mardi 20 août 2024

Mon groupe d'appartenance

 

Mon groupe d'appartenance n'est pas celui des poètes perclus de métaphores dont les bubons suppurent avant même qu'elles soit dites. Mon groupe d'appartenance est celui des poètes qui bredouillent l'extase matérielle puis se taisent ; pour un peu ils s'excuseraient d'écrire.

Mon groupe d'appartenance n'est pas celui de la culture reçue en héritage dans des salons dorés. Mon groupe d'appartenance est celui de la culture saisie au hasard des solitudes dans les champs de blé et au bon gré des rivières chimériques.

Mon groupe d'appartenance n'est pas celui des universitaires qui vous baruflent les ouillais avec des références plaquées comme du mauvais or sur leurs discours ampoulés. Mon groupe d'appartenance est celui des humbles qui jamais n'oublient ce qu'ils doivent à leur ignorance.

Mon groupe d'appartenance n'est pas celui des coteries juchées sur les estrades du verbe tonitruant avec des hochements de colliers de perles ou de catogan. Mon groupe d'appartenance est celui des voix basses qui échangent des sourires entendus et ne dérangent pas le silence des écarts.

Mon groupe d'appartenance n'est pas celui des sachants qui réduisent l'humain à des bilans comptables au prétexte "qu'il faut être réaliste". Mon groupe d'appartenance est celui des gens invisibles qui m'accompagnent depuis mes enfances, avec leur lucidité rugueuse et leurs éclats de rire.

Mon groupe d'appartenance n'est pas celui des lignes droites dont la vitesse abolit l'humain en ses paysages. Mon groupe d'appartenance est celui des méandres où la lenteur apprivoise le chant des oiseaux comme les idées qui résistent à la puissance.

Mon groupe d'appartenance n'est pas celui des gardiens autoproclamés du bien qui battent et rebattent les planches pourries du prêt-à-penser. Mon groupe d'appartenance est celui des anti-doctrinaires qui mesurent les risques des puretés dangereuses avant d'agir.

Mais mon groupe d'appartenance n'est pas une forteresse assiégée. Je prête l'oreille au policier qui ne sombre pas dans la haine des étrangers. Je prête l'oreille au prêtre qui ne se cache pas derrière ses paraboles et sait tendre la main aux fragilités du monde. Je prête l'oreille au bourgeois déterminé à secourir les plus faibles sans leur demander fidélité. 

D'aucuns, je n'en doute pas, auront le sarcasme à la bouche en lisant mes litanies : "Pour qui se prend-il ! mais pour qui se prend-il ?" Oh ! je tiens à les rassurer. Je ne me drape pas dans les plis de la vertu, n'en ayant pas davantage que la plupart des gens ordinaires auxquels j'appartiens. Je connais mes faiblesses et les idées basses qui parfois me traversent. Qui n'a pas dit, au moins une fois dans sa vie : "Fais chier ce rebeu à cracher par terre, ferait mieux d'se trouver un boulot !", me jette la première pierre. Ou encore : "Sont dégueus, ces gitans, pourraient am'ner leurs vieux matelas à la déchèterie !" Comme si tous les rebeus, comme si tous les gitans... Alors qu'on n'est pas toujours exemplaire. Mais au moins on le sait et on se souvient des petites vilénies que l'on a commises ! Mais au moins on résiste à ces idées basses qui gangrènent l'humain. Et on essaie, même maladroitement, de penser contre  soi-même. C'est-à-dire contre les représentations du monde qu'on croit avoir forgées au fil de l'expérience alors que, n'étant pas meilleur que les autres, on se contente de reprendre les mauvais lieux communs des réactions communes.

Voilà ! Rien d'autre que cet état des lieux flous où je compose avec ma banalité. Peut-être que d'ici ma mort j'y aurai trouvé quelque lumière. A bas bruit.

dimanche 4 août 2024

Tamura Ryûichi, Le monde sans les mots, 2


Certains titres, à peine entrevus, vous arrêtent et vous parlent. Le monde sans les mots de Tamura Ryûichi en fait partie. Signifie-t-il un monde où les humains terrassés par le mal absolu sont amputés du verbe ? La fatigue d'être un homme a-t-elle épuisé toutes les ressources de la langue saignée à blanc jusque dans l'usage de l'ordinaire ? Tamura Ryûichi ayant vécu la rupture civilisationnelle que constituent les deux bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki, on peut aussi penser à ce que des auteurs comme Paul Celan, parmi beaucoup d'autres, ont dit de cette épouvante ajoutée à celle de l'Holocauste. "Personne ne nous pétrira de nouveau de terre et d'argile, personne ne soufflera la parole sur notre poussière", écrit l'auteur de Fugue de la mort

