vendredi 18 juin 2021

Insta

Insta, c'est un peu comme Mimi ou Gégé au bistrot du coin. Un bon copain qu'on a dans sa poche. On passe avec lui des moments agréables après le café du matin, les coudes sur la table. On lui présente le chat de la maison taquinant  le brin d'herbe qui rebique au fond du jardin. Si l'animal porte beau, on porte beau aussi, on plastronne à ses côtés, le regard humide. Et si c'est un chien de race, puissant de préférence, acheté à prix d''or, le plastron double de volume. Mais qui est vraiment le maître de l'image ? Une voiture de marque allemande accompagne parfois le chien qui n'en demande pas tant. Les chromes de la calandre vident de tout effet le lustre du pelage. Plus c'est clinquant, plus ça clique.


 

*

On retrouve Insta à la pause de dix heures. Juste le temps de voir s'il y a du nouveau. Manquer le nouveau, c'est perdre pied. Comme le nageur en eaux troubles ou l'apprenti alpiniste qui tremble sous l'horizon. Alors on n'écoute pas les litanies du collègue aigri de l'estomac. On oublie l'oiseau sur le muret du parking. Il se mettrait à roter qu'on ne s'en apercevrait pas. La vie tient tout entière dans l'écran du téléphone. Les pixels ne débordent jamais du cadre. L'image reste contenue. Il le faut. On aurait sinon des gestes trop amples. On dirait des mots qui feraient froncer des sourcils. Les sourcils prennent facilement ombrage quand on n'est pas à sa place.

*

On voit la secrétaire derrière sa vitre et on devine qu'elle ne travaille pas. Elle est avec Insta. C'est son copain aussi. Elle lui sourit, fait des mimiques. On a beau savoir qu'Insta a des millions d'amis, on serait presque jaloux. On ironise. La secrétaire est ridicule. Ses selfies font doucement rigoler. Trop de rouge à lèvres escamote les lèvres. Trop de vernis à ongles coupe les mains. Et puis, hein, passé un certain âge... La secrétaire devrait prendre exemple sur la fille de la comptabilité. Elle garde ses distances avec Insta. Un copain n'est pas un confident. S'exposer en décolleté fait mauvais genre. Elle préfère photographier des cailloux. Au bord des routes, des rivières et des plages, des allées forestières, le choix est vaste. Une fois, comme elle boite sans savoir pourquoi depuis son enfance, elle a photographié un caillou imaginaire, dans sa chaussure. 

*

A la pause de l'après-midi, la fatigue change un peu les rapports avec Insta. La lumière est plus grise. Le doigt glisse mollement sur les images. Le regard confond les paysages dans une même coulée de bleus et de verts sans à-coups. Quelques visages passent avec des cernes qui ne partiront plus. On regarde Gégé penché sur son gobelet de lavasse. Il a du jaune autour des yeux, ça lui viendrait du foie. On retient un soupir. La vraie vie n'est pas plus vraie que la fausse est fausse. On reprend le travail, encore deux heures, en essayant de marcher droit.


mardi 4 mai 2021

Souleymane Diamanka, Habitant de nulle part, originaire de partout

Souleymane Diamanka [ cultive son champ de rimes depuis sa tendre enfance ] dans la cité des Aubiers au nord de Bordeaux. Sa poésie élémentaire danse avec le feu et les saisons, les "néons de la nuit" et les puits d'eau de pluie. Elle parcourt toutes les terres et tous les ciels où l'humain s'abreuve aux légendes qui façonnent sa langue et sa mémoire. En cela, clin d'oeil à Verlaine, son entretien est souvent métaphysique. Souleymane Diamanka est un poète "hébergé par les étoiles" qui garde les pieds ici-bas.

Dans son dernier livre, Habitant de nulle part, originaire de partout, il est un pèlerin des chemins ordinaires qui offre la parole au nom du vivant dans toutes ses traverses. Avec le désir chevillé de [ rendre à l'obscurité une partie de sa transparence ] et la volonté "d'être humain autrement".

