samedi 12 octobre 2024

Les poètes de La Page Blanche parlent avec Greta Thunberg


 " Comment osez-vous ? "

Greta Thunberg a 16 ans quand elle prononce ces trois mots depuis la tribune de l'Assemblée générale des Nations unies. Ils ont fait le tour du monde. Ils appartiennent à l'histoire de l'humanité. Qui périt par l'eau et le feu. Dans l'indifférence quasi générale des grands argentiers à l'abri dans leurs bunkers. D'aucuns, déjà, construisent des fusées pour s'enfuir vers d'autres confins à asservir...

Dans Poétique d'un désastre annoncé, les poètes de La Page Blanche sous la direction de Air répondent au discours inlassablement martelé de l'adolescente : " Les gens souffrent, les gens meurent, des écosystèmes entiers s'écroulent. Nous sommes au début d'une extinction de masse, et tout ce dont vous parlez, c'est d'argent, fantasmant une éternelle croissance économique ? Comment osez-vous !"

L'ensemble est structuré en neuf mouvements, chacun ouvert par un bref avant-propos : Un monde étrange, Penser sur le long terme, Ensemble nous faisons la différence, M'entendez-vous ?, La solution la plus simple est sous vos yeux, Vous ne pouvez pas inventer vos propres faits, Où que j'aille j'ai l'impression qu'on me raconte des histoires, Le monde se réveille, Nous sommes le changement et le changement arrive. L'espoir, jamais, n'abdique son courage.

Dans un texte qui accorde une large part aux blancs du silence, Patrick Modolo évoque l'errance dans la nature déchaînée. " nous voici tous    SDF    de nos vies    des sans-abris de l'Histoire    submergés brûlés vifs "

Jean-Michel Maubert imagine le dernier été des hommes, [l'air s'auto-dévorant].  La décomposition est inéluctable. Elle déforme les bouches et abolit le vol des oiseaux. Le grouillement des vers emportera tout sur son passage.

Victor Ozbolt donne la parole à une "vieille tortue marine dans l'océan jonché de plastique". L'azur n'est plus que fièvres crépusculaires. Ne reste qu'un liseré d'écume sale auquel confier la possibilité du pire, à bas bruits.

Christophe Condello se demande s'il "faut des ailes à nos poèmes pour échapper à l'aveuglement".  Et au puits sans fond "où il fait un âge sombre". Entre la terre et le ciel, l'horizon n'a plus de ligne sûre. Le réel va de guingois.

Anne Barbusse, plus ouvertement politique, dénonce les mensonges étatiques élaborés par les capitalistes et s'en prend à "l'arbre syndicaliste" qui prétend "sauver le monde avec des gestes de mendiant".

Matthieu Lorin prône également l'action. "Le soleil d'octobre est capable de froisser tôles et volontés. Il faut en profiter et liquider les anciennes visions. Car notre regard se perce déjà, pareil à une toiture mal entretenue : te voilà donc à retrousser tes manches pour replier l'été."

Andrew Nightingale, en son entretien métaphysique, revient à l'éternelle question du mal, incarné par un moine qui s'immole. Son esprit est "plus fort que cent éléphants". Et pourtant il brûle, tragique, forcément tragique.

Pierre Lamarque est ici le plus ténébreux. " Nous sommes les derniers poètes de l'humanité... Il faut comprendre que notre littérature se situe (peut-être) dans une agonie du monde..." L'exercice de la lucidité, in extremis, saura-t-il éviter le pire ?


Une longue postface signée Calique et intitulée L'homme décapsulé s'adresse directement à Greta Thunberg. Porté par un humour grinçant, l'auteur propose une réforme de l'entendement au moyen d'un décapsuleur psychique. Il s'agit "d'effectuer l'inventaire exhaustif de ses automatismes, émotions récurrentes, attitudes réflexes, mécanismes de défense et autres rouages psychologiques. Après quoi, il pourrait procéder à une refonte méthodique de sa personnalité, déplaçant ses composantes, comme les pièces d'un jeu d'échecs, sur les cases appropriées : en avant, biodisponibles, les prédispositions porteuses d'émancipation et de progrès ; mais à l'arrière, au lieu de pièces maîtresses prêtes à jouer leur rôle conquérant, les travers, compulsions obsessionnelles et conditionnements délétères, déchus, relégués, condamnés à l'inanition, puis réduits à l'état de vagues hoquets tout prêts de s'éteindre."

Enfin, Abdellatif Laâbi offre au lecteur un extrait de son recueil paru en 1992, Le Soleil se meurt. "Le soleil se meurt / une rumeur d'homme à la bouche / Le chaos viendra balayer la scène / de cette vieille tragédie / racontée mille et une fois / par un idiot / devant une salle vide". 