Après la sidération des Quatre mille jours et nuits,  le lecteur éprouve une suffocation sans rémission avec Le monde sans les mots. Il s'ouvre avec deux questions élémentaires, qui traversent l'esprit en catimini, comme dans un rêve sans bord, à tous les âges. "Pourquoi le petit oiseau chante-t-il ? Pourquoi l'homme marche-t-il ?" Aucune réponse ne saurait satisfaire le poète qui [aurait préféré vivre dans un monde où le sens ne prend pas de sens]. Mais, paradoxal, forcément paradoxal, il ajoute : "Les larmes qui sont dans vos yeux doux / La douleur qui tombe de ta langue muette / Si dans notre monde les mots n'existaient pas / Je les aurais simplement regardées et m'en serais détourné".

Alors qu'en est-il du pouvoir de la poésie ? Le poète se promène dans un parc d'attractions où le visible n'est qu'un trompe-l'œil organisé par l'industrie du loisir et l'illusion des mots ne le berne pas.

"Avec la poésie   ne pense pas construire une maison   ne pense pas acheter des jouets aux enfants   Avec la poésie   ne pense pas donner du soulagement aux cœurs des hommes des différents pays   Avec la poésie   ne pense pas combattre les monopoles   ne pense pas que la poésie soit un moyen de défense   ne pense pas que la poésie soit une arme d'attaque..."

Tamura Ryûichi n'est pas un poète de métaphores en carton pâte. Il ne se dérobe pas devant les coulisses du réel en invoquant des mystiques improbables.  L'expérience de la douleur dans le chaos de l'Histoire avec sa grande hache est aussi une épreuve de lucidité sur les empêchements de l'humain. Notre époque assoupie ferait bien de s'inspirer de cet auteur, assurément l'un des plus grands du vingtième siècle. Nous sommes heureux de le lire et de l'offrir en partage. Pour retrouver, qui sait, le sens du chant de l'oiseau.

Il y aurait encore beaucoup à dire de ce fort volume où le lecteur s'attardera sur les ensembles Matière putrescible et Etude de la peur ainsi que sur la présentation que l'auteur fait de lui-même dans En décomptant à partir de 10

Grâces soient rendues aux éditions La Barque pour cette publication dont le prix de 26 € est justifié par la qualité de l'ouvrage dans sa forme comme dans son fond. N'hésitez pas à le commander sur le site https://labarque.fr/

 

samedi 3 août 2024

Tamura Ryûichi, Le monde sans les mots, 1


En septembre 1945, le marin de deuxième classe Tamura Ryûichi est démobilisé. Il retourne à Ôtsuka, là où il est né en 1923 et a grandi. Mais il n'y a plus personne. Que des ruines écrasées de soleil et le vent, annonciateur d'un typhon, souffle de plus en plus fort. La folie des hommes et la fureur des éléments dans la même vision chavirée.

Dans le premier ensemble [du ] Monde sans les mots, intitulé Quatre mille jours et nuits, Tamura Ryûichi écrit : "Je suis né au temps de la première Grande Guerre, mort assurément avec la seconde". Comment alors concevoir l'expérience humaine ? Est-elle seulement possible si l'âme du Japon n'est plus qu'un spectre ? "Sur cette terre nous n'avons pas de tombe pour loger nos cadavres", écrit le poète dans son poème Cercueil en pied. Il n'y a plus d'individus, seulement des masses réduites à "des statistiques de peur", "des informations de crise". Le lecteur pensera forcément à l'épouvante nucléaire qui a changé à tout jamais la perception du vivant sur toute la planète. Le vivant des choses comme celui des pensées. Le poète ne la nomme pas puisqu'elle est innommable et conduit encore aujourd'hui bien des Japonais à se demander si leur île existe vraiment.  Et même la neige a l'odeur du sang.

Extraits :

Je vois une chose noire

Si tu ne la vois pas    et

Si le monde n'était qu'une infime quantité de poison

Par un jour de pluie la chose noire esseulée se mouille

Lorsque le Temps périt

La mort remplie du sens de la mort est une chair

Elle luira sans doute pour toi

*

 Vous ne porterez pas la main sur mon cadavre

Vos mains

Ne peuvent toucher la "mort"

Mon cadavre

Mêlez-le à la foule

Qu'il soit battu par la pluie !

