Qui êtes-vous ?

Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

vendredi 10 octobre 2025

Je ne serai pas un grand mort


Je retrouve dans notre bibliothèque Je serai un grand mort de Jacques Rigaut, né en 1889 et mort en 1929 d'une balle en plein cœur. Il ne s'est pas raté mais a-t-il pour autant réussi à être un grand mort ? Peut-être devrais-je contacter son Agence générale du suicide ; elle a une succursale à Bordeaux. Si elle est scrupuleuse, elle aura gardé sur quelque registre des mentions de la disparition du poète. Sa main a-t-elle tremblé en appuyant sur la détente ? Se tenait-il bien droit contre le ciel dans une attitude de défi ou,   tremblotant comme une poule mouillée, avait-il sur les lèvres un filet de bave plaintive ?

Avait-il en tête ces mots d'André Breton : "Le plus beau présent de la vie est la liberté qu'elle vous laisse d'en sortir à votre heure, liberté au moins théorique mais qui vaut peut-être la peine d'être conquise par une lutte acharnée contre la lâcheté et tous les pièges d'une nécessité faite homme, en relation par trop obscure, par trop peu suivie, avec la nécessité naturelle."

Personnellement, je ne serai pas un grand mort. Si petit de mon vivant, toujours quasiment à m'excuser d'être là, au bord de l'effacement, je suis plutôt un grand lâche. Je ne me suiciderai pas comme le fit mon ami Jacques Boiffard, qui connaissait Jacques Rigaut et le joueur d'échecs surréaliste Nimzowitsch. C'était en 1985 et il avait 29 ans, l'âge de Rigaut. Et puis, hein ! à 70 ans depuis 4 jours, mon geste manquerait de panache. Et puis, penser à la douleur infinie de mon aimée si je franchissais le pas, non non, c'est impossible.

Alors je serai un petit mort sur un lit d'hôpital avec des cancers jusqu'au fond des yeux. Je les connais bien eux, un jour ils débarquent sans tambour ni trompette et bivouaquent impunément dans les cellules. Heureusement qu'ils finissent par s'endormir, ces chiens maudits. S'ils se réveillent, un bon coup de matraque derrière les oreilles les réduit à quia et le bail de la vie se prolonge d'au moins dix ans. 

Enfin, on verra bien, comme on dit dans les conversations suspendues autour d'un verre de vin de Pessac et de Léognan. Continuer à vivre, fût-ce à bas bruit, c'est pas si dégueulasse, malgré le pire qui empire tous les jours urbi et orbi. Il y a des oiseaux dans la maison, il y a un chat japonais, un érable japonais, un canapé japonais et plein de livres japonais sur les états-j'erre, y compris ceux de Mishima qui n'a pas non plus été le grand mort qu'il espérait. Faire seppuku en public, on n'a pas idée !

Alors, vive les petites morts ! Ah ! vous pensez à autre chose évidemment, mais moi je pense pas à ça. De toute façon, les petites morts n'ont jamais fait barrage aux grandes morts. C'est rien que des histoires pour nous tenir debout. Je préfère les histoires qui m'allongent quand mes yeux sont des papillotes. Je les entendais déjà dans le ventre malade de ma mère, je les entends encore dans ses cendres et humus. Que serions-nous sans tous ces récits qui nous constituent avant même tout commencement ? Comment finir sereinement de les écouter, de les pétrir, de les offrir à qui en veut et à qui n'en veut pas ? Allons ! le mystère est bien trop grand pour que je le résilie. Je ne serai pas un grand mort et ça me va comme ça.

mardi 7 octobre 2025

Didier Schillinger, L'aube en question


Je le dis d'emblée, cette chronique est différente des autres car je compte écrire de façon plus approfondie sur L'aube en question suivi de Vivre aux éclats de Didier Schillinger. Pour la revue Europe. Je ne sais pas s'il a publié d'autres recueils. Ce que je sais en revanche, c'est qu'il a été éditeur et pas des moindres, chez Opales. De Thierry Metz notamment. Plusieurs livres dont L'homme qui penche et Terre.  Amoureux d'Edmond Jabès, il a publié Saluer Jabès avec des contributions de Jacques Dupin, Paul Auster, Yves Bonnefoy et bien d'autres. Et il m'a même publié moi mais je me compare pas à tous ces noms, je suis pas encore fou. Le recueil s'appelle Fragments pour une dormeuse ; c'était en 2001. 

