samedi 18 mai 2024

Revue Dissonances, N°46, fragile


La fragilité est peut-être ce qui caractérise le mieux le monde et l'humanité. Le développement sans précédent des sciences et des technologies depuis deux siècles ne change rien à l'affaire. La pandémie de coronavirus et les débordements climatiques l'ont sévèrement rappelé aux orgueilleux.

Dans sa 46ème livraison, la revue Dissonances (à but non objectif) aborde le sujet avec à la une ce vers de Jean Tardieu : "Les hommes cherchent la lumière dans un jardin fragile où frissonnent les couleurs". Comment les saisir ? Avec quelles savoirs et quelles ignorances ?

Dans Fragilité du bricoleur, Jean-Pierre Petit a l'humilité du philosophe devant l'immensité précaire. Les pyramides "grignotées comme des biscottes par les vents du désert" résistent-elles vraiment mieux aux éléments que l'appartement à rénover où même le "professionnel" lucide doute de son savoir-faire ?


Fragilité aussi de la finitude dans Avril-cancer de Jean-Paul Bota. "Je parle un mal couvant depuis quand dans la poitrine de h / Quelle armée la défie hissées ses troupes à la colline mammaire". Et dans l'attente tentaculaire à l'hôpital au H majuscule, l'initiale du prénom de la patiente est tellement minuscule.

Nathalie Palayet, dans Cette gare-là, nous livre une autre mesure de l'attente. Quelle est cette femme enceinte dont l'équilibre est "instable", forcément instable ? Et voilà qu'un filet de pommes de terre, qui "ne glisse pas", conduit l'imagination à "voir des présages et lire des destins. L'enfant à naître saura résister à la vie trop fragile.

Fragile comme le verre brisé sur un carrelage. Les lois de l'attraction universelle sont implacable et Mehdi Prévot, en son Allégorie d'une chute, brandit son poème éparpillé à la face des étoiles. Il rêve de brisures qui mèneraient à "l'accroissement" plutôt qu'à "l'anéantissement". Avec "le droit de ne plus jamais servir à RIEN". 


Anna Ayanoglou, créature des marais en sa hutte "qui s'écroule à la moindre brise", dénonce la dépression, ce mot bidon qui "ne dit rien du crâne plein de représailles". Et se demande jusqu'où irait l'indifférence d'autrui [si elle se mettait à hurler dans un café]. Avec cette question corollaire : qu'est-ce que la santé mentale ? 

Et qu'est-ce que la langue, cette bredouilleuse "pulvérisée avant même d'exister" ? Damien Bianco, dans Ma langue est fragile, n'a évidemment pas la réponse. "La belle syntaxe, fluide" sans cesse se dérobe à l'entendement. N'en reste "que des miettes" impuissantes à dire "les bébêtes qui grattent" les phrases... et la tête.

Et le Discours métaphysique d'Antoine Brazier sur les choses en est d'autant plus difficile. Aucune matière ne peut remonter le temps et retrouver l'intégrité originelle. Une assiette brisée restera toujours brisée. Il lui faudrait, pour ce chemin à rebours, un être intérieur, mu par un désir puis une volonté, voire une transcendance.  

Parmi les contributions, le lecteur remarquera également celles de Pierre Gondran dit Remoux qui enterre ses joies simples dans une forêt et le rire jaune de Théo Perrache qui dénonce l'ostracisme subi par les jeunes homosexuels.

A lire encore dans la revue : un entretien avec Jacques Cauda dont l'humour a bien des fêlures, ce qui ne l'empêche pas d'admirer "la nudité des femmes et la beauté des chats". Puis, après quelques pages consacrées à des recensions (romans et recueils), Jean-Christophe Belleveaux nous livre sa "dyschronie" de l'hiver 2023 : tempêtes et séismes, invasions d'insectes destructeurs, petits ridicules et grandes abjections des hommes sans consistance. Avec ce message trop souvent passé à la trappe : "Questionnez les choses, les idées, creusez et doutez, n'acceptez pas a priori le rata quotidien." 

Saluons enfin le remarquable parcours photographique en noir en blanc d'Edith Landau. De la figuration concrète à la figuration abstraite, les deux s'entremêlant, l'artiste questionne aussi bien la réalité cachée des corps que celle des suspens de la matière. Et le regard, fragile, de s'approcher de l'insaisissable au cœur même du visible.

Ce 46ème numéro de Dissonances (64 pages grand format, 8 €) est une incontestable réussite. Le suivant est déjà en route. Il aura pour thème "Après l'orage" et sera mis en image par Cédric Merland, avec talent, nous n'en doutons pas. Les auteurs peuvent adresser leurs inédits (2 propositions, chacune n'excédant pas 9000 signes) avant le 24 juillet.

 

Photographies d'Edith Landau

Il y a également un texte de votre serviteur dans la revue.

vendredi 10 mai 2024

Pierre Gondran dit Remoux, Quelques bois

 


"être perdu depuis le tout premier pas marché parmi les pas marchés • être perdu au-delà des chemins de trappes jamais foulés • être perdu au-delà même de la meute de la louve • être perdu au point de devoir se retrouver soi"

Dans Quelques bois de Pierre Gondran dit Remoux, le lecteur découvre des taillis et des ronciers qui envahissent les feuillus, une pinède côtière et, encore, parmi tant et tant d'essences sous toutes les latitudes du sable et de la neige, [l'ourlet d'une hêtraie-sapinière calcicole*]. L'arbre cache la forêt, la chose est entendue depuis des lunes, mais la forêt cache aussi l'arbre. Et l'humain. N'est-il pas condamné aux lisières s'il est "hérissé de tant de pensées sales" ? Saura-t-il un jour "aborder le sous-bois de [sa] conscience ? Sans doute la psyché de la forêt a-t-elle aussi la structure d'un langage ! Insaisissable dans les profondeurs de la terre comme dans celles de l'utérus. La "chair chlorophylle" reste sourde au désir des étreintes de l'homme dont les bras ne sont plus que moignons.

