samedi 23 novembre 2024

Brigitte Giraud, Qui je suis moi (théâtre)


La pensée tourne dans la tête comme des habits dans le tambour d'une machine à laver ! Sauf qu'on ne peut pas appuyer sur un bouton pour arrêter le branle qui prend tout le corps. Et voilà que les souvenirs submergent les poumons de "leur marée noire"... 

Le personnage de Brigitte Giraud a oublié son prénom. Ses parents ne lui ont pas assez dit qu'il en avait un. Peut-être faut-il en essayer plusieurs, pour voir lequel conviendrait le mieux, comme si c'était un vêtement à suspendre aux fils à linge tendus sur la scène. Wahid ou Mario. Pablo ou Marcel. Ou Jean. Ou Roberto. Non, ça ne va pas, c'est du vent. Plutôt Wahid. Oui, lui. Mais "Qui est Wahid ? C'est moi. Qui est moi ? Qui est-ce que moi, j'attends qui ?"

Questions assourdissantes bientôt recouvertes par "des rumeurs de forêt" et un air d'opéra. Passent et repassent les visages du père et de la mère. Le père, cet "écureuil volant" qui ne sait probablement pas qu'il a un fils. Et la mère, "suicidée un jour de mai près des lilas roses du jardin" quand il avait quatre ans. Ces images-là, brassées sans cesse.  Puis le silence qui s'ouvre à d'autres souvenirs. La vie dans un appartement vide à vingt et un ans. Les lettres envoyées à Marie et recopiées dans un grand cahier à vingt-trois. "Je lis ces lettres et c'est ma vie qui surgit, mon passé en haillons, un manteau que j'endosse, là, pour n'entendre rien de plus. Écoutez le silence ! Moi, je suis sourd de mes mains, de mes yeux. Je ne comprends pas cette histoire que je raconte..."

Le personnage rit en pleurant et pleure en riant. Accroche sur les cordes à linge ce qui reste de sa mémoire réinventée : des vêtements et des peluches, "des papiers d'identité avec photo" et un drap blanc. Blanc comme un écran qui révèle autant qu'il cache... Que disent vraiment les lettres à Marie dont il lit quelques fragments ? Quelle est le rôle des petits hasards dans le mystère des rencontres ? "On aurait pu ne pas se voir, mais voilà, c'est comme ça, on s'est vus". 

Une lampe braquée sur la machine à laver en dissoudra peut-être deux ou trois flous, si l'histoire existe vraiment, avec ses mots "qui éclatent comme un verre sur le carrelage d'une cuisine". Le lecteur du livre et le spectateur de la pièce composeront chacun leur narration, dans les vertiges du passé enrayé. Avec ce murmure monté des limbes : "Elle est retrouvée, quoi ? L'éternité, c'est la mer allée avec le soleil".

Jean-Claude Meymerit, metteur en scène et interprète de ce monologue à plusieurs voix intérieures, écrit dans sa note d'intention : "Ses pages d'écriture lui servent de vêtements. Elles sont prêtes à être gribouillées par celui qui trouvera le crayon adapté. Pour celles qui sont déjà lacérées et griffonnées de graffitis noirs et rouges, un bon lavage d'oubli sera nécessaire".

La plaquette de Qui je suis moi de Brigitte Giraud est publiée par Les Dossiers d'Aquitaine et sera disponible à la vente les jours du spectacle. Elle coûte 10 €. 

La pièce sera jouée au Poquelin théâtre à Bordeaux le samedi 14 décembre à 20 h et le dimanche 15 décembre à 15 h. Entrée 9 €. Sur réservation uniquement. Voici le lien :

https://www.helloasso.com/associations/le-poquelin-theatre/evenements/qui-je-suis-moi-de-brigitte-giraud

mardi 19 novembre 2024

Dissonances, N° 47, après l'orage


La dernière livraison de Dissonances, revue pluridisciplinaire à but non objectif, se penche sur ce qui peut advenir après l'orage. Dans son édito, Jean-Marc Flapp nomme quelques lieux où le tonnerre gronde : Kiev, Gaza, Beyrouth... L'espoir battant plus que jamais de l'aile, le regard s'égare dans toutes sortes d'images, dont celles du poète et photographe Cédric Merland. 19 textes pétris de dissonances les accompagnent.

"Alors, on en est là", écrit Joseph Chantier dans Ciel de traîne. À la fois dans la vie et dans la mort comme le chat de Schrödinger, "dans le désir/non-désir de raccommoder" la mémoire et l'oubli.

Thibault Marthouret, en sa légèreté aigre-douce, se demande ce qui restera "si on se fait la guerre". Seuls les œufs durs résisteront parmi les décombres intérieurs, entassés comme des bâtonnets de craie. 

L'état des lieux de Gaston Vieujeux traque le minuscule "au bord des plinthes" et du vide, dans "l'oubli des choses". Tout devient étranger. Les hommes, comme les rues désertes sont [des joints jaunis à changer].

Après l'orage, c'est l'orage qui continue dans Sauterelles d'Élise Feltgen. La mémoire de l'histoire bouscule les cœurs brûlés et "les tartines de confiture n'ont plus de goût". Le chaos des tornades et du feu interdit tout retour à la vie d'avant l'orage.

 La gorge arrêtée dans l'artère de Rachel Boyer est un texte-miroir déplié en deux poèmes à isoler ou fusionner selon "une architecture de la cruauté". Le corps est trop défait dans [les veines explosées]. L'enfant à naître n'est qu'un "petit manteau de viande".

Laurence Fritsch tient les comptes de la première guerre mondiale Après les orages d'acier. "300 000 amputés, 42 000 aveugles, 15 000 gueules cassées, 100 000 hommes atteints d'obusite souvent internés". La der des ders n'est pas pour demain.

De fortes pluies s'abattent sur les Tâches de Miguel Ángel Real. Elles gardent la mémoire épineuse de "la lumière de l'enfance". Entre les absences et les présences "au milieu d'un ciel vide", il faut trouver en nous "la force et le silence... pour faire revivre un monde qui fut".


Quelques citations d'après orage, dont celle de Thierry Metz "Un silence. D'arbre abattu.", précèdent le portrait de Cédric Merland, en image et en mots. Le poète publié aux éditions de L'Aigrette, (Là où les ombres, Seuls les vents et Même si), évoque sa recherche photographique. Il essaie de "saisir une part qui échappe. Un ciel, un espace, nous, en mouvement". Ce qu'il éprouve quand il est pris par une photo ressemble qui sait à ses perceptions post-orageuses : "Une tension vécue, perçue. Un soulagement peut-être... Quelque chose s'est passé, se dit-on, qui nous habite désormais et nous fait différent-e de celui ou celle que nous étions quelques instants plus tôt."