Alors, quand j'ai découvert L'aube en question à la librairie Georges à Talence ce 4 octobre, je me suis dit oooh ! Et, en butinant, j'ai tout de suite saisi une grande beauté. Je l'ai sentie sur ma peau et dans les plis de ce qui reste de ma tête. Alors je recopie des extraits :

pour ton cœur qui déserte

des noms de pacotille

pour le genou à terre

l'intranquille miroir

pour tout visage qui se déchire

brandir une âme d'occasion

pour la fenêtre oubliée

les monstres intérieurs

pour l'enfant détourné

les rouages du vent

pour la dégoulinure

le chant de la mésange

pour les terres égorgées

l'absence

pour panser la beauté

de l'eau

de l'eau qui nous regarde de l'eau qui nous délivre

pour oublier les hommes

guérir de la parole

et pour bobin pour le bercer

un grand manteau d'éternité

le temps m'est inconnu

il est temps de rêver pour dire le bout du monde

*

2022

2023

2024

je rêve d'assassiner les assassins

les magnats du cynisme

les fachos magnifiques

les rois de pacotille

les clowns milliardaires les trop bavards

les généraux les turbannés

tutti quanti

cataclysmes fabuleux les grands malades

tambouille déchue à la prévert

pas assez de nuits au compteur d'une vie...

 

Voilà. Ces deux poèmes montrent un peu la variété de la palette de Didier Schillinger. Je recopierai aussi des extraits de Vivre aux éclats, constitué de  textes brefs.

L'ouvrage est publié aux éditions Abordo. Il compte 126 pages et coûte 17 €. 

 

 

 

dimanche 5 octobre 2025

Relire Teresa Soto, Chutes


J'ai découvert Teresa Soto en 2018. Je la retrouve en butinant parmi les livres. Chutes, Caídas est préfacé par Bernard Noël : "Ainsi va-t-on de page en page vers une ouverture faite de gestes simples et de murmures. Le ton de la confidence vaut beaucoup mieux que celui de la déclaration quand on convoque l'intime pour qu'il conforte un mouvement attentif et naturel."

 

Extraits :

Pobreza

ir justos con lo que se dice

con lo que nos queda

para acabar los meses

y las semanas

Pauvreté

aller au plus juste du dit*

avec ce qui nous reste 

pour terminer le mois

et les semaines

*

Por algún lado teníamos 

más bocas

olvidadas, cosidas

perdidas

pero debíamos de tener

muchas

y desconocidas.

El hambre que nos 

asediaba

era algo a su medida 

Nous avions quelque part*

d'autres bouches

oubliées, cousues

perdues 

mais sans doute en avions-nous  

beaucoup d'autres

et inconnues.

La faim qui nous

assiégeait

était à leur mesure

*

Porque eres hilo de oro

y tiro de ti

pero no te deshago

y tiro de mí

y te acercas

con todas tus distancias

la de la geografía,

la de la lengua,

la del secreto.

Comme tu es un fil d'or

je tire sur toi

mais sans te défaire

et je tire sur moi*

et tu te rapproches

et ainsi font toutes les distances

celles de la géographie

celles de la langue

celles du secret.

*

El hueco puede también

ser un campo abierto.

Nada lo delimita

no hay grutas

faltan paredes

y humedades.

Nos acogemos si embargo

a su redondez,

nos plegamos

en toda su extensión.

Vemos esto y aquello

tal higuera, tal flor,

este olor que tizna

el cuerpo, lo recoge

y guarda.

Escondite abierto.

Le creux peut aussi

être un champ ouvert.

Rien ne le délimite

pas de grottes

pas de murs 

pas d'humidité.

Nous nous abritons cependant

dans sa rondeur,

nous nous plions

dans toute son extension.

Nous voyons ceci et cela,

ce figuier, cette fleur,

cette odeur qui noircit*

le corps, le ramasse

et le garde.

Cachette ouverte.

 

Chutes, Caídas de Teresa Soto est publié en bilingue aux éditions L'herbe qui tremble. J'ai chroniqué l'ouvrage en août 2018.

  

Je me suis permis d'infimes retouches aux vers accompagnés d'astérisque. 

jeudi 2 octobre 2025

Sébastien Ménard, Sauf la poésie


Comment comprendre ce titre, Sauf la poésie ? Je l'imagine comme la suite d'un point de suspension dans une conversation. Et s'ouvrent ainsi de nombreux commencements. Rien n'est vrai... sauf la poésie. Le réel est un enfermement... sauf la poésie. Tout fout l'camp... sauf la poésie. 

