Maxence : "Mon verrou n'est tiré pour personne / Jamais"


Jean-Luc Maxence vient de mourir. Il était poète, éditeur, anarchiste chrétien et psychanalyste jungien. Il disait avec humour que ces psys-là sont encore plus fous que les autres. Jean-Luc est également connu  pour le soutien qu'il apporta longtemps avec sa compagne Danny-Marc aux victimes de la drogue au Centre Didro.

Je l'ai rencontré en 1973 avec mon ami Patrick Bernard. Nous étions deux ados en fugue depuis Bordeaux, un rien éberlués et sans gêne. Quelle idée de frapper à la porte de Jean-Luc à huit heures du matin, sans l'avoir prévenu, au 76 avenue d'Italie ! Certes, il avait publié l'un de mes poèmes dans sa revue Présence & Regards mais tout de même ! Il aurait pu nous envoyer promener. Il nous a au contraire reçus à bras ouverts. Nous a offert le gîte, la poésie et même un billet de dix sacs, comme on disait, presque une fortune pour des ahuris de notre calibre...

Plus tard, bien plus tard, j'ai de nouveau rencontré Jean-Luc Maxence dans sa haute tour de l'avenue d'Ivry, avec Danny-Marc, et dans un restaurant chinois à quelques encablures. Ils ont publié mon recueil Battre le corps, m'ont ouvert une page dans l'Année poétique de Seghers et plusieurs dans leur revue thématique Les cahiers du sens. Je ne crois pas les avoir assez remerciés. 

Il faudrait tout un livre pour évoquer le long chemin en poésie de Jean-Luc Maxence. En tant qu'éditeur à l'Athanor puis au Nouvel Athanor, il fut le premier à publier Jean-Louis Giovannoni, Ghislaine Amon (Raphaëlle George), Guy Allix et Patrice Delbourg. Il redonna aussi quelque visibilité à des auteurs oubliés dans sa collection Poètes trop effacés, (Jean-Yves Vallat, Gérard Engelbach et Alain Breton notamment). Avec Danny-Marc, il réunit sous une belle couverture rouge sang les querencias de leur maison, L'Athanor des Poètes, anthologie 1991-2011.

En tant qu'auteur taraudé par sa foi en l'homme avec ou sans Dieu, il s'est aventuré sur bien des traverses auxquelles Aragon s'attacha. "Vos poèmes traînent chez moi comme un reproche. C'est impossible d'y être insensible !", lui écrivit l'amoureux d'Elsa. L'amour fou, l'amour en quête de l'inatteignable absolu, Jean-Luc Maxence le narre dans son roman Bilka, notre histoire. Avec ces mots, terribles : "On ne se relève pas d'une passion écartelée vive. On se retrouve comme furieux et honteux de s'en être sorti vivant ou pas tout à fait mort". Jean-Luc a publié deux autres romans, Un pèlerin d'Éros aux éditions Le Rocher en 2007 et Le crabe, l'ermite et le poète chez Pierre-Guillaume de Roux en 2012 mais c'est surtout sa poésie qui l'a fait connaître. Son premier recueil, Le ciel en cage, paraît en 1970. Après une adresse post-mortem à son père, le poète questionne la présence divine tout en battant le pavé des insurgés de 1968. L'humour, parfois, détrousse un peu ses vers : "Et l'on reste là passant / Le cul entre terre et ciel allez trouver le bonheur !"

En 1976, il publie Croix sur table suivi de Aux déserteurs de la poésie aux éditions Saint-Germain-des-Prés. L'ouvrage dénonce les "pisse-froid du verbe [qui]contaminent le cantique du soleil pour en faire un arbre pétrifié sans espoir de reverdure". Contre les prophètes du malheur dans les salons dorés, il brandit haut et fort les mots de l'ardeur dans la joie et l'amour. En écho à ceux de Joé Bousquet adressés à l'homme : "Qu'il donne joyeusement ce que l'événement ne lui a pas pris. Qu'il emploie ses dernières forces à livrer ce qu'on ne lui demandait pas". Marc Alyn salua la générosité du poète et son écriture "taillée à même la chair du frisson". Pierre Seghers déclara : "Votre langage attaque comme l'acide... J'aime cette rage écrite, contenue, ce masque arraché".

Le Castor Astral a réalisé une anthologie des poèmes de Jean-Luc Maxence écrits entre 1969 et 2011, Soleils au poing, avec une préface aimante et engagée de Patrice Delbourg. Jean-Luc est qualifié de "ludion lyrique", de "funambule sur son fil d'Ariane" dont "la parole demeure fraternelle, la métrique sans bolduc". Et le préfacier conclut ainsi en évoquant la spiritualité de l'auteur : "les religieux, j'en fais mon affaire, j'ai toujours dans la poche des produits contre les mystiques". L'humour, encore et toujours, cette nécessité-là.