        Nous n'avons pas de mains

        Nous n'avons pas de mains pour toucher la mort

*

A l'écoute de cette voix

J'enfanterai finalement une mère

A l'écoute de cette voix

Nos cadavres assailliront les vautours

A l'écoute de cette voix

La mère enfantera la mort

 

Et cependant tout n'est pas perdu, avec et sans les mots. Ces Quatre mille jours et nuits, titre très métaphysique, correspondent aux dix années endurées après la guerre. En 1961, Tamura Ryûichi part vivre dans la montagne, loin de Tokyo qui a perdu son identité. Sa traductrice, Karine Marcelle Arneodo observe : "Avec ce recueil, le poète a sans conteste touché à un absolu, mais il s'est aussi engagé sur une voie qui était inextricable pour la poésie. Il était donc bien naturel que Tamura ressente à un certain moment, avec l'évolution et la normalisation que connaissait la société japonaise d'après-guerre, la nécessité d'opérer un renversement en exposant sa poésie  à la reprise d'un dialogue avec le monde extérieur."

Le monde sans les mots de Tamura Ryûichi est publié aux éditions La Barque avec une photo pleine page de l'auteur en quatrième de couverture. L'ouvrage compte 176 pages et coûte 26 €.

jeudi 25 juillet 2024

Margelles, n°18, été 2024


Une margelle évoque aussi bien la bordure en travertin d'une piscine avec jeunes filles en fleur que le liseré qui encadre un monument funéraire. Elle est un composant à part entière d'une disposition architecturale et non un artifice. Au plan symbolique, elle retentit dans l'imaginaire comme un seuil, une orée pourrions-nous dire si le mot n'était pas si galvaudé, entre des figurations de l'espace à vivre et à mourir. Et il est plaisant de céder à la tentation d'y voir une petite marge textuelle. Tout du long du dit en ses échappées, ses lignes de fuite...

Margelles (au pluriel donc) est une revue de poésie ouvragée par Bruno Guattari et Philippe Agostini en leurs arpents de bois et d'étangs solognots. La photographie dans tous ses états y occupe aussi une large place, seule ou en contre-point des textes.

Le lecteur appréciera dans ce numéro la variété des écritures, leurs échos, leur répons et, d'image en image, construira ses propres margelles pour apprivoiser les coulisses de l'humain fragile.

Extraits :

(d'autres mouches bourdonnaient en tournoyant au-dessus de la merde des mères qui chiaient à l'unisson derrière les buissons faute de waters où se soulager dans l'intimité)

(un vieillard

un crâne

&

un enfant

devisaient

calmement

au bord 

d'une route

qui menait

nulle part) Rachid Madanis, R&manence

*

Appuyé au dossier de sa chaise, les avant-bras sur les accoudoirs, les extrémités de ses doigts réunies en une charpente miniature, il regarde l'ombre se déplacer, imperceptiblement, l'orbe du feuillage, au mi-temps du gravier et du carré d'herbe. Sa face de cendre, rongée de barbe, laisse deviner une longue attente. Des yeux de chien perdu sur un sourire maussade. Louis Germain, Demeures 

La lumière n'est pas encore perdue

parmi les maisons, parmi les routes blanches

Cette vieille dévotion

qui fait du monde un théâtre aride

une revue pour abonnés

une salle d'attente Raffaele Gatta, Homme libre (Uomo libero)

2h25.

La nudité du bitume exhale un relent d'alcool. Au loin, le néon du tabac crisse et cligne de la paupière. J'avance, les lampadaires se sont assis sur leurs capuches de froid - miettes d'eau moites et qui stagnent en marge du ciel : l'air suinte mais la route s'ouvre comme un œsophage. Rémi Letourneur, L'heure perdue

*  

la neige a fondu sur elle-même et s'épand en une eau de lait qui hésite à s'enfuir déjà entre les brins d'herbe jaunie - bientôt elle lavera la terre glacée des bêtes immobiles et ira mourir au fossé couronné de chiendent - promets-moi d'y penser en mettant tes bottes Pierre Gondran dit Remoux, Ivre de cabanes

Une miniature, sur ta joue, suit une ombre,

dans le soir part le train 

où tu dors alors qu'un signe du monde te rappelle.