Les trois vers en quatrième de couverture expriment la machinerie poétique de Sébastien Ménard. "- petit mouvement obstiné - un piston continu    un exercice respiratoire". L'en-soi de la poésie et l'en-soi du poète, forcément éclatés, forcément opaques, dans la langue et dans le sang, ont des souffles qui ne vont pas l'amble. Parfois ils suffoquent malgré le piston continu et l'obstination. Les mots comme les corps ont des réticences en leurs déplis.

Alors, recourant au procédé de l'accumulation hachée par des tirets, le poète s'essaie à un état des lieux et des sens. "Il y a sans doute une façon de prendre soin du silence qui nous envahit et nous fait toute une nuit dedans - une façon de prendre soin de cette nuit intérieure et des nuits qui se suivent et reviennent, pulsations pour nous les bêtes - une façon de prendre soin de notre chose enfouie - du dedans tapi - de ce qui rougeoie peut-être et de ce qui tremble aussi -"  

Seulement voilà ! "le poème dit toujours sa vérité (sinon ce n'est pas un poème)." Il faut traverser tant d'espaces, tant de durées pour en apprivoiser les multiplicités. Remonter jusqu'à l'animalité primordiale de "l'œstrus" accouchera-t-il de quelque embryon de réponse aux questions qui hantent l'humain et toutes les bêtes qui "avant moi sont venues errer là" ? : " - qui suis-je ? qu'est-ce que je fais ici ? qu'est-ce qui se passe ? "  

Si une vérité peut résister au fil de la langue et de l'ignorance, le poète la trouve qui sait dans les traces les plus humbles, parmi "les boues, les sentes et les clairières". Elles disent les immensités fragiles du dedans et du dehors ; une fragilité sensible à la nécessité du soin. Sébastien Ménard y revient à la toute fin de son ensemble : "prendre soin de soi / du vaste monde / et du néant". Malgré l'impuissance de la poésie devant les offenses au vivant et le délitement des mémoires passées et à venir.  Elle ne peut rien contre les feux qui "viennent et inquiètent". Elle ne réparera pas la nature outragée et le poète, quand le doute courbe son échine dans la marche, se met à la détester.

Sa lucidité l'incline à la modestie "car le poème doit tenir sans faire le beau". Enfin, allusion à Beckett, il aime "comme ça échoue / et comme ça grandit / comme ça échoue tant de fois / ça rate ça rate ça rate".

 

Sauf la poésie est suivi de Extraits du journal permanent. Le flux est plus apaisé mais l'inquiétude demeure. Sébastien Ménard interroge le pouvoir de désignation de la poésie. Nommer le visible relève d'une "énergie brute, première, ancienne". "Primale" même. Comme le cri de la naissance. Et les choses aussitôt entretiennent des doubles dans les rêves et les souvenirs. La langue a besoin de ces miroirs pour changer les sons en mots qui respirent. Sans que le mystère soit pour autant levé. Le "ça" de la poésie, entre brumes et marécages, comment s'en approcher ? Nommer "ce qui est en train de se faire" mène à l'effacement puis à la disparition. Alors que tant de menaces pèsent sur la totalité du vivant, ces questions presque dérisoires n'en sont pas moins valides. Continuer à chercher les "gestes simples". Réfléchir aux dominations prédatrices de l'humain. Voilà le chantier sans cesse à tisonner. Modestement. Et le poète cite le journal de Guillaume Vissac : "Écrire au fond ne consiste qu'à faire quelque chose, n'importe quoi, sur une page, n'importe quelle page, avant de se dire, au bout du processus, quel que soit ce processus, parfois longtemps après : ce n'était pas ça qu'il fallait faire. Pour finir par recommencer, et revivre inlassablement la même séquence."

Enfin, ce clin d'œil à Jim Harrison, en forme de copeau : "... quand on sait qu'une cuillère de terre contient des milliards de bactéries, par exemple." Sachant que le corps humain lui-même contient beaucoup plus de bactéries que de cellules, la "biorégion" de la poésie n'est pas matériellement définissable. L'être et son environnement ne font qu'un, sans interface de peau ou de pensée, joints et disjoints jusqu'à l'extinction des feux qui nous dévorent et que nous dévorons.

