Qui êtes-vous ?

Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

dimanche 3 août 2025

Le vieil homme et les oiseaux


Ce matin du dix juillet, à dix heures moins dix, me rendant à la librairie Mollat, j'ai vu un vieil homme assis sur un borne en haut de la rue Sainte-Catherine. Une barbe poivre et sel effaçait son visage mais pas sa main tendue aux trois oiseaux qui picoraient quelques graines. L'apparition de cette image m'a d'autant plus saisi qu'elle indifférait autour d'elle les figurants hébétés du quotidien. Quelques-uns, attroupés devant une sandwicherie, le regard vide, mangeaient du cholestérol. D'autres, avec leurs écouteurs à fond dans les oreilles, se laissaient déchirer par du rap ou de la techno. Cependant que le ballet des poches bourrées de fringues en solde, si tôt déjà embouteillé, signait l'absurdité du monde.

À quelques mètres de là, le tram B chuintait ou grimaçait. Je l'entendais mal. Tout mon corps était suspendu aux oiseaux autour de la main. Ils n'avaient pas peur. Ils connaissaient les gestes du vieil homme qui, probablement, avait là ses habitudes. J'ai voulu m'approcher de la scène, saisir de plus près les volètements que les grains attisaient, deviner les becs tout à leur gourmandise. L'envie m'a pris, travers coupable, de sortir mon téléphone pour photographier la scène. Et donc de la poster sur les réseaux sociaux. Les oiseaux, comme les chats, génèrent beaucoup de clics émoustillant les endorphines. Un peu de raison m'a ressaisi et j'ai passé mon chemin. Dans la librairie, j'ai oublié le vieil homme et les oiseaux. J'ai musardé du côté des écrivains japonais. Je suis allé voir les nouveautés dont la plupart sont déjà vieilles et ai découvert Chambre 908 de Sara Bourre, avec le pressentiment qu'un trésor s'offrait à moi. Puis j'ai papillonné, comme toujours je papillonne là, d'un titre à l'autre, sans lire vraiment, et quelques mots auront déposé en moi un peu de leur substance. 

À peine sorti de la librairie, la scène du vieil homme et des oiseaux m'a aussitôt ressaisi. Je n'ai pas cherché à la revoir. Je suis resté dans son surgissement. La seconde où un phénomène apparaît détermine bien des durées dans la mémoire. Qui tiennent à l'environnement de l'apparition. Cette rue-là, ouverte sur une grande place de la ville avec son théâtre et plus loin sa colonne des Girondins, traversée d'espaces flous mal emboités sous un soleil montant. Cette heure-là, encore matinale, occupée déjà par des touristes volubiles ou étourdis dans le roulis des valisettes. 

Un mois presque a passé. Quelqu'un a peut-être photographié l'homme aux oiseaux sur la borne. Ou il aura fait une vidéo. Sur laquelle on entend des conversations. Les oiseaux ne manquent pas de bagout. Le vieil homme non plus, quand la solitude plombe.

Photo d'un hippocampe feuillu à Mouguerre au détour d'un talus. 

samedi 2 août 2025

Julie Nakache, Le sang des filles

 
De la pureté à la souillure et inversement, le sang parcourt tout le spectre des représentations humaines. Élixir ou poison, part bénite ou maudite dans les émois du corps, son flux tumultueux étreint la vie comme il étreint la mort.

Le sang des filles de Julie Nakache est aussi celui des femmes et des mères. Dès le premier poème, le lecteur entrevoit qu'aucune de ses énigmes ne sera résolue. Le sang n'a de visage que dans l'imaginaire. Un imaginaire inaugural avec des aiguilles traversières qui cicatrisent des liens dans le tissu sans cesse à remailler de l'histoire où la vie se débat. "Point avant / Enfanter le vent / point arrière / s'offrir aux pierres / caresser l'ombre / dompter le fatal", écrit l'auteure. Faire naître a-t-il donc si peu de consistance qu'il n'en reste que rumeurs venteuses ? Cependant que le fatal s'impose comme seule vérité tangible et indomptable ? Ce fatal fœtal déjà là ante partum depuis les commencements... Les ventres sont d'improbables demeures où "le cœur le sang la peau" virent au noir. Les mots n'y peuvent rien quand la mémoire s'oublie. Quant à la "fille [qui] saigne sur le seuil", qu'elle s'apprête à sortir ou à rentrer, à moins qu'elle y soit figée par ce qui la hante, le lecteur lui-même hanté fût-ce à bas bruit en ses entrailles, aura, pourquoi non, la tentation de la faire disparaître... À quoi bon s'embarrasser de la mauvaise herbe ! On ne l'a pas désirée. On ne l'a pas voulue.

Comment, dès lors, s'affranchir des chimères ? "Quels lieux écrire pour chasser l'ombre ?" Ils sont si fragiles, si morcelés jusque dans les gestes qui les accompagnent depuis plusieurs générations. En essuyant les tables de cuisine, en corrigeant les plis dans les armoires à linge où le temps a ses végétations, en reprenant les ourlets des enfants "grandis trop vite". Ces gestes-là, des mères penchées sur l'ouvrage des jours et la mémoire des guerres. La dernière notamment. "Omaha Beach Utah Beach". Le front des fracas et le "front de l'amour en première ligne du désir". Une femme rencontre un Américain et le sang de la vie triomphe du sang de la mort. "et sur les cadavres [il] fait pousser des fleurs". Habite-t-elle "les mythes les légendes" quand elle danse au milieu du chaos ? Est-ce là la conjuration du sang, forcément trouble dans la marche qui fuit les épouvantes ?