C'est un petit animal qui a échappé 

à ton rêve, il court sur ta joue, tu pourrais te réveiller ;

il trônait sur le rayon de ta bibliothèque

aussi muet que toi, ainsi détaché du réel. Fabrice Farre, Pièces détachées

Parmi les images, le regard s'attardera sur l'ensemble de Louis Guattari, Entre la rue et l'azur (visages seuls ou en compagnie saisis sur le vif des quotidiens les plus ordinaires) et celui de Perle Vallens, Accords, (fragments de peaux animales et végétales, avec ombres et plis tourmentés).

Enfin, en quatrième de couverture, un extrait de Sodome et Gomorrhe pour nous rappeler que Proust avait aussi de l'humour.

La revue Margelles est disponible sur le site des éditions www.brunoguattariediteur.fr Elle coûte 12 euros et ses versions numériques sont à télécharger gratuitement.

 

mercredi 24 juillet 2024

Le cerveau dans le ventre, (manuscrit retrouvé à Bacalan)


Le corps dépose parfois l'esprit dans une grande solitude. Les pensées manquent de mots. Les traverses sont trop loin de la fatigue. Le ventre pèse où macère le sang. On veut vivre pourtant. Les yeux s'en vont vers les oiseaux qui croisent au large. La lumière s'avive sous l'allège dans la chambre. On retrouve là les signes perdus de l'enfance. Une bille de terre s'invente au creux d'une rainure. Les restes d'une clisse luisent sombrement au souvenir du grenier. Le ciel est bas soudain et l'oiseau n'est plus une promesse. On veut éprouver le mouvement qui retient les plis contre la peau. Pour un peu on rirait des mièvreries qu'on envisage. Une ombre passe au bout des cils. Elle ne dessine aucune ramure sur fond d'azur. Elle ne dit pas que c'était beau quand on avait dix ans. C'est avec elle qu'on se tiendra tout le long du jour. Dans le repli des chairs.

*

On vit depuis deux jours appareillé d'un tuyau au bas du ventre. Le temps s'écoule moins vite que les humeurs. Les gestes cherchent la mesure la plus sûre. Pour que le repos vienne dans l'attirail du corps. On ferme les yeux. Les bruits de la maison montent par l'escalier comme le chat effaré. L'émail est plus lourd, la céramique plus légère. Un froissement de chiffon en barbouille l'écho. On ferme les yeux. On devine le visage inquiet de la compagne aimée. Elle regarde le jardin se lever dans le matin. Quel tri pourrait-elle faire parmi les ombres ? On reste longtemps avec cette question du fardeau qui leste nos pas. On pleurerait presque. On se retient. Des rumeurs viennent de la rue, qui nous étonnent. Elles ne sont pas exactement de ce monde. Plus sourdes ou plus feutrées, on reconnaît mal ce qu'elles disent des hautes solitudes. On ferme les yeux.

*

La douleur passe dans toute la chair. Elle ne s'attarde pas autour des fibres. Elle est comme un instant de lumière blanche égarée. La fatigue retourne longuement cette image après qu'elle a passé. La mémoire sème le trouble dans les souvenirs qui bégaient. On ne sait plus trop quand l'enfance a vécu un semblable empêchement. On s'attarde au trait de lumière. On rejoue le film lent d'une détresse. Les phares d'une voiture peinent à trouer le brouillard sur une route de campagne. Des peupliers trop penchés dérobent le chemin. Une femme crie. Sa main tremble sur un accoudoir. Un homme à côté d'elle cherche un refuge. Le film pourrait durer encore. La lumière serait plus coupante. Des nuées de bêtes rouges viendraient y conspirer. La douleur de nouveau là taille dans le ventre. L'homme ne dira rien.

*

Dormir pour apprivoiser ce qui résiste dans le corps. L'oiseau idéal drainera les sanies et le ciel sera un drap bleu au réveil. Sourire. Tenir avec les mots les plus simples. On l'a deviné il y a longtemps. Un grain de plâtre tombé du mur nous l'aura dit mais c'est plus tard qu'on l'aura compris. En suivant le chat qui jouait à la feuille morte. Un jour de novembre. Sourire. Etait-ce vraiment l'automne dans la terre meuble du seringat ? Le vent avait-il quelque saute à murmurer dans les branches ? Et voilà retrouvé, dans le fil des questions, le souffle du sang. La nuit peut tomber.