En fin connaisseur de l'histoire de la poésie, Jean-Luc Maxence a aussi publié une monographie sur Jean Grosjean dans la célèbre collection Poètes d'aujourd'hui des éditions Seghers en 2005. Toujours chez Seghers en 2014, il a fait paraître un essai, Au tournant du siècle, regard critique sur la poésie française contemporaine. Deux chapitres concernent l'univers du slam, du rap et les poètes connectés dont Thomas Vinau, Anna de Sandre et Murièle Modély. La dernière phrase du livre, loin de "la sémantique de laboratoire" exprime au mieux ce qu'était la poésie pour Jean-Luc Maxence : "Disparate et métisse dans ses influences".


Quelques poèmes :

 

Jadis quelques pas suffisaient pour visiter la lune

Cosmonautes du rêve où sont tous vos fantasmes ?

Jadis deux mots formaient une prière

Quand on disait Mon Dieu les silences chantaient

Jadis une branche venteuse nous donnait une fête

On était les amis des pierres et des arbres

On riait avec eux tout habillés de vie

Le soleil d'un rayon mangeait les artifices

Les machines sont venues glacer tous nos bonheurs

Ne restent plus que des regards

Où des étoiles une à une

S'éteignent.

*

Est-ce le vrai jour ? l'heure ? Est-ce temps ?

Quel mauvais temps fait-il sur le monde ?

Les Lips n'ont plus le balancier tranquille

Je suis toujours en retard d'un amour

Tout se résout à la cave

La trahison comme l'espoir

Mon verrou n'est tiré pour personne

Jamais

Je connais des litanies d'avant-garde

Qui glissent tout droit à la mer

Imaginons ensemble un monde d'acrobates

*

Savoir toute sa vie que la mort gagnera

Que le désir est un tigre châtré

Rugissant ses nostalgies de sperme aux étoiles

Dénoncer les usines de fauves

Aux bourgeois qui se mouchent

Dans les kleenex de la bonne conscience

Sentir basculer un siècle

Et la misère demeurer

Du côté des mendiants s'en aller

Battre les mots pour en faire du pain

*

Tous ces pingouins en noir et blanc

Jouent les Zorro endimanchés

Devant Soleil et Lune

En Triangle voyant

Ton nœud papillon est de travers

Poète mon frère en froc de Judas

De quelle assemblée es-Tu le Vénérable ?

Hiram de paille

En grosse bagnole

Qui t'en vas-tu trahir ce soir ?

À l'heure des agapes indigestes ?

Tous ces pingouins en rituel

Marchent sur la banquise de la vie

Avec des airs de vieux notaires coupables

De crime et de silence

*

 

Quelques images :

Avec le beau texte de Georges, Les lieux d'une fugue. Et la présence de Marguerite aussi, un peu plus loin. Ces deux auteurs qui continuent de me façonner.
 

 

Le premier recueil de Jean-Luc dont est extrait ci-dessus le premier poème.

Un regard curieux de tout et de tous, embrassant les philosophies les plus diverses, mais loin des chapelles rances

Une porte ouverte, dépourvue de verrou idéologique et sémiotico-machin-truc. Récemment renouvelée.








Notes :

Jean-Louis Giovannoni, Garder le mort, 1975 et 1976, réédité notamment par les éditions Unes avec une préface de Bernard Noël.

Ghislaine Amon, Le petit vélo beige, 1977. Sous le nom de Raphaëlle George, elle a fait paraître un magnifique Éloge de la fatigue précédé de Les Nuits échangées avec une préface de Pierre Bettencourt aux éditions Lettres Vives en 1985.

Guy Allix, La tête des songes, collection Présence et regards, 1974 et 1975

Patrice Delbourg, Toboggans, 1976 et 1993

vendredi 6 décembre 2024

Christophe Esnault, Lettre au recours chimique


Lettre au recours chimique
de Christophe Esnault est un long dépli d'une centaine de pages qui tient à la fois de l'autobiographie, du récit et de la poésie. En exergue, un passage de Günther Anders laisse deviner ce qui sera mis à la question : "À notre degré de perfection, on a déjà abandonné la personnalité ; parce que la sujétion ou la non-existence de la personne peut déjà être supposée comme un fait accompli".