Le lecteur imagine une aïeule et ses récits dépliés en disant "l'amour plus fort que la mort". Elle le disait encore au bord du dernier souffle. Il se joue des ciels et des mers, des terres qui meurtrissent les corps. Blue Train, écrit Julie Nakache bercée par les notes bleues de Coltrane et le marteau des mélancolies. L'azur est trop lourd à porter quand les mères meurent. Le sang se change en suint et la mémoire des abandons titube. Restent les mots. Ils ont des aiguilles et du fil pour [courir après la vie]. Leur incurable retard comblera, qui sait, ça et là, quelque manque dans le vide.


Vingt images de Diego Arrascaeta dont huit en pleine page coconstruisent ce livre qui attise les tréfonds obscurs du lecteur. Le noir y est souvent mis, en larges aplats ou en griffures autour des corps et des visages. On y pressent des tourmentes élémentaires, des obsessions matricielles, des pertes et des restes, des hautes solitudes. Voilà une œuvre puissante au sein des énigmes fondamentales, humaines, terriblement humaines.

 

Extraits : 

 Se sentir si vivante

qu'on pourrait mourir là

à bout de souffle à bout de bras

sans chercher jamais ce qu'on ne trouve pas

En nous

dans l'autre

dans ce que révèlent la joie et la peur

à jamais les mémoires tressées du sang et de

l'amour des mères

 

Rencontrer la terre ses paysages son histoire

*

Est-ce ainsi que l'enfance insiste ?

Est-ce ainsi que l'enfance résiste ?

La poussière du ciel

émaillée de souvenirs

retrace le langage perdu

à l'horizon d'un rêve

 

Épousseter les cris d'enfants

et ranger son chiffon

 

Qu'est-ce qui croît en elles

quand le monde fane ?

*

Pourquoi faut-il que les mères meurent ?

 

Mères et mer liées

rejoindre leur histoire leurs humeurs leur suée

leur sang

se mêler aux larmes salées aux premiers

chagrins au goût du monde

se laisser emporter sans naviguer car la vie est

peut-être     aussi     cet après-midi sur

une plage

où l'on se noie dans l'infini d'un bleu

 

fixer l'horizon

                        à perte de

                                            démesurément

 

comme on avorte de l'enfant.

 

Le sang des filles de Julie Nakache est un livre qui dure longtemps. Il est publié aux éditions Exopotamie dans la collection Écumes et compte 65 pages. Il coûte 16 €. 

 

Chez le même éditeur, l'auteure a aussi publié Entre chiens et louves dont vous pouvez lire la chronique ici-même.  

mardi 15 juillet 2025

Sara Bourre, Chambre 908


Les "fenêtres qui ne s'ouvrent pas" ont parfois le regard plus pénétrant que les fenêtres qui s'ouvrent. Quand elles donnent sur une chambre d'hôpital, "la saturation de la lumière" altère peut-être la saturation de l'oxygène dans le sang. Des mouettes "regardent à travers la vitre" de la chambre 908. Elles ont "l'œil grand ouvert" sur le corps du malade. Parfois, il vire au noir comme les humeurs et les suints. Comme les rêves remontés des vieux puits sans margelle et les chiens de mauvais augure. 

Chambre 908 de Sara Bourre est un récit étoilé à deux voix entre un père au bord de la mort et sa fille. Dans la plus haute solitude. Existe-t-il encore un lieu pour les accueillir ? Où la lumière ne ferait pas de l'ombre ? Ah ! C'est que la mort est "un grand navire" tourmenté. Sa cale grouille comme un ventre corrompu et le chemin vers le pont se dérobe aux derniers désirs. La fille ne peut rien contre le naufrage "et les longues femmes toutes blanches qui s'approchent". Alors, en ses "chevauchées-morphine", le père devient capitaine au-delà des eaux troubles. Quelques souvenirs se rassemblent, qui ne tiendraient pas sans leur part inventée. Ainsi cette corrida sous [le soleil gorgé de sang] à Madrid. Avec cette image dont Federico García Lorca eût fait son miel : "le frère balance la lune aux flancs blêmes des chevaux". Les mémoires ante mortem et post mortem ne gardent ni lignes ni cap. Est-ce ainsi que l'arène madrilène se retrouve à Clermont-Ferrand, le long des rives pentues de la Tiretaine ? "L'enfance douloureuse" a ici bien des ressacs et le mystère du père grandit. Les cendres de l'urne funéraire rappellent des sables anciens où les doigts farfouillaient.

Après leur dispersion, les carnets de rêves du défunt ont "le tranchant du vertige" plus acéré. La toute-puissance imaginaire, comme dans le "Rêve du 31 octobre 1991", incarne-t-elle une résurrection ou une ressuscitation ? Autrement dit, la mort y est-elle effective ou apparente ? Et, surtout, qui est ce "on" organisateur de la dramaturgie ? "Les décors un à un s'effondrent / le ciel se détache du sol", écrit la narratrice. "Le temps plié en quatre" s'épuise à y durer... Les décors sont peut-être des décorps inaboutis, forcément inaboutis. Ante partum déjà, ils sécrètent leurs chimères.

Elles sont cosmiques comme la découverte d'un "trou noir, fils d'une étoile explosée". Et l'imaginaire du rêveur, porté par la naissance du trou noir consécutive à un "effondrement de matière", retourne à son enfance peuplée "d'acrobates funambules... sur un câble à 40 mètres du sol". Le noir du trou noir et le blanc des habits blancs des funambules tiennent ensemble l'illusion du vide et de plein sans cesse recomposée. "Je n'ai pas de corps à troquer contre la vision pure de l'absence", constate la fille en peine avec son deuil. Les fleurs fanent dans la Tiretaine. Le réel est si lourd à porter. Les rêves de fêtes foraines du père ne sauraient l'alléger. Elles n'ont pas l'assurance de quelque grande roue juchée entre deux montagnes. Elles disent les fragilités labyrinthiques du dehors et du dedans. Et l'empêchement inaugural de toute lucidité.

