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dimanche 12 juin 2016

Par la fenêtre donnant sur le labour

Par la fenêtre donnant sur le labour
on voit briller des ustensiles
de cuivre ardent*
Garder le souvenir d'un visage penché
Sur la glaise
Sa bouche fermée aux remugles
Le soc luit sombre dans le sillon retourné
Des courtilières pourraient bondir
A l'assaut des corbeaux tapis
Le soleil de novembre s'effondrerait
Sans qu'on s'en étonne sous le ciel bas
J'ai toujours dix ans
Un froid me fait trembler

 Jean Follain, Exister, 1947


La courbe que l'oiseau
Va suivre s'il s'envole.*
Mais comment savoir ce qui en soi
Prendra la mesure de l'instant
La lumière est trop tendue
Le ciel s'ouvrira-t-il
Poser la question aux travers du chemin
Attendre un frisson sous la peau
Qui jetterait des traits
Chercher le regard des bêtes blanches
Toutes ces présences pour augurer la trace
Déjà plus là
Une éternité minuscule

 Eugène Guillevic, Sphère, 1963


Alguien está tocando una música espesa
en la esquina del mundo.*
Une musique au coin du monde
On l'entend tout au bout de la fatigue
Dans l'énigme du corps défait
Où aller encore si le chemin
N'est plus qu'un trait
Qu'on ne sait pas finir
Il faudrait se dissoudre là
Avec les notes blessées qui montent des fondrières
Dans les remuements faibles de l'air
S'accorder au murmure de l'eau
Parmi les hautes herbes
Devenir une idée nue ouverte comme une main
Pour sauver

Julio Llamazares, La lentitud de los buyes, 1979

tout est noyé tout s'estompe tout s'amenuise
on dirait un chagrin suppurant de la terre*
Il n'y a plus de tumulte
Les ombres gisent à l'entour des jardins
L'eau a perdu les traces des bêtes blanches
Un volet  battant dans le vide
Eloignerait de mes pas
Les menaces du vent
L'ornière étouffe un sanglot quand je déglutis
Du noir

Lionel Bourg, L'étoffe des corps (Paysages après la pluie), 1994


Un homme seul
regarde passer
un garçon
qui chancelle*
Je ne me suffis pas de son vertige
Ecarquillé dans les flaques
Des ombres battues en ses clins
Il me faudrait prendre aussi la douleur
Qu'il ignore encore
Loin des pères et des mères
Aux moignons qui suppurent
Mais comment nous inventer ensemble
Avant la chute

Bernard Delvaille, Faits divers, 1976

mardi 12 avril 2016

Tous les jours je mène paître mon corps*

Tous les jours
je mène paître mon corps*
Apprendre la patience infinie des troupeaux
Mais le chemin est si long pour le sang de travers
Combien de jours encore
A dissoudre
Quelle langue voudra bien me suivre

 Anise Koltz, Chants du refus II, 1995


L'enfant immobile de nos gestes
attend l'épuisement
de toutes nos paroles*
On cherche en vain les silences
Qui apprivoiseraient sa mémoire
D'avant toute lumière
Quand macéraient en lui les fièvres de la mère
Ils pourraient sauver ce qui le fige encore
Dans une peau qui le tient mal
Ouvrir son visage à d'autres visages
On ne comprend pas encore pourquoi
Nos mots le tuent

Jean-Louis Giovannoni, L'immobile est un geste, 1989


tous les reflets dans ses eaux
mémoire
qui va s'écoulant*
Comment nommer ce qui va vers le fleuve
Dans la fatigue de la marche
Y retrouver quoi de la mémoire dormante
Des ciels bas défilent avec des ombres
Des pierres comme des meules
Ont des rumeurs de lame blanche
C'est de là que tu viens et tu y retournes
Disent les éboulis des berges
Les gendarmes étourdis le long des herbes
De l'autre côté de l'eau des oiseaux font des signes
Il faudra bien les apprêter
Avant de passer

Françoise Hàn, ne pensant à rien, (Rivière souterraine), 2002


Au guet sous chaque ombre
la méfiance aux pieds nus
dévorée de mouches.*
L'image d'un coteau quand la lumière chavire
L'enfant est seul sous l'arbre seul
Avec des mots sans suite
Et soudain monte le bruit des mantes
Comme un frisson d'échine
Aucun secours ne viendra de la fille
Aux tresses bleues en bas du chemin
L'effroi reste sans partage

Daniel Boulanger, Tchadiennes, 1969


Le rire d'un enfant, comme une grappe de groseilles
rouges.*
L'oiseau s'est tu dans les plis du jardin
Une bête blanche rejoint l'ombre d'un caillou
L'enfant rit
Qu'a-t-il entendu du silence sous ses pas
Comment s'en délivrer