Christophe Esnault refuse ce "degré de perfection" organisé par les structures de l'adaptabilité sociale dès le plus jeune âge et prend le parti de la poésie  parce qu'elle est impuissante à servir et donc à asservir. Portée par le rire de tout et de soi comme un "grand combat", elle fait la nique aux prescripteurs du bien-être positif et conforme que sont les laboratoires fournisseurs de pilules et les hôpitaux psychiatriques. Depuis bien des années déjà, les étudiants en psychiatrie effleurent à peine les œuvres de Freud et Lacan. Leur cursus les oriente vers les vertus présumées du comportementalisme  et celles du DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders). La collusion de cette bible fonctionnelle avec l'industrie cachetonière est régulièrement dénoncée. Une pathologie égale une potion. Le praticien n'écoute plus son patient, il l'évalue selon une grille prédéfinie. Et distille son sermon : "Vous n'auriez pas dû arrêter vos médicaments. Faites ce que l'on vous demande ! Ne vous posez pas de questions".

Mais se poser des questions est le propre de l'homme confronté à ses incertitudes, à ses désirs flous, à la mémoire de ses vécus. Alors le poète s'insurge : "Lâchez-moi avec vos techniques de dressage / Vos tentatives pour me débourrer / Je ne veux pas être ce cheval / Qui ferait un tour de piste poli / Courbettes et croupades / Dans votre école de cavalerie / Votre caserne de normopathes". 

La normopathie est la maladie de l'homme excessivement normal dans tous ses comportements publics et privés, tous ses affects, et, peut-être même, tous ses fantasmes. Elle suppose un hyper contrôle permanent de soi pour ne jamais franchir les lignes jaunes des interdits. Elle est, souvent, le résultat d'une "éducation à mort", comme l'écrit Fritz Zorn dans son roman Mars. Et aboutit à toutes les soumissions économiques et politiques, dans les dictatures les plus extrêmes notamment où l'humain devient un "déshumain" voire un "néghumain"*. 

Christophe Esnault en appelle à un très vieil homme "qui sait ce que veut dire vivre" : Edgar Morin. Et revendique avec lui son statut d'autodidacte déviant. Sans pour autant céder à la tentation révolutionnaire. L'humour est le meilleur des viatiques. "Je trouve plus drôle de me foutre de ma propre gueule", écrit-il aussi pour brocarder les faux savants et les couples sous anesthésie. Mais il n'évite pas toujours la pensée ressentimiste* qui conduit au ressassement. Il "radote" et son texte est trop touffu, "faudrait y aller à la machette". "Le silence seul est irréprochable". Seulement voilà ! le silence est un grand pourvoyeur d'angoisse, cette peur de la peur comme disait Freud. Avec son engrenage de culpabilités et de dégoûts de soi mis en scène sur des tréteaux sans planches par l'alcool ou le hash. Terrible anamnèse qui engendre des "idées suicidaires continues" quand la camisole chimique ravage le corps dans tous ses gestes. 

Comment résister à cette [gravité dangereuse] ? Encore une fois, l'humour détient une partie de la solution pour feinter la dissolution. Christophe Esnault trouve un numéro de Pif Gadget dans une brocante, avec "ce titre en gros : FAIS TON TRANSFERT TOI-MÊME !" Ah ! Le transfert de l'objet du désir dans la réalité sans bords et ses simulacres... Une poupée gonflable par exemple, dont le visage montrerait la figure de l'analyste... Autant se transférer ailleurs. Dans le texte qui "consiste à [se] construire une cabane / Un refuge / Un soin". Dans la littérature et le cinéma d'auteur nonobstant leurs impostures  et leurs [doubles fictionnés]. Ou, pourquoi pas, en faisant du stand-up. Avec en toile de fond le bric-à-brac de la boutique obscure* de son adolescence. Et ces deux questions qui vont l'amble sur les chemins dérobés de l'aventure humaine : c'est quoi être normal ? c'est quoi être fou ?

Extrait : 

Mais que se cache-t-il derrière ce petit rideau ?

Je vois bien le clin d'œil à l'Origine du monde

Dans le bureau du célèbre théâtreux*

Mais qu'y a-t-il donc ? 

C'est sans doute pourquoi j'hésite à ne plus revenir

C'est avec ce subterfuge que vous savez me tenir

Avec cela et vos sept portes

L'architecture complexe

De l'entrée

De la salle d'attente

Vos toilettes dans lesquelles

On découvre une douche

Un rideau

Une iconographie

Un autre rideau

Et puis la diffusion de pièces sonores dans la salle d'attente

Quand bien même ce ne sont que des CD New Age

Achetés en promo chez Nature et Découvertes

Ai reconnu les singes hurleurs

De mon voyage déterminant en Guyane

Où va cette porte-ci ?

Pourquoi cette autre porte ?

Où est le sens ?


Lettre au recours chimique de Christophe Esnault est publié aux éditions Ǽthalidès et coûte 16 €.