Extraits :

 

Au bout du couloir le frère penche comme un arbre malade

je crache noir dans la cuvette blanche

le café bu trop vite, pris dans l'odeur âpre du désinfectant

dehors la pluie est incessante

elle frappe dru contre les carreaux nocturnes de ta chambre

aucune mouette n'a osé approcher 

 

Je pourrai apprendre à chanter

par ta voix

une langue étrangère me ferait oublier

la mécanique froide des aveux

la rétention du vent dans la chambre

le bruit des machines dans la nuit

 

Tu disais,

les oiseaux bleus nous traversent comme un vent de mer

et c'est l'autre pays déjà.

 

Au jeu toujours improbable des intertextualités, nous pouvons rapprocher Chambre 908 de Sara Bourre du récit pareillement étoilé de Brigitte Giraud,  Des ortolans et puis rien. Avec cette interrogation récurrente de la construction et de la déconstruction du manque, dans le corps et hors lui.

Chambre 908, poignant en ses étoilements, ne laissera pas le lecteur indifférent. L'ensemble compte 113 pages et est publié aux éditions Le Castor Astral. Il coûte 15 €.

 

Sara Bourre est également l'auteure de À l'aurore, l'insolence, préfacé par Hubert Haddad aux éditions du Cygne. 

samedi 12 juillet 2025

Mimoza Ahmeti, Pauvres notions


Pauvres notions
de Mimoza Ahmeti interpelle d'emblée le lecteur. Les notions sont floues dans l'expérience de vivre. Leurs contours se perdent au fil des perceptions, des émotions, des sentiments. Mais que signifie leur pauvreté ? Peut-être faut-il la lier à l'ignorance fondamentale de l'humain qui le conduit sans cesse à réinterroger la pensée première, dans l'éprouvé des jours. Ainsi, parfois, les notions tantôt jointes et tantôt disjointes deviennent des concepts. C'est là tout un travail de la volonté agissante.

Mimoza Ahmeti se révèle donc autant philosophe que poète. Son texte La chose contient et déborde toutes les interrogations de l'auteure. Dans toute chose et autour d'elle, en sa substance et en son essence, s'expriment aussi bien le besoin que le désir. Une beauté, qui sait, advient, traversante "comme la passion du silence". Mais dans le dénuement de la pauvreté inaugurale. Où s'exercent l'esprit et la main depuis les commencements.  

Qu'en est-il alors de la Matière mystérieuse ? Est-elle animée par un souffle majuscule, qui lui préexisterait ? Adepte de l'oxymore, Mimoza Ahmeti considère le saisissement des corps par les corps, pour aimer et pour tuer, comme "un amusement sanguinaire". Puis elle dit cela, qui résonne longtemps : "regarde dans mon visage". Le visage, selon Lévinas, est ce qui apparaît en premier de l'homme. Mais il est ici sans signe ni trace ni mémoire. Toute interprétation mènerait à des "castrations" des sens, à une dépossession de l'infini. 

Alors que l'esprit est "si lourd". Les tumultes ancestraux qui le taraudent accouchent de "figures symboliques... fantomatiques". L'imaginaire s'en ressent et peine à [tricoter le langage]. L'un des plus longs déplis de l'ensemble, Des étoiles dans la bourbe existentielle, offre peut-être une issue à cet empêchement. Une issue mythologique. La bourbe, voire la fange, y est propice, le "pauvre ciel humain" aussi. Les étoiles anthropomorphes accèdent à la puissance divine avec "leurs bras métalliques" et "leurs épaules de bronze". "Terriblement jeunes", elles ressuscitent l'ancienne très ancienne forge des métamorphoses où le grand combat de l'amour et de la mort [ravive les âmes exténuées]. Est-ce à dire que la lumière enfin se révèle à l'homme dans le creuset de l'Histoire majuscule ? Y a-t-il un dessein et un destin pour les âmes ? Qui serait pré écrit ? Pour gagner la pureté et la vertu ?

Mimoza Ahmeti pose toutes ces questions suffoquées parce que personne ne peut y répondre. Dans l'inextricable écheveau de l'inconnaissable, il y a ce que l'on sait ne pas savoir et ce que l'on ne sait pas ne pas savoir. "Moi je baise mes manques et deviens immortelle... Sur mes propres faiblesses j'appose un baiser..." S'exprime là un peu de sagesse, favorable à quelques touches d'humour, de dérision où affleure souvent le non-dit fataliste qu'on retrouve souvent sous les plumes de l'Europe centrale. Mimoza Ahmeti est albanaise et l'Albanie était jusqu'en 1991 l'une des plus grandes forteresses vides de la planète. Alors, même pour dire la gravité, certains titres se font légers. Quel âne tu es, ça va sans dire ; L'aéroport du cœur ; Je suis fou de Campari

Ah ! Être fou du Campari comme Dalí était fou du chocolat Lanvin ! Il paraît qu'Hemingway en raffolait. Le Campari est un sésame joliment citronné pour trouver son chemin jusque dans le "gigantesque supermarché" qu'est l'Amérique. Avec une pointe d'ironie, ça ne peut pas faire de mal.

Extrait :

La valse de la feuille

Les gens sont un mariage de signes,

qui peuvent vous attirer ou vous laisser impassible. 

À moi, ils ne racontent pas grand-chose,

c'est pourquoi j'ai pris le risque de dire...Pauvre de moi...
j'aurais pu vivre, peut-être ai-je vécu,

pendant que j'écrivais...

 

D'ailleurs,

la trace et mon chemin sont bien différents et lointains... 

Les entendements vibrent sous les mots

que la force de la vie unit dans l'Ego,

le secouant, le renforçant, l'atténuant, Oh,

en y trompant l'âme...

 

L'Ego et moi-même sommes encore loin l'un

de l'autre,

même mon chemin est si loin d'eux...

Le signal que j'émets est vrai ou faux

pour celui qui le saisira...