Dans sa dernière partie intitulée discursions, le lecteur fera son choix parmi une douzaine d'ouvrages recensés et se plongera dans la rétrovision (carnet) - saison 9 de Côme Fredaigue, entre observations politiques du 5 mars au 31 août et notations intimes. Le 9 mai, "Réponse d'un élève à la question Que voyez-vous dans le regard des autres ? : chez les enfants, l'insouciance ; chez les ados, le jugement ; chez les adultes, la fatigue". 

Tout est dit. Exercer sa lucidité pour essayer d'être soi, ne serait-ce qu'un peu, n'est pas de tout repos quand les orages s'amoncellent dans le ciel comme dans les corps.

La revue Dissonances, 64 pages d'élégante facture au grand format, coûte 8 €.

 

 

dimanche 17 novembre 2024

Revu, La revue de poésie snob et élitiste, n° 11


Depuis l'essor du machinisme à la fin du Moyen-Âge et son développement accéléré du dix-huitième siècle à aujourd'hui, de nombreux penseurs ont bouté l'âme hors de leurs considérations. Le corps est un ensemble de machines mues par impulsion électrique cérébrale. La mécanique des fluides appliquée à celle des humeurs concerne aussi la médecine dans la mesure de la pression artérielle notamment. La linguistique, avec ses combinaisons et ses articulations, s'inscrit au vingtième siècle dans le cadre strict de la rationalité, loin de toute affèterie psychologique.

Le numéro 11 de Revu s'intitule Hydraulique usinage des sentiments liquides par découpe abrasive. Dans son édito, la rédaction présente les poètes et artistes invités  comme des [compagnons, manœuvres, chevilles ouvrières, mettant l'artisanat et l'art sur un gigantesque plan de travail, schématisant parfois moulinant beaucoup].

Pierre Gondran dit Remoux est un poète qui mobilise toute son ingénierie dans ses Vers compressés. Il faut veiller à la pression de saturation dans la chambre de chauffe, la marge d'erreur ne devant pas excéder quelques micromètres. La poésie ne saurait en effet se contenter de l'à peu près des mauvais faiseurs.

 La dispute de Rémi Letourneur se tient dans un lavomatique où la langue des parents s'efface lentement, submergée par le tambour qui vibrionne. Et "l'enfant sage et sans linge", rendu à sa nudité inaugurale, peut enfin chanter "des mots qui ont l'odeur du vent lorsqu'il venait jouer -encore- contre les cordes à linge.  

Alix Lerasle a aussi des comptes à régler avec les mères en "béton armé" et les pères [évaporés depuis longtemps]. Ne reste du saccage que des flaques. des glaçons. des épines. Le "frère de glace" deviendra-t-il plus dur que la mère ? Et l'auteure, [buisson d'épines raboteux et tordu], surtout qu'elle ne dérange rien...

Dans Une langue me transperce le cœur, Philippe Savet a bien des bégaiements en son ventre. Lui aussi est tordu. C'est que la langue "n'a pas d'yeux pour voir la plaie". Les mots ont "un défaut de fabrication". Ils sont "moites et visqueux commune morve commune traînée traînée métallique". Tant de limaille à abraser pour exister un peu !


Les tracas du corps sont légion dans le mouvement du sang et de l'eau. Thomas D. Lamoureux éprouve force pâtiments en ses reins qui sécrètent des pierres. "Les calculs sont comme des grains de ruine", écrit-il dans Un petit peu quelque chose. Donc un presque rien nonobstant le désabus des pleurs.

Enfin, Camille Bresch invite le lecteur à composer ses propres vers avec son Installation hydro-poétique. Un "limiteur de pression", associé à un "distributeur", saura mieux dire que  les métaphores abîmées par le cholestérol "l'irrésolution" des caractères, les embarras de "l'inquiétude". Si la pompe du cœur n'est pas bouchée.


Revu consacre plusieurs pages à six interprètes de la poésie persane du vingtième siècle, intitulées Chansons d'Iran. Elles sont présentées en bilingue et accompagnées d'un QR code pour les écouter. Parmi elles, Delkash (1925-2004) et Viguen (1929-2003) dont le duo lyrique résiste dans toutes les mémoires. Autre célébrité, Simin Ghânem (1944-) et sa chanson déchirante La fleur en pot. "Mon cœur est un marais ! / Le ciel est nuageux, / Mais le soleil-fleur / À travers les branches du saule / A le cœur serré". En contrepoint, ces vers de la poétesse et comédienne Laura Tirandaz (1982-), En cinq mots Se souvenir d'une émeute (hiver 2022).

1/Le sang - Khoun

... Vous ne verrez jamais de vide

Les fenêtres s'ouvrent encore sur des fragments

Cercles brisés - des étés brûlants, des hivers rigoureux...

2/Les larmes - Ashk

... Un couple dans une voiture

un enfant couché à l'arrière

Nous voulons garder son corps

avant la cérémonie

Que personne ne nous l'enlève...

3/Le sommeil -Khâb

... Dans une des maisons, un mur blanc

Seule - une miniature 

représente la fatigue après le combat...

4/Le cœur - Del

... Ce profil aperçu avant la mort

Il paraît que l'ombre d'un oiseau vous porte chance

Je ne sais même plus parler le langage des hommes

5/L'âme - Djân

... Fredon d'une chanson

elles seules savent faire avec peu de mots

le sang - khoun

le sommeil - khâb

les larmes - ashk

le cœur - del

l'âme - djân


La revue Revu étant sise à Laxou en Meurthe-et-Moselle, Hadrien Schmitt mitonne des vers saupoudrés de patois lorrain : "Béatons un instant / sur les sentilles / à baliveaux / Regarde ! Les feuillates hochent courtoisement / leurs naissantes pampilles / sur le floqué des ombres / Et les pindions ronronnent / sous le roulis des bois."


Le lecteur appréciera l'évocation de la revue L'Éphémère  (1967-1972) animée notamment par Yves Bonnefoy, Paul Celan et Jacques Dupin. Son regard s'attardera également sur les images en noir et blanc signées Cécile A. Holdban et Marie Le Moigne.

La revue Revu est disponible à la commande sur son site associationrevu.com. Elle coûte 10 €

photo : Marie Le Moigne


 

mardi 12 novembre 2024

Gérard Leyzieux, Tout en tremble


Gérard Leyzieux a inventé le mot idéoduc. Même à vide il tourne à plein dans ses "improbables conceptions". Même à plein il tourne à vide  dans les "illusions insaisissables". Et tout en tremble. Mais quel est ce tout ? Et de quoi tremble-t-il ?