Descartes dit que la ligne droite n'est jamais le plus court chemin dans un bois. L'entendement de l'obstiné se fige au premier pas et prend peur. Il ne devine aucune traverse où se glisser. Il ne s'ouvre à aucune énigme de la lumière, qu'elle soit humble "mica terni au vent" ou gothique "aux sombres cierges appendus de lichens fruticuleux*". Il panique. Il recule sous l'assaut des branchages et rejoint les colzas où vont les "machines merveilleuses" de la fauche. Comment, alors, pouvoir retrouver quelque chose de soi ? Comment l'accorder aux mille et un peuplements, vivants ou morts,  des souches et des grumes*, de "la marmotte crevée" et du "miellat pissant des pucerons" ? 

Le lecteur de Quelques bois aura qui sait la tentation de la parabole. Sur la pluralité des mondes à l'intérieur des corps de chair et de sève. Leur étrangeté est-elle hostile ou peut-on l'apprivoiser ?  "La vieille femme nue" dans la "châtaigneraie à l'odeur brou", dont l'ombre se disloque à coups de bâton, est-elle hostile à elle-même ? Saura-t-elle un jour s'apprivoiser si la forêt garde son "cœur acide" ? 

Si réponse il y a, elle se trouve qui sait dans les brèves en italique et leur miroir tendu au texte. L'homme et les bois sont liés par toutes sortes d'histoires réelles ou inventées. Pierre Gondran dit Remoux évoque "un aïeul [qui] charbonnait en forêt, noir dans sa cabane nomade" et garde "le souvenir de ses mains de suie". Les mains du forestier sont également à l'œuvre avec la hache à marteau et la doloire de charpentier. Autant de termes techniques et poétiques pour signifier le travail du bois et enchanter l'imaginaire du profane. L'arbre est une personne qui a la volonté de l'agir : "la ligne d'arbres qui veut bien clore la forêt s'expose au vent, se déforme, grince, craque, parfois renonce et livre alors ses frères d'armes - l'effet de lisière se lit sur les troncs combattants". Et le corps du poète changé en substrat accuse la fatigue de toutes ces "longues vies d'hommes bois chevauchées par l'inexorable".

Extraits :

la panse gonflée rose s'est échappée du chamois éventré • a roulé difforme dans la pente • son œil noir est ouvert • les rayons plats du ciel vairon s'y jettent • frappent la rétine morte • encore • encore

*

l'écot est le tronc portant encore des moignons de branches - l'air triste dit la souffrance subie

*

tous les arbres sont morts en leur cœur duramen mais sont vivants de leurs propres confins

*

l'outre glacée de tes poumons divague entre les arbres • fume au saut du barbelé enseveli • une ligne d'aiguillons à ras de la neige décorée de laine de brebis (cordeau d'arpenteur abandonné) • profondes, bleuâtres, tes empreintes de lièvre géant • et devant : un rien hérissé de noir • quand s'arrêter ? si le rien • le blanc • toujours happe le pas engourdi

*

Quelques bois de Pierre Gondran dit Remoux touche le lecteur qui devine entre les mots l'expérience du vécu. Bernard Manciet l'aurait aimé comme nous l'aimons, lui qui écrivit dans l'eau mate " je me méfiais... de ces fougères qui me traçaient un parcours de terre sèche, mais sortaient d'une vase profonde. Je finis par croire que les chèvrefeuilles se défiaient aussi de moi."

Le recueil est publié par PhB éditions en ce mois de mai 2024 et coûte 10 €, une somme modique pour une centaine de pages à laisser lentement infuser en soi et hors de soi.

* calcicole : qui pousse bien en sol calcaire.

* fruticuleux : qui ressemble à un arbuste. Certains lichens sont fruticuleux.

* grume : tronc d'arbre non encore équarri.

NB : Les arbres indéfendables, du même auteur, sont également chroniqués sur ce blog. L'eau mate de Bernard Manciet a été publié aux éditions l'Escampette en 2007.

 

dimanche 5 mai 2024

Thibault Marthouret, Les enfants masqués


 Les enfants masqués de Thibault Marthouret est un ensemble poétique en quatre mouvements : Avons-nous réveillé les enfants ?, Nous voici suspendus au sommeil des enfants, De la cellule à l'astre et L'avenir nous donne soudain très soif. Les textes, titrés, sont soit des blocs de prose souvent disjoints, soit des poèmes dont la disposition et la respiration varient de page en page. Parfois, des bribes de dialogue s'interposent dans le flux cependant que l'anaphore focalise des détails (le miel, les taons, les scanners..) ou des préoccupations proches de l'obsession (je m'apprête pour m'apprêter, Ecrire sur le vide...). 

Le premier mouvement évoque la récente pandémie de coronavirus et ses confinements, la ritournelle des gestes barrières et de la charge virale... Le soupçon pèse sur les enfants dont les miasmes "nous font éternuer".  Parqués et masqués, ils  parviennent cependant à s'échapper. Dans la fertilité peut-être de l'ennui. Qui conduit à ressaisir les contours de l'infra-ordinaire "à la recherche d'un ailleurs". Celui  d'une porte et d'un balcon. Celui de la nuit. Et le poème se change en un conte chinois. Les images des chats sur les avis de recherche "se détachent des affichettes collées aux lampadaires". Seuls les "enfants maudits" peuvent les approcher d'une caresse. Puis les "drôles" s'éparpillent et "marquent d'un souffle les cibles du silence".