La grille logique donne à l'un la paix pour donner à l'autre

panique...

 

Les images de l'ensemble sont de la main de l'auteure. Pauvres notions de Mimoza Ahmeti est publié aux éditions L'Incertain. Il compte 88 pages et coûte 14 €. 

mercredi 9 juillet 2025

la forge, Revue de poésie, N° 5 - juin 2025


La cinquième livraison de la forge s'ouvre par le liminaire d'Alexis Bardini sur l'Anthologie de la poésie française de Georges Pompidou. Il s'en vend encore des milliers d'exemplaires chaque année et nous nous en réjouissons. Mais son auteur affirmait que la poésie relève d'un "don divin", occultant la nécessité du travail le plus acharné et c'est bien de chair dont il s'agit. Alexis Bardini remet les choses à leur place si tant est qu'elles en aient une dans les tumultes du vivant. Aucun poème n'est jamais tombé du ciel...

Les pages consacrées à la poésie D'ailleurs abordent toutes les langues, véhiculaires ou non. Celles de l'Europe centrale notamment (roumain, hongrois, bulgare).  La métaphysique des ombres de Dinu Flamand, "tout demeure sans finir pour autant de disparaître", s'accorde avec la nécessité de l'ordinaire : des "poussins étourdis" traversent une clôture, une pimprenelle aux jupes tournoyantes ; elle n'est pas farouche, va [négocier l'oubli] dans les foins avec des coquins de passage.

Dans Il faut s'y attendre, Simon Adri hante les lieux insécures du corps. Le métabolisme va de guingois. La barbe pousse à l'intérieur et l'endométriose s'attaque à la bouche. Le cordon ombilical s'enroule sur ses chimères. Et le ciel d'orage s'en ressent, avec son jaune à prendre feu.

"Même ce que je possède me manque", écrit Georgi Slavov. Le poète taraudé par la culpabilité de n'être pas devenu sombre dans l'apathie voire la mélancolie. Le lecteur devine une perte dont le corps se délite jusque dans la mémoire. Et la "solitude d'été" grandit quand on tue les moustiques par habitude.

Notons aussi la Colombienne Lauren Mendinueta qui, enfant déjà, ne "savait parler qu'en poèmes". Son texte Lumière de juillet à Lisbonne est dédié à Nuno Júdice. Une lumière pénétrante dont la couleur n'a pas d'identité. Qui s'ouvre à "une vérité joyeuse au milieu de tant d'incertitudes".

Dans la fenêtre intitulée Regard, Yves Humann s'attarde sur le poète portugais disparu en 2024. Il n'éprouvait pas l'angoisse de la page blanche, la menace venant du "vide de l'existence". Philosophe tout en tenant à distance les concepts philosophiques, il évoqua ainsi la main qui écrit le poème : "Cette main n'appartient pas à l'inconscient. Il y a toujours une partie de raison dans l'écriture du poème : c'est la raison des mots. Le monde inconscient est dominé par les images ; et le mot est ce qui donne une suite logique et un ordre à ces images qui, sans le langage, font du poème un dépôt de bric-à-brac visuel." 

Les pages consacrées aux poètes D'ici offrent une grande variété d'écritures. Les longs flux de Victor Malzac, piquetés de o minuscules à scander/slamer grouillent de toute une ménagerie : lapins, cloportes, punaises, fourmis... squelettes marinant dans le pétrole sur un parking. Même l'enfance n'échappe pas au sang sale, aux puanteurs dans les chambres et les caniveaux. 

Anna Waldberg dit ses empêchements à parler de la mort. Comment faire la part de la viande et de l'âme quand les mots sont infestés ? De toute façon, "rien ne se voit rien ne se transmet", pas même les sourires. Promener la mort en ville est inutile, "se figurer ce qui s'efface sous les yeux" est si improbable.

Il y a beaucoup de couteaux dans le tiroir de Jean-Christophe Belleveaux. Des couteaux et des cordes éparpillés aux quatre coins du monde. Et les souvenirs se mélangent quand on absorbe tout. Une chimie compliquée les change en choses. Même les gens et les chiens en sont, même "la merde la douleur la mémoire". Alors rêver des phrases, en dehors en dedans, avant de pencher, de tomber. 

L'enfance de Bobby Fischer par Matthieu Lorin grandit entre un père "aussi absent qu'un remords" et une mère avec "son odeur de sueur et de rancunes". À sept ans, avec et sans romans médités, la découverte des diagonales où glissent les pièces de bois change tout. "Les rois [seront bientôt] cloués comme un tableau ou les mains de prophète". 

Et c'est l'enfance aussi sous la plume de Nicolas Rouzet, fascinée par le vide dès l'âge de trois ans. Elle s'insurge contre la mère au point de repousser toute parole. Le langage est-il vraiment la "maison commune" que l'on s'imagine ? Et les livres, que peuvent-ils pour "briser l'étrangeté du monde" ?

L'oubli, ce n'est pas nouveau, menace aussi les prix Nobel de littérature. La revue ressuscite la voix oubliée de Gabriela Mistral avec sa Petite carte audible du Chili, parue en 1931 dans un journal de Santiago : "Nous pensons que seule la radio pourrait retransmettre une tentative de carte audible d'un pays. On a déjà créé les cartes visuelles, mais aussi les cartes tactiles, c'est-à-dire en relief ; il manque la carte des résonances qui rendrait une terre écoutable. Cela viendra, et bientôt ; on recueillera l'entremêlement des fracas et des bruits d'une région ; sans toucher les lignes de son sol, ses collines ou ses villes, en posant angéliquement les palpes de la radio sur l'atmosphère brésilienne ou chinoise, nous sera livré véridique comme un masque, impalpable et effectif, le double sonore, le corps symphonique d'une race qui travaille, souffre et bataille." 