Souleymane Diamanka n'est pas qu'un rêveur perché avec les oiseaux. Il sait ce qui sue et souffre et saigne dans la ville des desdichados sans tours abolies. Il se souvient de la "clairière des oubliés" où son enfance gardait un "bétail de béton". Mais comment [ reprendre le fil de l'Histoire en dénouant les noeuds ] ? Comment sauver du désastre la planète qui "est une galerie d'art où chaque objet est un chef-d'oeuvre" ? L'amour d'Izy, peut-être, détient une partie de la réponse.

Habitant de nulle part, originaire de partout est composé de deux parties : L'hiver peul (textes du superbe album paru en 2007 chez Barclay) et La douleur n'est pas brevetée. Le champ des rimes a hybridé des poèmes où l'énonciation première voisine avec des tonalités plus sensuelles à la limite de l'élégie. Certains poèmes, comme Feuilles d'octobre, aux accents verlainiens, sont d'une forme classique, organisée en quatrains. L'espoir luit, en fermant les yeux pour écrire dans le marbre ou le sable. Pour mieux rappeler cette vérité essentielle plus que jamais rejetée de nos jours : "L'humanité ne compte qu'un seul peuple..."


Extraits :


La nuit mademoiselle danse dans les clubs

En tenue sexy comme dans les clips

Elle danse et son âme disparaît derrière son corps

Comme un astre pendant l'éclipse

Un bouquet de mes plus belles rimes

Pour la ballerine en talons aiguilles près du bar

Ses yeux sont deux pleines lunes bleues

Impossibles à quitter du regard

*

Je fabrique les souvenirs d'un vieil homme

Le vieil homme qui sera dans mon miroir quand je serai vieux

Je fabrique les souvenirs d'un vieil homme

Le vieil homme qui aura vu défiler sa vie avec mes yeux

*

C'est un poème écrit sur une feuille en lambeaux

qu'ils essaient de recoudre

Quand il lui dit

Je t'aime

Elle répond

Toi-même

*

L'amnésie vide le feu de la mémoire

Comme s'il n'avait jamais jailli

La clairière des oubliés

Debout sur le pont de Cracovie

Les yeux orageux je regarde les Aubiers

Les murs ont une mémoire

J'entends des souvenirs qui éclatent comme des miroirs


Cette chronique me conduit exceptionnellement à parler de moi car je partage avec Souleymane Diamanka quelques souvenirs. Celui d'un paysage monotone sur une route de campagne qui roulait vers la mer et cet autre du Pont de Cracovie où des habitants ont fait du ski lors d'un hiver très enneigé à la fin des années quatre-vingt.

Habitant de nulle part, originaire de partout de Souleymane Diamanka est publié aux éditions Points dans la collection dirigée par Alain Mabanckou et préfacé par Oxmo Puccino. Il en est à sa troisième réédition depuis février (c'est rare pour un livre de poésie) et a attiré l'attention des grands médias. Ce succès est mérité en ce siècle si jeune déjà à réparer. Souleymane Diamanka n'en a pas fini d'arpenter les voies des mots apprêtés au chant universel. Je m'en réjouis.

Le portrait de Souleymane Diamanka est une reprise de celui paru dans Sud Ouest Dimanche le 2 mai.