 

Extraits :

sauf la poésie - car elle est mouvement de fuite - retrait - éloignement - elle court jusqu'à très loin dans le tremble palpite en plein cœur et palpite, et palpite, et palpite en souvenir de ce qui disparaît, s'éloigne et se fond

sauf la poésie - car ce qui nous relie - ce qui nous relie tous - sans exception - c'est la petite peur - la petite peur qu'on a là-dedans - la petite peur - la petite peur qui continue - c'est ça qui nous relie - c'est ça - ça et nos façons de le faire - nos façons de le faire quand même - vivre - oui voilà - ça et nos façons de faire taire cette petite peur - ou peut-être même de l'accueillir - l'écouter - c'est ça - c'est ça qui nous relie

Sauf la poésie de Sébastien Ménard est un ouvrage qui se prête au mieux à la mise en voix et même à la mise en scène. Sur un plateau sans côté cour ni côté jardin. Avec des séquences d'immersion dans un flux d'images tangibles et intangibles et, pourquoi pas, quelque chorégraphie suffoquée par l'insatiable désir du soin. Pour sauver quelque chose, un peu. Bref, un très beau livre.

Il est publié aux éditions Aux Cailloux des Chemins, compte 76 pages et coûte 14 €. 

mardi 30 septembre 2025

Comment peut-on se réjouir de la mort d'un ado ?


L'élève de 14 ans qui a poignardé sa professeure de musique en Alsace puis a retourné son arme contre lui est mort le 28 septembre 2025. Il s'agit donc d'un double drame. Mais j'y ajoute un troisième drame, celui de nombreux commentaires sur les réseaux. Mon entendement vacille. Comment peut-on se réjouir de la mort d'un ado, quoi qu'il ait fait ? Qui sont ces barbares ? Voilà quelques-uns de ces commentaires...

"Excellente nouvelle. Les pleureuses gauchiss, passez votre chemin."

"Bien il ns coûtera rien."

"Au moins celui la il recommencera plus !"

"Châtiment divin."

"Là le juges gochiasses pourront rien faire pour lui."

"Ha merde... on a perdu un Kevin... bon pas grave.. il en reste plein d'autres !! et des Mateo aussi !!" 

"Est-ce merluch et la fiente islamique vont nous organiser une marche blanche ???"

"Il l a quant meme, cherché." 

Etc. Etc. 

J'essaie d'imaginer le profil des gens qui ont écrit ces immondices. Monsieur et Madame Tout le Monde, probablement. Des jeunes et des vieux, des ouvriers et des cadres. Mus par le ressentiment. Pas forcément électeurs de l'extrême-droite. La question de l'argent revient souvent. Un prisonnier coûte des sous à la société. Un jugement aussi. Des soins psychiatriques aussi. Sous-entendu : alors que nous on trime pour pas grand-chose et qu'on nous a jamais rien donné. Et puis il y a Dieu. Il a bien fait son boulot. L'exécution de la justice divine met un peu de baume sur les rancœurs. De commentaire en commentaire, toutes les institutions de la République en prennent pour leur grade. L'Éducation nationale, le ministère de la justice, l'Aide Sociale à l'Enfance. Et ce n'est pas tout. Les parents des ados à la dérive sont dans le collimateur. Faut les faire payer et même les inculper.

Un récent sondage (IFOP) pour le premier tour de l'élection présidentielle de 2027 donne ceci :  Bardella (33 à 35 %), Retailleau (9 à 13 %), Darmanin (7 %)... Je vous laisse envisager la suite. Heureusement qu'il "fait toujours beau au-dessus des nuages". Comme je suis un oiseau "j'irai danser sous l'orage".

 

Image de La Manuco par nuit tombante sur Bordeaux 

 

samedi 27 septembre 2025

Sandor Marai, Les Révoltés


Dans une ville de 60 000 habitants qui a "l'éclairage électrique et le service d'eau", une bande de lycéens raconte ses faits et méfaits alors que sur le front la guerre n'en finit pas de faucher les corps. Il y a Tibor, fils de colonel aux manières aristocratiques et beau comme un astre. Il y a Abel, qui vit seul avec sa tante un peu loufoque cependant que son père médecin militaire rafistole tant bien que mal les "débris humains dans la terre bouleversée". Il y a Béla dont la famille tient une boutique assez cossue. Il y a Lajos, un an plus âgé et frère de Tibor. Il est allé au combat, y a perdu un bras. Enfin, il y a Ernö. Il aime les mathématiques et se passionne pour les échecs mais n'appartient pas à la bonne société. 