 

déshumain, néghumain : Robert Redeker, Nouvelles figures de l'homme, éd. Le Bord de L'eau

ressentimiste : Cynthia Fleury, Ci-Gît l'amer. Guérir du ressentiment, éd. Gallimard

boutique obscure : allusion à Georges Perec

théâtreux : ou l'homme aux cigares tordus, Lacan

 

dimanche 1 décembre 2024

Emmanuel Echivard, A quel moment du village

 
Beaurieux est un bourg de l'Aisne situé près de Craonne et du Chemin des Dames. "On aimerait qu'il y ait des portes..., un espace structuré, accueillant, un début et une fin bien nets : "ici, les hommes", mais c'est à peine une lisière", écrit Emmanuel Echivard dans À quel moment du village. Et les durées y sont aussi incertaines que la géographie. Elles retiennent mal la présence des corps qui peinent à faire la part des bruits et du silence. Peut-être sont-ils constitués "des mêmes molécules que les pierres".

 Un jour, un inconnu s'installe dans une maison du village. Il ne sait pas vraiment comment il est arrivé là, au bout de combien de temps. La réalité ne tient pas plus la route que la départementale 925 sous "le ciel trop vaste et trop gris". Même Le camion-pizza sous les néons improbables d'un parking manque de substance. Les visages ne s'éclairent pas. "Il n'y a plus que des ombres". Alors l'inconnu écoute "à tâtons" sa solitude marcher dans les rues. Tant de rumeurs la peuplent, venues du fond des âges. Les fracas du Chemin des Dames les assourdissent encore.  

Pour mémoire, ce rappel historique : la bataille dure 6 mois, d'avril à octobre 1917. 850 000 Français sont engagés, dont 16 500 tirailleurs sénégalais en première ligne... Les pertes s'élèvent à environ 200 000 tués. Si on ajoute les 300 000 victimes allemandes, l'imagination n'en finit pas de suffoquer.

Comment vivre alors dans cette maison qui donne sur le cimetière et la tombe de François Martineau, mort au combat à l'âge de 27 ans ? Comment ne pas y deviner partout l'amour de son épouse Brigitte, mère d'une petite fille et enceinte d'une autre ? Cet amour qui lui fit poser "un Velux pour pouvoir du premier étage regarder la tombe". "ici les fantômes sont réels", observe Emmanuel Echivard.  Ils vont et viennent à l'étage. Se présentent à l'inconnu qui ne sera jamais ici qu'un invité. "Regarde mes yeux bleus", dit la petite fille en riant...

Émaillé en italique de relevés géographiques et topographiques sur l'état des lieux où les considérations sensibles sont également présentes, À quel moment du village apparaît au lecteur comme un récit constellaire. Mais c'est bien d'un ensemble poétique dont il s'agit. Chaque texte, titré, court sur plusieurs pages souvent narratives. Dès son avant-dire, Emmanuel Echivard, pose la question du statut du poème : "Mais il fallait aussi que le poème s'échappe, comme le vent sur la plaine de l'Aisne". Lequel, cela est bien connu, n'est pas le dernier à raconter des histoires... Puis, dans le texte La main, "Un poème n'est pas un roman / il ne s'éloigne pas du lieu / où demeure la tombe". Enfin, dans Le jardin, "Pas un récit pour oublier... le poème est là... sans autre justification". Et cependant "il témoigne" de l'amour de Brigitte et François. La force du recueil tient, notamment, à cette tension entre le proche et le lointain, sous toutes ses formes directes et allusives. Les lignes droites qui font de l'horizon "un lieu commun" se heurtent aux lignes brisées [du labyrinthe des ruelles], aux maisons "plus tordues plus serrées" en haut qu'en bas, aux espaces échappés des sentes...


Mais "Il y a toujours autre chose / que tu ne peux atteindre / même en mettant le doigt / dans les fentes du mur". Au-delà du connaissable dans l'ordinaire des jours, "aux marges d'un monde". Les marges. Les lisières. Les interstices. Quelle texture de mots pour les franchir ? Pour quelle quête ? Le je-sais-que-je-ne-sais-pas des philosophes projette l'agir dans la dimension du je-ne-sais-pas-que-je-ne-sais-pas. Cette pierre angulaire de l'aventure humaine depuis les commencements. Dont les encres et les dessins d'Anne-Laure H-Blanc cherchent à apprivoiser les lignes.  "Sismographe des formes sensibles du Vivant", elle considère [le paysage comme un pré-texte] et souhaite "restituer l'effacement de ce qui a été". En harmonie profonde avec le chemin du poète. Et c'est ainsi que ce beau livre à quatre mains séduit à n'importe quel moment le lecteur.

