Qui êtes-vous ?

Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

samedi 21 juin 2025

Guylian Dai, Souvenirs de la maison de l'aube


La vida es sueño. Un songe, pas un rêve. Ou un songe emporté avec un rêve sur le lac intranquille de la psyché. Comment se retrouver dans les miroirs trompeurs ?

Un lundi matin, Ilhan Jung tarde à se lever. Un rêve le poursuit, peuplé de visages. Les siens, "parqués en série". Figés. Alors il tarde aussi à passer sous la douche. Puis à se transporter au séjour "d'un pas étourdi". Le songe s'étire comme une pâte molle où la mémoire persiste mal. Bien difficile de s'appartenir en quelque éclaircie quand "il est des nuits de plein jour". Ilhan reste longtemps debout, se tient le ventre avec ses mains, ferme les yeux. Puis pleure. Les heures tournent. Anna va bientôt téléphoner. Elle posera des questions et encore des questions. Ilhan ne devra pas s'y dérober. Mais, quels mots pour dire ce qui échappe ? Voilà un lundi qui ne va pas comme un lundi quand on commence une nouvelle semaine de travail. Du reste, les visages d'Ilhan décident de ne pas y aller. Marc Leutorc n'aura qu'à se débrouiller tout seul avec son "team building" en "présentiel" et ses "conf' call". Le globish en entreprise qui déshumanise les sens... Les représentations de l'imaginaire en pâtissent. "Au su ou à l'insu de nous-mêmes, les théâtres nous théâtralisent, et n'est que croyance illusoire ce soi qui cesserait totalement, que ce fût dans la proximité la plus intime à lui-même, d'être en représentation ; illusion que ce soi qui ne se tiendrait plus qu'en sa dépouille, d'une solitude parfaitement nue, dépeuplée."

Dans la maison hantée de l'aube, où croisent tant de "lueurs brouillardeuses", la présence physique d'Anna refoule un peu les falaises et les précipices. À bientôt vingt-neuf ans, elle a appris à se barricader contre "les galeries ténébreuses". Pour sa fille, Flore. Pour Ilhan, son père. "Elle n'atteindra aucune de mes zones mal éclairées mais animera, oui, cet océan d'amour que j'éprouve pour elle. Notre théâtre fait lien."  Anna rit. Anna danse. Elle est électrique même en préparant le repas cependant qu'Ilhan met la table. Or voilà qu'on sonne à la porte. Elmina. Il y a si longtemps que... comment se fait-il que... "Sur le seuil, ton corps, et ton iris émeraude ! Ils me font face ! Ton corps, dans toute sa folle densité !" Un conversation s'engage qui ne tient pas bien les mailles du réel. "Tu essaies de me dire que l'abonné absent serait le seul véritable présent au monde ?", murmure Elmina. Ah ! Cette énigme, encore. Quel songe déplie là ses doubles faces ? Depuis quel rêve a-t-il pris son essor ? Pour atteindre quelle forteresse vide ? S'extraire de la matière pour gagner la lumière est un mythe exténué. On ne saurait se déprendre du ventre caverneux d'où l'on croit venir. Revenons-en au théâtre de Calderón de la Barca en ses tours inexpugnables : "Je sais que je suis mortel, et que nous ne sommes jamais assurés même d'un instant ; c'est pour cela, sans doute, qu'on a donné la même forme au berceau et au cercueil." Et Anna revient sur le devant de la scène. Elle ne rit plus. Elle ne danse plus. Où est donc Elmina en sa "folle densité" ?

Si réponses il y a sur les tréteaux sans planches du travail de vivre, Auguste en détient peut-être quelques-unes. Il relève à la fois du clown au masque un peu joyeux, du philosophe antique mais sans jarre, du dandy avec sa canne à pommeau d'argent. Tous ces personnages-là, dans les galeries d'un supermarché où la multitude vile de Baudelaire se donne au bourreau du plaisir factice. Auguste aimerait tant qu'elle se réveille, quitte à déclamer Dante : "Ô âmes tourmentées, venez-nous parler, si nul ne le défend !" Parler. La belle affaire ! Il faudrait que les hommes en reviennent à leurs aubes et apprivoisent leurs visages. Mais qui possède assez de volonté et de dérision pour se libérer des chaînes qu'il traîne avant même que de naître ? Auguste, Noir né à Paris avec sa "carte française et tout et tout", ex "manut' dans un hyper" a su s'affranchir. "Il a décidé de gagner sa joie, il s'appartient, et chaque jour revêt la fleur de ses heures de tout un prestige".

Que fera Ilhan de cette rencontre avec Auguste ? Une longue promenade en barque sur un lac le délivrera-t-elle  du souvenir de ses souvenirs, dont l'engrenage a déjà failli le perdre ? Il faut aller plus loin, plus profond, nager dans l'eau, marcher dans l'eau, "à perte de tout, de rien". Deux visages apparaissent, qui sont peut-être trois. Elmina. Flore. Anna. "Flore, Anna, comme je vous aime ! M'arracher des disjonctions obtuses me rapproche de nous. Attendez-moi."

Et au diable "les boutiques de breloques" et les "paysages vaincus maquillés de gloire" ! Souvenirs de la maison de l'aube, malgré son titre dostoïevskien, est un roman porteur d'espoir en nos temps dévorés par les absurdités économiques. Leutorc n'est qu'un batracien difforme en son marigot. Jamais il ne pourra se transformer en Bel Oiseau. Alors qu'Elmina si. Et Anna. Et Flore. Et le lecteur aussi, apprêté à son chant.

Le roman de Guylian Dai compte 96 pages et coûte 15 €. Il est publié aux éditions Fables fertiles. 

mercredi 18 juin 2025

Galien Sarde, Le Rouge et Laure


Comment être à la fois possédé et dépossédé dans les flux de l'amour sans cesse recomposé ? "Peut-être aujourd'hui, dans l'heure à venir, attendu les circonstances, va-t-il pouvoir enfin rentrer en elle, atteindre son écran de fond.", se dit le narrateur qui pense à Julien Vance pensant à Laure. "Une télépathie des abîmes" en murmurerait qui sait deux ou trois mots, aussitôt effacés.