mardi 27 avril 2021

On voudrait dire

On voudrait dire

L'instant qu'on sent passer

Le corps seul s'en souviendra


Lui qui a toujours su

Il dira l'empêchement

Qu'on a eu

Dont on n'a jamais su se défaire

Les mots sont si maladroits 

Avec leurs manques

*

On reste posé devant une fenêtre

A regarder les petits riens d'un jardin

Qui ne font pas signe dans l'instant

On cherche quelque chose


Dont on n'a pas idée

Un peu de mélancolie passe

Dans un peu de couleur

Les restes d'une feuille ou d'un oiseau

Et le corps s'amenuise

Comme l'air se dissout

Le ciel pourrait tomber

*

Est-on jamais venu à soi vraiment

Quoi qu'on ait vécu

Ni les mots ni les corps

Ne durent bien longtemps 

On s'étonne de quelques ombres de passage

Qui n'ont pas d'appartenance

On croit deviner des signes

Aussitôt perdus

La nuit peut-être

Livrera un appui sûr

*

Le ciel égare les rêves

Quand la terre les rassemble

L'horizon n'en retient rien

Les gestes mêmes s'y défont

Un brin d'herbe ou un grain de sable

Venus jusqu'au regard

Ouvrent tant de travers

*

On suit des yeux les lignes de la pluie

On pressent ce qu'elles vont effacer

Du paysage entrevu

Quelques ajours résistent

Dans un champ et sur un toit

Un oiseau saurait les réunir

Auquel on prêterait tous les pouvoirs

On sourit à cette image

Qu'on aimerait plus sûre


Image : Le partage des mots est une librairie à Villenave d'Ornon près de Bordeaux.

lundi 12 avril 2021

Peter Sloterdijk, Après nous le déluge, 1


Les grandes ruptures historiques, appelées "hiatus" par Peter Sloterdijk entraînent de fait des ruptures de légitimité. Les courroies de transmission des héritages y compris aux plans symbolique et imaginaire ne fonctionnent plus ou mal nonobstant les arrangements des pratiques ordinaires et les retouches aux dispositifs légaux. Les us et coutumes rangés au musée des vieilleries, place à la modernité qui multiplie les excédents de réalité pour assurer son pouvoir et créer ses propres légitimités ! 

En s'appuyant sur le célèbre "Après nous le déluge" de la marquise de Pompadour et le non moins fameux "Pourvu que ça dure" de la mère de Napoléon quelques décennies plus tard, Peter Sloterdijk revisite les grands hiatus de l'histoire mondiale. Les révolutions française et américaine, le léninisme, mais aussi le christianisme et le passage du moyen âge aux Temps modernes. Ces phénomènes concernent également les domaines de la littérature et de l'art,sans oublier la sphère privée familiale. Avec cette interrogation récurrente : "la question de savoir si la civilisation moderne mènerait à un nouvel enracinement de l'être-là dans le monde ou une fuite en avant hors du monde, travestie en progrès". 

Si brillant soit-il dans son fort volume Après nous le déluge, Peter Sloterdijk n'en reste pas moins humble et lucide. Les études sur la filiation constituent encore aujourd'hui une terre inconnue pour la recherche et la méthodologie peine à retrouver des recombinaisons transparentes entre histoire sociale et histoire du droit, philosophie et littérature pour creuser "le motif de la descendance illégitime" qui constitue pourtant le sel de cet ouvrage.

mercredi 6 janvier 2021

Le loup bleu et

 ( Le hasard m'a conduit à écrire une histoire pour enfants afin de l'enregistrer sur un compte Bookinou... Voilà...)


Il était une fois un loup bleu qui se promenait dans la forêt. Il faisait des cabrioles et tirait la langue aux oiseaux. Il effrayait les écureuils en poussant des ou ou tellement forts que même le ciel en tremblait.

Décidément, ce loup était un drôle de zigoto, poil aux totos. Parfois, quand il en avait marre d'être bleu, il se roulait dans la boue pour devenir marron comme les autres loups. Mais ils ne s'y trompaient pas. 

- Tu nous prends pour des imbéciles ou quoi ? Quand on est bleu, c'est pour la vie. Allez ! ouste ! Va te laver, tu pues.

Alors le loup bleu s'en allait la queue entre les jambes et les yeux mouillés. Heureusement, sa tristesse ne durait jamais longtemps. Il y avait tellement à s'amuser, dans la forêt. Faire pipi à côté des fourmis par exemple et les regarder courir à toutes pattes. C'était trop rigolo, poil aux lolos.

Ou bien, s'approcher, à pas de loup évidemment, de la jeune fille qui téléphonait à son amoureux et lui piquer son portable. La demoiselle, très jolie d'ailleurs, avait compris que le loup bleu n'était pas méchant. Elle menaçait de le couper en morceaux pour en faire de la soupe, criait au voleur au voleur à l'assassin, et tous les deux riaient comme des bossus.