Dans son recueil Tout en tremble, le poète reprend le chemin des questions universelles de la philosophie. Le tout est la complexion physique et métaphysique du monde visible et invisible. Le temps comme l'espace sont des [étendues dépourvues de retenues]. De "l'en-deçà de la terre" à "l'au-delà des cieux", n'existe qu'un présent sans parapet dans un "kaléidoscope" indéfini.

Se pose alors la question de l'être et de ses incarnations dans l'étant. D'emblée, Gérard Leyzieux affirme la possibilité du choix. Lequel est constitutif d'une ontologie concrète, existentialiste. "Tu as la totalité du choix / Depuis ta naissance jusqu'à ta mort". La poésie devient précepte voire mode d'emploi pour s'ouvrir à la voie et à la voix, chacun ayant la sienne. "Regarder, voir, écouter, échanger... Actualiser, réaliser, révéler une nouvelle partie de la fresque". Ce qui est déjà là, qui "préexiste" et "postexiste". 

Seulement voilà ! Il y a "Des riens qui sonnent en silence", "Des gestes figés dans le moule de l'admis", "Des yeux qui égarent leurs regards". Grand branlebas dans l'idéoduc et le corps s'en ressent : "Picotements, hérissements, toutes sortes de soubresauts / Incontrôle du mouvement, tu te compresses et t'imploses". Les configurations sonores de la langue résistent à la combinatoire. Les voyelles font bien des cacophonies, surtout les i qui se strient qui se plient cependant que les u cul par-dessus tête vont à hue se croyant à dia. Les o et les a en suffoquent.

Et c'est tout le tremblement. "Tremblement lent sous le vent / Envolement blanc au bout du banc / Les émois décents au fil des ans / Une porte sans battant(s) apparent(s)". Il est infra-cosmique et supra-cosmique. Seule, peut-être, la poésie parvient à en décrire la phénoménologie. Mais "Chaque nouveau pas porte son lot d'aventure" quand "l'élan matinal et ensoleillé" exerce sa volonté, tantôt lente et tantôt plus rapide, comme un jeu de systoles et de diastoles avec ses rumeurs caverneuses et stellaires.

On les entend ces rumeurs dans les 169 occurrences de mots terminés par "tion" et "sion". Souvent regroupées en rimes intérieures  au sein d'un même texte, elles évoquent le fourgonnement de quelque taraud dans l'inconnaissable de la matière. Quelle "direction" prendre ? Quelle "progression" effectuer ? Avec quelle "respiration" ?

L'écriture de Gérrd Leyzieux est un patchwork musical. De longs vers au plus près du dire voisinent avec des considérations métaphoriques élémentaires. "La brume de l'émoi [qui] ne lève jamais son voile" impose à l'homme qui cherche de se situer au mieux dans le flux du vivant : "Selon ta place dans les courants ta mélodie est plus grave ou plus aiguë". De même, le poète joue une partition énumérative sur l'agencement des désordres. L'émoi ne fait pas toujours, clin d'œil aux nombreux jeux de mots de l'auteur, bon ménage avec l'et moi. "Tu es assailli(e), assiégé(e), occupé(e), traversé(e)". Aussi faut-il des pauses dans le tumulte de l'idéoduc ; quelques quatrains aux rimes parfois embrassées s'y prêtent : "Déferlement d'un simple instant / Divaguer en totale complaisance / Le long du large en souffrance / Y déceler le ralentissement de l'élan". Le lecteur appréciera aussi les tercets isolés sur leur page sans appui. Ils ouvrent çà et là des espaces où se ressaisir, entre conscient et inconscient, comme des pas japonais.

Extraits :

Un nouveau paysage se dévoile

Un nouveau décor s'écrit

Un nouveau, un différent, un autre, un mutant

Zone indifféremment résistante et lieu de passage cohabitent

Transition échevelée, transition à la recherche de ses écarts

Fermeté qui se ramollit, s'écroule, s'écoule

Jusqu'aux lacs, mers et océans

Dilution dans la diversité des origines et des parcours

Maculer, souiller de sa patte

Ce qui faisait spontanément consensus

*

Écorce du temps

Couve au profond de ta chair

La note estompée 

*

La pluie est tombée

Sur la feuille une perle

Hésite à glisser

*

Cheminer serein

Les pas marquant le vide

D'avant à après

 

Tout en tremble de Gérard Leyzieux est publié aux éditions Tarmac. Il coûte 18 €.

mercredi 30 octobre 2024

Ou Bien, feuille d'art et de littérature, numéro 6

 

Ou Bien, revue au format italien sise dans le vieil Angoulême, présente 15 huiles sur toile et 2 encres de Gwendoline Hausermann. L'artiste trouble les lignes de la figuration et en fait émerger l'abstraction du réel. Ou l'inverse. Le jeu de miroirs des avant-plans et des arrière-plans immerge la figuration, (les visages, les silhouettes notamment), dans l'aperception qui échappe au visible conscient. C'est peut-être là, entre émersion et immersion, que se trame l'énigme du monde depuis les commencements. Comme un flou à élucider pour que l'entendement, à l'épreuve de la lenteur, s'ouvre à quelque chemin... Mais saura-t-on jamais où il conduit le regard ?

Ainsi en est-il de Clairière, reproduite en couverture et page 5. La lumière pâle trame sous les ramures en éventail une inquiétante géométrie. La clairière n'est pas ici une parenthèse dans les remuements forestiers, un sortilège plutôt, dont le dessein opaque restera tu.


Le NoLandScape de la page 14, avec sa matière en fusion piquetée de pubescences argentées, est peut-être, jouons sur les mots, un Land Escape. Le texte en vis-à-vis de Sophie Loizeau lui fait écho : "Je prends des photos en aveugle, des choses qui apparaissent après coup, de petites sphères hautes. La lune est là, s'absente, revient sous une autre forme. J'obtiens une lueur entre les branches, vague, aqueuse". 


Sans rivage
, dit le titre du tableau de la page 23. La réalité serait donc si liquide qu'on ne pourrait y accoster nulle part ? Des frondaisons dominent un arpent de terre où peine à s'insinuer un méandre timidement bleuté. L'assise d'un banc se devine ; sa fragilité est un suspens. Autour d'elle, des petits animaux manifestent leur improbable présence. Un écureuil furtif, un cheval juché sur une bête blanche. D'autres formes à l'entour, qu'on imagine renversées, cherchent qui sait un corps à incarner.

Quelques personnages traversent aussi les toiles de Gwendoline Hausermann. Le spectateur s'attarde à la contemplation de l'homme immobile dont la main droite est peut-être un moignon puis met ses pas dans ceux de l'homme qui marche jusqu'à l'effacement de son visage. Quand l'un et l'autre seront-ils totalement recouverts par le paysage ?