De toute façon, il fait trop chaud à Lagord près de La Rochelle en juillet 2008. Même le silence est "nébuleux". Et "rien ne bouge, dedans et dehors, dans le jardin, sous le ciel bleu, éclatant. Cependant, celui-ci vire, l'air de rien, se fonce insensiblement - sous peu, il sera d'étain." Le décor ainsi posé, l'écriture de Galien Sarde glisse lentement vers les chambres fermées de cette maison dont l'escalier semble suspendu au bord du vide. Et le mystère saisit aussitôt le lecteur. 

Dans la dernière chambre, le cadavre d'un homme flotte "à la surface" d'un futon immense "comme une île". La présence de deux armoires rouge sombre soulignent l'étrange étrangeté du malaise. Le mort, Gaspard Vance, est le père de Julien. Le mort était le compagnon de Laure, dont la beauté magnétique n'en finit pas d'envoûter Julien.Tous les éléments d'une dramaturgie policière sont réunis. D'autant que Gaspard, propriétaire prospère de plusieurs restaurants huppés, a parfois navigué en eaux troubles au point d'avoir été victime d'un incendie criminel et d'une attaque à main armée. D'autant que son deuxième fils, Baptiste, n'est pas tout à fait vierge côté casier judiciaire... Une enquête est donc ouverte, diligentée par le commissaire Bloom et l'inspecteur Glass. Lequel est subjugué par la sensualité de Laure. "Une femme si belle, il n'en avait jamais vu, sinon en film, et encore, en serait-il à se demander. Il ignorait qu'il fût possible d'en croiser une pareille dans la réalité, qui, de ce fait, semblait trembler, vaciller."

Et c'est ainsi que Le Rouge et Laure tremble et vacille tout du long. Les corps, pourtant souvent énoncés dans leurs déplacements par la caméra interne de Galien Sarde, manquent d'assurance dans l'incarnation et tout autour d'eux se teinte d'irréalité. La piscine, avec ses "lampes sous-marines éclaircissant le fond de l'eau de façon surnaturelle", trouble les [écrans de fond]. La terrasse descendant par degrés vers le jardin luxuriant ajoute là ses notes suffocantes. Alors le corps de Laure, encore et encore, top rouge ou non, persiste derrière les rétines avec ses "jambes candidement violentes". Et le soupçon grandit, semant un grand désordre au cœur des durées. 

L'écriture de Galien Sarde, en ses longs déplis souvent enchâssés, entretient jusqu'à la fin ce vacillement des durées, au bord de la piscine et sous des chaleurs plus lointaines. L'emploi du conditionnel, notamment, est récurrent dans le suspens des anticipations. "Laure se tourna vers lui, et ce qu'il en reçut brocha un rêve irréversible, qu'il n'oublierait jamais et qui le toucha si vivement que toujours, par la suite, il s'immiscerait entre elle et lui, cliché d'orage, vue perdue, essence au-delà de ses changements, Laure, claire icône absolue". Mais qu'y a-t-il vraiment sous le fond de l'écran et sous le fond de la piscine ? Du rouge ou du noir ? Du rouge et du noir, les deux forcément opaques en leur tain ? Qui pourrait en avoir quelque prescience ?

Le roman se déroulant en terre simenonienne, il nous plaît de conclure avec la "présence tutélaire" du commissaire Bloom. La phrase qui suit laisse deviner sa fragile plénitude : "Au loin croisait un yacht que Laure ne vit même pas mais que le commissaire suivait pour lui au-delà des mouettes, en plein soleil et en plein ciel." Ne manquerait plus qu'apparaisse au bastingage, en rouge vif tranchant sur le bleu tourbe, une autre Laure au corps peut-être moins électrique. Et si elle allait s'appeler Oriane et ce serait alors un siècle plus tôt sur une mer plus au nord... Voilà un bel indice pour enquêter sur l'écriture de Galien Sarde !

Le Rouge et Laure est publié aux éditions Fables fertiles. Il compte 227 pages et coûte 18,60 €. 

lundi 9 juin 2025

Comment penser à droite quand on porte à gauche et inversement


Que ce soit sur les plateaux de télévision, dans les colonnes de la presse ou les commentaires des réseaux sociaux, l'époque fait la part belle aux Intransigeants de tous les bords politiques. Les comparaisons sans raison, les invectives, les anathèmes aux noms d'oiseaux empêchent la langue qui empêche la pensée. De vieilles, très vieilles chimères exhumées des basses fosses de l'Histoire brandissent de nouveau la hache. La maison commune de l'humanité s'embrase déjà.  

Comment se ressaisir de l'entendement pour ne pas sombrer dans l'épouvante ? Comment espérer éteindre les incendies si les mots les plus élémentaires sont saignés à blanc par les prophéties de toute engeance ?

Sachant que crier plus fort que le vacarme ambiant mène à l'épuisement et au renoncement, il faut avoir la volonté du silence. Lui seul peut mettre de l'ordre dans les émotions, les sentiments et les idées, pour saisir ce qui les lie.

Ensuite, il faut sérier autant que possible les proférations.  De qui émanent-t-elles et à destination de qui ? Avec quelles intentions ? Véhiculées par quel inconscient ? Comment s'agencent-elles et quel substrat discursif implicite produisent-elles ?

C'est là tout un ouvrage à déposer sur l'établi. Pour un usinage probant, les deux mains sont utiles. Et quand les deux jambes s'ancrent bien au sol, et quand les deux yeux s'exercent à tomber les œillères, une construction ouverte au maillage de l'ombre et de la lumière peut dissoudre le flou des représentations. 

Personnellement, je porte à gauche depuis que j'ai compris, il y a longtemps, que les riches mènent les pauvres par le bout du nez ou par la trique si le nez refuse de se laisser mener. Je porte aussi à gauche sur les questions sociétales et environnementales. En revanche, sur celles de la sécurité, je porte à droite. En matière d'éducation nationale, sidéré par le recul massif de l'enseignement de la langue, je suis également tenté par des mesures conservatrices. Vive la grammaire, vive l'orthographe ! Sans elles, les inégalités devant la langue aggravent l'inégalité des statuts et des places.

Et c'est ainsi que, portant à gauche, je m'essaie dans certaines situations à penser à droite sans éprouver aucune gêne. Pourquoi, par exemple, vilipender systématiquement les intellectuels de droite ? Quand Luc Ferry dit que le capitalisme a détruit la politesse et la grammaire, je lui suis reconnaissant même s'il reste un libéral convaincu. Quand Alain Finkielkraut déclare que Netanyahou est un criminel de guerre, je lui suis reconnaissant même s'il reste un fervent défenseur d'Israël. Les deux sont capables, parfois, de sortir du confort de leur corpus idéologique. Autre exemple, François Mauriac. Il n'a pas eu son pareil pour dénoncer les bassesses de la bourgeoisie alors qu'il grandit en son son sein. 