Le deuxième mouvement cherche l'accord qui lierait l'intériorité à l'extériorité. "Dans la cuisine, le grand miroir est encore mural mais, dehors, la balustrade n'est plus horizontale." Les éléments de la neige et du vent se déchaînent contre le monde qui brise les regards. Le déluge est là, au bord du vide, et c'est tout un charivari d'insectes prédateurs, d'arbres squelettiques, de mémoires qui ne tiennent plus. Le feu pourrait tout engloutir. La figure de l'aimé et son "rasoir à main rouillé", le suspens de sa vie dans une "boule à neige". Et les mots eux-mêmes ne sont pas à l'abri du désastre. Les livres sont réduits en charpie, la pensée aussi. La balustrade ne tardera pas à s'effondrer.

Le titre du troisième mouvement, De la cellule à l'astre,  résonne comme un traité de philosophie. Le vol du flamant rose sous la voûte céleste ne serait rien sans l'artémie, ce crustacé unicellulaire. L'oeil du promeneur qui [attend le levant] est semblable à celui du photographe calmement résigné. A peine entrevoit-il "un souffle de paupière, un soupir printanier" ou "trois poils de renard argenté" aussitôt échappés. Le réel est une mosaïque, sur les rives du Vidourle cévenol comme à Tokyo "caché derrière un cerisier", dont on cherche toute la vie les jointures. Alors, écrire sur le vide, cette tentation depuis les commencements de l'homme. Le vide en soi dans le corps et dans ce qui manque. Jusqu'à n'en pas dormir.

Et pourtant la quête de l'avenir "donne soudain très soif" dans le dernier mouvement. De la queue du chien "sur le tapis usé" aux anneaux de Saturne où le temps répand toute substance, peut-être le futur n'est-il qu'un méchant appendice, un dard dans la gueule du passé. Et "toutes les veines se nouent en un trou noir". Le monde moderne n'est pas beau, ne l'a jamais été. Comment s'y apprêter ? Comment supporter sous le ciel synthétique la machinerie des aéroports et les "plats suggérés" si demain connecté, trop connecté, "sent déjà le formol" ? La tentation du repli après la fournaise de l'été séduit le poète. Il resterait chez lui avec la personne aimée, dans le clair-obscur des volets baissés et Léo Ferré terminerait sa chanson, loin de l'humanité suffocante.

Extraits :

L'enfant tente de combler le grand vide de l'été.

Il trace les formes du manque dans la poussière ou le sucre en poudre.

Il recense aussi les contours qui l'entourent : le relief d'une porte condamnée dans le plâtre blanc, une prise de téléphone rebouchée, des encoches dans le carrelage du balcon, là où planté ses crocs le grand volet corrodé, l'espace entre les charbons secs dans leur vase d'air stagnant sur l'abominable buffet basque.

*

En ne parlant pas, je te parle mieux.

La voix n'embrume pas les mots.

Ils ne vacillent pas sur la corniche,

épousent encore la montagne.

Oubliés le torrent des paroles déchaînées,

la dérive des phrases tronquées,

les chutes du trop à dire.

Le silence est ce courant qui te retrouve

et t'enceint, cette latence qui t'atteint

où tu m'attends.

Je dépose sur son eau cette fleur fantôme.

Elle s'en ira éclore entre tes deux oreilles.

*

Thibault Marthouret vient de recevoir le prix Méditerranée 2024 pour ces beaux enfants masqués à laisser longuement infuser dans la mémoire du "subtil esprit". Il est par ailleurs membre du collectif de poésie Pour Le Moment.

Le livre est publié aux éditions Abordo et coûte 15 €.

samedi 4 mai 2024

Ian McEwan, Expiation


Relire Ian McEwan, Expiation, (après son récent et magnifique Leçons) et pleurer trois pages avant la fin. Faire tourner dans sa tête cette phrase récurrente du roman, adressée par Cecilia à sa soeur cadette qui n'a pas le sommeil tranquille : "Reviens. Ce n'était qu'un mauvais rêve. Reviens, Briony." Mais Briony ne revient pas. Ne reviendra jamais. Devra s'accommoder de ne jamais revenir. Pauvre Briony ! C'est dur d'avoir treize ans entre un père souvent absent, une mère sujette aux migraines qui la couchent des journées entières et une soeur qui cède au charme magnétique de Robbie, le beau Robbie à l'avenir plein de promesses. C'est dur d'avoir treize ans dans la grande maison inhospitalière quand il faut faire de la place aux enfants abandonnés par la tante Hermione, dont la belle Lola au tempérament de feu. Alors Briony rêve aussi quand elle ne dort pas. Elle écrit des pièces de théâtre et ne doute pas de devenir un écrivain connu.

Un jour, elle aperçoit Cecilia presque dévêtue qui plonge dans l'étang du parc sous le regard inquiet de Robbie pour en remonter un vase brisé. Et son enfance peut-être se termine là, dans cette lumière aux contours flous. Puis, plus tard, dans la bibliothèque austère du père, encore Cecilia et Robbie, mais de quoi s'agit-il vraiment, alors que toute la famille est attendue au bord de la piscine avant un repas de fête ? La grande machinerie des fantasmes s'emballe et Briony perd déjà le contact du réel qu'elle vient juste d'entrevoir. Puis, plus tard encore, alors que les frères jumeaux de Lola se sont enfuis dans les parages et qu'on les cherche, même la police locale est là, l'adolescente sombre définitivement dans la chimère qui la hantera jusqu'à sa mort. Les engrenages du malentendu existentiel peuvent conduire au pire et le pire est toujours irréparable.  Il faut expier.

La deuxième guerre mondiale vient de commencer. Les pays-Bas sont envahis, la Belgique cède à son tour, la France va bientôt tomber. Les soldats anglais débarqués à Dunkerque sans logistique aérienne suffisante rebroussent chemin sous les bombardements des Stukas qui engloutissent des générations entières. Du sang et des larmes. De la barbarie. Un aviateur de la R.A.F échappe d'extrême justesse au lynchage de ses compatriotes fantassins. Robbie réussira-t-il à rallier l'Angleterre ?