La revue consacre de nombreuses pages à la poésie dans tous ses états, parfois inspirée des toiles de l'artiste. Ainsi écrit Stenka Morris : "Nous guettions la fonte des arbres / et nulle trace de pas ne venait obscurcir / les allées du jardin  //  Nous avions dans les yeux des horizons / comme on n'en fait plus / Des rameaux infinis, / rameaux toujours fragiles / prêts à offrir le gain d'été / et partir, / à la dérive, sur un vent sans épure   //   Il nous semblait que l'avenir était un autre monde".

Parmi les contributions, notons cette observation aussi concrète que métaphysique de Laurence Lépine : "Le temps est enfin venu où le ciel construit ses appentis. Désigne chaque abeille sous le nom de son haut protecteur." Et celle, suffoquée, de Rémi Letourneur : "... je n'ai pas d'autre excuse que la nuit le silence des pierres la lune bronze médaille le clochard son lino en carton les pattes de chiens à l'envers solitude des pavés"... 

Marnie Holzer écrit à sa fille le manque qu'elle a d'elle depuis qu'elle est partie : fragments d'habits et de visages, puzzle des mémoires partagées impossible à rassembler : "je vois bien que les choses ont changé / que plus rien n'est à sa place / comme si des bouts de nous / manquaient à l'unité / de ce nous devenu ancien".

Et comment savoir où commence une histoire ? se demande Julie Nakache. "les chairs les genoux écorchés les langues de feu les femmes creusées les hommes empaillés la blancheur des os" ne disent pas l'origine du chaos. Peut-être faut-il la chercher dans une durée qui dure trop longtemps : "Combien de temps pour qu'une voix en atteigne une autre ? Combien de temps ?"

Erick Avert  évoque ce que l'ignorance infuse en nous, à bas bruit : "...il y a ces corps qui se frottent et se choquent. Il y a ceux qui éclatent d'eux-mêmes pour n'avoir pas su rencontrer la matière Ceux qui ont tenté le combat contre les étoiles Et ont simplement brûlé".

Claire Médard s'arrête sur l'image du tableau de couverture et s'abandonne au vagabondage : "Trente-six gestes flous / parlent à voix basse / Saint-Germain se réverbère / les néons n'ont plus de prise   //   Juste la chaleur d'un lit rond / le froissement d'un rideau / Les murs retiennent les secrets / de films jamais tournés".

Enfin, ce portrait de l'artiste par sa sœur Gaëlle Hausermann : "Tu es une petite fille habillée en rose qui construit des boîtes : une boîte qui en contient une plus petite, puis une autre plus petite encore, puis plus petite, comme tes toiles ; il y a plein de couches qui se superposent, et tu enfermes dans ces couches et ces boîtes une image de toi. Le secret est à l'intérieur."

La revue Ou Bien feuille d'art et de littérature est disponible à la vente à cette adresse : www.oubien16.wordpress.com. Elle coûte 9 €.

 

lundi 28 octobre 2024

Lancelot Roumier, Pourquoi ne pas dire ?


Certaines questions laissent deviner plus de sous-entendus que d'autres. Pourquoi ne pas dire ? en est une. Fondamentale dans l'expression du désir empêché. Qui cherche à vouloir mais toujours quelque chose se dérobe. Dans le corps. Dans la langue. Dans le défilé des jours et de la mémoire. Le lecteur qui prête l'oreille au silence s'amusera à quelques déplis : Pourquoi ne pas le dire ? Pourquoi ne pas dire ça ? Pourquoi ne pas dire tout ? Pourquoi ne pas dire mais quoi vraiment ?

Pourquoi ne pas dire ? de Lancelot Roumier est composé de trois mouvements d'égale ampleur : Bouches, Langues, Dents.  "envie de pas / de mots / mais des bouches / que des bouches / en moi", écrit le poète entravé par ce qui manque. Les bouches seules sont impuissantes. Comment dire "sans le sang de la langue" et si les dents "ne claquent sur aucune réponse" ? Le corps désassemblé n'a pas de lieu sûr. Les fenêtres sont borgnes et les portes absentes. Le vide au creux des trous, dans les yeux et la gorge, n'offre de prise qu'au bruit. Mais le poète résiste à ce qui ronge et dévore. S'en tient au visible quotidien. Le fil "des trois câbles de chargeur branchés" a peut-être son mot à dire même s'il n'en dit rien. Pareil pour l'attirail des soins du corps. Que soigne-t-on vraiment de notre visage, le matin de bonne heure, quand nous devons être présentables ? Alors Lancelot Roumier s'accorde un trait d'humour. Il fait le ménage dans la chambre des mots et ça ne va pas de soi, oh que non !

Le deuxième mouvement, Langues, s'ouvre sur la pointe des pieds à l'extériorité, laquelle est aussi limoneuse que l'intériorité. Et grinçante. "le gravier de la cour crisse". "je n'ai que des dents qui crissent". La route est-elle vraiment si lisse sur le "chemin qu'il faut bien suivre" ? Le poète revient sur l'absurdité de son travail devant un écran qui engloutit ses yeux. Et revient aussi l'énigme du père. "comment me convaincre que je ne suis pas mon père ?", note Lancelot Roumier dans le premier mouvement. Et là, cette étrangeté : "pas le choix / que de l'être au père / dans la voix". L'être au père ou lettre au père ?  Et la question du pourquoi pose la question du comment. Les langues ne secrètent aucune langue dans les tréfonds du ventre. Trop "d'absences / de vides / de non-dits / de paroles qui se taisent". 

Alors "écrire jusqu'à s'abrutir d'enfance". Dans l'urgence de la poésie dont les mots "ne restent pas coincés entre les dents" comme les fibres du bois mort. Le corps végétal est aussi insécure que le corps humain. Les herbes, les fougères, les troncs, les buissons, les branches et la mousse, les pins noirs ne composent ni la réalité des arbres ni celle des forêts. Le végétal le moins improbable est celui dont on fait les revues et les livres. Lancelot Roumier, également libraire à Roscoff dans le Finistère (Librairie Le chant de la marée), égrène quelques-unes de ses querencias poétiques : les revues Traction-Brabant, Décharge, Cabaret... les univers singuliers d'Eugène Guillevic, Antoine Emaz et Luce Guilbaud, Vincent Motard-Avargues...

Au jeu toujours risqué des appariements littéraires on peut ajouter à la liste Jean-Louis Giovannoni pour le rapport des corps et de la langue et Thomas Vinau pour l'indicible torpeur des heures perdues au bureau...