Je pense que certains intellectuels de gauche seraient bien avisés de tenter aussi ces pas de côté, avec leurs deux jambes et leurs deux yeux. Les actuelles caricatures en matière de genre, maillées de néologismes fort laids (iel, celleux, auteurices, homme déconstruit...) desservent la cause éminemment légitime de l'égalité entre les hommes et les femmes et consolident le retour du masculinisme hermétique aux diversités sexuelles. Autrement dit, l'aveuglement de bien des intellectuels de gauche est aussi improductif que celui de bien des intellectuels de droite. Souvenons-nous de l'énigme toujours irrésolue des errements sartriens et beauvoiriens en leur temps...

Alors, j'en appelle encore et encore à Montaigne qui sut dans les circonstances les plus graves tenir l'assiette de sa pensée sans jamais tomber cul par-dessus tête. J'en appelle à Camus qui jamais ne céda aux sirènes mortifères du communisme soviétique et chinois. J'en appelle au général de Gaulle qui considérait que le capitalisme est une aliénation pour l'humain. J'en appelle à Simone Veil qui, allant contre son groupe d'appartenance politique, fit voter la légalisation de l'avortement. J'en appelle enfin au très vieil homme lucide qu'est Edgar Morin en sa pensée transversale et conjonctive.

dimanche 8 juin 2025

Dissonances, N° 48, Féeries


Le lecteur est d'emblée averti en première de couverture de cette 48ème livraison avec ces mots de Jean-Jacques Schuhl. "C'est souvent comme ça avec les féeries : l'horreur n'est jamais loin."

Cela tient, qui sait, au "bruissement de la pensée", aux "couches d'épiderme à déplier", à la "chirurgie des flux mentaux à découper". L'imaginaire ainsi évoqué par Romain Ponçot n'a pas de géographie sûre. Le beau, le laid, le sombre, le clair ; c'est toujours la même histoire empêchée, ça se mélange. La "féerie des images et des mots se change en "oiseau de foudre".

Dans La fée llation, Emma Hourcade évoque les revers des féeries chez les adolescentes trop tôt adultisées. Dans le décor trompeur des paillettes, du "gloss goût raisin ou framboise", des "bagues vendues par dix et qui brillent". Et même les premières amours en deviennent laides. 

Est-ce à dire que Les fées n'existent plus, comme l'écrit Théo Perrache ? "Les petits garçons les ont toutes tuées / Ils ont pissé sur leurs nids". Ces enfants-là, dévorateurs et cruels, sont "marrainés par la mort".

Le poème découpé d'Antoinette Bois de Chesne,  Sous le rire des lucioles, apparaît plus léger dans le murmure des "ailes diaphanes" qui "chuchotent le temps venu / la grande fête ouverte". Seulement voilà, "la brûlure gagne du terrain" sous toutes les latitudes...

Dans sa longue prose voyageuse où foisonnent toutes sortes de personnes et de personnages, Féeries pour une autre foi, Xavier Briend nous livre les déplis de son imaginaire pétri de tribulations tantôt clownesques et tantôt guerrières. "Allez, tu viendras et on multipliera les collines ensemble", dit Gianna qui en fait s'appelle Jihane. Mais à quelle féerie faut-il croire ? 

Les fées de Jennifer Lavallé ne sauraient pas répondre à la question. Elles "avaient trop bu" pendant la Nuit de Saint-Sylvestre. "Elles s'injuriaient copieusement / ce n'était plus une féerie". Puis le calme est revenu au petit matin de l'an neuf, dans "la magie de l'oubli" qui n'a pas de recette.

À moins que celle d'Abracadabra de Vincent Renault, mitonnée avec "trois soleils silencieux et deux douzaines d'alligators" n'en ouvre les "symétries désaccordées". 

Terminons cet effeuillage incomplet des contributions par la poésie constellaire d'Hélène Miguet et sa Petite cosmogonie. Elle aime "la bave des limaces / qui trace droit brille blanc / vers sa disparition". Elle sent dans son ventre la métamorphose des neurones en lucioles puis en papillons. Une vision baconienne quand le jour épuisé ne sait plus donner la vie. 


Dans la rubrique Disjonction, quatre regards se penchent sur la Vallée du silicium d'Alain Damasio. L'auteur de La zone du dehors et de Les furtifs, romans absolument magnifiques, se fait quelque peu égratigner en tant qu'essayiste et même traiter de "boomer" par Julie Proust Tanguy. Rhooo ! Mais il est vrai que ce n'est pas le livre le plus réussi de l'auteur, sauf la nouvelle à la fin, "retorse joliment" comme l'écrit Jean-Marc Flapp.

Suivent douze notes de lectures coups de cœur dont : Villes intérieures de Xavier Girot aux éditions Raz par Jean-Christophe Belleveaux, Ma vie est une start-up de Lionel Fondeville & Christophe Esnault aux éditions Tinbad par Tristan Felix, Jérôme, tout au bord de Clotilde Escalle, aux éditions Fables fertiles par Jean-Marc Flapp.

La rubrique Dyschronie, abondée par Romain Paris en son Hiver 2024, nous emmène en Colombie. À Medellín où la vie peut être vécue y nada más, malgré "les indésirables de toutes catégories [qui] continuent à se faire cramer la tripaille par les paramilitaires et autres miliciens". Puis à Cartagena la Infernal où le voyageur fait une "crisis vital" qui lui "colle aux nerfs.  Son ombre a les gambilles qui frétillent et fait des sauts de l'ange sur les murailles de la ville.


Dissonances
accordant une place importante à l'image dans tous ses états, évoquons l'œuvre au fusain de Sébastien Louis Ocyan et son autoportrait : "Je considère le papier comme une surface révélatrice qui, en se noircissant, éclaire mon inconscient et celui du collectif, mais aussi l'histoire et le cheminement des formes... Là, des nébuleuses émissives claires s'abreuvent aux nébuleuses opaques obscures..."