Dans le même temps, Briony renonce à pantoufler à Cambridge, rompt avec sa famille et découvre l'odeur de la mort dans l'hôpital où elle s'engage comme infirmière stagiaire. Sa volonté d'expier la faute qu'elle a commise, quasiment un crime, lui permet d'endurer le visage des blessures. Un soldat qui s'en sort avec une jambe amputée est presque chanceux, c'est dire...

Ian McEwan décrit avec un réalisme saisissant les corps déchiquetés et leur lente décomposition, leur douleur muette ou hurlante, leurs odeurs. Dans la glaise en Normandie comme dans les chambrées suintantes de l'hôpital à Londres où l'angoisse monte, monte, quasi hitchcockienne. Mais c'est surtout la façon dont il met en place la dramaturgie du malentendu inaugural qui fascine le lecteur. Avec ses implacables crescendos. Il pressent que Briony va sombrer sans rémission et que deux vies vont s'en trouver bouleversées longtemps. Il voudrait intervenir pour désamorcer le piège fatal, il serait alors un sauveur, seulement voilà, aucun lecteur n'a jamais sauvé aucun personnage. 

Puis, à la toute fin du roman, qui se déroule presque un demi-siècle après, le trouble grandit et l'émotion submerge...

Voilà. Lisez Expiation de McEwan. Il doit se trouver encore en édition de poche, chez Folio.

 

vendredi 3 mai 2024

Collectif Pour Le Moment, de l'écriture dans le noir à Lorca

 

Ecrire dans le noir, contre des portes borgnes où frémissent de longues feuilles blanches. Au sol, quelques points lumineux guident les corps et les mains vers les mots qui attendent le bon vouloir de la poésie. Le silence est calme, le moment suspendu. Quelques notes de musique apportées du dehors pour féconder le dedans. Terje Rypdal et ses After the rain, les lamentos de Jan Garbarek, la fièvre en sourdine de Roberto Fonseca. 

Les participants à l'atelier d'écriture organisé par le collectif Pour Le Moment au Poquelin théâtre puis à la Maison cantonale de la Bastide se prennent au jeu malgré les réticences des feutres fluorescents qui coulent comme du Pollock. Ils vont, ils viennent, d'une porte à l'autre, et on entend quelques chuchotis. Quelques bouts de poème s'interpellent. Un loup bleu stupéfait regarde un chat libre qui s'envole. Un peu plus loin s'impose un dîner avec les absents. Du conte pour enfants à la gravité métaphysique, le texte parle au texte et c'est toujours le même étonnement, de l'énergie qui tient ensemble la matière.


Dans un deuxième temps, autour de tables de bistro de l'entrée, la joyeuse troupe augmente la réalité de sa production avec Hadrien Schmitt puis Brigitte Giraud. Les mots sont essayés à voix haute avant de rejoindre le flux. Puis, changement de théâtre, la Maison cantonale. Conçue par Cyprien Alfred-Duprat, c'est un élégant mélange d'art nouveau et d'art déco. La pierre, la brique et le grès y brisent les lignes ; une autre façon d'écrire et de dire l'inexpugnable secret de l'humain.

Après la restitution in vivo de l'atelier dans le noir, le collectif dit ses textes accompagnés au piano par Christophe Marejano et Rémi Letourneur. Les identités ne sont pas déclinées. Les poèmes ne sont pas lus par leur auteur mais par un autre. 

Puis, enfin, sous la voûte où le soir glisse un peu, c'est la scène ouverte. Des participants ont apporté un livre ou un carnet.  Malou Blue lit quelques pages d'Alice Mendelson. Son recueil L'érotisme de vivre a été mis en voix par Catherine Ringer à Paris comme à Montpellier. A 98 ans, la toujours jeune Alice marquée par la rafle du Vel' d'Hiv, déclare : "Pour bien vieillir, il faut avoir le vice de la joie."

Alain Marc Guillaume, comédien autant que poète joue avec ses feuillets dactylographiés, qui lui résistent. Et nous offre des extraits de son recueil à paraître chez aérolithe éditions, I remember Clifford. Ses textes, souvent longuement dépliés, mêlent subtilement le quotidien le plus intime à l'imaginaire de l'Amérique de James Dean. Et son phrasé, reconnaissable entre tous, un peu grave et un peu goguenard, ravit les auditeurs.

Enfin, c'est en musique que se termine la soirée, avec Lorca chanté et accompagné à la guitare par un vieil Espagnol. Emotion et applaudissements nourris.

"Empieza el llanto

de la guitarra.

Se rompen las copas

de la madrugada.

Empieza el llanto

de la guitarra.

Es inútil callarla

Es imposible

callarla.

LLora monótona

como llora el agua,

como llora el viento

sobre la nevada...

Le collectif Pour Le Moment prévoit d'autres événements en mai et juin et certains, s'ils se réalisent, ne manqueront pas de surprendre le public. 

mardi 30 avril 2024

la forge, Revue de poésie n°2 - février 2024

Découvrir cela, dès la toute première page d'une revue de poésie, la forge :
 

in memoriam

Maksym  Kryvtsov, poète ukrainien mort au combat le 7 janvier 2024 à l'âge de 33 ans

Lev Rubinstein, poère russe, opposant au régime de Poutine

et le coeur aussitôt se serre. Le lecteur devine qu'il n'entre pas dans une maison comme les autres. Le texte liminaire d'Estelle Fenzy conforte son sentiment. " Et l'Homme a désiré la parole et le chant... Les mots dans la bouche la voix le corps tout entier. Pour traduire la grandeur, la monstruosité humaine. Jusqu'à l'imprononçable. Dans l'effroyable cacophonie du monde, murmurer l'enfant endormi et le fantôme hurlant. Ecouter ce monde se taire, reprendre souffle... Dans son incomplétude et son imperfection, prendre corps, prendre sens."