Extraits :

des mots

vivants

se décomposent

il y en a plein

dans les algues

gluants de moi

après la même pluie

retour au chien

après le même silence

être bête

*

pas de mot

pour ronger

le rongement

ne suffit pas

pour dire

la carie

de la langue


dans le réveil

encore

les premières herbes

de la bouche

confondent

l'arbre

qui jaillit

une longue 

langue

de paille

raconte

un jus de pomme

pressé dans le foin

jusqu'au fond du ventre


Pourquoi ne pas dire ? est publié aux éditions de l'Aigrette. La gravure en couverture est signée Pascale Parrein. L'ouvrage coûte 13 €.

La librairie Le chant de la marée est joignable via son site internet et au 02 98 24 17 84. Lectrices, lecteurs, courez-y vite ! Vous y trouverez le beau recueil de Lancelot Roumier, parmi beaucoup d'autres.


jeudi 24 octobre 2024

J'ai eu peur, j'ai eu peur qu'il me tue


Parfois, on préfèrerait être sourd plutôt que d'entendre certaines paroles. Surtout quand elles sont prononcées par un enfant.  Et que tout est vrai, douloureusement vrai. 

Un jour, dans le cadre d'une semaine interdisciplinaire sur le thème des ancêtres et de leur héritage, les professeurs d'une école demandent aux élèves de présenter en guise de témoignage un objet ayant appartenu à un grand-père, une grand-mère. Ou un souvenir. Les choses et les mots à partager, à échanger, pour incarner et faire durer les mémoires ordinaires qui contribuent aux grands récits de l'histoire.

L'enfant dont il s'agit, appelons-le S***, demande à ses parents ce qu'il pourrait apporter. Et son père lui dit : "Pendant la guerre, j'ai tué 6 hommes". 

Le lendemain, d'une voix peu sûre, S*** répète ces mots du père aux professeurs et à ses camarades de classe. "Pendant la guerre, j'ai tué 6 hommes". 

Imaginons la scène. Les enfants qui ont précédé S*** auront montré un bibelot ayant trôné sur les buffets de plusieurs générations ou une photo en noir et blanc des années cinquante, un mariage par exemple. Le bibelot et la photo seront passées de main en main, de regard en regard. Des questions auront été posées. Des étonnements se seront prononcés. Et là, tout à coup. PENDANT LA GUERRE, J'AI TUÉ 6 HOMMES. Un épais silence traverse la classe. Le rayon de soleil qui pointait à la fenêtre bat en retraite. Les ombres se replient dans leurs encoignures et ont froid.

Puis quelqu'un demande : "Comment as-tu réagi ?"

Et S*** répond : "J'ai eu peur, j'ai eu peur qu'il me tue".

Fin de l'histoire vraie. Ou son début. S*** s'en souviendra toute sa vie. Il ne la lèguera pas à ses enfants et ses petits-enfants. Certains héritages sont lourds à porter sans qu'on le sache. Ils rôdent jusque dans les rêves, écornent un peu les joies, suspendent des gestes. Et les enfants, les petits-enfants entreverront que leur grand-père se perd parfois dans le dédale obscur de quelque secret. Quand un sourire disparaît soudain de son visage. Chassé par le souvenir en embuscade : "PENDANT LA GUERRE, J'AI TUÉ 6 HOMMES".

Et son terrible ricochet : "J'AI EU PEUR, J'AI EU PEUR QU'IL ME TUE".

Photo : tableau de Claude Bellan

 

mercredi 23 octobre 2024

Sylvain Prudhomme, Coyote


"Depuis dix jours que je voyage, je peux faire le compte : j'ai été pris en stop par 18 Mexicains, riches, pauvres, anglophones, hispanophones, illégaux, régularisés, résidents, naturalisés américains. Je peux aussi faire le compte des Blancs qui m'ont pris : 1."

Coyote de Sylvain Prudhomme raconte le long périple de Silvano en stop de part et d'autre de la frontière mexicaine. Soit 2500 kilomètres de la côte Pacifique à la côte Atlantique. Il rapporte les propos des automobilistes à l'état brut et publie leur photo. En ce sens, le livre relève autant du journalisme que de la littérature. Les rencontres, brèves ou longues, sont souvent émouvantes dans la narration des joies et des peines ordinaires. Un camionneur, des petits patrons, un dealer d'herbe, un fournisseur de matériel informatique, un mécanicien, un couple de retraités amateurs d'art et un autre qui rachète des locaux commerciaux après faillite, un ouvrier dans le bâtiment, un vieux chauffeur de taxi, un agent d'entretien, un touche-à-tout qui rêve d'écrire "un bouquin irrésistible"... défilent à la barre du témoignage. 

La question des migrants est omniprésente. À Gila Bend en Arizona la Bordel Patrol, surnommée les Green Beans, les haricots verts, traque les migrants avec ses caméras thermiques et ses radars. Ce sont des pollos (poulets) ou des mojados (mouillés) "à cause du fleuve qu'ils doivent traverser", dit José. 

Quant aux passeurs, on les appelle les coyotes. Leur tarif de base s'élève à 6 000 dollars. Il faut en ajouter 5 000 de plus pour bénéficier de quelques haltes dans des fermes et encore 5 000 pour être véhiculé sur une partie du trajet. Sous le soleil écrasant du désert où grouillent les serpents et les scorpions.  Les poulets sont nombreux à mourir. On ne sait pas combien. On ne peut pas savoir. Les corps ne sont jamais réclamés.

Et il y a la violence de certains monologues. Celui de Great à Granite Hills en Californie : "T'as la trouille comme une merde. Dis pas non. Dis pas non ou je te jure je m'énerve." Celui de Mike à Tucson : "... les Mexicains sont de la merde mon gars. Des menteurs. Des drogués. Rien de plus que des putains d'animaux." Celui de Simon à El Paso au Texas : "Pardon c'est bête mais pour nous les Français c'est des gens faibles, efféminés. Un peu homosexuels quoi." Ou, encore, celui de Sandra, propriétaire d'une station-service qui menace d'appeler la police parce que Silvano fait du stop : "Private property. Stop botherin' my customers please. Not even five minutes. NO. Go away now. Ya hear me GO AWAY."

Enfin, dans presque tous les soliloques, Trump et son mur. "Este gran hijo de la puta madre". Mais tous les avis ne sont pas aussi tranchés. "... ce que j'en pense de ce mur, c'est difficile. Ce sera pas très efficace c'est sûr. Et en même temps... avec le nombre de Mexicains qui essaient d'entrer. Bien sûr moi aussi je suis Mexicain... Oui mais moi je travaille, regarde : je paie des impôts.", dit Mauricio. Melanie et Martin, entrepreneurs qui s'exercent parfois au tir au fusil, admirent le businessman, "Ce mec a des couilles", et détestent le diplomate, "Il ose mais presque toujours c'est pour faire des conneries plus grosses que lui". 