 

La qualité du papier grand format et du tirage de cette revue pluridisciplinaire à but non objectif offre aux textes et aux images une belle mise en pages. Au prix modique de 8 €. Elle est disponible en librairie à Angers, Lyon, Nantes, Paris, Vendôme et Toulouse notamment. N'hésitez pas à consulter son site : http://www.scopalto.com/revue/dissonances

Bonnes lectures parmi les fées bondissantes !

 

NB : Je remercie vivement la revue de m'avoir invité à Marcher dans la piscine dans sa rubrique Di(s)gression. Dans une autre vie, je serai champion olympique de natation.

 

vendredi 6 juin 2025

Murièle Camac, Une odeur de fiction


 "Je trafique des trucs pour voir si j'y suis", écrit Murièle Camac dans Une odeur de fiction. Et c'est tout un cinéma à Hollywoode. Les films ne tiennent pas bien sur l'écran des paysages. La fiction empeste dans les westerns avec John Wayne. Même les lacs s'en éloignent ; ils préfèrent Jennifer Beals. Ah ! ses danses qui flattent les gambilles ! Et hop ! La voilà dans le couchant sur son cheval. Que la fiction a des beautés quand on a "douze constellations " et "treize personnalités" !

Évidemment il y a des couacs. Peut-être l'auteure n'a-t-elle pas assez trafiqué de trucs. Elle n'aura pas vu (ou trop bien vu) où elle était en écoutant Bartók et Puccini. L'humour tourne pis qu'un lait délaissé et c'est pas du cinéma. L'amour est foutraque, surtout traque, dans le château sans "doubles vitrages" de Barbe-Bleue. "Tu me traînes comme un corps mort / comme un gâchis". "ça finit toujours par une femme qui meurt."

Et les mélis-mélos  des fictions royales outre-Manche sont du même tonneau percé.  "le couple princier descend du singe / le couple princier descend la poubelle". "la couronne est sexuellement transmissible". Heureusement, l'Angleterre, si perfide soit-elle, a donné au monde Shakespeare, Virginia Woolf et Amy Winehouse. Une aubaine pour voyager en littérature et en musique.

Le plaisir spécifique du voyage ! Murièle Camac y consacre le plus long mouvement de son recueil. Il y a là tant de fictions dans l'improbable des langues.  Elles pèsent dans les sacs et dans les têtes. "Des photos d'ancêtres" dansent sur les murs là où l'on gîte chez l'habitant et les miroirs ne sont pas sûrs avec leur image de poignard.  Puis on marche. On contemple "un fleuve immémorial", on cause à des gens dans une vallée. Les gens, cette énigme-là, de l'inconnaissable. Cette énigme comme notre énigme depuis les débuts de la friction humaine : l'amour, la mort, les danses de l'une et de l'autre, mal embrassées. L'angoisse de la destruction. Sur l'île de Lesbos où la mer engloutit les naufragés de la misère et de la guerre. Dans le tourbillon des questions sur l'Origine du monde. Mais à quoi bon s'en étourdir puisque "personne n'y était" ! Et que, si ça se trouve, il n'en a plus pour longtemps, le monde... Encore des trucs à trafiquer, à mouliner dans "la respiration lente des images". Le Jour des morts quand le sang ne bat plus la chamade à l'hôpital. En été. "La chaleur nous enveloppe comme un bandage. / La plupart des chambres restent vides." La solitude du corps qui ne tient plus, qui rapetisse. Les embarras des mots pour dire les fictions qu'on a vécues. Au bord de l'océan sans fracas. N'y avait-il pas là "une petite maison en bois blanc" ? 

Il faut se souvenir, même avec du maquillage. De nombreux animaux traversent le Journal of the West : des cerfs, des lézards, des écureuils, des élans... Et voilà que les corbeaux d'Edgar Poe entrent dans la danse, "swish-swish". Comme dans "des dessins animés, des histoires pour enfants". Puis il y a la Liste émouvante (des choses que j'ai faites enfant et que je ne fais plus depuis), dédiée à la mère (cette fiction suprême...). "Aller ramasser des sacs de châtaignes / aller au ball-trap / aller à la messe de minuit / aller au clapier nourrir les lapins / aller nager dans l'étang..." Aller, aller avec les odeurs qui n'ont pas la sainteté de Bernadette Soubirous. Loin du cadavre décomposé de John Wayne. En lisant le visage d'Émily Dickinson sur l'île "entre sol et ciel" où les odeurs sont légères, où les odeurs sont fictions même si [on pue de la chatte].  

Enfin, [l'homme des années 70] qui anime encore votre serviteur ne peut que s'attarder sur De chez moi. Murièle Camac exerce son regard d'enfant narquois. L'époque est insouciante, cheveux au vent et cigarette à la bouche. Mais les shorts des hommes des années 70 remontaient-ils tous si haut, façon moule-boules ? Portaient-ils tous des blousons serrés et des chemises en polyester ? Hum ! OK ! Il y a sûrement là des phrases qui "sont des punks... pour emmerder le monde". Tout en n'emmerdant personne. Et c'est ainsi que la fiction s'amuse, dans les fragrances de la danse. Pour le grand plaisir du lecteur.


Extraits :

 

Un jour j'entends un silence vieillir.

Veiller et vieillir, de très loin.

D'aussi loin que la lumière.

Un silence très grand qui tient dans une seule pièce.

Il n'a pas de visage, juste un dos.

Il traverse la pièce pour se poser

sur le poli d'un meuble en bois.

Je l'écoute le temps qu'il reste là, réfléchi

par la matière : acajou.

Aussi concentré que la lumière, aussi lointain,

vieux comme notre attente.

*

Tout avait été passé au chiffon

dans la cuisine pas de miettes

ni traces de gras ni pattes de chat

bois et métal domestiqués

rien qui débordait

et par les carreaux réguliers des fenêtres

entrait un jour récemment nettoyé.

*

Mais qu'est-ce que je fais là ?

C'est souvent par cette question

que commence le voyage. 

Pourquoi donc ai-je quitté

mon lit mes livres mes chats ?

Qu'y avait-il dans ce nom

que j'aie pris tant de peine

à y faire entrer mon corps ?

 

Une odeur de fiction de Murièle Camac est publié aux éditions Exopotamie. L'image de couverture est de Karine Rougier. L'ouvrage compte 106 pages et coûte 17 €.