Et c'est une maison ouverte à tous les ailleurs d'aujourd'hui et d'autrefois avec de nombreux poèmes en bilingue ( latin, chinois, catalan, portugais, turc...). Le Catalan August Bover, en son espoir lucide ou son "désespoir correct" écrit : "La pluie trempe / les rues et les restes / qui vous font survivre. De nouveau, dans les champs, jaunit / le genêt fleuri." Et le Portugais Nuno Júdice lui adresse en écho ces mots : " On ne peut pas encore dire ce qui a valu ou non la peine, sur quels bancs de jardin, autour d'une table, on parlait de choses essentielles qui, l'instant suivait, s'évaporaient avec la fumée d'un café juste tiré, ou d'une cigarette qui s'éteignait." Et le lecteur, qui sait, de se dire que le réel ne tiendrait pas longtemps s'il n'était pas si fragile.

La forge accorde aussi une large place à la poésie contemporaine d'ici. Un ici dont les géographies intérieures ne se calquent sur aucune frontière. Les six poèmes extraits de Prendre la mer - 60 sonnets pour les Boat People, suivi du 7 octobre de Sabine Huynh sont évidemment bouleversants. La grande hache de  l'histoire minuscule et majuscule n'enseigne rien, jamais, quels que soient les hommes. Eprouvée dans sa chair par l'exode vietnamien dans les années soixante et la disparition de son père au point de ne plus pouvoir "manger de fruits de mer", l'auteure revit son drame intime à la ténébreuse lueur des massacres du 7 octobre en Israël : "il y a ces femmes / ou l'ombre de ces femmes / cherchant la clef de sol pour ouvrir / la porte du bout de la rue du 7 octobre". "là où les nazis ont troué des coeurs à jamais, en ont laissé d'autres congelés dans l'indifférence ou la haine, les poèmes peuvent-ils réparer le réel ?" Vingt autres contributions s'en suivent, chacune à sa façon, étirée sur la page ou plus ramassée, tantôt presque lyrique et tantôt presque narquoise, laissant la question sans réponse. Et Lacan de me souffler à l'oreille : c'est parce qu'on sait qu'il n'y a pas de réponse qu'on la pose, cette foutue question !

Aussi, humour caustique en bandoulière, Olivier Liron pratique-t-il l'art poétique en natation synchronisée. Huit poètes sur la ligne de départ dont Ponge, Cendrars, Roubaud et le dénommé Charlot Baudelaire "pour tous ceux qui tètent la douleur comme un produit laitier". Dans une veine aussi moqueuse et à situations burlesques, Etienne Paulin brocarde "une dame furibarde [qui] se rend sous l'évier, se recroqueville toute et dévore un pâté."

Retenons encore, parmi ces voix si diverses, celle de Nathalie Swan, assez proche de la quête psychanalytique : " A quoi rêve l'enfant du ventre s'il / n'a rien vu / du dehors ?" "Où attendre d'aimer / quand demande à vivre / ce qui nous sauve ?"

 Les lettres d'Antoine Emaz à un étudiant dans les années 90 (d'autres paraîtront dans le numéro 3 de la revue) constituent un moment à part dans le cheminement du lecteur. Il y aurait à leur consacrer une chronique entière. Tant de simplicité, tant d'humilité, tant de lucidité, tant d'affection même sous le plume de ce poète majeur trop tôt disparu... Bref ! Aussi longtemps que nous durerons, lisons et relisons sans cesse Antoine Emaz. Et remettons à féconder nos ignorances élémentaires.

Après cette parenthèse, la revue s'ouvre à la voix oubliée de Pierre Morhange (1901-1972). Militant au parti communiste et proche de la revue Philosophie, son oeuvre fut saluée par le critique d'art Gaëtan Picon et le linguiste Georges Mounin. Franck Venaille a dit de lui : "Il y a du granit dans cette oeuvre qui ne s'effrite pas, ne se dilue pas et jamais ne rompt".

Et c'est bien, dans La forge du poème, de matière dont il s'agit. Avec une querelle des anciens et des modernes narrée par Pierre Vinclair. Avec cette liste noire de mots prohibés par l'ultra-moderniste Rim Battal : "Ame / Azur / Horizon / Silence / Monde / Ephémère / Opalescent / Ruines / Beauté / Infini / Semence / Vertige... Et l'humble chroniqueur que je suis a froid dans le dos. La dictature guette les mots, leur peau dure et leur peau tendre , leur esprit d'un jour ou de toujours. Ils se moquent bien des vieilleries qu'on leur prête et, à l'opposé, ont bien le droit de kiffer le méga contemporain. Mots de tous les poils et de toutes les couleurs, révoltez-vous contre les censeurs !


L'arrière-grand-père forgeron d'Olivier Barbarant aurait probablement dit la même chose. Faisant la part mêlée des mythologies et des vérités concrètes, le poète affirme : "Le poème naît quand le langage n'oublie plus qu'il n'est pas qu'un moyen d'évoquer des choses, des faits et des idées, mais qu'il est lui-même un corps, susceptible de porter dans sa chair (une chair nouvelle au regard de celle de l'événement) la chair de ce qui fut vécu.

De toute façon, malgré des bibliothèques entières écrites sur le sujet, on ne saura jamais d'où vient le poème. Cédric Le Penven, qui cite Jean-Louis Giovannoni, dit qu'il "vient pour laisser trace. Pas que des cendres. De la bave aussi". Et il ajoute : "Le poème vient quand je renonce à l'accueillir." Tout aussi lucide, Joël Bastard note son "impression de ne rien communiquer de bien précieux sur la poésie" et se laisse aller à une piquante pirouette : "Le poème est passé me voir ce matin. J'étais à moitié présent. Mon impolitesse l'a fait repartir sans me dire un seul mot."

Et le mystère de se barricader pour l'éternité. Dans le vertige du néant infini.  Oh ! Terreur ! J'ai employé plusieurs mots de la liste noire de Rim Battal. La Stasi ne va plus tarder à frapper à ma porte...