Extraits :

Mais peut-être qu'il y a quelque chose 

en soi qui résiste

car monter ce serait

quitter le village

border à flanc de collines une vallée secrète

rejoindre le Chemin des Dames

monter ce serait

se souvenir de soi

des obus des éclats dans le visage

monter ce serait risquer d'entendre hurler

ce qui en soi ne veut pas entendre

tout ce qui sonne la nuit   la dernière heure

ce qui en soi crie pour ne rien entendre

ce qui en soi reste stupéfait mais

ne veut pas prendre des éclats dans la gueule

*

CERTAINES PEINTURES ont changé. Nous avons mis un bleu profond sur les murs du salon, autrefois clairs.

Ce n'est pas du bleu,

c'est un voile qui ondule, qui épouse nos questions.

 

À quel moment du village d'Emmanuel Echivard, 106 pages, est publié aux éditions Cheyne. Il coûte 20 €.

samedi 23 novembre 2024

Brigitte Giraud, Qui je suis moi (théâtre)


La pensée tourne dans la tête comme des habits dans le tambour d'une machine à laver ! Sauf qu'on ne peut pas appuyer sur un bouton pour arrêter le branle qui prend tout le corps. Et voilà que les souvenirs submergent les poumons de "leur marée noire"... 

Le personnage de Brigitte Giraud a oublié son prénom. Ses parents ne lui ont pas assez dit qu'il en avait un. Peut-être faut-il en essayer plusieurs, pour voir lequel conviendrait le mieux, comme si c'était un vêtement à suspendre aux fils à linge tendus sur la scène. Wahid ou Mario. Pablo ou Marcel. Ou Jean. Ou Roberto. Non, ça ne va pas, c'est du vent. Plutôt Wahid. Oui, lui. Mais "Qui est Wahid ? C'est moi. Qui est moi ? Qui est-ce que moi, j'attends qui ?"

Questions assourdissantes bientôt recouvertes par "des rumeurs de forêt" et un air d'opéra. Passent et repassent les visages du père et de la mère. Le père, cet "écureuil volant" qui ne sait probablement pas qu'il a un fils. Et la mère, "suicidée un jour de mai près des lilas roses du jardin" quand il avait quatre ans. Ces images-là, brassées sans cesse.  Puis le silence qui s'ouvre à d'autres souvenirs. La vie dans un appartement vide à vingt et un ans. Les lettres envoyées à Marie et recopiées dans un grand cahier à vingt-trois. "Je lis ces lettres et c'est ma vie qui surgit, mon passé en haillons, un manteau que j'endosse, là, pour n'entendre rien de plus. Écoutez le silence ! Moi, je suis sourd de mes mains, de mes yeux. Je ne comprends pas cette histoire que je raconte..."

Le personnage rit en pleurant et pleure en riant. Accroche sur les cordes à linge ce qui reste de sa mémoire réinventée : des vêtements et des peluches, "des papiers d'identité avec photo" et un drap blanc. Blanc comme un écran qui révèle autant qu'il cache... Que disent vraiment les lettres à Marie dont il lit quelques fragments ? Quelle est le rôle des petits hasards dans le mystère des rencontres ? "On aurait pu ne pas se voir, mais voilà, c'est comme ça, on s'est vus". 

Une lampe braquée sur la machine à laver en dissoudra peut-être deux ou trois flous, si l'histoire existe vraiment, avec ses mots "qui éclatent comme un verre sur le carrelage d'une cuisine". Le lecteur du livre et le spectateur de la pièce composeront chacun leur narration, dans les vertiges du passé enrayé. Avec ce murmure monté des limbes : "Elle est retrouvée, quoi ? L'éternité, c'est la mer allée avec le soleil".

Jean-Claude Meymerit, metteur en scène et interprète de ce monologue à plusieurs voix intérieures, écrit dans sa note d'intention : "Ses pages d'écriture lui servent de vêtements. Elles sont prêtes à être gribouillées par celui qui trouvera le crayon adapté. Pour celles qui sont déjà lacérées et griffonnées de graffitis noirs et rouges, un bon lavage d'oubli sera nécessaire".

La plaquette de Qui je suis moi de Brigitte Giraud est publiée par Les Dossiers d'Aquitaine et sera disponible à la vente les jours du spectacle. Elle coûte 10 €. 