"Les matières les plus grossières se transforment parfois, magiquement, en le plus pur cristal, sans que l'on puisse connaître les lois qui régissent cette transmutation, les causes qui la provoquent ni les conditions qui la favorisent", note Sándor Márai au sujet de l'amitié. Ces lycéens, "qui s'ignoraient la veille", se retrouvent liés par une fusion tragique et comique. À peine sont-ils ensemble qu'ils s'amusent à voler leurs parents. Puis, chez un tailleur, ils s'offrent des habits improbables, "faits d'étoffes les plus bizarres". Ils louent une chambre dans un hôtel de passe délabré, hors les murs "au milieu des bois". "C'était un coin du monde où n'atteignaient pas les pères, les professeurs, les représentants de toutes les autorités." 

Quelques mois s'écoulent entre parties de poker, beuveries et confidences vraies ou fausses sur l'enfance confisquée. Jusqu'à la rencontre avec "L'acteur". Voilà un emperruqué fort grivois et on ne sait jamais si ses clowneries sont joyeuses ou tristes. Un soir, il fait visiter le théâtre de la ville à la bande inquiète. "À chaque pas, des portes s'ouvraient, portes à vitres de verre dépoli ou portes de fer, donnant sur des couloirs étroits comme des coursives ou sur des escaliers rapides." Dans la "loge des perruques" où sommeillent tant de personnages, de César à Cyrano en passant par Hamlet, l'acteur est très en verve : "J'ai trente-quatre visages, cria-t-il, en faisant ressortir son double menton. Ou trente-six ? Y a-t-il quelqu'un qui puisse me connaître ? Je disparais, comme l'âme invisible ; je glisse entre les doigts. Mon monde c'est l'immortalité, car j'échappe à la mort. Elle non plus ne connaît pas mon visage." Être ou ne pas être, apparaître ou disparaître, cette énigme-là, de l'ignorance !

Après quelques libations, chacun s'étant grimé et costumé, une étrange représentation s'improvise jusqu'au petit matin. Le beau Tibor est troussé en femme dans une robe de soie moulante. Ernö, "appuyé sur une canne, le torse ployé", campe un bossu verruqueux.  Lajos semble "perdu dans les plis multiples de sa toge" et Béla se promène "en mousse espagnol, à moitié nu". Et tout un décor savamment orchestré par l'acteur se met en branle. Une terrasse, une balustrade, "un escalier de marbre et une allée bordée de palmiers" aussitôt couchés par une tempête féroce. Quelles passions inavouables vont se déchaîner sur ces tréteaux bancals ?

D'autant que, ô sidération, il y a un spectateur embusqué dans une loge. Une autre tempête va se lever. Avec en toile de fond une dévoration gargantuesque...

"La viande, Messieurs, est un aliment facile à digérer et assimilable par excellence... Je ne prépare absolument que de la viande. Je ne peux pas manger au restaurant... parce que la quantité de plats que je commande fait toujours scandale. À mon âge, on n'aime pas être remarqué. Moi - il s'arrêta pour sucer son doigt gras avant de l'essuyer à la nappe - il me faut consommer, à chacun de mes repas, plus de deux livres de viande."

Comme indiqué en quatrième de couverture, le lecteur ne manquera pas d'établir des liens entre les affres de ces adolescents et l'effondrement de l'empire austro-hongrois après la première guerre mondiale. Et, pourquoi pas, peut-être les transposera-t-il en 2025. Dans l'éternité des visages à facettes.

Les Révoltés de Sándor Márai sont disponible en Livre de Poche, collection biblio.

 

 

mardi 23 septembre 2025

Si on veut on peut, ou si on peut on veut ?


Combien de fois n'avons-nous pas entendu cette formule-là : si on veut, on peut ? La sentence galope sur toutes les ondes et les comptoirs des bistrots. Elle s'adresse aux individus qui, rabâche-t-on, ne se donnent pas les moyens de réussir, manquent d'ambition, renoncent trop vite, ou sont considérés comme d'indécrottables feignasses. Elle cherche à culpabiliser l'immobile, le rêvasseur, l'improductif.

Je fais partie de cette catégorie. Je n'ai jamais beaucoup mouillé la chemise pour accéder à un statut supérieur et la paresse a souvent endormi ma volonté lestée par trop de rêves filandreux. Mais je ne me sens nullement coupable. La formule est trop suspecte. Elle empeste.

Oui, si je l'avais voulu, j'aurais pu apprendre à sauter en parachute car je ne suis pas sujet aux vertiges. De même, si je l'avais voulu, j'aurais pu apprendre le japonais. Je suis assez doué pour les langues étrangères et je les aime. En revanche, même si je l'avais voulu, je n'aurais pas pu devenir agrégé de mathématiques, tout simplement parce que je n'ai jamais rien compris aux nombres. De même, je n'aurais pas pu me convertir en éleveur de mantes religieuses ; j'ai une peur bleue de ces petits animaux globuleux qui hanteraient mes nuits.