Philippe Jaccottet, Ce peu de bruits, (Notes du ravin), 2008


La lampe cueille le silence
Et fait parure au souvenir.*
La fenêtre assombrit
Le plancher de la chambre
Un grain de plâtre va tomber
Sur les ombres allongées près du lit
Je rassemble ici mes enfances
De berges et de margelles
De courtilières courant sous les humus
De corps figés dans la langue
Mais le cercle de la lampe se défait déjà
Le silence ne tient plus mes mémoires
Les mots ont du sang sur mes lèvres

Hélène Cadou, Le bonheur du jour, 1956


Vois le vieil arbre qui entre en fleurs
Comme un grand prêtre entre, aveuglé,
Dans un délire blanc.*
Le regard ne tient plus dans la marche
Des plis de linge blanc traversent la mémoire
Le printemps porte l'aube des souvenirs
Quand sonnaient les beffrois
Et que l'enfance avait rétréci les gestes
L'arbre n'y pouvait rien
Ses promesses étaient trompeuses
Dans le silence des dimanches
Il fallait boire jusqu'au fond du corps
Toute la lie

Jacques Vandenschrick, Avec l'écarté, 1995



mercredi 17 février 2016

C'est la route qu'on n'a pas prise

C'est la route qu'on n'a pas prise
qui essaime toujours - l'autre a fini
dans un sac au fond de quelle chambre obscure*
Sur les coteaux et dans les combes des enfances
Les sentes qu'on prenait
Avec des fleurs pareilles à des abeilles
Et des frémissements sous l'herbe sèche
Je ne les tiens plus dans mon pas qui piétine
Je cherche encore les chemins détournés
Qui m'interdisaient leur mystère
A moi seul figé déjà dans un corps mal assemblé
Quand la petite voisine y jetait ses doux ans en pâture
Son rire et sa peau blanche

 Guy Goffette, La vie promise, (Lettre à mon voisin), 1991


Marcher dans la nuit, parler sous la rumeur,
pour que le rayon du jour naissant fuse et réplique à
mon pas*
Mes enfances encore sous les hivers trop bas
Les signes de la nuit que je devais conjurer
Entre l'eau des marais et les creux dans la combe
Le petit peuple des chimères courait sur ma peau
S'engouffrait dans ma gorge sans cri
La lumière tardait sous l'horizon
Haché des hautes herbes
Mes gestes rentraient dans mes gestes
Cloués par le noir sans issue
J'en contemple les restes sous mes mots
Les énigmes tapies
J'ai cinq ans pour toujours

 Jacques Dupin, Le corps clairvoyant, (Moraines), 1969


De toutes petites pensées tournent en rond ici,
ne cherchent rien,
ne désirent rien.*
Elles zèbrent l'eau croupie des bassins
Où vont les feuilles mortes
Se changent en mouche dans les vieux souvenirs
De lampes et de toile cirée
Quand l'ennui crépitait autour de mes yeux
Elle se jettent sans dessein
Sur l'horizon froissé comme un drap
De mauvaise nuit
Elles n'ont pas assez de corps
Pour énoncer le temps qui manque
Le désir qui languit
Mes mots s'essouffleraient à les chasser
La marche seule parfois les dissout

 Pӓr Lagerkvist, Angoisse, 1916


Formée de boues et de sédiments
une très confuse image
monte de l'absence*
Des chimères venues d'avant moi
Dans des souvenirs de fièvres
Au creux d'autres corps
Accompagnent encore mes pas
Les bêtes blanches ont des grimaces de suie
Des remuements de lie des murmures de vieille eau
Le temps ne les remise pas dans ses plis
Ma langue échoue à les combattre
Ma solitude est trop absente

Françoise Hàn, ne pensant à rien, (Absence), 2002

lundi 18 janvier 2016

Comment dit-on chemin

comment dit-on chemin
rivière
arbre
là où je n'irai pas*
Mes mots ne sont pas des lieux sûrs
Pour assembler les paysages
Qui échappent au grain de ma langue
Ma mémoire a perdu l'établi de l'enfance
Où je fourbissais les brumes et les berges
La lumière des coteaux et la suffocation des mantes
L'effroi dans le creux de ma gorge
Les gestes muets
Comment se fondre dans le silence
Du chemin qui reste

 Thierry Metz, Le drap déplié, 1995


Mon paysage est une main sans lignes,
Tous les chemins s'y nouent,
Je suis le nœud serré*
Mon regard comme mes mains
S'épuisent à l'ébauche de l'horizon
Les oiseaux vont trop bas
Sous les plis de la lumière
Les herbes couchées abandonnent leurs signes
Dans les remugles de la terre
Je suis un goitre