Peut-être d'autres bouts dans les jours qui viennent... Si et si... Il y aurait à reprendre ici ou là mais comme je ne compte pas chercher un éditeur pour ces 92 pages qui font peur, je laisse comme ça.

Image signée Anne-Marie Durou

samedi 6 juillet 2024

Lo Moulis, La vie blottie dans le désordre


Nous ne savons jamais vraiment si les choses nous apparaissent à l'endroit ou à l'envers. Elles ont "le corps abstrait", [le paysage indécis]. Peut-être ont-elles plus de substance quand elles se soustraient au regard et à la marche.

La vie blottie dans le désordre de Lo Moulis, ouvrage d'hybridations textes-images-images-textes, le laisse entendre. Il s'ouvre sur un couloir où le lecteur imaginera des pas perdus. Des voilages, comme des taies sous une lumière qui brouille les géométries, appellent à dissoudre l'attente et au renoncement des présences. Y-a-t-il seulement quelque chose derrière la porte du fond ? Et le livre se clôt sur un autre couloir, plus blafard et rétréci. Le chambranle de la porte s'efface dans le flou. L'être, s'il en est un, est ici un mirage inversé, sans issue. "Entre les pas / on ne possède rien", écrit Lo Moulis.

Peu d'objets font signe au lecteur tout au long du décor : un trottoir, un grillage, un chandelier, des escaliers, des bougies et un verre d'eau, "la porte d'une petite chambre", "une boîte de cèdre" et quelques robes indéfinies dont le tissu résiste mal au vide et à l'oubli. "Aux limites du monde / il n'y a plus de paysage".

Et cependant, même blottie, la vie n'en est pas moins là. A la fois errante et forclose. Errance "dans la neige de la nuit", à la [traversée des mers, des voies ferrées et des dunes] et parmi tous "les lieux défaits". Forclusion dans "les heures plantées à sauver l'infime" et les "cavités du jour" remplies "de mauvaises pioches", les "bâtiments sans fenêtres". Manque et solitude. Ennui. Les cathédrales dont les âmes s'en sont allées. Le vide encore, en sa forteresse contrainte. Le lieu d'un drame à jamais tu ? Le désordre d'un désastre ? "Tu préfères compter les soleils /  dans la marge / le limon sur la grève / les os des enfants / ne restent que l'humus / et l'air flottant", écrit Lo Moulis.

Et voilà que toutes sortes de traits, cordes isolées ou pelotes impossibles à démêler, biffures et coulures ouvertes comme des plaies sur papier déchiré, viennent se confronter aux mots du poème et parfois les chassent. On en retrouve quelques brisures manuscrites ou imprimées, souvent hors cadre, parfois illisibles. Pour exprimer l'équilibre précaire du vu et du dit, du non vu et du non dit. Et Lo Moulis referme son livre avec ces mots de Jean-Louis Giovannoni en ses Pas japonais : "Ecrire, c'est se tenir à côté de ce qui se tait.

Extraits :


 


 

 

 

 

 


 

 

Lo Moulis, par ailleurs membre du collectif de poésie Pour Le Moment, signe avec La vie blottie dans le désordre (textes et images) sa première publication et son coup d'essai est un coup de maître. Paru aux éditions de l'Aigrette, le livre coûte 10 €.

mercredi 3 juillet 2024

Je ne parviens pas à y croire


Je ne parviens pas à y croire.

Un poète, connu et reconnu, s'apprête à voter pour le Rassemblement National. 

Je ne parviens pas à y croire. Je me dis qu'un homme de culture tel que lui, au moment ultime, ressaisira son entendement. Les voix de Montaigne, de Camus, de Morin, de Simone Veil et Geneviève de Gaulle-Anthonioz viendront à son secours.

Mais je me dis qu'un autre intellectuel de haut niveau, Raphaël Enthoven, tient les mêmes propos et il n'est pas le seul. 

Alors quoi ?

Je ne sais pas.

Mais tout de même ! Un poète !

De surcroît porté à l'humanisme par sa foi catholique !

Non. Je ne parviens pas à y croire. 

Je ne parviens pas à comprendre.

Comment les représentations symboliques et imaginaires de cet auteur, de cet honnête homme, ont-elles pu céder aux sirènes d'une idéologie ségrégationniste ? Comment peut-il se plier aux mantras de l'ipsédixitisme vomi à longueur d'antenne sur tous les plateaux télévisuels ? Comment, dans les profondeurs de sa psyché, les forces de la débâcle terrassent-elles toute autre considération ?