Alors j'inverse la formule. Si on peut on veut. On peut vouloir parce qu'on dispose de quelques moyens à mettre en branle. Des moyens physiques et des moyens psychiques. J'ai pu vouloir publier des livres parce que je me savais capable de rédiger et que j'aimais écrire. J'ai pu vouloir apprendre à nager à l'âge de trente ans parce que l'eau ne m'effrayait pas tant et que j'en avais marre de toujours rester au bord des piscines comme un pataud.

Cependant, l'inversion de la formule n'est pas davantage satisfaisante. De nombreux individus peuvent devenir agrégés de mathématiques mais ne le veulent pas. De même, les compétences potentielles pour sauter en parachute ne se traduisent pas si souvent par la volonté de goûter à l'ivresse du vide, etc. Et il faut s'en réjouir. Que signifierait une société  avant tant de cohortes de mathématiciens et de parachutistes ? Ce serait un grand pâtiment que de courber sans cesse l'échine sous le poids des équations et du ciel ! Mes rêves se feraient la malle et je ne saurais pas les rattraper.

Alors, pour sortir de l'impasse, ajoutons un troisième larron à la valse cul par-dessus tête du vouloir et du pouvoir : Le désir ! Ah ! celui-là, on croit le tenir et hop ! aussitôt il est ailleurs, plus obscur que jamais. Il mène les benêts par le bout du nez, ment comme un arracheur dedans et dehors et va jusqu'à tuer la proie qui lui échappe. Imaginons que les cohortes de mathématiciens et de parachutistes soient remplacées par des cohortes d'agents de la Brigade Anti Criminalité et des marathoniens. Même si elles le voulaient, même si elles le pouvaient, elles seraient totalement impuissantes contre lui puisqu'il est le premier à ne pas savoir ni ce qu'il peut ni ce qu'il veut.

Et l'impasse qui nous accule devient une haute muraille sans fondement. Mon entendement se débat comme un vermisseau dans le brouet de la pensée ; quelque chose manque pour assembler deux ou trois idées qui tiendraient un peu debout adossées à quelque chambranle. Quelque chose manque, quelque chose manque manque et la muraille grandit grandit. Que vient faire là ce quatrième larron, le manque ? Avec son visage à trous et ses yeux décavés, ses lèvres tremblantes d'où coule un filet de bave ? Comment pourrait-il se cheviller avec des comparses aussi indécis, troubles, fuyants, intempestifs parfois, veules si souvent ?

Je pose ces questions parce que je sais qu'elles sont sans réponse. Je m'en abstiendrais sinon. Trop peur. Alors, je me dis qu'il faudrait un cinquième larron à mon quadrille. Il y jouerait le trouble-fête. Il raconterait de ces sottises dont on se goberge quand on est très jeune ou très vieux. Mais je ne parviens pas à le détecter. Je réfléchis à une formation de radariste et de sourcier. Radariste pour épier l'horizon et sourcier pour farfouiller dans mes entrailles. Je pense que je peux. Si ma volonté ne musarde pas trop en route, si, si... Voilà tout. 

 

samedi 20 septembre 2025

Bohumil Hrabal, La chevelure sacrifiée


Comme Une trop bruyante solitude, La chevelure sacrifiée de Bohumil Hrabal est un joyeux bric-à-brac. C'est une vraie délectation que de relire ce roman où les éléments de la cocasserie font la nique aux éléments du fantastique et du poétique. 

La narratrice, Maryška, est un personnage autant rabelaisien que chagallien. Elle boit la bière "au goulot d'une bouteille d'un litre", sans vergogne aucune devant son mari timoré, et dévore à s'en souiller le corsage des ribambelles de boudins et saucisses. Mais que serait cette ogresse sans ses cheveux ? Ce sont là "des milliers d'abeilles d'or, des milliers de vers luisants, des milliers de minuscules cristaux d'ambre étincelants". Et quand l'impétueuse gravit une cheminée haute de soixante mètres, c'est un incendie qui domine le paysage à l'entour emporté par le vent. Maryška se prend "pour la déesse Diane avec son javelot" et pourrait s'envoler. 