La pièce sera jouée au Poquelin théâtre à Bordeaux le samedi 14 décembre à 20 h et le dimanche 15 décembre à 15 h. Entrée 9 €. Sur réservation uniquement. Voici le lien :

https://www.helloasso.com/associations/le-poquelin-theatre/evenements/qui-je-suis-moi-de-brigitte-giraud

mardi 19 novembre 2024

Dissonances, N° 47, après l'orage


La dernière livraison de Dissonances, revue pluridisciplinaire à but non objectif, se penche sur ce qui peut advenir après l'orage. Dans son édito, Jean-Marc Flapp nomme quelques lieux où le tonnerre gronde : Kiev, Gaza, Beyrouth... L'espoir battant plus que jamais de l'aile, le regard s'égare dans toutes sortes d'images, dont celles du poète et photographe Cédric Merland. 19 textes pétris de dissonances les accompagnent.

"Alors, on en est là", écrit Joseph Chantier dans Ciel de traîne. À la fois dans la vie et dans la mort comme le chat de Schrödinger, "dans le désir/non-désir de raccommoder" la mémoire et l'oubli.

Thibault Marthouret, en sa légèreté aigre-douce, se demande ce qui restera "si on se fait la guerre". Seuls les œufs durs résisteront parmi les décombres intérieurs, entassés comme des bâtonnets de craie. 

L'état des lieux de Gaston Vieujeux traque le minuscule "au bord des plinthes" et du vide, dans "l'oubli des choses". Tout devient étranger. Les hommes, comme les rues désertes sont [des joints jaunis à changer].

Après l'orage, c'est l'orage qui continue dans Sauterelles d'Élise Feltgen. La mémoire de l'histoire bouscule les cœurs brûlés et "les tartines de confiture n'ont plus de goût". Le chaos des tornades et du feu interdit tout retour à la vie d'avant l'orage.

 La gorge arrêtée dans l'artère de Rachel Boyer est un texte-miroir déplié en deux poèmes à isoler ou fusionner selon "une architecture de la cruauté". Le corps est trop défait dans [les veines explosées]. L'enfant à naître n'est qu'un "petit manteau de viande".

Laurence Fritsch tient les comptes de la première guerre mondiale Après les orages d'acier. "300 000 amputés, 42 000 aveugles, 15 000 gueules cassées, 100 000 hommes atteints d'obusite souvent internés". La der des ders n'est pas pour demain.

De fortes pluies s'abattent sur les Tâches de Miguel Ángel Real. Elles gardent la mémoire épineuse de "la lumière de l'enfance". Entre les absences et les présences "au milieu d'un ciel vide", il faut trouver en nous "la force et le silence... pour faire revivre un monde qui fut".


Quelques citations d'après orage, dont celle de Thierry Metz "Un silence. D'arbre abattu.", précèdent le portrait de Cédric Merland, en image et en mots. Le poète publié aux éditions de L'Aigrette, (Là où les ombres, Seuls les vents et Même si), évoque sa recherche photographique. Il essaie de "saisir une part qui échappe. Un ciel, un espace, nous, en mouvement". Ce qu'il éprouve quand il est pris par une photo ressemble qui sait à ses perceptions post-orageuses : "Une tension vécue, perçue. Un soulagement peut-être... Quelque chose s'est passé, se dit-on, qui nous habite désormais et nous fait différent-e de celui ou celle que nous étions quelques instants plus tôt."


Dans sa dernière partie intitulée discursions, le lecteur fera son choix parmi une douzaine d'ouvrages recensés et se plongera dans la rétrovision (carnet) - saison 9 de Côme Fredaigue, entre observations politiques du 5 mars au 31 août et notations intimes. Le 9 mai, "Réponse d'un élève à la question Que voyez-vous dans le regard des autres ? : chez les enfants, l'insouciance ; chez les ados, le jugement ; chez les adultes, la fatigue". 

Tout est dit. Exercer sa lucidité pour essayer d'être soi, ne serait-ce qu'un peu, n'est pas de tout repos quand les orages s'amoncellent dans le ciel comme dans les corps.

La revue Dissonances, 64 pages d'élégante facture au grand format, coûte 8 €.

 

 

dimanche 17 novembre 2024

Revu, La revue de poésie snob et élitiste, n° 11


Depuis l'essor du machinisme à la fin du Moyen-Âge et son développement accéléré du dix-huitième siècle à aujourd'hui, de nombreux penseurs ont bouté l'âme hors de leurs considérations. Le corps est un ensemble de machines mues par impulsion électrique cérébrale. La mécanique des fluides appliquée à celle des humeurs concerne aussi la médecine dans la mesure de la pression artérielle notamment. La linguistique, avec ses combinaisons et ses articulations, s'inscrit au vingtième siècle dans le cadre strict de la rationalité, loin de toute affèterie psychologique.

Le numéro 11 de Revu s'intitule Hydraulique usinage des sentiments liquides par découpe abrasive. Dans son édito, la rédaction présente les poètes et artistes invités  comme des [compagnons, manœuvres, chevilles ouvrières, mettant l'artisanat et l'art sur un gigantesque plan de travail, schématisant parfois moulinant beaucoup].