De nombreux passages, chacun excédant rarement une page, offrent au lecteur des parenthèses dans le flux des paroles. Silviano décrit ses attentes interminables et sa solitude au bord des routes, note quelques faits divers, "Baja California : déjà 41 attaques contre la police municipale cette année", observe les décors. Une aire d'autoroute "où même le conducteur de la pire épave ne voudrait pas s'arrêter". Les grillages et les miradors de Ciudad Juárez avec le Fleuve Grand qui "n'est plus qu'un filet d'eau tout entier bétonné". Il partage aussi quelques cocasseries. Alors qu'il hésite à louer une chambre dans un motel, une mère de famille croit qu'il a faim et lui offre à manger : "Come, mi hijo. Pagamos para ti, no te preocupes". Parfois, le voyage est plus souriant, Silviano se sent bien. Comme à Eagle Pass où il s'endort "sous un caoutchouc aux feuilles épaisses, charnues, gorgées d'eau". 

De péripétie en péripétie, Silviano revisite aussi sa mémoire cinématographique. Arrêté par un flic, il pense à Rambo. Au fond, c'est "une histoire de stop qui tourne mal". Mais lui n'a pas fait le Vietnam, il file doux, bredouille des excuses. Puis, un rien angoissé, il compare son aventure à Easy Rider. Tout se passe merveilleusement bien pour les hippies. La liberté et l'amour vont plus vite que leur moto. Avant que tout vole en éclats. Les fusils à pompe ne font pas dans le détail. Les 9 tueurs à gages de Sicario non plus. Ceux de No Country for Old Men pas davantage. Du sang toujours du sang. De l'argent toujours de l'argent. Alors Silviano a envie de revoir des films d'amour. Paris, Texas par exemple. Pour damer le pion au désespoir...

Coyote de Sylvain Prudhomme, alors que les États-Unis risquent de sombrer dans la dictature, veut croire que le pire n'est jamais certain. Publié aux éditions de Minuit, il coûte 17 €.

 

samedi 19 octobre 2024

Marco Lodoli, Si peu


Parfois, les mots manquent au chroniqueur pour écrire. C'est le cas avec ce roman bref, Si peu, qui dit beaucoup et plus encore. Le lecteur reste tout du long fasciné/épouvanté, allant de vertige en vertige. Il se demande, benoîtement, "Jusqu'où ça va aller ? Comment tout ça va-t-il finir ?" Et c'est bien d'un ça dont il s'agit, dont le tout confine au rien, tout en étant quelque chose, pendant une quarantaine d'années.

Caterina, à peine sortie de l'adolescence, est concierge dans un lycée de la banlieue de Rome. Elle appartient à la catégorie des invisibles. Vider les corbeilles à papier dans les classes, laver les sols, cela ne se remarque guère. En guise de bonjour le matin, c'est le plus souvent un signe de tête, furtif. Mais elle ne se plaint pas, cela ne lui viendrait même pas à l'esprit. 

Lors d'une rentrée scolaire, arrive un nouveau professeur de lettres, Matteo. Il est beau, absolument beau. Et si jeune. Caterina l'aime tout de suite. Seulement voilà ! Il y a tout un monde entre l'univers d'une concierge et celui d'un professeur d'autant que Matteo écrit aussi des livres. Son premier roman obtient un franc succès, aussitôt traduit en plusieurs langues. Et le fossé entre les mondes se creuse davantage : "... maintenant que je connaissais Matteo... je comprenais que ce livre était important pour lui, il en avait besoin pour se démarquer de tous. Fais ce que tu dois faire et essaie d'être le meilleur. C'est ce que dès le plus jeune âge vous enseignent certains milieux. À nous, les petites gens, on inculque la résignation ou la colère ; à eux, la supériorité, même s'il convient de la cacher derrière un semblant de modestie." 

Caterina a bien retenu les leçons de son milieu. Elle se tait. Même quand Matteo vient dans sa loge elle ne dit que les mots conformes à la situation. Aucun signe ne trahit l'amour qui la dévore. Son dépit devant l'indifférence du professeur ne transpire pas sur son visage. Même sa joie inquiète  alors qu'il lui offre la photocopie d'un poème reste secrète. 

Peu à peu un engrenage implacable s'empare du roman. Caterina n'a jamais quitté son quartier, "plus je m'éloigne et plus mon inquiétude grandit", et maintenant elle en sort. Prendre le métro puis trouver le bon bus pour aller piazza Vescovio, c'est toute une aventure. Des policiers pourraient lui demander ce qu'elle fait là ; elle devrait montrer ses papiers. Et pourtant, malgré ses palpitations de cœur et de chevilles, telles "un clou qu'on redresserait sous le marteau", elle ne renonce pas. Elle renonce d'autant moins que Matteo accumule les difficultés. Professeur peu soucieux des programmes, il est ouvertement contesté par ses collègues. Et son existence littéraire tourne au cauchemar. Seuls de petits éditeurs le publient encore, en catimini. Après les éloges, la férocité des critiques de province. Et la solitude. Alors Caterina prend d'autres métros et d'autres bus pour se rendre à l'université de Tor Vergata où l'auteur déchu prépare une thèse. Puis, en train, elle va tout un été à Pratoni del Vivaro, à côté du lac de Castel Gandolfo. Matteo y a une maison de famille... Puis, puis, en avion, mais chut !

Le ça qui tétanise le chroniqueur n'a pas fini de faire des siennes. Qu'en est-il de ce nain grimaçant qui surgit par trois fois dans la cour du lycée ? Ses intentions sont obscures et menaçantes. La psyché de Caterina se transforme en un théâtre sans planches. Il va falloir employer les grands moyens, il n'y a pas d'autre solution...