Comment ? Comment ?

Il dit qu'il combat l'antisémitisme. C'est absolument nécessaire.

Il dénonce Mélenchon dont les outrances répétées sont en effet très détestables. Son incapacité à reconnaître que le Hamas est un nid de terroristes qui assassinent le peuple palestinien estomaque bien du monde à gauche.

Et il dénonce aussi Macron, son "fascisme en layette rose". Oui. Vous avez bien lu : "fascisme en layette rose".

Quelle inversion dans les valeurs morales !

Macron est criblé de défauts mais fasciste, non. Ben non !

 

Loin de moi l'idée d'opposer mécaniquement un camp du bien à un camp du mal. Il me reste assez de philosophie et de connaissances historiques pour ne pas m'aventurer dans cette voie stérile.

Mais. Mais.

Est-ce à dire qu'un anti-arabes est plus fréquentable qu'un antisémite ? 

Est-ce à dire qu'un Libanais a moins le droit de vivre qu'un Israélien ?

Bien des écrivains, Semprun, Lévi, Littell..., ont démonté les engrenages qui broient la pensée de l'homme ordinaire et la poussent vers l'abjection. Il est avéré qu'il y avait à la tête du troisième Reich des intellectuels pour entériner la Solution finale.

Et j'entends mon poète se récrier : l'histoire n'est pas une photocopieuse. Bardella n'est pas Hitler. Il a raison.

Mais alors, pourquoi écrit-il que Mélenchon et sa bande sont des "bolcheviques hirsutes et livides" ?

L'histoire n'est pas une photocopieuse, ni dans un cas ni dans l'autre. Ah ! Monsieur le poète, vous perdez votre assiette et voyez la lumière à l'endroit des ténèbres. Je vous prédis bien des "pesanteurs de tête" si, le 7 juillet, vous y ajoutez la perte de l'honneur.



Alain Marc Guillaume, " I remember Clifford "


Le phrasé poétique d'Alain Marc Guillaume ne ressemble à aucun autre. Tour à tour tendre et gouailleur avec des accents presque bucoliques où affleure une pointe de nostalgie, il touche à l'oralité. Une oralité populaire marquée par de nombreuses expressions argotiques et l'effacement des pronoms personnels. " Sommes mardi cinquante ans après ", " bingo ! m'étais pas trompé ", " sous la terre fait aussi froid qu'ici ? ". Le lecteur imagine une conversation que le poète tient avec ses voix intérieures qui font des hoquets et s'ouvrent à des suspens.

" I remember Clifford " se présente comme une succession de scènes de genre au plus près du quotidien : un père qui joue au cheval avec sa fille sur son dos, une femme qui rentre chez elle en virevoltant dans sa jupe longue, un ancien d'Indochine qui ne raconte pas ses blessures de guerre et s'acharne au désherbage dans son jardin... Autant d'images en noir et blanc où se superposent la mémoire de l'enfance et celle de l'âge tardif. Avec un peu de jaune "fatigué", un peu de rouge brique et puis le bleu du ciel... à Boston. La ville mythique du cinéma et de toutes les musiques, la ville des petites frappes et des étrangleurs. Seulement voilà ! D'une rive à l'autre de l'Atlantique, les repères sont bien imprécis, les frontières très indécises. Comment faire la part des confluents dans l'émergence des souvenirs ? Une maison en Dordogne a des faux airs de Louisiane. Des sacs poubelles noirs avec leur cordelette jaune se changent en vastes oiseaux des mers "sur un quai de Colon au Panama en 72". Une silhouette aperçue à Bordeaux ressemble au consul de John Huston dans son film Under the Volcano, "quand il s'arrache de la bodega" ?