 

 

jeudi 5 juin 2025

Pierre Gondran dit Remoux, Poèmes dévalés suivi de Ivre de cabanes


L'animal, le végétal et le minéral entretiennent des liens dont l'homme a la prescience depuis ses commencements. Ils questionnent l'origine du Grand tout et du Grand néant et continuent d'engendrer dans toutes les civilisations bien des mythologies, des philosophies, des narrations, des œuvres d'art...

Dans ses Poèmes dévalés jusqu'au ballast endormi, Pierre Gondran dit Remoux transitive l'errance. Des friches de la ville aux "bétons morts à peine nés", des arbres impotents et soumis aux chairs végétatives dans le "sous-bois de nos vies", l'écriture précipite ses précipités de sable et de sillons. Solide ou liquide, le réel n'est pas un "garde-corps" contre la solitude et le désespoir. "Triste vie que de ne pas savoir si on est du vide entouré de plein ou du plein percé de vide" ! Les cohortes d'autocars dans le Tunnel borgne s'en ressentent. La Baleine en son inexorable esseulement au plus profond du gris s'en ressent. Les escargots fossiles d'Étretat, dans "l'expansion de la mort micrométrique" cependant que vomissent les eaux rugissantes, vont jusqu'à tuer les géologues et s'en ressentent aussi. Les hommes se trouvent fort désemparés de tous ces dévalements. Pauvres marionnettes au rire détraqué, enfumées par quelque paire de seins sur la plage, que vont-elles devenir si tout leur échappe ? Alors voguent et revoguent des pluies d'épithètes dans les ressacs du souvenir. Les berlingots offerts par le grand-père sont "... chevauchés, enrobés, croqués, empoussiérés, mélancolisés". Les tours de manège sont "... huilés, boulonnés, grimpés, dégueulés, enivrés".

Les deux mouvements suivants, Expansion de la louve et La nuit darwinienne déplient les agissements de la terre et de l'eau, des fumées et des vapeurs. La fragilité de l'homme y transpire entre les sédimentations minérales et végétales. Les épithéliums du dehors et du dedans, sensibles aux boutoirs amoureux violents comme un coup de bêche, sont mis à mal dans les antres forestiers. Quelques fantômes passent, de brume, de spleen, enfin le croit-on. La "conscience vert-sale" s'imagine des plaies que les jambes trop maigres ne savent pas porter. Et c'est le même tumulte des corps dans les nuits électriques, sous les stroboscopes qui hachent les danses. "Pas assez de corps pour autant de bras - une nappe de fumée glycol monte soudain du sol et je suis seul y'a plus que des fantômes à robe d'améthyste de longs fantômes tordus de douleurs fantomales". Même les chromes sous les néons des lavabos s'en ressentent quand la vodka diamant gerbe sur l'émail.

Après les proses où dévalent tous les registres de la langue et du vocabulaire, Pierre Gondran dit Remoux, Ivre de cabanes, donne à lire ses vers de tourbe et de mousse. Le ton est plus apaisé, un peu élégiaque parfois dans l'adresse à l'errante en ses arpents de "fûts que le ciel fait noirs" et de neige en "eau de lait". Une prière naît aux lèvres du poète : "Vois la feuille derrière le feuillage / Au premier matin / D'avant le vent dans les feuillages / Accueille-la comme main accueille forme". Mais qui est donc cette errante ? De quelle mémoire sans bord vient-elle qui "garde la marque des passages" ? Le lecteur devine çà et là, à l'entour d'une charogne dont la panse grouille encore, quelques restes des enfance qu'on mythifie comme on mythifiait autrefois dans les combes. Pierre Gondran dit Remoux continue de marcher longtemps "Pour un instant se sentir de nouveau / Ivre de cabanes". Avec la compagnie du gui et des freux en hiver, avec l'effarement aux premières nuées des hannetons sur les vergers, avec le charbonnier et ses contes perdus sous la hutte. Si loin si près qu'on pourrait en pleurer en se souvenant de tout ce qu'il aurait fallu rire. Et voilà que surgit l'image d'un chevreuil. Elle nous saisit dans une éclaircie de lumière. Durera-t-elle au-delà d'un battement de paupières ? À nous, lecteurs, de marquer son passage, de lui donner forme avec nos mains. Elle ne disparaîtra pas.

Extraits :

 

Carrières

                                                mains grumeleuses caressant le

                                                verre cathédrale, pulpe du doigt

                                                sous la faïence hachurée, index

                                                dans la rainure suie d'un pilastre

                                                de pierre blonde, sous ton ongle

                                                l'écaille d'un volet, des carreaux

ocres qui rayonnent en ton dos, à ton mollet nu le crépi ébarbé,

entre pouce et index, du sable sale à l'ourlet du mur, ta cicatrice

au banc de bois peint

*

Les cris du veau rouge

Traversent la combe

Font la terreur des bêtes domestiques

Jettent hors du gîte les lièvres jaunes.

L'homme, tout noir de tourbe endormie,

Avance lentement

Crache la sueur grise qui glisse en sa bouche

Porte à main droite un second soleil.

Il parle à la mère - "ma pauvre,

Les pattes de ton veau sont cassées,

Ma pauvre ma pauvre." -

La vache n'est qu'yeux.

Le soleil disparaît comme le cri s'éteint.

 

La poésie contemporaine courbant trop souvent l'échine sous le poids des commodités à la mode, c'est grande joie que de lire et relire Pierre Gondran dit Remoux. Il y a tant à gratter de l'index sous l'encre de ses mots. Pour mémoire, nous avons déjà chroniqué ici quatre de ses recueils : Trois cailloux au fossé, Quelques bois, Les arbres indéfendables et Banc.

Poèmes dévalés suivi de Ivre de cabanes est publié chez PhB éditions. L'ouvrage compte 94 pages et coûte 12 €.

 

samedi 31 mai 2025

Et vous ? Comment ça va, de vieillir ?

 


A - Oh ! moi ! Vous savez.

B - Pareil pour moi. Tant que j'ai mes jambes.

A - Oui. Faut pas trop en demander. Je vais, je viens, ça tire un peu mais rien de grave.

B - Ah ça !

A - On n'est pas les plus malheureux.

B - Sûr que y'a pire.

A - Sauf la tête. La tête, elle suit pas les jambes. 

B - Ah ça !

A - Je prends des précautions. De plus en plus j'en prends. Quand je sors de la maison, quand je rentre. Quand je me lève, quand je me couche.