Dans La forge du poème, les auteurs sont invités à se pencher sur leurs pratiques d'écriture et conceptions de la poésie. Ainsi, Alin Anseeuw déclare : "La poésie m'engage loin du sacré. Elle est pour moi essentiellement une affaire de langage et de pratique, une manière de faire bouger la langue autrement... là où le possible vient à l'écriture." 

Maud Thiria considère le poème comme une possibilité pour desserrer les dents. "Incongru comme ton blockhaus d'enfance habitant le jardin, une silhouette déjantée, déboussolée, démembrée", il naît d'une transgression qui lie et délie les tumultes du dedans.

la forge, revue sobrement chic sous sa couverture de vieille tuile, est accompagnée de dessins de Nicolas Rozier. Elle compte 270 pages et coûte 22 €.

 

Quelques ouvrages de Jean-Christophe Belleveaux, Matthieu Lorin et Maud Thiria sont également chroniqués sur ce blog. 

 

lundi 7 juillet 2025

La lente rumeur du ON, qui déteste...


ON ON ON ON ON ON ON ON ON ON

Cette rumeur-là qui assourdit qui ankylose qui ronge qui vermine

ET DÉTESTE  

Long chapelet de grains noirs en bubons

ON déteste les gouvernants ON déteste les institutions

ON déteste les juges ON déteste les enseignants

ON déteste la télévision publique ON déteste France-Culture

ON ON ON ON ON ON ON ON ON ON 

Petit moulin dans les replis neuronaux

Petites hélices ointes de poisons

Petits hachis de rancœurs à vif

Petite haine qui devient GRANDE 

ON déteste Victor Hugo, Émile Zola, Jean Jaurès, Léon Blum, Albert Camus, Edgar Morin, et même Montaigne ON le déteste !

OOOOOOOOOOOOOOOOOOOON...................... comme le sillage d'un bombardier en maraude comme la litanie des spectres ressuscités dans la solitude des ressentiments comme les corps décomposés des puretés introuvables........................

ON déteste les immigrés, les musulmans, les assistés, les homosexuels, les handicapés, les féministes, les pauvres, les syndicalistes, les communistes, les grévistes, les chômeurs, les "cassos", les non-méritants, les mécréants, les irrévérencieux, les mangeurs de quinoa, les sans domicile fixe, les gitans, les mères célibataires, les femmes qui ont avorté, les femmes qui parlent trop haut, les associations humanitaires, les lanceurs d'alertes sur le climat, les juristes européens, les assistantes sociales, les psychologues, les psychiatres, les psychanalystes, les instituts d'études politiques, les journalistes qui ne sont pas sur Cnews ou à Valeurs actuelles, les philosophes, les écologistes surtout les écologistes encore et encore les écologistes qu'on aimerait enfermer dans des camps de rétention gardés par des alligators qui en feraient leur festin.

ON LES DÉTESTE TOUS ET UN JOUR ON LES TUERA TOUS. 

(Résultat des courses, moins trois quarts de l'humanité sur la planète. Combien de temps mettra le dernier quart à s'entre-dévorer ?) 

dimanche 6 juillet 2025

Touroum bouroum, N° 12

Touroum bouroum est une revue littéraire en langues des Pyrénées et du monde. Le français parle à l’espagnol qui parle avec le basque et l’occitan leur répond. C’est tout un dévalement par monts et vallées de palabres roulant leurs échos. L’universel étant le local moins les murs, l’anglais fait également résonner dans cette douzième livraison ses embruns maritimes. Et le polonais lui donne la réplique avec deux ou trois notes de Chopin qui n’aimait pas le brouillard de Manchester.

Les 198 pages de cette revue au format carré accueillent de nombreuses contributions écrites et visuelles.  Dans Meta verso (Méta vers ˂ ˃ métavers), Miguel Espejo questionne longuement l’illisibilité de l’humain, entre sciences et métaphysiques, des commencements utérins jusqu’aux « multivers informatiques où ne reste pas le moindre lieu pour les cimetières de la poésie ». Le langage n’est plus qu’un fracas d’algorithmes et de drones. L’inventeur de la bombe à neutrons aura-t-il le dernier mot, avant la fin… ?

Julie Nakache n’est pas moins crépusculaire avec Des yeux contre l’écorce / Ojos contra la corteza. La mémoire primordiale de la Terre, en ses racines et ramures, dans le bas et dans le haut, rassemble « les vivants et les morts [qui] se donnent la main ».  Reste un « merle dans la pluie » malgré « les forêts noyées de Walden et leurs oiseaux engloutis ». Et la présence de la poésie. Pourra-t-elle suspendre [la fin des jours dans nos vies]… ?

L’ensemble Maresía / Souffle marin de Marina Aoiz Monreal prête l’oreille à la mer sans cesse recommencée, cet « utérus géant qui exige ma présence ». Dans son long dépli anaphorique La mar, l’auteure poétise tous les visages du miroir du ciel. La mer enceinte du sel, la mer des regards fatigués, la mer mendiante et suintante, la mer qui « accueille les morts de tous les rivages » et nous interpelle. Mais qui sait vraiment l’entendre… ?

Le ton du Lituanien Saulius Vasiliauskas est également remarquable. Qu’on lui dise qu’il écrit « comme avec une patte de poule » ou qu’il soit assis pendant la Nuit des musées dans un char de l’époque soviétique à observer les selfies d’un ado devant une fusée qui « pourrait porter une ogive nucléaire », on retrouve dans ses vers l’ironie désabusée voire fataliste des écrivains de la Mitteleuropa comme Bohumil Hrabal ou Jaroslav Hašek. Les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la région sourdent-elles sous les mots du poète… ?