Pierre Gondran dit Remoux est un poète qui mobilise toute son ingénierie dans ses Vers compressés. Il faut veiller à la pression de saturation dans la chambre de chauffe, la marge d'erreur ne devant pas excéder quelques micromètres. La poésie ne saurait en effet se contenter de l'à peu près des mauvais faiseurs.

 La dispute de Rémi Letourneur se tient dans un lavomatique où la langue des parents s'efface lentement, submergée par le tambour qui vibrionne. Et "l'enfant sage et sans linge", rendu à sa nudité inaugurale, peut enfin chanter "des mots qui ont l'odeur du vent lorsqu'il venait jouer -encore- contre les cordes à linge.  

Alix Lerasle a aussi des comptes à régler avec les mères en "béton armé" et les pères [évaporés depuis longtemps]. Ne reste du saccage que des flaques. des glaçons. des épines. Le "frère de glace" deviendra-t-il plus dur que la mère ? Et l'auteure, [buisson d'épines raboteux et tordu], surtout qu'elle ne dérange rien...

Dans Une langue me transperce le cœur, Philippe Savet a bien des bégaiements en son ventre. Lui aussi est tordu. C'est que la langue "n'a pas d'yeux pour voir la plaie". Les mots ont "un défaut de fabrication". Ils sont "moites et visqueux commune morve commune traînée traînée métallique". Tant de limaille à abraser pour exister un peu !


Les tracas du corps sont légion dans le mouvement du sang et de l'eau. Thomas D. Lamoureux éprouve force pâtiments en ses reins qui sécrètent des pierres. "Les calculs sont comme des grains de ruine", écrit-il dans Un petit peu quelque chose. Donc un presque rien nonobstant le désabus des pleurs.

Enfin, Camille Bresch invite le lecteur à composer ses propres vers avec son Installation hydro-poétique. Un "limiteur de pression", associé à un "distributeur", saura mieux dire que  les métaphores abîmées par le cholestérol "l'irrésolution" des caractères, les embarras de "l'inquiétude". Si la pompe du cœur n'est pas bouchée.


Revu consacre plusieurs pages à six interprètes de la poésie persane du vingtième siècle, intitulées Chansons d'Iran. Elles sont présentées en bilingue et accompagnées d'un QR code pour les écouter. Parmi elles, Delkash (1925-2004) et Viguen (1929-2003) dont le duo lyrique résiste dans toutes les mémoires. Autre célébrité, Simin Ghânem (1944-) et sa chanson déchirante La fleur en pot. "Mon cœur est un marais ! / Le ciel est nuageux, / Mais le soleil-fleur / À travers les branches du saule / A le cœur serré". En contrepoint, ces vers de la poétesse et comédienne Laura Tirandaz (1982-), En cinq mots Se souvenir d'une émeute (hiver 2022).

1/Le sang - Khoun

... Vous ne verrez jamais de vide

Les fenêtres s'ouvrent encore sur des fragments

Cercles brisés - des étés brûlants, des hivers rigoureux...

2/Les larmes - Ashk

... Un couple dans une voiture

un enfant couché à l'arrière

Nous voulons garder son corps

avant la cérémonie

Que personne ne nous l'enlève...

3/Le sommeil -Khâb

... Dans une des maisons, un mur blanc

Seule - une miniature 

représente la fatigue après le combat...

4/Le cœur - Del

... Ce profil aperçu avant la mort

Il paraît que l'ombre d'un oiseau vous porte chance

Je ne sais même plus parler le langage des hommes

5/L'âme - Djân

... Fredon d'une chanson

elles seules savent faire avec peu de mots

le sang - khoun

le sommeil - khâb

les larmes - ashk

le cœur - del

l'âme - djân


La revue Revu étant sise à Laxou en Meurthe-et-Moselle, Hadrien Schmitt mitonne des vers saupoudrés de patois lorrain : "Béatons un instant / sur les sentilles / à baliveaux / Regarde ! Les feuillates hochent courtoisement / leurs naissantes pampilles / sur le floqué des ombres / Et les pindions ronronnent / sous le roulis des bois."


Le lecteur appréciera l'évocation de la revue L'Éphémère  (1967-1972) animée notamment par Yves Bonnefoy, Paul Celan et Jacques Dupin. Son regard s'attardera également sur les images en noir et blanc signées Cécile A. Holdban et Marie Le Moigne.