Extraits :

J'ai laissé mes lèvres à l'heure d'hiver

je n'ai pas vu les camélias                                                                  mais un cheval lent qui entre dans la mer 

La mer son bleu de porcelaine, son bleu adorable                                 la mer à l'heure exacte d'y entrer

Je n'aurais pas hésité

Pour retrouver "ce pas ivre au bord du trottoir"                                      et les baisers des rues

Ce pas ivre, trois enjambées et des éclaboussures                                 Et maintenant m'ébrouer et nager, nager

Nager avec les grands fauves (Ida Jaroschek)

*

Ce n'est peut-être que par les mots                                                      que je construis cet espace                                                                        entre fleurs et branches,                                                                    entre ailleurs et ici,                                                                              blancheur et ombre,

et ce sont eux qui me perdent,                                                       dévoilent et effacent                                                                                d'un même mouvement,                                                                  barrent le passage                                                                                    qu'ils avaient eux-mêmes creusé. (Jean-Christophe Ribeyre)

*

On s'était trompés de porte, de note                                                       de mot à la fin de la phrase                                                                       on avait tout dit en fait                                                                              sauf le mot qu'on voulait                                                                    sauf celui qui aurait pu tout sauver                                                   celui qui voulait sortir                                                                               et qui était resté coincé                                                                      avec toute sa lumière                                                                          sous la porte (Coralie Poch)

*

J'aurais dû courir                                                                                  Ne pas voir un seul visage longtemps.                                                  Et j'étais l'herbe aux pieds des monstres                                                 Et je vois que c'étaient des pierres                                                      Qui continuent à rire sous la poussière.

Et moi, je suis chassé, aminci,                                                                  Je sens le sable du malheur.                                                          Comme un couteau de lumière                                                              Je m'en vais trancher tout seul la nuit. (Pierre Morhange)

A lire aussi dans la revue les glaçants passages de Benjamin Guérin, de son recueil Anthropocène et, arpentant les territoires maudits de la planète le Aden Terminus de Sébastien Kérel.

La revue la forge, 269 pages, est accompagnée de dessins d'Astrid de La Forest et d'une photographie d'hommes en noir sur fond de dune avant la mer signée Eddy Verloes. Publiée par les éditions de Corlevour, cette revue sobre et élégante coûte 22 €.

 

mardi 23 avril 2024

Prague, Preparing for darkness

Une promenade au bord de la Vltava et, soudain, écrits en gros sur un mur de la rive droite, ces mots-là : PREPARING FOR DARKNESS. Alors, on ne regarde plus de la même façon les pédalos en forme de cygne ou de voiture ancienne qui glissent au gré de l'onde. On se dit que les images ne vont pas ensemble. D'un côté l'innocence et la joie. De l'autre, le mystère de l'obscurité, que nous devons peut-être apprivoiser. On s'interdit de penser aux cauchemars géopolitiques. On veut rester dans la douceur de la flânerie. Ilona nous dit qu'il s'agit d'une exposition d'art contemporain au musée Kampa et nous y allons. 

La curatrice de l'exposition, Uwe Goldenstein, accueille 13 artistes [qui souhaitent rompre avec l'abstraction post-moderne en renouant un dialogue immédiatement compréhensible entre l'histoire de l'art et leur univers émotionnel. Ils sont unis par la même volonté de ressusciter la mélancolie en redonnant toute sa magie à l'expérience du visible]. 

Uwe Goldstein intitule son texte de présentation (non traduit en français, grr !) : A generation of artists who work in the spirit of melancholic resistance. Autrement dit, la mélancolie est ici une arme pour lutter contre l'obscurantisme qui menace le monde. Pour mémoire, rappelons que pendant des siècles et des siècles, l'église condamnait l'acédie car elle détournait les individus de l'ordre divin. Dieu a été remplacé par la sous-culture du foot et de la "télévicon" et les grands trésoriers des consciences abêties veillent sur leurs troupeaux. Alors, en effet, la mélancolie peut agir comme une résistance aux empêchements d'être soi.

Ces artistes, nés dans les années 70 et 80, sont pour la plupart tchèques, roumains, hongrois ou allemands. Leur vision commune est celle de l'imaginaire historique de la mittel Europa. Entre détachement et inquiétude. Le réel est moins sûr qu'ailleurs dans un pays qui a été plusieurs fois rayé de la géographie physique. La langue même s'en ressent, qu'elle soit ordinaire ou littéraire. 


Nous avons particulièrement aimé les huiles sur toile du Roumain Radu Belcin, né en 1978. Les corps et les regards, cloués dans l'absence de mouvement, figent ce qui apparaît autour d'eux et glacent l'entendement du spectateur. Une bruyante solitude l'étreint. Parfois, et nous avons pensé à Bacon, des visages craquelés annoncent l'inéluctable défection du vivant.  Quel sens alors, peut-on accorder à l'agir de l'humain ? Quelle place occupe-t-il dans les agencements absurdes du monde si les lieux de la vie secrètent un silence assourdissant ?


 

 

 

 


Nous avons également apprécié l'interprétation de la Cène par Nicola Samorì (né en 1977).  La disparition progressive du Christ réduit à un halo évoque aussi bien la corrosion de la matière picturale (le tableau de Vinci fut maintes fois menacé de délitement*) que l'inexorable révélation du vide. Comme un suspens entre l'idée de la vie et l'idée de la mort. Qui désarçonne tous les apôtres dont le regard effacé annonce la disparition du réel.

* Afin de procéder à des retouches, impossibles avec la détrempe utilisé dans la pratique de la fresque, Vinci a utilisé dans le même temps de la peinture à l'huile. Cette technique mixte altéra rapidement son tableau et il fallut recourir à de nombreuses restaurations. Afin que, selon le mot de Goethe, il ne devienne pas un "cadavre".