Quelque chose a bougé de Brigitte Giraud est un long suspens entre « Elle et lui » aux accents durassiens. Comment saisir un peu l’indéfini si « l’amour est une dissonance sur un trottoir mal fagoté » ? Les mots ne sont jamais sûrs sur l’introuvable bout de la langue et ils susurrent « dans nos veines et le ventre ». Et la vie va en voix off qui ne s’appartient pas. L’image d’un homme penché sur des mots dans un bar passe en même temps que celle d’un tram. Mais comment les prendre ensemble, dans quel souffle… ?

Les idées vont et viennent comme les feuilles rouges du bois dans le vent. Si hubiera un tiempo d’Oscar Gallardo cherche l’improbable durée quand on a quelque chose dans la tête, qui nous traverse sur la pointe des pieds. La mémoire n’en pèse pas moins lourd et l’espace manque au temps pour devenir air et terre. Naître et renaître chaque jour à une aube nouvelle permet-il de transformer l’erreur fondamentale d’être là… ?

Parmi les contributions plus brèves, notons le Soleil d’Estela Puyuelo qui « se coupe au couteau des nuages », l’Approche d’un rêve d’Amaia Iturbide sous la forme d’un « coupé des années 30, soudé pièce à pièce » et S’échapper de Mélanie Cessiecq-Duprat dont « le petit moi s’est envolé comme l’oiseau ce matin avec le café… [et] rode encore à la surface d’une eau vive ».

Dans le domaine du visuel, le regard s’attarde sur les Paysages d’hiver d’Emmanuel Doser et les Mujeres escritoras de Marisa Gutierrez Cabriada. Nous voyons notamment Elena Poniatowska  écrivant sur Leonora Carrington et l’Hommage à Siri Hustvedt avec oiseaux que nous aimons tant*. Signalons enfin la rocaille suspendue à des barbelés qui rapproche le lointain de Cécile A. Holdban.

Soutenue par l’Institut Culturel Basque, Touroum Bouroum est publiée par l’association Les mots perchés sise à Bayonne. Elle coûte 15 €.

 

*Siri Hustvedt a récemment publié un essai intitulé Mères, pères et autres où elle évoque, parmi bien des sujets, celui du chimérisme fœtal. L’ouvrage est chroniqué sur ce blog.

Votre serviteur est également présent dans cette douzième livraison de la revue.


jeudi 3 juillet 2025

Jérôme Carbillet, Les vaches


"Se demander si nous sommes plus proches de l'animal d'élevage ou de la machine". Les poètes contemporains sont de plus en plus nombreux à questionner les absurdités et offenses infligées à l'homme par le libéralisme. Est-ce à dire que nous sommes "tous plus ou moins au bout du rouleau" ? Exténués par la fatigue d'être soi, ayant perdu la foi dans l'idée même de civilisation...

"Le monde en somme était vidé de ses symboles", écrit Jérôme Carbillet dans Les vaches. Vidé de ses symboles et donc de son sang, de sa sueur, de ses émois, de ses désirs..., l'humain est empêché dans son imaginaire. En proses morcelées ou en vers, y compris en alexandrins, le recueil relève des scènes de genre dont le quotidien dépeint "le visage des abîmes".

Ainsi Julia, grande consommatrice de voyages à l'autre bout du monde, avec ses extases sur mesure et son prêt-à-porter lexical, ne sait pas regarder au bout de sa rue. Sa langue est devenue si pauvre dans sa tête. Serait-elle perméable aux mots de Danièle Sallenave dans Passages de l'Est ?  "Les voyages ne devraient servir qu'à cela : non pas rendre familier ce qui est étranger, mais apprendre à maintenir étranger le familier le plus quotidien."

Ainsi Agathe qui "a fait poser de nouvelles clôtures" autour de sa maison. Elle sèmera bientôt du gazon. Elle le dit devant ses invités en surveillant les "merguez [qui] sautillent sur le grill, cependant que "les fleurs de cerisiers sont bercées par le vent". Un jour peut-être, pourquoi pas, elle adoptera un enfant. Du gazon à l'enfant, ce chemin-là, étale parmi les effluves...

Ainsi la coiffeuse inquiète car les gens perdent de plus en plus leurs cheveux. C'est une invasion de touffes poilues sur les routes et dans les canalisations bouchées. Il y a forcément quelqu'un à l'origine de tout ça, qui veut créer le chaos, mais on n'a plus le droit de dire la vérité aujourd'hui.

Le narrateur du livre assiste en retrait à ces scènes qui, comme le dit l'auteur de la préface, Grégory Rateau, pourraient figurer dans une nouvelle de Raymond Carver.  Il ne se sent pas à sa place dans la mécanique de "l'interaction sociale". Il éprouve la solitude des paysages balafrés des zones péri-urbaines, des autoroutes et des flux radiophoniques distillant leurs épouvantes. Son psy lui conseille de "prendre l'air de temps en temps" mais quel air ? Dans quelle durée un peu consistante ? Le rouleau de printemps avec ses crevettes "comprimées sous la peau molle, blanche et diaphane de la feuille de riz réhydratée", n'a ni air ni consistance. Il est au bout du rouleau un déchet comme l'homme est un déchet. Il exprime cette réalité liquide et blafarde organisée par les puissances de l'argent et la langue même est saignée à blanc.

Que reste-t-il du visible qui puisse être saisi ? Qui peut voir la femme en pyjama sur un boulevard à neuf heures du matin au mois d'octobre ? Mourad, chargé de mission dans une grande compagnie d'assurance ne le peut pas. Ni Jonathan qui gère une "agence immobilière de prestige". Ni... ni. Le dernier texte de l'ensemble, en décasyllabes et intitulé Prologue, glaçant forcément glaçant, signifie au lecteur que notre débâcle civilisationnelle a perdu tout repère en ses fins et commencements. Les vaches elles-mêmes ne s'appartiennent dans aucun espace défini. Du côté des oppresseurs et des oppressés, elles sont des batteries soumises aux machinations algorithmiques. Et c'est ainsi que [les rêves sont traversés d'absences].