Si peu de Marco Lodoli, traduit de l'italien par Louise Boudonnat, est probablement l'un des meilleurs romans de cette rentrée littéraire.  Publié aux éditions P.O.L, il coûte 18 €.

lundi 14 octobre 2024

Souleymane Diamanka, Portrait d'un poète


Habitant de nulle part, originaire de partout
. Voilà un beau titre du poète Souleymane Diamanka et une belle profession de foi dévouée à l’interculturalité. Dès l’enfance il écoute les cassettes enregistrées par son père Boubacar : des chants peuls, des contes et légendes, des récits, des dictons. Cette mémoire-là, gravée sur ces petits rectangles de plastique, aussi fragiles que précieux. La voix des ancêtres et des griots vibre jusque dans les silences, avec ses joies et ses douleurs. Une leçon de philosophie, où l’âme n’est pas qu’une abstraction mais un état de l’être pour vivre l’ordinaire des jours dans le partage. La mère du poète, Diénéba, incarne au quotidien le flux des proverbes magnétiques. Avec humour et tendresse. « Ko yotere huli, juꬼgo suusi. », dit-elle à ses garçons comme à ses filles au moment de faire la vaisselle. « Ce que ton œil craint, ta main peut l’affronter. »

Être ensemble, avec les autres et pour les autres, avec les yeux qui perçoivent et les mains qui agissent, au plus près des corps et des cœurs. Pour tenir mieux dans la haute tour de la cité des Aubiers, cette banlieue de Bordeaux qui est un lieu mis au ban. Et recomposer l’histoire de l’exil depuis les rivages du Sénégal en 1974. Sans repli ni mélancolie. Les yeux qui savent regarder apprivoisent les craintes irraisonnées. Les mains qui savent toucher ne fuient pas les situations difficiles.

Puis Souleymane entre à l’école du quartier. À sept ans, dans le car d’un voyage  en partance vers la mer, il dit à voix haute : « Le ciel est monotone. » Le paysage constitué comme une émotion affleure déjà la contemplation. L’année suivante, la rencontre avec un jeune instituteur qui enseigne en rêvant encourage cette conscience précoce des sons et des sens. Des mots dits aux mots écrits, un chantier s’ouvre, un mouvement bouscule les lignes qui ne sont jamais droites. Elles font des nœuds dans le poème et « le lecteur doit essayer de les défaire », aurait dit le maître.

 

Être humain autrement. Encore un beau titre. Encore une belle profession de foi. Ce souhait, qui devient conviction bien ancrée et encrée pour agir, se profile dès l’adolescence dans la psyché du poète.  Souleymane Diamanka a 17 ans en 1991 et ne va pas « sous les tilleuls verts de la promenade » chère au jeune Rimbaud. Le paysage urbain de la cité (la téci), avec ses dalles suspendues et ses arbres asthéniques au milieu du bitume, lui colle à la peau. Il découvre le smurf et le hip-hop. Le smurf est « une danse saccadée, à mouvements stroboscopiques et à figures acrobatiques réalisées au sol » selon la définition de l’Encyclopædia Universalis. Il s’intègre au hip-hop venu du Bronx où tant de desdichados font enfin entendre leurs clameurs. Pour être humains autrement, en embrassant les musiques ouvertes à tous les rythmes, à tous les sangs. Souleymane rejoint le groupe de Djangu Gandhal et monte sur la scène du Printemps de Bourges. C’est le début d’une longue aventure, du rap au slam sur les scènes du collectif 129H à Paris. Les rimes en ricochets s’enlacent aux gestes quand le poète se met à jongler. Ses cinq balles dessinent dans la lumière des essais de constellations et il a le sourire étoilé. Le pire n’est jamais certain. « La poésie a déjà sauvé le monde », écrit-il dans un numéro de l’Ormée, revue culturelle à Bordeaux. Elle le sauvera encore. Souleymane est un auteur camusien. Il pense qu’ « il y a davantage à admirer chez l’homme qu’à mépriser ».

En trente ans de colportages poétiques dans la France des oubliés mais aussi en Éthiopie, au Sénégal, à Delhi et Pondichéry, il anime des ateliers d’écriture hybrides avec d'autres intervenants (Musique Assistée par Ordinateur, danse, ateliers D.J…). Il dit : « J’ai appris en enseignant. En essayant de transmettre ma passion le plus simplement possible ». Avec cette phrase si juste que tout pédagogue devrait garder en tête : « Each One Teach One. » Côtoyer des artistes célèbres comme Grand Corps Malade, CharlÉlie Couture, Oxmo Puccino et Kenny Allen parmi d’autres ne détourne pas le poète du chemin qu’il a choisi d’entretenir. Celui des lieux dans les écarts où les mots se reconnaissent à peine le droit de se dire même quand la vie va bien. « Pour ne pas que les bâtiments s’enfuient / La nuit nous les gardions / Nous étions les bergers immobiles / D’un bétail de béton », écrit Souleymane Diamanka. De toute évidence, le berger a pris la route et sème à la volée des fleurs sur le béton.

 

L’Hiver peul. Ce premier titre de la discographie de Souleymane Diamanka paraît en 2007 chez Barclay. Avec, notamment, la voix et la musique de John Banzaï. Qui prolonge un livre à quatre mains paru aux éditions Complicités : J’écris en français dans une langue étrangère. Parmi les titres de l’album, notons L’art ignare. « Les anciens ont-ils appris le solfège pour chanter la soul ? », demande le poète. Tout savoir étant maillé par l’ignorance, y compris sur les estrades professorales, le message est une fois encore pétri d’humanisme. Le « mauvais élève » peut se saisir de son ignorance comme d’un tremplin vers l’art et tirer un trait sur son assignation au mépris trop longtemps enduré.


Autre titre éloquent que Marchand de cendres ! Dans un club de jazz, Souleymane fume la cigarette tendue par une inconnue en haut d’un escalier. Son cœur bat. La belle a tiré une bouffée et il pose ses lèvres là où elle a posé les siennes. Ah ! S’il pouvait la rencontrer dans la rue et l’embrasser pour de vrai ! Le désir amoureux, petit feu d’étoupe ou grand brasier d’artifices, éclot à l’improviste n’importe où n’importe quand, et la mémoire s’en souvient. « Si nos souvenirs s’endorment c’est que nos mémoires sont des chambres », constatent le poète. Des chambres fortes. Des chambres stériles. Des chambres closes. Pourraient-elles, mal ouvertes, engendrer un hiver peul ? « Mon baobab généalogique a ses racines en Afrique / et sa cime en Europe / Le tronc de ses traditions a ses faiblesses et ses forces / Mais les orages identitaires abiment son écorce ». La dimension politique de ces vers, en 2024, est plus que jamais d’actualité.  D’un bord à l’autre de l’océan, l’arbre est en souffrance. Parfois il s’embrase. « Les prisonniers de la misère » aux « joues creuses » ne sont pas les bienvenus chez les sédentaires. Leur langue même,  « dans [la] brousse urbaine et hostile », se hérisse de barbelés…

L’Hiver peul reçoit un accueil très favorable de la presse nationale et confère à Souleymane Diamanka une notoriété méritée. En 2014, il sort un single dédié à sa mère, Le Vœu exaucé de Diénéba puis, deux ans plus tard, Être humain autrement. Ce nouvel album est également salué par la critique. Et ses mots voyagent au long cours, de New York à Durban, de Bamako à Lisbonne en passant par San Sebastian. Pour rappeler cette vérité universelle trop souvent ignorée : « L’humanité ne compte qu’un seul peuple vu de tout là-haut / Un seul peuple avec plusieurs langues, plusieurs cultures et plusieurs couleurs de peau ».