Mais les loups ne peuvent pas avoir de longues amitiés avec les humains. Et la solitude n'est pas toujours facile à vivre dans la forêt quand on a le poil aussi bleu que les océans du bout du monde. On perd parfois le goût d'effrayer les oiseaux. On reste plus souvent couché que debout.

Un jour, alors qu'il traînait sa peine sur un chemin trempé de pluie, le loup entendit des ou ou qui ressemblaient aux siens. Il courut à droite, courut à gauche, fouilla les sous-bois, les buissons, les tanières à l'entour et découvrit, stupéfait, un loup exactement pareil à lui, mais jaune. Oui. Jaune comme les boutons d'or.

- Incroyable, dit le loup bleu en regardant le loup jaune.

- Incroyable, répondit le loup jaune en regardant le loup bleu.

- Mais pourtant vrai, chanta un merle qui lui, contrairement aux autres merles, était plus blanc que la neige.

Et ce fut tout le long de la journée dans la forêt une fête dont les animaux se souviennent encore. Même la jolie jeune fille y participa avec son amoureux. Le ciel, ému, chassa au loin ses nuages et la lune brilla en plein midi.

Puis, un bonheur n'arrivant jamais seul, le loup bleu découvrit que le loup jaune était une louve. Quand ils surent qu'ils ne se quitteraient plus jamais car ils s'aimaient "d'amour tendre", ils décidèrent de fonder une famille. Deux mois plus tard, ils eurent six petits qui grandirent bien vite et furent aussi de drôles de zigotos, poil aux biscotos.

Mais ce n'était pas tout. oh non ! On parla de l'histoire du loup bleu et de la louve jaune dans le monde entier. Des journalistes américains et japonais, russes, australiens vinrent filmer les louveteaux. Des équipes de savants vinrent les étudier. Quel charivari dans la forêt ! Puis arrivèrent des dizaines de peintres en autocar avec leur chevalet, plus sensibles encore que les autres au mystère des louveteaux. Et pour cause !

C'est que, eh bien voilà, comment dire, c'est trop hallucinant, les louveteaux étaient verts. Oui oui. Verts comme des feuilles de salade.

Et le merle blanc, forcément moqueur, sautillait sur sa branche en chantant :

C'est beau c'est magique

Jaune et bleu font du vert

C'est plus léger dans l'air

Et tell'ment poétique


C'est beau et toc et tic

Il n'y a plus d'hivers

La famill' des loups verts

Est vraiment drôlatique


TIC


(image Peinture Loup bleu galerie-com.com)

mercredi 4 novembre 2020

Murièle Modély, User le bleu suivi de Sous la peau

La poésie s'aventure de plus en plus souvent dans les sables mouvants du monde du travail. Peut-être faut-il y voir un précipité de notre modernité épuisée par l'absurdité de la condition humaine soumise comme jamais à la compétition.

Avec User le bleu, Murièle Modély ne métaphorise ni les gestes ni les discours qui font courber l'échine au bureau ou ailleurs. Du collègue de base jusqu'au N+1 chapeauté par son N+2 les yeux rivés sur les objectifs à atteindre.

" On ne demande pas au chef / d'avoir de l'empathie / mais de trancher / dans le vif / du sujet "

" le chef demande au chef des acronymes / des mots pompeux / des mots suffisamment grands pour déborder des dents / qui brillent "

Mais il y a des accrocs sur le tapis roulant de la production des signes. Tel petit cadre porte un pull taché et son visage est rouge. Une "big chef" a un ourlet défaillant à son pantalon. Autant de désordres minuscules à mettre en miroir avec les déchets humains* du libéralisme économique.