But who is Clifford ? Un jazzman bien sûr. Mort prématurément dans un accident de voiture à vingt-cinq ans. Sa trompette accompagne la caméra interne du poète. A moins que ! Ce n'est peut-être pas Clifford dont on rejoue "les lamentos" autour des bocks dans un bar. C'est peut-être Darn that dream. Un rêve reprisé. Dont on veut garder le fil. Ah ! Savoir ce qui s'en va vraiment de soi ! De "l'en-dedans". Et déjà l'en-dehors ressaisit l'auteur. Les lignes de la banlieue bordelaise ne tiennent plus la route quand il conduit pour ramener sa fille chez elle. Le Los Angeles de James Ellroy apparaît avec "sa part d'ombre". Un autre décor sans cesse recommencé et la littérature en écho au cinéma. Pour mieux [se dissoudre]. Alain Marc Guillaume a été bouquiniste pendant plus de quarante ans. Edgar Poe, Malcolm Lowry, Alberto Moravia et Roberto Saviano traversent également le livre. Mais, toute révérence gardée, les lumières de la ville et le sourire d'une jeune femme sur un passage-piétons, hein ! c'est autre chose. Sans oublier les chats. Ces [petits culs bondissants], tout en esquives et facéties, comme les poèmes qui filent qui filent, peut-être de nouveau là bientôt, au détour d'une "note inattendue". "De la musique avant toute chose" sur l'écran noir des nuits blanches, en repoussant le clap de fin.

Au petit jeu des appariements littéraires, le lecteur pensera aussi bien aux atmosphères de Jim Harrison qu'à celles d'Antoine Blondin, d'une rive à l'autre des tumultes océaniques.

Extraits :

regarde un de ces docs à sensation

genre " real crimes stories "

 

à l'écran la caméra focale au ciel

suit un bout de nuage, de coton, d'étoupe

qui glisse à l'angle d'un toit

au-dessus d'un mur de briques rouges

 

à pas s'y tromper  très Amérique du Nord

dans un ciel bleu de pur été

Toronto Montréal Salem Providence ?

 

enfin vers là

 

juste après

elle redescend à hauteur d'homme

s'arrête sur un manège au cœur d'une ville

cerné par ces murs de briques rouges

et qui mouline du souvenir au son d'un limonaire

là-bas était route vicinale

jaune / blanche sous la traction de mon père

les rares fois où on y est passé

y avait ralentissement / lâcher de pédale

entrée en zone de gravité

devant une sorte de

sana / mouroir / maison de repos / pavillon psy

sans doute un peu des quatre

caché derrière de hauts arbres

 

depuis ce temps

cet au-delà des pins sylvestres penchés là-bas

m'est resté lieu à côté du monde

"over the hill" un peu maudit

qu'en étrange silence cuisait sous le soleil

 

" I remember Clifford " d'Alain Marc Guillaume est publié par aérolithe éditions. Il coûte 8 €.  A commander ici : aerolitheeditions.blogspot.com

 

lundi 24 juin 2024

Et puis les masques sont tombés


Et puis les masques sont tombés

Les oiseaux ont eu le souffle coupé

Les chats se sont tapis dans les taillis

Et les chiens au fond des caves

Tant de regards noirs

Tant de mentons crispés

De lèvres pincées

De bouches ouvertes au cri

De mains qui repoussent

Dans les rues des villes

Et sur les chemins des champs

Des bandes armées sont parties en chasse

Des campements ont été détruits

Sous les rocades et dans les bois

Une femme noire est morte à Fréjus

Une femme noire est morte à Nancy

Une femme noire est morte à Besançon

Deux adolescents aux cheveux crépus

Ont péri par le vitriol à Angers

Quatre mosquées ont brûlé à Lyon

A Marseille à Bordeaux et Agen

Les façades d'une dizaine de librairies

Ont été mitraillées dans le Vaucluse

Et dans le Gard

En Ardèche en en Meurthe-et-Moselle

Plusieurs dépôts du Secours populaire

ont été pillés dévalisés saccagés

A Paris, Lille, Toulon et Montpellier

Et la France a fait comme les oiseaux

Et la France a fait comme les chats

Comme les chiens et même les papillons

Aux ailes soudain blanchies

La grande peur après la semaine de cristal

Le plomb du silence dans les yeux

Le grand renoncement des solitudes

Les litanies en boucle sur les écrans

On n'a pas voulu ça

On n'est pas comme ça

Fallait bien qu'on essaye

On n'est pas des méchants

On n'est pas des racistes

D'ailleurs on a des copains arabes

On n'est pas on n'est pas

Ca va se calmer ça va aller mieux

Les affaires vont reprendre

Oui elles vont reprendre

Ca n'était qu'une parenthèse

Y'en a toujours eu des parenthèses comme ça

L'été arrive et il sera tranquille

Il y aura des jeux et encore des jeux

Il y aura des baignades à la plage

Et des varappes entre les cols

Il y aura de l'ordre enfin de l'ordre

Il était temps on allait dans le mur

Il y a du bon tout de même

Quand les masques tombent

 


jeudi 20 juin 2024

Maud Thiria, Trouée

De toute évidence, donc de toute opacité, Maud Thiria n'est pas à tu et à toi avec ce qui la hante. Dans son recueil Trouée, le corps est aussi suffoqué que la parole. De qui est-il le sujet ? De quoi est-il l'objet ? "La chair mutilée" ne peut pas dire. "La trachée retranchée" étouffe. [Les mots tombent comme des mouches mort-nés sans nom encore].