 

Extrait :

 

La lumière est violente et le silence inhabituel.

Par intervalles réguliers, les avions traversent le ciel à très basse altitude.

Le bleu paraît immense, immaculé.

Depuis hier, de longs filaments, nacrés et translucides, sont apparus dans l'eau de la piscine.

Je ne sais pas trop qui je suis.

 

Quelques mots enfin sur l'image de couverture, All the greenery of paradise d'Eugène Shadko. La végétation sans verdure du paradis est ici un corps écorché avec ses croisillons métalliques défaits. Le vert est cependant mis en aplats périphériques striés de filaments blanchâtres. Il luit aussi sombrement dans le regard de l'égaré.

Les vaches de Jérôme Carbillet est publié aux éditions Tarmac. Il compte 53 pages et coûte 15 €.          

lundi 30 juin 2025

Anna Milani, Géographies de steppes et de lisières


La géographie est depuis les commencements de l'homme une histoire de lignes qui bougent. Sur la terre comme au ciel. Hors soi et en soi. Élisée Reclus, en marchant, en écrivant, en voyageant entre montagnes et ruisseaux, en brassant toutes les langues sous toutes les latitudes, a été poète autant que géographe et historien.

Nous ne doutons pas qu'il aurait aimé Géographies de steppes et de lisières d'Anna Milani. Le la est donné en quatrième de couverture, un la qui est un là et un ailleurs. "La question des limites avait été dépassée depuis longtemps. Les lieux n'étaient plus circonscrits, situables sur des cartes, immobiles. Ils se déplaçaient avec le voyageur."

Comment, en effet, circonscrire vraiment une steppe ? Il y en a tant qui manquent de lisières dans le visible même avec ses ajours d'herbe rase et de terre sèche. "Le pays est vaste et sans bordure. Les saisons le traversent comme des hordes barbares et piétinent les jardins." La grande histoire des mouvements de populations (quoique issue d'une comparaison)  bouscule la petite histoire des gens de peu en leur lopin. Et c'est ainsi que naissent les récits, de part et d'autre des regards. Dès son premier texte, Anna Milani essaie de les apprivoiser avec "des phrases droites". Mais il n'y a pas plus de phrases droites que de lignes droites quand l'extérieur et l'intérieur se confondent et assemblent des mémoires de [lieux non dits]. Élisée Reclus écrit dans Histoire d'un ruisseau : "C'est par ses agents les plus faibles que la nature révèle le mieux sa force". Les petits gestes de l'ordinaire dessinent la grande geste du vivant. Ceux des vieilles femmes debout contre le vent arctique. Ceux des villageois qui regardent le soleil dans les yeux avec leurs corps traversants. Et le corps de la poète est aussi un lieu non dit fondu dans la matière élémentaire d'un tronc creux. Passent des colonnes de fourmis "à travers les aspérités de [son] crâne". Et "les membres fatigués [s'enlisent] dans l'humidité moelleuse du sous-bois". Avec une "étrange sensation d'amplitude", comme une "présence d'un espace intérieur augmenté". Au jeu toujours fascinant des intertextualités, évoquons Bernard Manciet qui tant arpenta les limons de la lande girondine. "Je m'étais endormi dans l'épaule d'un très vieux saule... je prenais la forme de ce creux arrondi. Mais je me déliais aussi comme un lierre qui grimpe et s'enroule."

Ce lien fusionnel avec l'humus, qui compose tout en décomposant, féconde bien des mutations. Elles racontent des histoires qui n'ont pas d'histoire en des lieux sans ligne ni nom. Elles sont d'un héritage pareillement innommé, d'un temps où le temps échappait à la mesure. Elles sont "des messes, des liturgies". Une femme, encore une - les hommes hantent peu le livre - regarde derrière une fenêtre, en retrait d'une "clairière" ou d'une "maison". Cette fenêtre se trouve aussi en elle, ouverte à la métamorphose qui hybride le "je" et le "tu". "Là-dedans tu te meus en portant ton essence animale à la limite de ses territoires." Mais où sont-ils vraiment ? Quel est cet "antre consacré à l'attente" ? De quoi accouchera le cri qui se prépare ?

Anna Milani écrit : "Se remémorer la langue maternelle oubliée / une langue d'avant toutes les mères / où les mots sont de pures intentions." La pureté s'exprime dans l'origine qui est essence et non dans le commencement qui est matière. Seule la langue, en ses improbables chemins d'ombre et de lumière, peut essayer d'unir ces deux territoires sans lisières ni fondements. Alors naît la tentation d'une langue étrangère puis d'une autre et encore une autre pour élucider quelque appartenance. Que l'on soit une personne qui s'imagine en personnage ou l'inverse. Une aventure au long cours dans les eaux troubles du paysage désirant (ou pas)... Une aventure qui est celle de la littérature minuscule et majuscule. Et qui garde en elle la lucidité du merle : "j'ai perdu mon propre contour : le ciel n'est plus que démesure, dans laquelle se dissout mon essence obstinée d'oiseau."

 Extrait :

Un nouvel espace prend forme autour du personnage. Ses gestes déliés anticipent des cérémonies qui auront lieu plus tard. Au-delà des cloisons. Dans les antichambres des jardins. Ils préparent patiemment le dehors. Dans la nuit les murs s'écartent car le personnage parle dans son sommeil et ses récits façonnent un corps plus grand que lui-même. La maison a d'ailleurs cessé d'être une maison. Elle se contente d'abriter la nuit et ses opérations. Le personnage pratique l'espace comme une langue étrangère. Il consent à se multiplier en ailleurs possibles."

Géographies de steppes et de lisières est un très bel ensemble dont on retrouve la substance dans Cantique du lac en lice pour le prix Apollinaire.  Préfacé par Albane Gellé, il est publié aux éditions Cheyne dans la collection grise et coûte 17 €.