La résignation, "je savais cette année encore que je ne mordrais pas", n'évite pas loin s'en faut l'exclusion. Une fille pleure en silence dans le métro car elle devine que les voyageurs ne veulent surtout pas l'entendre. Un homme témoigne de son existence à sept euros par jour et de son inquiétude à se présenter en jean élimé pour un énième entretien d'embauche. Cependant que dans une ville touristique, des glaneurs statufiés sous le soleil espèrent un euro par-ci par-là...

La langue de Murièle Modély, pudique même quand elle est crue, ne tombe jamais dans le misérabilisme et l'usure du bleu ne vient pas totalement à bout du bleu du ciel. Elle cite Thomas Vinau : "Il suffirait de ne plus injecter / toute cette peur / dans tes veines". Des mots qui soignent sont peut-être trouvables, en arrachant par exemple les mauvaises herbes du jardin. Toutes les herbes.


Dans Sous la peau, qui suit User le bleu, Murièle Modély arpente les sillons de ses précédents recueils. La langue, plus intime et parfois trash, évoque les suints des corps et leurs borborygmes surgis des orifices, l'enfance et l'adolescence bousculées auprès d'une mère sans présence, le sexe et l'enfantement "bancal". Sans oublier, dans l'opacité de l'arrière-plan,le filigrane de l'île de la Réunion dont l'auteure est originaire. Enfin, elle pose à sa façon si particulière les inévitables questions sans réponses de l'écriture poétique. Dans le dénuement, la poésie entre qui sait en littérature "par la petite porte, par la petite peau". Les mots et les corps, ces inséparables au chant [gavé de noir et blanc]. 


Extraits :


J'écoute le bruit des roues

le sifflement du vent

dans la lumière des phares

demain n'est plus qu'un trou

tout autour le noir

torpillé de cailloux

j'entends au fond

de la gorge, des heures


chute

chut !

avale


*


Quand j'étais petite, je n'étais qu'une figure

aux sourcils plissés, à la lippe  boudeuse

mes jambes étaient des hampes qui pédalaient le vide

et mes doigts s'accrochaient au poignet de ma mère


bien sûr, je n'ai pas le souvenir d'avoir habité ce corps

maigre

je regarde étonnée cette photo qui renvoie

ma peau noire lovée dans l'arrondi d'un bras

ma couleur gravée sur le blanc de ses doigts


User le bleu suivi de Sous la peau de Murièle Modély est accompagné d'une lithographie de Cendres Lavy. Il s'agit du premier recueil publié par les éditions Aux cailloux des chemins dans la collection Nuits indormies. Il coûte 12 euros.

A commander ici : https://aux-chemins-des-cailloux.assoconnect.com/


* Allusion au pape François qui a déclaré :" Pour le capitalisme, l'homme est un déchet."

vendredi 23 octobre 2020

Raul Nieto de la Torre, Le portrait de l'uranium

La chaleur de l'uranium limite le refroidissement du manteau terrestre depuis quatre milliards d'années. Il a, avec d'autres métaux lourds, favorisé l'apparition de la vie sur Terre. Sa radioactivité, utilisée à des fins militaires, pourrait conduire à l'extinction définitive de cette même vie. De telles propriétés prométhéennes méritaient un portrait.
Raul Nieto de la Torre, autant philosophe et mythologue que poète, l'a fait. Dans El retrato del uranio, Le portrait de l'uranium, il s'adresse à son double hypothétique et le prévient sans ambages : " Aujourd'hui je ne suis pas encore né, je garde ma naissance pour plus tard. Tu sais que je suis issu de la pierre et que mes clés se sont perdues dans ta bouche."
Dans sa postface, Elvire Gomez-Vidal Bernard éclaire le chemin du lecteur : "Avec son énergie redoutable, mais prodigieuse, l'uranium est la fontaine de vie qui nourrit le poète chargé de rassembler les racines et le futur de l'humain par le biais du souvenir, de l'amour et de l'écriture."