Le lecteur sensible aux occurrences relève 14 fois le mot miette et ses déclinaisons dans le texte. Puis 10 fois le mot coule. Ni les humeurs ni les suints ne tiennent ensemble les viscères et les peaux, les visages. Quand le vide à l'intérieur du ventre engloutit jusqu'à la langue. "vers quel mot / tendre / quel mot placenta / gluant de noir et de vie", écrit Maud Thiria. Le placenta, ce bas morceau qu'on abandonne aux chiens parmi les immondices. Cette répugnance-là et son "je sacrifié", mais vivante, vers laquelle il faudrait pouvoir retourner. Ce je empêché de naître (une seule occurrence) qui empêche de rêver à la mère (3 occurrences). Cette mère dont on voudrait embrasser l'image malgré "le cordon enroulé / en tas mort".

Et le lecteur s'égare dans les images qui le terrassent. Des images du dehors, inventées comme dans un roman noir ou relevées dans quelques faits divers. Un corps de femme prisonnier à perpétuité du mal qu'on lui a infligé au fond d'une chambre close. Et des images du dedans, exhumées du puits des âges, superposent leur épouvante à leur épouvante, où se projette la monstruosité du soi...

Au jeu des appariements littéraires, la figure de Bernard Noël apparaît dès l'exergue en vis-à-vis du premier poème : "un double dis-tu coupé à moi-même... visage sans aucun trait l'épaisseur peut-être du silence". Le chroniqueur fasciné autant que désemparé retrouve Extraits du corps, lu il y a cinquante ans. Et c'est la même fièvre interloquée dans le miroir des écritures. "Mon corps est à recommencer", écrit Bernard Noël. "Te créer des images pour rester vivante", écrit Maud Thiria. "Noué à moi-même, je suce mon intérieur, je me vide en moi.", ajoute Bernard Noël. Et Maud Thiria, dans le cachot de son ventre : "le vide ne répond plus / de ses mots / la langue n'a plus assez / de salive". Du corps agissant au corps subissant, comment faire la part du vide ? Et quelles images pour le déborder ? A défaut de recommencement, une réparation est-elle seulement possible et jusqu'à quel point après le supplice ?

Enfin, il pourrait être intéressant de recourir au jeu des occurrences absentes. Pourquoi l'auteure n'a pas employé les mots détresse et solitude ? Le lecteur imagine qu'ils sont davantage mort-nés que les autres et que, n'ayant pas encore de nom, ils se désignent dans le silence. Un silence noir, forcément noir. Assourdi par la meute des chimères.

Extraits :

tu chair rongée

enfermée muette

antre d'ongles

noircis à force

griffes humides devenues

grotte du corps

tranchée

*

écrire

le dépeuplé

chambre à fenêtre sale

corps

que plus rien n'ouvre

ni attaches

ni poignées

écrire pleins et déliés

là où le vide te lie

écrire en vrac

en vrille

 

- suivre un chemin de miettes

abandonnées -

*

ventre trou

cœur trou

sans plus de bouche pour

crier

de membres pour se

défendre courir échapper

seulement ne plus bouger

juste cet ordre mental

instinct animal

yeux vitreux bouche ouverte

corps raidi

 

faire la morte

*

tu es le visage

arraché à la nuit

ombre de tête

langue et front mêlés

lente saveur d'oubli

de salive et d'os

magma

boue propice aux larmes

le noir crie quand pénètre la lumière

- métal cuisant des souvenirs

en brèche -

 

œil crevé parlant

leur langue

oubliée

*

Trouée de Maud Thiria, avec une photographie de Véronique Lanycia en couverture, est publié aux éditions LansKine. Il coûte 14 €.

NB : Dans Extraits du corps, Bernard Noël n'emploie pas non plus le mot détresse et une seule fois le mot solitude juste avant la fin du recueil.

A lire aussi sur ce blog, la chronique de Falaise au ventre, de la même auteure et chez le même éditeur (20 mai 2023)