La revue Revu est disponible à la commande sur son site associationrevu.com. Elle coûte 10 €

photo : Marie Le Moigne


 

mardi 12 novembre 2024

Gérard Leyzieux, Tout en tremble


Gérard Leyzieux a inventé le mot idéoduc. Même à vide il tourne à plein dans ses "improbables conceptions". Même à plein il tourne à vide  dans les "illusions insaisissables". Et tout en tremble. Mais quel est ce tout ? Et de quoi tremble-t-il ?

Dans son recueil Tout en tremble, le poète reprend le chemin des questions universelles de la philosophie. Le tout est la complexion physique et métaphysique du monde visible et invisible. Le temps comme l'espace sont des [étendues dépourvues de retenues]. De "l'en-deçà de la terre" à "l'au-delà des cieux", n'existe qu'un présent sans parapet dans un "kaléidoscope" indéfini.

Se pose alors la question de l'être et de ses incarnations dans l'étant. D'emblée, Gérard Leyzieux affirme la possibilité du choix. Lequel est constitutif d'une ontologie concrète, existentialiste. "Tu as la totalité du choix / Depuis ta naissance jusqu'à ta mort". La poésie devient précepte voire mode d'emploi pour s'ouvrir à la voie et à la voix, chacun ayant la sienne. "Regarder, voir, écouter, échanger... Actualiser, réaliser, révéler une nouvelle partie de la fresque". Ce qui est déjà là, qui "préexiste" et "postexiste". 

Seulement voilà ! Il y a "Des riens qui sonnent en silence", "Des gestes figés dans le moule de l'admis", "Des yeux qui égarent leurs regards". Grand branlebas dans l'idéoduc et le corps s'en ressent : "Picotements, hérissements, toutes sortes de soubresauts / Incontrôle du mouvement, tu te compresses et t'imploses". Les configurations sonores de la langue résistent à la combinatoire. Les voyelles font bien des cacophonies, surtout les i qui se strient qui se plient cependant que les u cul par-dessus tête vont à hue se croyant à dia. Les o et les a en suffoquent.

Et c'est tout le tremblement. "Tremblement lent sous le vent / Envolement blanc au bout du banc / Les émois décents au fil des ans / Une porte sans battant(s) apparent(s)". Il est infra-cosmique et supra-cosmique. Seule, peut-être, la poésie parvient à en décrire la phénoménologie. Mais "Chaque nouveau pas porte son lot d'aventure" quand "l'élan matinal et ensoleillé" exerce sa volonté, tantôt lente et tantôt plus rapide, comme un jeu de systoles et de diastoles avec ses rumeurs caverneuses et stellaires.

On les entend ces rumeurs dans les 169 occurrences de mots terminés par "tion" et "sion". Souvent regroupées en rimes intérieures  au sein d'un même texte, elles évoquent le fourgonnement de quelque taraud dans l'inconnaissable de la matière. Quelle "direction" prendre ? Quelle "progression" effectuer ? Avec quelle "respiration" ?

L'écriture de Gérrd Leyzieux est un patchwork musical. De longs vers au plus près du dire voisinent avec des considérations métaphoriques élémentaires. "La brume de l'émoi [qui] ne lève jamais son voile" impose à l'homme qui cherche de se situer au mieux dans le flux du vivant : "Selon ta place dans les courants ta mélodie est plus grave ou plus aiguë". De même, le poète joue une partition énumérative sur l'agencement des désordres. L'émoi ne fait pas toujours, clin d'œil aux nombreux jeux de mots de l'auteur, bon ménage avec l'et moi. "Tu es assailli(e), assiégé(e), occupé(e), traversé(e)". Aussi faut-il des pauses dans le tumulte de l'idéoduc ; quelques quatrains aux rimes parfois embrassées s'y prêtent : "Déferlement d'un simple instant / Divaguer en totale complaisance / Le long du large en souffrance / Y déceler le ralentissement de l'élan". Le lecteur appréciera aussi les tercets isolés sur leur page sans appui. Ils ouvrent çà et là des espaces où se ressaisir, entre conscient et inconscient, comme des pas japonais.

Extraits :

Un nouveau paysage se dévoile

Un nouveau décor s'écrit

Un nouveau, un différent, un autre, un mutant

Zone indifféremment résistante et lieu de passage cohabitent

Transition échevelée, transition à la recherche de ses écarts

Fermeté qui se ramollit, s'écroule, s'écoule

Jusqu'aux lacs, mers et océans

Dilution dans la diversité des origines et des parcours

Maculer, souiller de sa patte

Ce qui faisait spontanément consensus

*

Écorce du temps

Couve au profond de ta chair

La note estompée 

*

La pluie est tombée

Sur la feuille une perle

Hésite à glisser

*

Cheminer serein

Les pas marquant le vide

D'avant à après

 

Tout en tremble de Gérard Leyzieux est publié aux éditions Tarmac. Il coûte 18 €.