Mais la relation à ce double, portée par une mémoire qui remonte aux premiers pas de l'humain dans les cavernes pour interroger la matière du vivant, est tramée d'impuissance. "L'innocence maudite" est hors d'atteinte des "anges perdus". Les dieux souffrent de n'être plus mortels.
La vie et la mort constituent un ensemble qui échappe à la désignation. Raul Nieto de la Torre recourt à des figurations archaïques où la métaphore excède les champs du concept : bisons, grotte, gardiens, arcs, épées... Avec, en écho, les signes du quotidien, symboles tout pareil de l'indicible condition humaine : traces de morsures sur un quignon de pain, verres d'eau, poches d'enfants, arbres et moineaux... inscrits dans la matière anonyme du bois et de la pierre, du métal.
Mais où peut-on trouver l'immortalité du poème si elle ne tient pas dans le poème lui-même ?
Lecteurs hispanophones, n'hésitez pas à lire ce beau recueil de Raul Nieto de la Torre dans lequel vous croiserez aussi les témoignages de Federico Garcia Lorca et Anaximandre de Milet.

Extraits :

Le vécu est la semence du vivant
qui s'éloigne sans se répandre
comme les feuilles vertes du lierre.
Et voici venu un air nouveau avec ses remuements
dans ce que je t'écris comme poussière
des choses à changer en souffle du vent,
en nuage, en eau, en terre, en pierre.

*

La bouche ne tient plus 
dans notre bouche.
On dirait un rayon de l'errance
allumé
éteint
allumé
comme une lumière folle.
La bouche ne tient plus
entre nos dents
ouverte fermée ouverte
après la grande morsure 
et, chassée de bouche en bouche,
elle fuit entre les gens.
Voilà un bon commencement :
la bouche a des yeux quand elle
embrasse et quand elle chante.
Au baiser d'une autre bouche
elle craint l'obscurité venue de lèvres rouges.
Quand elle chante,
elle est un creux pour les chimères.

El retrato del uranio de Raul Nieto de la Torre est publié aux toutes nouvelles éditions Cuadernos de la Errantia. www.errantia.es

* Le lecteur voudra bien me pardonner le manque des accents espagnols. Blogspot ne permet pas de les importer.



 

vendredi 9 octobre 2020

Tristan Felix, Laissés pour contes

 Pendant douze ans, de 2003 à 2015, Tristan Felix a arpenté les non lieux fiévreux de Paris où se terre la misère du monde. Couloirs du métro, dessous d'escaliers, abribus, bouches d'aération, cartons souterrains, squares, anfractuosités diverses.


Dans Laissés pour contes, Journal des douleurs, l'auteure ouvre sans apitoiement ses yeux et sa langue à la débâcle des corps et des âmes. Des Roumains, des Tchétchènes, des Tamouls, des Ouïghours, des Kabyles, tant d'autres encore, disséminés dans la ville Lumière borgne, déchets rejetés par l'épouvante des guerres augmentée d'horreur économique. Ils sont visibles jusque dans l'absence quand le regard ne se défausse pas. Le théâtre des ombres sans contours marque aussi sûrement l'espace que les ors des joailliers de la place Vendôme et c'est une double obscénité qui cueille le lecteur à l'estomac. 

Les laissés-pour-compte deviennent sans qu'on s'en aperçoive des laissés-pour-conte. Réduits à des tas de chair outragée, toute histoire leur est déniée. Ils sont les neg-humains* dont le journal des douleurs est intenable, qu'on [ramasse chaque nuit pour une désinfection].

Egalement performeuse, Tristan Felix nous offre des textes à dire, férocement lucides et parfois teintées d'onirisme grimaçant. " Ces dix-huit poèmes en prose n'ont de vertu que s'ils sont interprétés, comme une partition qui fait revivre ou éclore les notes, ici, les laissés pour contes. Car la langue est un organisme vivant qui s'arc-boute contre la mort."

Extraits :

L'homme est en chantier, tout à son labyrinthe. Il s'esquinte, il s'éreinte. Il se heurte et se fait peur. Il sue. Il n'a d'autre issue que lui. Il se hisse et vacille, tente chaque pas qui l'accule en son centre. Son nom se cogne aux angles de son squelette. Il fore en sous-sol pour y pondre ses oeufs cabossés. Il accouche de ses propres clous.

