J'ai souvent entendu de jeunes retraités dire qu'ils n'avaient plus une minute à eux. Pris par les petits-enfants qui turbulent, les expositions, les conférences, les escapades patrimoniales, les parties de cartes avec les copains, les parties de lèche-vitrines avec les copines, les mots croisés mots fléchés mots mêlés voire brouillés, la photo en amateur à l'amicale du quartier, l'entretien physique au club ou à l'air libre, le jardin, le bricolage, la cuisine, la pêche au goujon...
Je m'étonnais de cette ritournelle. Comment, alors qu'un temps libre indéfini s'offre à l'individu, peut-il ne plus avoir une minute à soi ? L'hypothèse de la disponibilité elle-même indéfinie constitue-t-elle une explication suffisante ? Bien sûr, le jeune retraité passe du jour au lendemain du temps plein au temps vide et il entreprend de le remplir derechef. Il devient son propre employeur, multiplie les activités pour s'occuper et subit du même coup l'occupation d'un nouveau temps contraint. L'indéfini ne convient pas à l'humain habitué à désigner, repérer, nommer, organiser, encadrer depuis l'école. Cette tendance s'aggrave avec l'imperium de la rentabilité économique et s'en affranchir est perçu comme une faute morale. Etre enfin libre d'accord, mais dans certaines limites !
Ce constat doit cependant être complété par un questionnement sur le temps lui-même. Il apparaît comme doté d'une existence autonome en ce sens que sa distribution/répartition n'obéit plus à une norme préétablie mais vogue au hasard des contingences de l'ordinaire. L'individu peut évidemment choisir une date et une heure pour un rendez-vous médical ou amoureux. Il peut aussi, quand il garde encore la pleine maîtrise de son agenda, retenir une autre date et une autre heure pour telle ou telle action, tout en prenant en compte le temps choisi pour le rendez-vous médical ou amoureux. Mais cette maîtrise lui échappe au fur et à mesure qu'il multiplie ses activités. Des chevauchements surviennent et il faut les défaire comme dans un jeu de patience. Des recours à l'insert sont heureusement possibles. Pourquoi ne pas contenir le temps de l'activité A dans le temps de l'activité B et ménager ainsi un temps pour l'activité C. En cas d'impasse, le report à une date ultérieure représente une solution à court terme et une bombe à retardement car les balises de sa durée viendront se heurter à d'autres balises de durées envisagées. A ce niveau-là d'intrication des temps et des durées, dans leur objectivité comme dans leur subjectivité, l'individu n'a en effet plus une minute à soi. Toujours à galoper semblable au cheval fou sur l'étendue floue de la steppe. C'est le temps qui édicte ses lois et commande. Il devient une personne que l'on peut maudire pour ses cruautés. A moins que la victime se rebelle, reprenne les rênes et la bride du temps emballé. C'est là une ressource de la volonté. Elle est à la portée de tout un chacun. Mais une voix, insolente, susurre : le temps, au commencement, n'est qu'une idée apprivoisée par l'homme pour dominer ses espaces. Indéfinie et définie tout à la fois, selon les situations, les occurrences, les perceptions, les émotions, les sentiments... Cette idée devient à son tour à son cheval fou que l'on peine à débourrer et l'on vide sans ménagements les étriers du sens. Il n'y aurait donc aucune issue à notre dilemme ? La condamnation à souffrir des fourches patibulaires du temps serait définitive ? Non. Clairement non. La volonté a un stratagème à sa disposition : Tenir pour vrai. Je tiens pour vraie ma liberté de m'opposer à mon nouveau temps contraint. Elle est mon fanal sur le chemin de mes jours vieillissants et je lui accorde toute latitude pour vagabonder au gré des mes envies. Comme une sorcière sur son balai cosmique.