 

dimanche 21 avril 2024

Prague, trente ans après

Nous étions jeunes lors de notre premier séjour à Prague et la démocratie tchèque l'était encore plus. L'espoir luisait, petit brin de paille dans les yeux et les rêves. Le souffle de la liberté retrouvée ébouriffait les clochers de la ville, ces bulbes fleuris en toute saison. Le pont Charles (Karlův most) ne s'affaissait pas encore sous le poids du tourisme de masse et les promeneurs regardaient les façades colorées, les moirures de la Vltava où les poissons frémissaient encore des anciennes mélancolies.

Aujourd'hui, malgré les menaces qui pèsent sur la Bohème comme sur toute l'Europe centrale, le ciel de Prague n'a pas renoncé aux promesses du velours*. La ville est paisible. La circulation n'assourdit pas le voyageur et les voitures cèdent volontiers le passage aux piétons. Les nombreux tramways, hors d'âge ou ultra-modernes, vont et viennent dans un calme rassurant. Le métro, très propre, ne génère aucun sentiment d'insécurité. D'ailleurs, malgré ses sirènes à l'américaine, la présence policière est assez discrète. 

La relative prospérité économique du pays, taux de chômage à moins de 3%, balance commerciale excédentaire, dette à 30,8% du PIB en 2019 (contre 97,9% en France la même année), explique peut-être en partie cela. On voit à Prague bien moins de sans-abri qu'à Paris et à Bordeaux.


C'est donc dans un climat propice à la flânerie que nous avons redécouvert la ville avec Ilona, marcheuse infatigable et amoureuse de la langue française.  Le café Louvre étant trop bruyant, nous n'avons pas cherché à y retrouver les fantômes de Kafka et de Max Brod. Nous sommes allés nous attabler au café Slavia où Bohumil Hrabal* et Vaclav Havel, parmi d'autres intellectuels, avaient leurs habitudes et leurs conciliabules. Une déambulation littéraire avec cappucinno et croissant fourré à la framboise. 

Un soir, nous avons acheté une bouteille de prosecco  et l'avons bue place Vítězné, en face d'une Bageterie Boulevard où le pain, dit-on, ravit les becs fins. L'ambiance était aussi feutrée que dans un salon. Des jeunes jouaient aux échecs. Des adolescentes entretenaient des murmures amoureux, bercés par le ronronnement des voitures à l'entour et les derniers rayons du soleil. 


Dans le passage Lucerna, nous nous sommes perdus dans les galeries art déco et avons admiré la statue équestre renversée, oeuvre de David Čemý réalisée en 1999 et sobrement intitulée Cheval. Une boutique de tableaux anciens, à peine grande comme une chambre, a étonné notre étonnement. Est-elle vraiment vraie malgré ses dorures ostentatoires ? Aurions-nous osé y entrer si elle avait été ouverte ? Les perceptions ordinaires dans Prague se gaussent bien de l'endroit et de l'envers et on ne sait jamais si ce qui apparaît n'est pas un faux décor. Une cocasserie picaresque du brave soldat Švejk (lire le roman de Jaroslav Hašek), peut-être. 

La ville n'est cependant pas confite dans l'illusion du passé. L'art contemporain, dans les musées et les jardins, sur les îles de la Vltava, y témoigne d'une vie culturelle vibrionnante. Et c'est ainsi que nous l'aimons.

* Allusion à la Révolution de velours du 16 novembre au 29 décembre 1989, qui marque la fin de l'autocratie communiste.

* Bohumil Hrabal est l'auteur de romans dont je conseille ardemment la lecture : Une trop bruyante solitude, La petite ville où le temps s'arrêta, La chevelure sacrifiée... Plusieurs de ses livres ont été censurés par la dictature communiste.

jeudi 4 avril 2024

Mon p'tit journal sur la poésie, 11 juin 2021 - 13 décembre 2022

 

Vendredi 11 juin 2021

Relu Entrevoir de Paul de Roux, préfacé par Guy Goffette. La lumière, les saisons et leurs couleurs d'arbres et de feuilles, toutes sortes d'animaux traversent une douce mélancolie hantée parfois par Dieu ou un visage de femme aperçu. Et le Temps, avec majuscule, s'amenuise. Ecriture simple, presque nue, mais avec des enchâssements comme des apartés. Beau.

Samedi 19 juin 2021

Terminé Le livre de la neige de François Jacqmin. Une poésie philosophique de l'effacement de la pensée et du sujet.

Mercredi 11 août 2021

Terminé Regain du sang* d'Emmanuel Damon. Une poésie symboliste orientée vers la joie à l'épreuve des éléments premiers du monde. Beau.

Vendredi 17 septembre 2021

Terminé Les mots étaient des loups de Vénus Khoury-Ghata. Une écriture à nulle autre pareille. Et un univers où les morts croisent les vivants dans l'ordinaire des jours cependant que tous les éléments et toutes les choses prennent aussi bien la parole que les entités. Une poésie qui conte et raconte avec le secours de toutes les mythologies païennes et religieuses, orientales occidentales.

Mardi 21 septembre 2021

Terminé Les coupures invisibles de Natalia Litvinova. Une Ukrainienne écrit en espagnol depuis Buenos Aires. "Ecrire, c'est aller vers la blessure pour la soigner avec du poison." 

Vendredi 6 mai 2022


Terminé Conspiration du réel* de Grégory Rateau. Très bien, souvent rimbaldien. 

Jeudi 7 juillet 2022

Terminé Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant* de Claude Favre. Sur les migrants, tous les miséreux de la terre. Souvent bouleversant dans la langue même, suffoquée. 

Mercredi 3 août 2022

Terminé Tant suivre les fuyards de Jacques Vandeschrick. Toujours ce lyrisme premier voire inaugural.

Dimanche 6 novembre 2022

Terminé Corps habitable* de Michel Bourçon. 