B - Pareil pour moi. Faut penser à tout même quand on pense à rien.

A - Et ça dure.

B - Heureusement qu'on a les jambes. On en fait des choses, avec les jambes.

A - On n'est pas à plaindre. 

B - Et pourtant.

A - Comme vous dites ! 

B - On se console. On se dit qu'on n'a pas mal vécu. Quand on voit ce qui se passe aujourd'hui, hein. Alors oui, se consoler.

A - Moi, je fais des listes de ce qui va bien. Tous les dimanches soir, sur un carnet. 

B - Quoi, par exemple ?

A - Oooh ! des petits trucs ! 

B - C'est vague.

A - Justement, c'est ça qui est bien. C'est des trucs qui passent vite fait et je m'en souviens en les notant, voilà.

B - Vous pourriez m'en lire deux ou trois, de ces trucs ?

A - Avec plaisir. Attendez ! faut que je retrouve mon carnet. Zut ! Où c'est que je l'ai mis ? D'habitude, il est toujours dans le tiroir avec mes médicaments mais là.

B - En tout cas, ça me donne envie. C'est un bon truc.

A - Que vous pourrez noter.

B - Alors, il est où ?

A - Où quoi ?

B - Je sais pas. J'ai perdu le fil.

A - Pas grave. Tant que vous avez vos jambes. 

B - Oui oui. C'est une bonne consolation, les jambes ! Elles tricotent encore bien.

 

image réalisée par les élèves du lycée Le Mirail à Bordeaux autour de l'univers de Montaigne en 2025.

jeudi 15 mai 2025

Les Aubiers à Bordeaux, quartier en perdition


Le journal Sud Ouest a consacré deux pages à la rénovation du quartier des Aubiers dans son édition du 10 mai 2025. Quelques statistiques de l'Insee soulignent la précarité de cette banlieue nord de la métropole. 

- Taux d'emploi : 46, 8 %

- Part de la population occupant un emploi à temps partiel : 27, 2 %

- Part de l'ensemble des prestations sociales sur l'ensemble du revenu disponible : 23 % 

- Part de la population sans diplôme : 47, 4 % 

La corrélation entre cette absence de diplôme et le chômage auquel s'ajoute le sous-emploi est un invariant socioéconomique dans les zones dites prioritaires. La présence de familles immigrées ou issues de l'immigration explique partiellement cette précarité. Quand le plein accès à la langue d'accueil est empêché, un repli sur des pratiques sociales et sociétales s'opère. Une forte pensée ressentimiste l'accompagne et génère des conduites à risques et des violences. Le quartier des Aubiers abonde régulièrement la chronique des faits divers.  

L'engagement conjoint de la mairie de Bordeaux, des bailleurs sociaux et du maillage associatif, si louable soit-il dans ses réalisations (amélioration des espaces de circulation publique, création d'un point France-Services pour les démarches administratives, construction du groupe scolaire Louise-Michel et du gymnase Aubiers-Ginko...) ne convainc pas toujours les résidents. Le ressentiment persiste, les tensions intra et extra communautaires s'accroissent. C'est là aussi un invariant depuis la montée en puissance du néolibéralisme à la fin des années 1970. Il a été largement documenté par les chercheurs en sociologie et anthropologie, les architectes, les paysagistes, etc. 

Les représentations (concrètes, symboliques, imaginaires) subissent un déclassement. Les témoignages recueillis auprès des habitants "visibles" sont éloquents : "Il faut commencer par écouter les gens qui vivent sur place, cela fait longtemps qu'on nous en parle mais on attend toujours..." Du très prescriptif "Il faut" à la dissolution du "on" entre émetteurs et percepteurs, l'agissement des interactions est difficilement identifiable. Malgré les concertations menées en 2017 et 2018, la parole ne circule pas mieux que les espaces réaménagés. Et, surtout, elle n'atteint pas les habitants "invisibles". Un dojo va prochainement ouvrir mais "les habitants que nous avons croisés n'en avaient pas entendu parler", dit une figure notable du réseau associatif.

La première priorité de ce chantier est donc celle des pratiques de la langue. Réduite à des fragments interchangeables dans le flux conversationnel, elle n'est plus qu'un signifiant sans ossature grammaticale, un bruitage phatique d'où n'émerge aucun sens complexe. Et c'est ainsi que la pensée disjonctive conduit à des oppositions stériles. Des expressions telles que "vivre ensemble" et "mixité sociale" deviennent inaudibles aux représentations séparatistes en quête de boucs émissaires : l'étranger, le chômeur, l'homosexuel, etc. Les électeurs, y compris ceux issus de l'immigration, sont de plus en tentés par les sirènes de l'extrême-droite.

Cette réappropriation de la langue implique un effort conséquent sur le front éducatif. La suppression des classes dédoublées à l'école Louise-Michel inquiète les parents d'élèves. Comment la mairie de Bordeaux peut-elle pallier le désengagement progressif de l'État en matière d'éducation et d'aménagement du territoire ? Sachant qu'en 2021, 166 millions d'euros ont été mobilisés pour les premières phases de la rénovation, la marge de manœuvre budgétaire est étroite. Le recours à une nouvelle forme de taxe d'habitation dont une partie du bénéfice serait dévolue à l'éducation obtiendrait-il le consentement des citoyens imposables ? Faudrait-il envisager la création d'un loto pour l'école comme cela se fait pour le patrimoine ? Dans le cadre légal d'un Partenariat Public-Privé ? Voilà bien du pain blanc à lever sur les tableaux noirs de nos têtes multicolores ! Vincent Maurin, l'élu de proximité, s'y emploie avec ardeur.

Le dernier casse-tête est celui du travail. Comment réserver in situ des emplois et dans quels domaines, avec quels acteurs de la sphère économique ? Le contexte d'insécurité n'incite pas les investisseurs à prendre des risques. Le bureau de tabac a été incendié en 2024. La Poste a subi le même sort en 2020. "On ne peut pas arriver et dire aux jeunes de dégager d'en bas des immeubles", disent des habitants. Soit ! Mais un traitement en profondeur de la délinquance s'impose. Coûteux en personnels et en moyens, il est le prix à payer pour que de nouveaux commerces de proximité s'installent. Quant au pôle de santé, seul un kiné l'occupe. Quel médecin ouvrira là son cabinet ? Et les Aubiers sont également un désert culturel. Il n'y a que la bibliothèque. Il faudrait un lieu pour la musique, le théâtre, la danse. Des postes pourraient être créés à tous les niveaux de qualification. De même avec la réouverture des jardins partagés et la construction en cours de 118 logements.