L'oncle Jo, cordonnier de haute pointure et ancien soldat aux exploits imaginaires, a le verbe tonitruant et de surcroît il chante. Pour un peu, il se prendrait pour Caruso mais est-il vraiment dupe de lui-même ? Quelle tragique lucidité se cache derrière toutes ses excentricités ? Le réel est une farce, une farce à en pleurer.

Et puis il y a Francin, le mari de la belle échevelée et gérant de la brasserie où se déplie ce théâtre grotesque et grinçant. Il aimerait tant que Maryška soit "une femme convenable" comme les autres. Seulement voilà, même sa moto ne l'est pas, convenable, à tomber en panne tous les quatre matins. Un jour, sur cette drôle de machine, il ramène de Prague un étrange appareil. C'est l'époque magique de la Fée électricité. "Ici nous avons ces étincelles thérapeutiques qui se transforment en santé, des hautes fréquences qui donnent une nouvelle joie de vivre, un nouveau courage dans la vie... " Maryška, c'est sûr, guérira de l'hystérie et de l'épilepsie, des nerfs et des migraines, des muscles aussi, des oreilles encore. Sauf qu'une autre invention se propage partout : la radio. La radio qui raccourcit les distances jusqu'à les abolir. Alors, bien des idées passent par la tête de l'indomptable épouse. Même le chien de la maison en saura quelque chose. Quant à la chevelure, qui ne pèse pas moins de deux kilos, le titre du roman est assez éloquent...

Éloquent aussi le traitement de la lumière dans cette œuvre à nulle autre pareille. Sauf erreur de comptage, le mot lampe apparaît 27 fois dans le premier chapitre et le mot lumière 12 fois. Les deux se retrouvent régulièrement tout du long et le mot bougie les accompagne dans le chapitre trois.

"Lorsque Francin tournait une page, les deux lampes ventrues, scandalisées par tout mouvement qui menaçait de les éteindre, se mettaient à jaser comme deux grands oiseaux tirés de leur sommeil, vraiment ces deux lampes tendaient méchamment leurs longs cous, éparpillaient sur le plafond des jeux d'ombres, le halètement incessant d'animaux antédiluviens ; moi, dans ces découpages d'ombres projetées au plafond, je voyais toujours des oreilles d'éléphant servant d'éventail, le thorax de squelettes soulevés par une lourde respiration, deux grands papillons de nuit épinglés par le faisceau lumineux que le cylindre de verre braquait droit au plafond ; là, au-dessus de chacune des lampes, brillait un petit miroir rond et aveuglant, une monnaie d'argent violemment éclairée, bougeant insensiblement, mais bougeant quand même sans relâche, exprimant de la sorte l'humeur de chacune des lampes." 

La lumière, nous le savons, voile autant qu'elle dévoile, dedans comme dehors. Elle n'ouvre pas de chemin quand elle brouille les lignes. Le roman se déroulant dans les années 1920, alors que la Tchécoslovaquie vient de naître sur les décombres de l'empire austro-hongrois avec des contours à confirmer, Bohumil Hrabal aura qui sait pensé à cette géographie incertaine en dépliant ses jeux de lumière.

La chevelure sacrifiée est disponible en édition de poche chez Gallimard.

 

mercredi 17 septembre 2025

Collectif Feuillets de nuits, Avec issue possible


Les éditions Aux cailloux des chemins ont rassemblé sous un coffret intitulé Avec issue possible les douze premiers auteurs de la collection Feuillets de nuits. Le principe ici à l'œuvre est celui du ricochet. Chaque auteur désigne celui qui voudra bien lui succéder. Ainsi, en 2022, Brigitte Giraud a proposé à Frédérique Germanaud qui a proposé à Sébastien Ménard qui a proposé à Sandrine Cnudde. Puis ont ricoché de même 4 poètes en 2023 et 2024. 

L'étang de l'étant résistant aux eaux troubles sous l'azur, l'aventure n'a pas fini de s'étendre et le lecteur se réjouit de la diversité des écritures, de la conversation qu'elles entretiennent. Aussi concevons-nous les extraits qui suivent comme un dialogue sur la grande scène des représentations.

Brigitte Giraud : En ville, il y avait foule. La pluie et les hommes dedans. Les déplacements des corps comme preuve que nous existons.

Frédérique Germanaud : Ça cicatrise dedans ça bourgeonne dehors je ne souhaite rien d'autre que d'habiter un cœur de laitue.

Sébastien Ménard : Il y a sans doute une façon de prendre soin de soi, des autres, de tout ce que nos langues ne peuvent embrasser.