Vendredi 18 novembre 2022

Terminé Cavale russe de Célestin de Meeus. Un voyage de retour plutôt que d'aller, de Vladivostok à Ostende. On pense évidemment à Cendrars  mais c'est très contemporain et beau.

Jeudi 8 décembre 2022

Terminé Territoires approximatifs* de Jean-Christophe Belleveaux. Beau.

Mardi 13 décembre 2022


Terminé le très beau Contre-fugue* de Mila Tisserant.

Les titres suivis d'une étoilette sont chroniqués sur ce blog.

 

lundi 1 avril 2024

Claude Favre & Roxana Crisologo, La débâcle du monde

Les poètes le savent aussi et le disent sans détours. L'humanité souffre de plus en plus dans notre monde à la dérive.  Les fêlures à la longue deviennent des brèches impossibles à réparer, le gouffre déjà s'ouvre au regard qui a la volonté de garder les yeux ouverts.

Dans son recueil Thermos fêlé, Claude Favre  tient la chronique des jours de guingois du 29 décembre 2014 au jeudi 19 mars 2015. Avec, en exergue, cette question terrible de Federico García Lorca : "Est-ce qu'un homme peut jamais cesser de l'être ?"  

Le lecteur retrouve les innombrables avanies qui défigurent le visage des hommes depuis les commencements de l'histoire, majuscule et minuscule. L'effet d'accumulation le mène au bord de la suffocation : réfugiés syriens sous "l'horizon engorgé", attentat contre Charlie Hebdo, génocide au Congo, agressions contre des musulmans, agressions contre des juifs, déroutes à Port-au-Prince... Puis, ici, à Ploucville où "on espère il n'y aura pas de vent", statistiques et faits divers à l'appui : la misère sociale, la faim et la soif dans les nuits froides et sans sommeil, cette horreur-là sans cesse répétée (plus de 30 000 enfants sans domicile fixe, en France, en mars 2015...)

La langue de Claude Favre, en ses proses heurtées, va et vient entre l'énoncé ordinaire et la grammaire implosée. "un peu comme un thermos fêlé - impeccable extérieurement, mais dedans rien que du verre brisé". Et l'implosion, dans le même souffle dévastateur, explose toutes les figurations. Comment se recomposer dans la banalité du mal ? Comment ne pas avoir une "tête à hurle" ? 

 

Dans son recueil Un día me iré sin llevarme nada / Un jour je m'en irai sans rien emporter, la Péruvienne exilée à Helsinki Roxana Crisólogo dresse un constat identique, de Lima à Istanbul où "quelque chose va sauter avant que la lumière vacille", de Taormina en Sicile peuplée d'enfants errants sous le soleil gluant d'huile à bronzer à Ramallah dont la moitié des oiseaux ne sont plus. Et l'auteure, non sans ironie amère, "raconte l'histoire de l'inégalité" avec, sur sa peau, les traces visibles de ses parents migrants. Cependant que dans les savanes africaines, des "chasseurs octogénaires" au ventre confortable paient de petites fortunes pour photographier des animaux qui fuient [les saisons sèches et les pesticides]. Et que, à Helsinki,  les centres commerciaux et les spas affichent leur opulence. Malgré le manque de lumière qui fait tomber les ongles.

La lucidité, cette blessure dite aveuglante, conduit Roxana Crisólogo à questionner la poésie elle-même. Sans concessions. "j'ai honoré le temps que la poésie m'avait imparti pour faire briller la vaisselle / j'ai honoré mon quota de mots de chagrin / j'ai fait malgré la poésie / et si la poésie m'avait abandonné dans la steppe / pour que j'apprenne à me défendre ?"

La langue de Roxana est magnifiquement décrite par la poétesse et cinéaste Véronique Kanor dans sa préface. "De vers libres en vers évadés", entre effacement et dévoilement, les mots ont des fulgurances suspendues qui disent oui "aux rêves des enfants" et "non au massacre du vivant". Parfois, ils "sont les chaises sur lesquelles  elle assied le monde". Pour qu'il tienne un peu. Encore un peu.

 

Extraits :

 mardi 20 janvier, si mal, n'être que, n'être pas, perdue la folie, tuer ces dessinateurs, des êtres seulement humains et leurs proches ou ceux qui les défendaient ou des Juifs pour être Juifs, ou êtres humains, on peut tuer des hommes qui rient cibles, attentats, exécutions, sale guerre des civiles délations se débarrasser de, il prenait toujours la place de parking dire qu'il n'est, qu'il a, blasphémé, c'est-à-dire, non tué, mais parlé trop de chiffres et nombres / de bouches à rire, pas le droit de vivre n'a, même mal, de guingois mon devoir le leur dois, ne jamais ni en rabattre ni en lâcher les mots, surtout pas, pour, tous ceux qui comme Charlie Hebdo, même contre, pensent libres (Claude Favre)

 

J'aime à savoir qu'il y a une personne de plus qui chemine en moi

comme un chien ancre sur mes traces

une âme accolée qui foule le sol et tousse après moi

qui tombe et se relève

qui me corrige qui me nourrit 

qui me voit dans l'avenir forcé

[son défilé de poussières]

mon côté fossile

je me tenais à la porte de ma maison dans l'attente de ce décollement

le contact visuel avec l'autre partie de moi (Roxana Crisólogo)

 

Thermos fêlé de Claude Favre est publié aux éditions L'herbe qui tremble avec des peintures de Jean Dalemans. Il coûte 15 €. 

Un día me iré sin llevarme nada / Un jour je m'en irai sans rien emporter de Roxana Crisólogo, traduit de l'espagnol du Pérou par Patricia Houéfa Grange, est publié en bilingue par l'association Kaléidoscope Laboratoire Culturel (KLAC). Il coûte 12 €. 

* Claude Favre vient de remporter le prix de poésie du Bellovidère 2024 pour son recueil Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant, publié aux éditions Lanskine (et chroniqué sur ce blog).