*

Elle est noire posée en équerre sur un carton épais, le dos contre un vent coulis qui remonte d'un escalier souterrain. Ses jambes encore neuves n'ont pas de croûtes mais des taches plus sombres, comme du marc. Entre les ailes de son boubou, sa main potelée berce un godet de café ; les yeux déjà sont détachés de leur raison de voir. Il faudrait lui rendre ou lui offrir cette image d'elle quand il n'y aurait rien d'autre qui la réchauffât."

Laissés pour contes, Journal des douleurs de Tristan Felix est publié aux éditions Tarmac avec en couverture le portrait d'une créature à trois narines surgie des hantises profondes. Il coûte 12 €.

* expression de Robert Redeker

vendredi 2 octobre 2020

Thomas Chapelon & Werner Stemans, L'homme est un ensemble



 L'homme est un ensemble
de Thomas Chapelon et Werner Stemans relève autant de l'essai philosophique que d'une suite poétique aux vers très ajourés.

La question posée taraude l'humain depuis ses commencements. Qu'est-ce que l'être ? Comment le définir dans l'espace et la durée ? Par quels signes liés ou non à quels symboles pour engendrer du sens ?

Thomas Chapelon dans l'écriture et Werner Stemans avec le dessin recourent à une géométrie dont les agencements brouillent les contours du sujet. Qu'est-il au juste ? Intérieur ou extérieur ? Si "la surface contient le vide", il n'y a pas de démarcation entre la bactérie inaugurale et l'esprit qui [déplace le visage].

La fonction du langage puis de la langue, dans les silences entre les mots et à l'intersection des courbes, peut-elle conduire à des éléments narratifs ? En quels écarts iront-ils se loger quand le monde enchevêtré n'en finit pas de se fabriquer ?

Thomas Chapelon pose la question à Werner Stemans : "Quel langage Werner ? Quel langage ?" Avec cette impuissance assumée qu'il transforme en volonté : "Je ne peux pas ne pas." Mais quoi ?

Quelques bribes d'histoire finissent cependant par venir au jour malgré les empêchements de la langue, de l'incurable retard des mots théorisé par Alain Jouffroy.

L'histoire allemande de Werner. A la faveur "des signes ouverts". "Et le sujet / Présent assure la continuité / Du trajet narratif." Werner enfant donna un livre à un prisonnier "égaré dans l'Allemagne adverse". Un livre dont les mots étaient un soin. 

Adulte, sachant que "le neutre est un élément vital de la carbonisation", et voilà bien l'apparence d'un paradoxe, sa réflexion prend un tour politique. Comment construire un refus et lequel exactement quand ni les sensations ni les émotions ne sont sûres ? L'action est cependant possible car des certitudes existent tout de même. "Un arbre / Est un arbre / Définissez-le en mouvements", écrit Thomas Chapelon. La tautologie, dans sa capture du réel dont elle reconnaît implicitement les invariants, peut conduire à une forme du vrai. Et qu'importent les "messages contradictoires" dont on ne sait jamais s'ils sont dits ou traduits ! 

De toute façon, il y a un "cadre définitif " à toutes ces énigmes de l'être, le lecteur le sait bien, et d'autres inconnus ambigus se dessinent, quelque soit l'autre en soi, que sa parole soit dite ou bien traduite.

Extrait :

Zones inhabitées,

           Sans figuration.

C'est comme

           Des continents écrasés,

C'est comme

           Une ombre de continents écrasés,

Une impression de continents écrasés,

Sur la surface

Solide des sphères devenues,

Plans de mouvements,

            Internes.

Nous pouvons contourner

La ligne séparée.

Nous savons qu'elle appartient au corps.

Nous savons.

Nous contournons.

Elle appartient au corps.


L'époque improbable que nous vivons, avec ses temporalités floues et ses perspectives au trait de plus en plus indécis, résonne étrangement à la lecture de L'homme est un ensemble de Thomas Chapelon et Werner Stemans.