 Sylvia Plath, Arbres d'hiver (Stérile), 1971


plus grande est la solitude au passage des grands
oiseaux*
Leurs cris mêmes agrandissent le ciel
Rapetissent la sente où le corps s'étire
Et le silence tombe sur mes épaules
Immobile
Je ne peux rien saisir des ombres entre mes pas
Mon sang a pris le goût du fer dans ma bouche
Il est trop tard
Les draps de la nuit claquent déjà

 Jean-Claude Pirotte, Faubourg, 1996


tout est noyé tout s'estompe tout s'amenuise
on dirait un chagrin suppurant de la terre*
Il n'y a plus de tumulte
Les ombres gisent à l'entour des jardins
L'eau a perdu les traces des bêtes blanches
Un volet  battant dans le vide
Eloignerait de mes pas
Les menaces du vent
L'ornière étouffe un sanglot quand je déglutis
Du noir

Lionel Bourg, L'étoffe des corps (Paysages après la pluie) 1994


samedi 16 janvier 2016

D'où je viens ne m'est rien

D'où je viens ne m'est rien.
Je possède si peu
De ce qui sert à vivre.*
Mon corps est né dans l'absence
Ni geste ni langue
N'ont aveuglé en lui le grand secret
Des solitudes
Je marche à sa rencontre nue
Sans le parapet des ombres fausses
A l'entour du regard
Je sais comment me dépouiller
Avec la foudre du silence

 Jacques Vandenschrick, Avec l'écarté, 1995


Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches*
Les mots comme les pas en retard du corps
Ne tiennent rien debout
Terre et ciel tremblent dans le vertige
Des mémoires qu'on ne sait plus reconnaître
Il y a des chancres écarquillés
Dans les fondrières invisibles sur ma peau
Du suint dans mes humeurs défaites

 Arthur Rimbaud, Illuminations, (Enfance) 1874


Combien de temps pour être fidèle à son manque ?*
On ne s'est pas encore apprivoisé
On cherche l'absence au cœur des vieilles traces
Une lueur sombre sur les lignes passées
Le chemin en moi s'immobilise
Des ombres vont dans ses marges
Comme de pauvres sortilèges
Incapables d'envoûter les silences
Il faudrait sortir de soi
Les larmes et les cris
Les souvenirs dont on n'a pas voulu
Du père et de la mère
Mais comment soulever la peau
Qui pèse sur la peau

Jacques Vandenschrick, En qui n'oublie, 2013


Le corps se sectionne dans le corps*
D'autres regards naissent dans le regard
Abreuvés à d'autres paysages
On croit deviner les hauts murs
Venus des enfances qu'on a rêvées
On invente des signes insaisissables
Pour dire l'oiseau qui soutient l'horizon
La fenêtre borgne d'où monte un soupir
De quand on avait dix ans
On reste comme une ligne coupée
On oublie que nos pas sont nos pas
Dans le mystère qui nous foudroie déjà
On n'ira guère plus loin
Il est temps

Jean-Louis Giovannoni, Garder le mort, 1975

mercredi 13 janvier 2016

Chaque pas visible

Chaque pas visible est un monde perdu*
La marche abolit aussitôt qu'elle a vu
Le chemin n'a plus de franges
Où se tenait la langue avant le franchissement
Mais comment inventer d'autres pas
Qui remettraient le monde au jour
Si la fatigue m'efface
Si l'invisible emporte mes restes


Jacques Dupin, Gravir (Le chemin frugal), 1963


Il y a ce mur blanc, au-dessus duquel le ciel se crée -
Infini, vert, totalement intouchable.*
On n'a plus sous les pas
La sensation de la terre
Les yeux à tâtons dans la marche
Eprouvent l'épuisement de la langue
On échoue à désigner ce qui manque de nom
L'infini résonne si mal par delà le mur
Le ciel s'est perdu depuis nos enfances
Comment savoir si ce n'est pas lui sous nos semelles
Comment retrouver sa mémoire


Sylvia Plath, La Traversée (Appréhensions), 1971


Marcher.
N'avoir de lien qu'avec ce mot.*
La durée a tout effacé des gestes
Qui tenaient mon corps
Les lignes ont brouillé
Les traverses du ciel et de la terre
Je ne vois plus les abords du chemin
Où les toits se sont couchés
Je marche avec le mot marcher qui chuinte
Il n'est d'aucun commencement d'aucune fin
Dans quelle langue m'appartient-il
A jamais étrangère


Thierry Metz, Terre, 1997


Désormais nous ne sommes plus du même
                                      [mouvement que le vent*
On ne se sait jamais au-delà du chemin
La fatigue a pris les derniers restes
Qui pensaient encore en nous
Les mots mêmes n'ont plus d'établi
Où me rassembler
La mue du sable sur ma peau ne tardera pas
Le grand sommeil vient déjà
Avec ses blancheurs nues
Ses murmures d'horizon lent
Son rien immobile

Raphaële George, Eloge de la fatigue, 1985