Sandrine Cnudde : Comme au spectacle on raccommoderait tous les chevaux suintants tous les cerveaux chouinants de la guerre de cent ans aux tranchées de quatorze.

Guillaume Boppe : Comment l'être froid préposé au souvenir se précipite, comment ? C'est l'ivresse et le temps qui s'en mêlent.

Armand Dupuy : Parce que les reflets qui n'en sont pas, ces taches, ces stries, ces zones étranges sont au monde mieux que le buste, les jambes ou les bras.

Laura Tirandaz : Que d'effort en solitaire, quelle rigueur pour ne pas se laisser écœurer avant la chute sous la table. 

Nicolas Grégoire : Nos ombres cheminent se lient et se délient à travers nos désastres.

Aurélien Dony : Nos corps avant les mots nous le disons souvent de peur de s'empâter dans le vers érotique.

Lisette Lombe : Nous serons territoires vastes, cartographie de l'éros en lisière du réel.

Camille Coomans : Alors j'avale j'absorbe j'engloutis les courts instants où plus rien ne tord, plus rien ne transperce.

Robin Bonenfant : Et si les cauchemars deviennent réalité, c'est que l'espoir lui est encore là aussi, qu'il est juste temps de se lever. 

 

Et voilà comme l'humain, si incertain, se dit et se dédit, se fait et se défait, petit caillou dans les immensités. Les titres mêmes de ces feuillets souvent accompagnés d'une photographie l'écrivent aussi. Les voici, dans l'ordre des ricochets : 

Ainsi nous avons su 

Se mettre à table

Sauf la poésie

Là où les enfants fabriquent les chansons en os d'animaux marins 

Feu deuxième vertu

tableau, tableautin, légère croûte 

Sadegh

La main au bord du geste

Chardonnerets

Toujours je te taquinerai

Et tout est fait

Tu as trouvé le cœur pour me sourire

 

Avec issue possible du collectif Feuillets de nuits des éditions Aux cailloux des chemins coûte 14 €. 

 

lundi 15 septembre 2025

Je regrette d'avoir 26 ans en 2025


En l'espace de quinze jours, deux jeunes femmes m'ont exprimé leur regret de n'être pas nées plus tôt. La première est boulangère chez Laugery dans le quartier de Bacalan à Bordeaux-Nord. Elle a 26 ans. La deuxième a franchi le cap de la trentaine et travaille occasionnellement à La Manuco, un établissement du dix-septième siècle où l'on donne des récitals de poésie contemporaine et sert des plats bios du meilleur goût. 

Ces deux jeunes femmes sont effrayées. Les ravages des réseaux sociaux, le cirque médiatique, la santé mentale des adolescents, les pollutions de l'air, de l'eau, des aliments et les débordements climatiques, les violences quotidiennes ressassées par les robinets de l'info leur font peur. Et s'ajoute à ces peurs une angoisse qui les taraude. De quoi demain sera-t-il fait ? Y aura-t-il une guerre civile ? La Russie va-t-elle déclencher un conflit mondial ? Ou la Chine ?

"Je regrette d'avoir 26 ans en 2025", m'a dit la boulangère. "J'aurais aimé avoir 20 ans en 1980", m'a dit la collaboratrice occasionnelle. Alors, bien sûr, je me souviens de la citation désespérée de Paul Nizan : "J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie."

J'imagine que le témoignage de ces deux jeunes femmes exprime un malaise générationnel. Et je me réjouis d'avoir bientôt 70 ans. Je ne veux pas vivre le grand naufrage. Je ne veux pas voir mourir à petits feux les arts et les lettres réduits à la marge par l'ultra-libéralisme. Je ne veux pas assister au triomphe du suprématisme blanc qui dénie toute valeur à l'humanisme et à la science. Je ne veux pas finir mes jours sous le joug des néo-fascistes ou des néo-staliniens. Tous les pouvoirs font sous eux et j'ai passé l'âge de me prendre de la merde sur la gueule...

Pour mémoire, Paul Nizan, romancier et philosophe, est mort au combat en 1940, après avoir rompu avec le parti communiste à cause du pacte germano-soviétique. Pendant ce temps, un certain Jean-Paul S*** prenait du bon temps à Paris... Bref, passons ! 

Photo de La Manuco 15 rue Causserouge à Bordeaux. J'invite les lecteurs à visiter leur site (https://lamanuco.fr). Les îlots d'humanité se faisant de plus en plus rares, je considère ce tiers-lieu comme une résistance en soi, du seul fait d'être.