 

Cantique du lac, également ici chroniqué, est publié aux mêmes éditions. 

samedi 21 juin 2025

Guylian Dai, Souvenirs de la maison de l'aube


La vida es sueño. Un songe, pas un rêve. Ou un songe emporté avec un rêve sur le lac intranquille de la psyché. Comment se retrouver dans les miroirs trompeurs ?

Un lundi matin, Ilhan Jung tarde à se lever. Un rêve le poursuit, peuplé de visages. Les siens, "parqués en série". Figés. Alors il tarde aussi à passer sous la douche. Puis à se transporter au séjour "d'un pas étourdi". Le songe s'étire comme une pâte molle où la mémoire persiste mal. Bien difficile de s'appartenir en quelque éclaircie quand "il est des nuits de plein jour". Ilhan reste longtemps debout, se tient le ventre avec ses mains, ferme les yeux. Puis pleure. Les heures tournent. Anna va bientôt téléphoner. Elle posera des questions et encore des questions. Ilhan ne devra pas s'y dérober. Mais, quels mots pour dire ce qui échappe ? Voilà un lundi qui ne va pas comme un lundi quand on commence une nouvelle semaine de travail. Du reste, les visages d'Ilhan décident de ne pas y aller. Marc Leutorc n'aura qu'à se débrouiller tout seul avec son "team building" en "présentiel" et ses "conf' call". Le globish en entreprise qui déshumanise les sens... Les représentations de l'imaginaire en pâtissent. "Au su ou à l'insu de nous-mêmes, les théâtres nous théâtralisent, et n'est que croyance illusoire ce soi qui cesserait totalement, que ce fût dans la proximité la plus intime à lui-même, d'être en représentation ; illusion que ce soi qui ne se tiendrait plus qu'en sa dépouille, d'une solitude parfaitement nue, dépeuplée."

Dans la maison hantée de l'aube, où croisent tant de "lueurs brouillardeuses", la présence physique d'Anna refoule un peu les falaises et les précipices. À bientôt vingt-neuf ans, elle a appris à se barricader contre "les galeries ténébreuses". Pour sa fille, Flore. Pour Ilhan, son père. "Elle n'atteindra aucune de mes zones mal éclairées mais animera, oui, cet océan d'amour que j'éprouve pour elle. Notre théâtre fait lien."  Anna rit. Anna danse. Elle est électrique même en préparant le repas cependant qu'Ilhan met la table. Or voilà qu'on sonne à la porte. Elmina. Il y a si longtemps que... comment se fait-il que... "Sur le seuil, ton corps, et ton iris émeraude ! Ils me font face ! Ton corps, dans toute sa folle densité !" Un conversation s'engage qui ne tient pas bien les mailles du réel. "Tu essaies de me dire que l'abonné absent serait le seul véritable présent au monde ?", murmure Elmina. Ah ! Cette énigme, encore. Quel songe déplie là ses doubles faces ? Depuis quel rêve a-t-il pris son essor ? Pour atteindre quelle forteresse vide ? S'extraire de la matière pour gagner la lumière est un mythe exténué. On ne saurait se déprendre du ventre caverneux d'où l'on croit venir. Revenons-en au théâtre de Calderón de la Barca en ses tours inexpugnables : "Je sais que je suis mortel, et que nous ne sommes jamais assurés même d'un instant ; c'est pour cela, sans doute, qu'on a donné la même forme au berceau et au cercueil." Et Anna revient sur le devant de la scène. Elle ne rit plus. Elle ne danse plus. Où est donc Elmina en sa "folle densité" ?

Si réponses il y a sur les tréteaux sans planches du travail de vivre, Auguste en détient peut-être quelques-unes. Il relève à la fois du clown au masque un peu joyeux, du philosophe antique mais sans jarre, du dandy avec sa canne à pommeau d'argent. Tous ces personnages-là, dans les galeries d'un supermarché où la multitude vile de Baudelaire se donne au bourreau du plaisir factice. Auguste aimerait tant qu'elle se réveille, quitte à déclamer Dante : "Ô âmes tourmentées, venez-nous parler, si nul ne le défend !" Parler. La belle affaire ! Il faudrait que les hommes en reviennent à leurs aubes et apprivoisent leurs visages. Mais qui possède assez de volonté et de dérision pour se libérer des chaînes qu'il traîne avant même que de naître ? Auguste, Noir né à Paris avec sa "carte française et tout et tout", ex "manut' dans un hyper" a su s'affranchir. "Il a décidé de gagner sa joie, il s'appartient, et chaque jour revêt la fleur de ses heures de tout un prestige".

Que fera Ilhan de cette rencontre avec Auguste ? Une longue promenade en barque sur un lac le délivrera-t-elle  du souvenir de ses souvenirs, dont l'engrenage a déjà failli le perdre ? Il faut aller plus loin, plus profond, nager dans l'eau, marcher dans l'eau, "à perte de tout, de rien". Deux visages apparaissent, qui sont peut-être trois. Elmina. Flore. Anna. "Flore, Anna, comme je vous aime ! M'arracher des disjonctions obtuses me rapproche de nous. Attendez-moi."

Et au diable "les boutiques de breloques" et les "paysages vaincus maquillés de gloire" ! Souvenirs de la maison de l'aube, malgré son titre dostoïevskien, est un roman porteur d'espoir en nos temps dévorés par les absurdités économiques. Leutorc n'est qu'un batracien difforme en son marigot. Jamais il ne pourra se transformer en Bel Oiseau. Alors qu'Elmina si. Et Anna. Et Flore. Et le lecteur aussi, apprêté à son chant.

Le roman de Guylian Dai compte 96 pages et coûte 15 €. Il est publié aux éditions Fables fertiles.