 

Ecrire à voix haute. Ce livre écrit en 2012 avec Julien Barret [décrypte les images et les jeux de sons du poète, dévoile les ressorts d’une esthétique qui voisine avec celle des troubadours, des poètes romantiques ou de l’OuLiPo]. « Au fond, la poésie, pour Souleymane Diamanka, sert à remettre la matière du monde dans les mots, si bien que l’univers tient tout entier dans certains de ses vers », écrit le linguiste spécialiste du rap et du slam. Sachant que l’univers est un tout sans fin dans sa matière comme dans son énergie et que chacune de ses parties peut constituer un tout en soi, la main de l’homme par exemple est à la fois un tout et une partie dans le corps, il s’agit là d’une quête depuis les commencements de l’humain nomade. Qui désire tutoyer les étoiles aussi bien que la terre où vont ses pas et ses mots.  Contrepèteries, mots-valises, calligrammes, calembours, palindromes sont autant de jongleries dans la vibration des sons et des sens. Et le troubadour, d’un pôle à l’autre du visible et de l’invisible, trouve parfois sans chercher. C’est toute la magie de la langue, celle des ancêtres chevillée à celle des contemporains, en ses rhizomes qui font pousser des fleurs. Quelques-unes d’entre elles ont aujourd’hui des résonnances qui ne sont pas toujours bleues. Le littORAL est souvent assourdissant quand « Le navire des rêveurs s’est renversé », à Ceuta et Melilla, à Calais… Le palindrome « RUE PÂLE INERTE L'ÊTRE NIE LA PEUR» se déroule comme une scène où les feux de la rampe sont éteints. Entre chiens et loups, une solitude marche dans une rue où rien ne bouge. Pas même les ombres des néons. Le « sud conscient » refoule la peur au-delà du subconscient. Il faut marcher. Marcher encore. [La lumière qui soigne] est à portée de main et de plume. « La littérature est une bénédiction / Ici on parle poésie urbaine et diction ». Seulement voilà ! Le corps de l’écriture et le corps du poète ne jouent pas toujours de la même tessiture dans leur ossature. La grammaire des mots est en retard sur celle du sang. « S’ouvrir à se faire aimer » intime à l’intime de marcher encore et encore. C’est un « rêve errant ». Une « correspondance des sables du désert » avec les « corps responsables des danses du désir ».  Une musique des vents qui sculptent des roses et en sourdine la pulsation feutrée d’un tambour. « La peau hésitante, là, pantelante / La poésie tente la pente lente. »

 

One Poet Show. Ainsi s’intitule le nouveau spectacle du « Peul bordelais aux cordes vocales barbelées », primé en 2023 au festival d’Avignon. L’idée lui en est venue après son adaptation en slam du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Côté jardin, une table sur tréteaux figure le lieu où le poète écrit. On y voit, parmi des feuillets épars, un poste radio cassette et une sphère posée sur un trépied fragile. Devant la table, quelques boules de papier froissé jonchent les entours d’une corbeille où sont cachées quelques surprises. L’imaginaire du spectateur papillonne de la sphère jusqu’aux boules, met à l’épreuve la consistance du monde et de l’écriture. Côté cour, à même le sol, les balles du poète invitent lentement le regard à formuler des hypothèses. Et, sur le pendrillon du fond, un écran montre des paysages de ville ou de savane, à grands traits figuratifs ou abstraits signés Jean-Marc Lejeune. Un personnage, tout à ses vagabondages, en souligne les mouvements furtifs.

Le spectacle commence avant l’entrée en scène de Souleymane. La mémoire des sons éveille la mémoire des songes. Du port de la lune à la corne de l’Afrique en passant par le mont Ararat, Alex Verbiese, Kenny Allen et Woodini, Zhirayr Markaryan  offrent des arcs-en-ciel aux [enfants qui chantent les mélodies de l’âme]. Cependant que la voix musicale du grand sage malien Amadou Hampâté Bâ égrène ses perles. « La beauté d’un tapis réside dans la diversité de ses couleurs ». Ici-bas comme là-haut, l’espoir est un ouvrage car « c’est toute l’humanité qui s’ouvre à l’art et crée ».

Puis le poète apparaît lentement côté jardin. Il regarde l’écran où ondulent quelques sautes de vent, il regarde le public suspendu à son souffle. Il dit ses vers. Même ses yeux les disent. Mais Souleymane Diamanka n’est pas un orant dévorant les arpents du plateau. Il se retire derrière sa table d’écriture, griffonne et chiffonne quelque feuillet lancé dans la corbeille à secrets. Puis il revient vers les spectateurs et sa voix les caresse. Un trait d’humour fuse. Des rires lui répondent. Des rires d’enfants et de grands-mères. Le poète est aussi attaché aux liens intergénérationnels de la famille universelle. Il propose des jeux de gestes et des jeux de mots, le sourire en bandoulière, et il improvise un poème. Minuscule comme une perle, vaste comme une sphère.

 

La dernière touche. Aucune composition n’est jamais complète mais il y a toujours une dernière touche qui la tient ensemble. Au cours de ses pérégrinations et de ses rencontres, celle parmi d’autres d’Alain Mabanckou qui lui a ouvert les portes de sa prestigieuse collection de poésie aux éditions Points, il s’est essayé au cinéma dans des fictions et des documentaires dont Les Enfants d’Hampâté Bâ d’Emmanuelle Villard et Les poètes sont encore vivants de Xavier Gayant. Curieux de tous les chantiers, il a répondu à l’invitation de Caroline Decoster du Château Fleur Cardinale à Saint-Emilion pour écrire un poème sur l’œuvre des vignerons. Mais venons-en à cette dernière touche. Souleymane se souvient de son One Poet Show à Auroville en Inde. Il dit : « C’était dans une petite salle, à la fin chaque personne du public est venue vers moi et m’a pris dans ses bras, parfois sans dire un mot. » Que serait la poésie sans les silences qui la grandissent ?

 

 

Dominique Boudou

 

Notes :

-       Habitant de nulle part, originaire de partout, éditions Points, 2021

-       De la plume et de l’épée, éditions Points, 2023

-       Prix littéraire des lycéens de la région Île-de-France, 2021

-       Dernier One Poet Show au Rocher de Palmer à Cenon près de Bordeaux, 2024

-       Souleymane se produira au musée de l’Orangerie dans la salle des Nymphéas de Monet le 23 juin 2025 à 19h et 20h30.