L'ouvrage est publié par Double Vue éditeur et constitue la douzième livraison des Cahiers d'artistes Voleur de feu. Il coûte 25 €.


mercredi 30 septembre 2020

Philippe Mathy, Etreintes mystérieuses


 Dans son recueil Etreintes mystérieuses, Philippe Mathy prévient le lecteur avec quelques vers de Jaroslav Seifert : " La gloire de la ville ne m'en a jamais imposé... j'aime les étoiles, les forêts, les sources, les prés et les fleurs..."

Philippe Mathy arpente la nature dans tous ses états en toute saison. Il y cherche la clarté plutôt que l'obscurité, le mot "lumière" apparaît seize fois au cours du texte, et quête la joie de l'instant présent qui mène à l'espérance voire au bonheur. L'étonnement y préside au hasard des petits riens. Il ne s'agit pas cependant d'une poésie des béatitudes niaises comme il en ruisselle sous la plume de certaines vedettes de la psychologie positive. L'ombre, même tenue à distance par la volonté, n'en est pas moins présente, mais "frêle" et teintée de clartés. [La solitude n'est qu'un murmure] dans "nos vies si petites".

Au jeu du compagnonnage littéraire, j'ai souvent pensé à Jean-Yves Vallat en lisant Philippe Mathy. Il n'y a pas si loin des berges de l'Ardèche à celles de la Loire. "Entre deux feuilles / la percée de l'automne / mais la sève de septembre / pour faire fleurir un pommier", écrit Jean-Yves Vallat dans son livre Endurance du Météore. En écho, les mots de Philippe Mathy : "Soleil d'octobre sur les dernières pommes... Ce verger, carré d'herbe ou serré contre la brume, je goûte à toutes les branches du présent."

Et ces échos, qui oscillent dans un mouvement pendulaire entre aujourd'hui et demain, entre inquiétude et sérénité, se retrouvent dans la deuxième partie du recueil de Philippe Mathy, intitulée Au bord de l'encre.L'auteur y dévoile un pan de son art poétique. "Etre un guetteur sans but. En attente de rien...", écrit-il. Puis cette dernière notation : "Poètes, nous sommes des passeurs qui ignorons où émerge l'autre rive." Le présent est une permanence jusque dans l'affirmation de l'écriture. En miroir, Jean-Yves Vallat observe dans Vers le silence : "La poésie articule entre nous et le monde une phrase subite dont le pollen féconde ce que nous n'avons pas encore atteint." Le futur est un surgissement qui reste en perspective.


Extraits de Philippe Mathy


Dans la trouée d'un temps qui peine à passer, un infini se profile, consent à l'obscur, l'étend plus loin que le jour. Ombre frêle, buée sur un regard, comme lorsque la fatigue offre au corps que l'on caresse le chemin d'une chaleur où s'abriter.

En chacun de nous la neige, la pluie, les tempêtes, sous les yeux clos d'un ciel qui se refuse. Jours de brume, nuit d'étoiles timides entre les silhouettes sombres des nuages. La tête entre les mains, je regarde par la fenêtre. Rares sont les chemins qui conduisent au feu d'un soleil. L'espérance pourtant, toute menue, discrète, comme si elle s'excusait d'être présente.

Parfois, on frappe à la porte si doucement que c'est presque inaudible. Ce n'est peut-être que le vent, une fleur, un souvenir, un chien errant, un oiseau égaré... Avoir l'intelligence d'aller ouvrir.


Lisez et relisez sans réserve les proses poétiques de Philippe Mathy, si sensibles à l'attention portée à toute chose en ce monde, afin de "respirer un souffle de paix".

Etreintes mystérieuses de Philippe Mathy, auteur d'une oeuvre abondante remarquée notamment par Jean-Marie-Gustave Le Clézio, est publié aux éditions L'ail des ours dont c'est la cinquième livraison. Il est illustré par Sabine Lavaux-Michaëlis. Il coûte 6 €.

Site de l'éditeur : https://www.editions-aildesours.com