Ce quadriptyque langue-éducation-emploi-sécurité, avec ses géométries enchâssées sans mouvement qui déplace les lignes, a parfois d'étranges échos dans les psychés. Une remarque attire l'attention penchée sur le marais de l'inconscient : "Personne ne sera chassé." Pourquoi cet attribut, "chassé" ? Il évoque un locuteur en position de commandement (bailleur social) et un récepteur en position de subordination (locataire). On chasse le gibier dans son terrier, le cerf au détour des halliers et même le dahu. Toute chasse induit une résistance mais la chasse a son appareil de légitimités brandi comme un écu quand la résistance est coupable, forcément coupable. Il y aurait tant à dire encore, là et ailleurs. Aussi, terminons par ce vers de Rimbaud : "Il y a enfin, quand l'on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse".

Image de l'exposition Banksy visible à La cité bleue de Bacalan.

mercredi 14 mai 2025

Thibault Marthouret, seuls les oeufs durs résiteront


Seuls les œufs durs résisteront
de Thibault Marthouret est un Objet Littéraire Non Identifié. Il chemine entre poésie et récit, dans un flux proche du burlesque, voire du stand up. Dans son avant-propos, l'auteur reprend le titre de l'un de ses poèmes : "Qu'est-ce que c'est que ce livre ?" et plante le décor à double face de l'ensemble. Avec cette exergue d'André du Bouchet, "le froid / ayant / été feu // ici / peut dédoubler."Le "ici" de Thibault Marthouret est tantôt l'île et tantôt la ville. De nombreuses coulisses [éclairent et brouillent] les espaces, les durées, les genres et les esprits.

Des œufs et des hommes donc. Dans leur corps plein comme dans leur corps dur. Dans le mou comme dans le dur. Et c'est une occasion, culinaire autant que philosophique, de lier à la sauce de l'infra-ordinaire ces concepts si souvent opposés, cuits avant même que d'être crus. Les œufs "savent que seuls ceux qui osent la fragilité connaissent la force et la sagesse cependant que les hommes "durcissent pour avoir raison". Mais comment [habiter en ville] et avoir [dans la tête une île] ? Le réel ne tient vraiment pas la route. Le poème en ressasse à grands traits d'anaphores-épiphores les sens et les sas. Les oiseaux de l'île naissent dans des cailloux. En ville, des bunkers sont creusés sous les immeubles ; les morts déjà s'y décomposent. Sur l'île, les eaux donnent de vains coups d'épée qui multiplient les solitudes. Celles, peut-être, des ados des banlieues mangeurs de cygnes.

Et le calame du poète égrène les cailloux des calamités. Elles font du bilboquet comme des œufs mal écalés. L'humour du poète rit jaune et sa philosophie bat de l'île et de l'aile, de l'il et de l'elle. "écoutez comme y'a rien qui cloche !" Ouvrez les yeux sur le "micmac" des reflets sans signes ! Est-ce ainsi que la langue s'oublie dans la bouche  suffoquée par l'œuf dur ? C'est quoi, une déchirure ? C'est quoi, la honte ? Une longue très longue fatigue d'être soi ou l'autre est-elle à l'œuvre en cet ici sans bords ? Dans l'univers des téléphones, des algorithmes qui tapent l'incruste, des "avions qui détruisent la planète et nous détruisent la tête", des pêcheurs empêchés, des smileys insonores sur les porte-clés, "des échardes d'un monde outrepassé", des playlists grimaçantes et des hoquets des minuteurs ...    ...    ...    ...    ...    tic-tac-tic-toc et ça tique et ça toque, "Vivre revient souvent à trouver une solution pour finir par s'apercevoir qu'elle est inadéquate ou abominable". Même les chats s'en ressentent qui s'empoisonnent de senteurs délétères. Prendront-ils eux aussi le parti des œufs durs ? Y a-t-il seulement un parti à prendre quand les personnages des prix Goncourt sont élevés en batteries interchangeables  et que "le poisson rouge [est] assisté par l'intelligence artificielle" ? Dans l'extension du domaine du vide, le rien n'en a pas fini de sidérer l'intersidéral...

Thibault Marthouret, égaré dans le chamboule-tout de ses avatars sans attaches, a la prescience du pire. Sa poésie dickienne ouvre les yeux même quand ils sont fermés, reste stand up jusque dans la position allongée sur "les draps défaits".  Avant que la grande bouffe planétaire, tous les cygnes ayant été engloutis, ne s'attaque aux œufs durs ? 

Extrait :

tiers-lieu

1.

Mon corps est plusieurs corps.

Mon corps en cache d'autres, en cache une forêt.

Mon corps est tous les arbres sur cette île. 

Je les ai dans la peau donc dessous.

Les corps étrangers que j'avale se baladent sous mon épiderme. À la ville il faut

trancher.

Ton corps à toi.

Son corps à lui à elle à ils à elles.

Les corps de maintenant marqués

par la présence des autres corps

jusqu'à l'aurore et sa peau neuve.

 

Mon corps insulaire regorge de corps rappelés

à la vie de corps remémorés dans la chair

de mouvements étrangers dans mes gestes

comme le vent dans les branches que j'aspire

et laisse chanter dans mes artères.

 

Je vous ai dans la peau.

Je vous ai dans la tête

tous autant

toutes autant

autant que vous étiez aux temps aimés.

J'ai le temps dans la peau

le temps partagé.

 

Des fois on se suit.

D'autres on se porte.

On se précède avant de se rejoindre.

Auriez-vous l'heure s'il vous plaît ?

Nous ne sommes pas encore arrivés. 


Seuls les œufs durs résisteront de Thibault Marthouret est publié aux éditions Backland. L'architecture arachnéenne de la couverture est signée Adrienne Bornstein. L'ouvrage coûte 17 €.

dimanche 11 mai 2025

Woke ? Vous avez dit woke ?


Le mot "woke" est apparu aux États-Unis dans les années 2000. Selon le Dictionnaire de l'Académie française, il désigne un courant de pensée, une idéologie "qui prônent l'éveil des consciences aux inégalités structurant les sociétés occidentales et privilégient la lutte contre les discriminations notamment de nature raciste, sexiste et homophobe". 

