Les mots me manquent pour faire le portrait
de Haruki Ogawa. Le vocabulaire habituel s’efface aussitôt qu’il est dit. Je
demande aux lecteurs, s’il s’en trouve de mon espèce ou d’une autre, indulgence
et bienveillance. Haruki Ogawa n’est conforme à aucune définition communément
admise par les faiseurs de définitions. Mettons qu’il soit de taille moyenne
même si j’ai l’impression qu’il s’allonge parfois de dix centimètres ou, au
contraire, rétrécit d’autant. Mettons qu’il ait les cheveux bruns, très bruns,
normal pour un Japonais, même si leur couleur vire comme si elle ne tenait pas,
selon la lumière changeante, au bleu ou au violet en passant toutes les gammes
du mauve. Cette impossibilité à saisir son visage confère à Haruki Ogawa une
étrangeté que ne renierait pas la romancière du même nom. Nous nous sommes
rencontrés dans une brasserie traditionnelle, il en existe encore, avec des
serveurs humains stylés à l’ancienne, et j’ai constaté que le décor échappait à
toute persistance rétinienne. La matière du mobilier notamment, me paraissait
instable, tantôt très dense tantôt très poreuse. Allait-elle se désagréger
alors que je m’efforçais de suivre ce que me disait Haruki ? Ma mémoire,
pourtant augmentée, réussirait-elle à organiser l’essentiel et l’accessoire de
son propos ? Aujourd’hui encore, je ne peux être sûr de rien et j’en
éprouve une sourde inquiétude.
Haruki Ogawa, nonobstant son inclinaison au
silence, m’a longuement parlé de ses voyages en terre Adélie. Avant de sentir
les hommes, il faut sentir les paysages. On ne peut rien faire sans ce
préalable. Cela demande du temps. De la lenteur. Pendant les deux mois de mon
premier séjour, j’ai beaucoup marché. Comme Kant et Schopenhauer. Vous les avez
lus peut-être, dans votre ancienne vie. Non ? Qu’importe ! Marcher
donc. J’insiste. Les paysages de la terre Adélie sont plus variés qu’on croit.
Il n’y a pas que des arpents de neige et des cailloux. Mais vous allez me dire
que ce n’est pas le sujet. Je comprends. Les reconfigurés, vous permettez que
je vous appelle reconfiguré, sont rationnels. Moi, pas tellement. C’est parce
que je suis japonais. Encore un paradoxe. Le Japon est l’un des pays les plus
touchés par les mutations technoscientifiques et pourtant assez peu rationnel.
La terre Adélie n’est pas vraiment rationnelle non plus, malgré ses
laboratoires de recherche. La preuve, on y a construit la prison internationale
en dépit du bon sens. Je l’ai visitée plusieurs fois. Son directeur m’a paru
mélancolique. Trop de blanc à l’intérieur et à l’extérieur. Il aurait fallu du
jaune. Bouton d’or ou tournesol. Il aurait fallu des équipements moins
minimalistes, en bois plutôt qu’en acier, avec des veines bien prononcées. Les
détenus ont du mal à s’y faire. Ils se promènent librement dans la prison,
accèdent librement au parc artificiel mais ils sont souvent prostrés. Assis des
heures sur des bancs, les doigts crispés sur le ventre pour en protéger les
viscères attaqués par des rapaces imaginaires. Certains refusent même de sortir
de leur cellule. Quelques-uns ont préféré se suicider. Les exopsychiatres
pensent que des erreurs de zonage se sont produites quand les neurochirurgiens
ont opéré les cerveaux des prisonniers. Ils craignent de ne pas maîtriser la situation
si la violence se déchaîne. Il y a là-bas des criminels absolus, dit le
directeur. Des monstres qui feraient passer Jack l’Eventreur pour l’agneau le
plus doux de la création.
image terreadelie.sblanc.com
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