Par extension, le Financial Times, parmi d'autres sources non susceptibles de gauchisme, évoque "le capitalisme woke" : "Face à la vague d'entreprises qui revendiquent leur engagement pour le climat, contre le travail forcé ou pour l'égalité et la diversité, un nouveau front conservateur se dresse, qui voudrait que la politique reste en dehors des affaires." 

En mai 2022, Stuart Kirk, directeur de l'investissement responsable de la filiale de gestion d'actifs de la banque HSBC, s'est opposé au consensus "selon lequel les investisseurs doivent encourager un capitalisme plus écoresponsable. Le dérèglement climatique, a-t-il dit, n'est tout simplement "pas un risque financier dont nous devons nous soucier". (source Courrier International)

Ces propos sont intéressants à corréler avec ceux tenus récemment par Luc Ferry, philosophe libéral assumé : "Les libéraux n'aiment pas l'écologie parce qu'elle les empêche de faire des affaires". Et l'observateur scrupuleux entend monter la voix du général de Gaulle à la télévision en 1967 : "Du point de vue de l'homme, le capitalisme n'est pas une solution".

L'homme du 18 Juin serait-il aujourd'hui considéré comme wokiste ?

Et Luc Ferry ? Lequel a également dit ceci : "La politesse et la grammaire sont détruites par le capitalisme". Il parle de la politesse qui fluidifie les liens entre individus en situation de subordination et individus en situation de commandement dans la sphère professionnelle comme dans la sphère privée. Et la grammaire est celle de la langue réduite à des éléments de langage interchangeables issus pour la plupart du globish managérial.

Ces différentes citations expriment un fait social en ce sens qu'il affecte toutes les positions et toutes les représentations (concrètes, symboliques et imaginaires). Dans l'actuel cadre des tensions économiques et financières, sociétales, géopolitiques, libérales et illibérales, lesquelles se tuilent au point d'abolir toute perception réfléchie, nous assistons à une nouvelle bataille d'Hernani sur un théâtre sans planches. Les wokistes, réels ou présumés, et les anti-wokistes se livrent un implacable combat qui augmente le ressentiment dû au déclassement des représentations citées ci-dessus. 

Ce combat est particulièrement visible sur les réseaux sociaux. Il y aurait tout un inventaire prévertien à dresser de ce qui est considéré comme wokiste. Contentons-nous de quelques exemples : Le journal Libération et la chaîne BFM TV, dont le milliardaire Patrick Drahi est l'actionnaire majoritaire, sont taxées de wokisme. Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, aurait wokisé son groupe selon un récent édito de Pascal Praud. Le Conseil Constitutionnel a lui-même été victime de semblables accusations. Enfin, les papes François et Léon XIV, rejoignent l'infinie cohorte des stigmatisés. 

Bref ! tout est woke dès lors que la pensée dite progressiste dénonce les offenses faites à l'humain. L'humble chroniqueur que j'entends rester, avec le souci d'analyser le politique sur ses deux jambes comme Wittgenstein proposait de le faire en philosophie, porte en lui l'estampille de la flétrissure. On peut la traduire trivialement comme suit : "C'est un wokiste et puis c'est tout ; à dégager d'urgence !"

Mais qui sont les anti-wokistes ? Voilà bien une sphère dont il est difficile de cerner la périphérie quand son centre est flou dans ses réitérations langagières. Il est cependant raisonnable de les apparenter à divers courants de la droite et de l'extrême-droite. Certains intellectuels ayant pignon sur antenne, y compris les plus modérés dans leurs livraisons, se rangent sous la bannière de l'anti-wokisme. C'est le cas notamment du respectable Franz Olivier-Giesbert. Plus à droite l'ultra-libérale Agnès Verdier-Molinié est évidemment moins nuancée. Son militantisme pour arrêter toute subvention aux Fonds régionaux d'art contemporain (ces repères de chevelus qui puent des pieds) en témoigne. Dans les classes dites populaires (policiers, artisans, petits patrons, commerçants, retraités modestes...) la pensée ressentimiste imputable au déclassement des représentations et des légitimités fabrique des légions d'anti-wokistes. Les cibles sont toujours les mêmes : l'immigré illégal puis l'immigré légal, le chômeur, le bénéficiaire d'aides sociales, le militant syndical, le militant écologiste "punitif",  la militante féministe, la communauté LGTB... Se trouvent aussi dans le viseur de la rancœur les plus pauvres que soi, les mécréants, les artistes, les poètes, etc. Ce qui fait beaucoup de monde. Quand le ressentiment se changera définitivement en haine, la sécurité de ces personnes et de leurs biens sera menacée. L'histoire n'est certes pas une photocopieuse mais de sinistres invariants réapparaissent partout dans le monde. Le corpus idéologique de l'extrême-droite conduit de nombreux gouvernements à durcir leurs politiques. Au Royaume-Uni, les militants écologistes non violents sont désormais punissables de prison ferme pour entrave à la libre circulation. En France, l'explosion du narcotrafic dans les villes moyennes et les récentes attaques contre les personnels pénitentiaires ouvrent la porte au consentement ultra-sécuritaire. Dans le domaine social, la suppression de l'AME et la limitation du RSA à deux ans (proposition de Laurent Wauquiez) font également leur chemin.

Autrement dit, nous sommes entrés dans l'ère du soupçon global. Il incarne un hiatus civilisationnel dont on peut citer les commencements à la fin des années 1970. Augmenté par la fantasmagorie des technologies informatiques et numériques et le développement des réalités alternatives qui brouillent percepts et concepts, il mène les hommes et la planète (les deux étant considérés comme des marchandises) à la dystopie. Comment vivront les enfants nés au début du troisième millénaire en 2050 ? 

Peur. Très grande peur.

NB : Cet article au pied levé donc mal fagoté participe d'un essai que je mènerai peut-être au bout et à bout. Il s'intitule Extrême-droite, Du ressentiment à la haine. J'y explore, notamment, ce que j'appelle l'altérité dangereuse, corrélée au désir de pureté du corps imaginaire. En questionnant les champs interdisciplinaires de la psychanalyse, de la philosophie, de la sociologie et de l'anthropologie.

Image non dystopique réalisée cette année par les élèves du lycée du Mirail à Bordeaux autour de l'œuvre de Montaigne, un dangereux wokiste bien sûr !