Dans la nouvelle configuration de la partie d'échecs, c'est peut-être lui, l'idiot, contre les sachants de la finance et leurs valets confits en dévotions, qui aura le désir de trouver les gestes qui sauvent. Loin des tours hautaines et des cavaliers de l'apocalypse, des fous chimériques et des rois édentés. Peu à peu, la salle vide se remplira comme aux premiers temps de l'histoire, portée par la volonté de réenchanter la banalité de vivre. Ne cessons pas d'y croire !

Poétique d'un désastre annoncé D'après les discours de Greta Thunberg compte 130 pages publiées par les éditions Lpb. Il coûte 15 €.

 

mercredi 2 octobre 2024

Marie-Cécile Fourès, On ira voir la mer demain. Ou dimanche

 


On ira voir la mer demain. Ou dimanche.
, de Marie-Cécile Fourès, est un roman adapté de sa pièce de théâtre Libre(s). Le titre est un fragment du dialogue entre une mère et son fils. Dans un bar désert où le patron lit obstinément son journal. La rue aperçue "à travers la vitrine sale" est déserte dans le petit matin. Il pleut. Comment imaginer "les rues en pente qui mènent au port, un peu plus bas" dans le gris de la pluie ? Comment la mère peut-elle sortir de soi quand l'étau de l'histoire qui la hante et qu'elle hante n'en finit jamais d'outrager ses plaies ? Et le fils, Paul, empêtré dans sa tendresse comme dans son agacement, peut-il concevoir une issue même minuscule à cette violence qui a terrassé son enfance ? Pourquoi cet empêchement de la parole, si fréquent dans les familles quand ça déraille jusqu'au drame ? Il faudrait pouvoir définir un tant soit peu les contours de ce "ça" par nature insaisissable...

Précisons quelques éléments du contexte de cette famille ouvrière en milieu rural. L'usine d'à côté, chez Barrié, fournit encore du travail à la plupart des habitants. "Une aubaine" quand on n'a pas trop fréquenté l'école. La mère, dont on n'apprend le prénom qu'à la fin du livre, est l'aînée d'une fratrie où [elle ne servait à rien]. Ses parents, qui parlaient peu, désiraient un fils. Ils en eurent quatre après elle et leurs photos trônent encore sur "le grand buffet du salon". La naissance, le baptême, la communion, le mariage. Toutes les étapes de la vie programmée, avec ses principes auxquels on ne déroge pas. "Personne n'a jamais fait d'enfant sans être marié". 

Seulement voilà !  Le silence de la parole résonne longtemps dans le tintement des verres de vin. Même les belles-sœurs boivent. "L'alcool, chez eux, c'est une habitude dont on ne cherche pas à se défaire". Alors, se tirer vite fait. Avec les épousailles comme seule issue. Bruno est beau gosse avec ses yeux ardents et son accent chantant du sud. Il parade sur sa mobylette, passe et repasse devant la mère assise sur un banc. Il la regarde, la regarde encore, et le marché se conclut sans un mot. Une autre histoire commence. Les premières plaies ne tardent pas à saigner. Du sang partout. Dans le cœur de la mère et dans celui du fils. Il y en a même sur les marches de l'escalier...

Et l'éternelle grande question du mal est de nouveau posée. Pourquoi et comment Bruno devient-il un monstre ?  Y avait-il en lui une part maudite qui tôt ou tard sortirait ses griffes ? "Tu... tu l'as aimé ? Un peu ?", demande le fils. Hésitant. "Bien sûr que oui ! Je n'ai aimé que lui. Et lui aussi... S'il n'avait pas été aussi jaloux. Et s'il n'avait pas bu autant...", répond la mère. D'un seul trait. 

Le lecteur comprend rapidement que les violences conjugales constituent le sujet du roman. "En 2023 en France, 104 femmes, 13 hommes et 38 enfants ont été tués par leur conjoint/parent", rappelle la quatrième de couverture. Est-ce à dire, paraphrasons Lacan, que l'amour est quelque chose qu'on n'a pas vraiment et qu'on veut l'offrir à quelqu'un qui n'en veut pas vraiment ? 


Une chose est certaine cependant. La mère aime le fils et le fils aime la mère. Mais c'est bien difficile de passer du le et de la au sa et au son. La conversation est parfois houleuse. Il y a des cris. Une chaise  tombe. Quand deux huis clos se rencontrent, abaisser le pont-levis des représentations remparées est toujours douloureux. Peut-être n'en constituent-ils qu'un seul de huis clos, sourdement entretenu par un chimérisme fœtal dont les effets délétères durent jusqu'au dernier souffle de la culpabilité. "On ira voir la mer demain. Ou dimanche. Comme tu veux.", propose le fils. La mère dit qu'elle a mis des livres dans sa valise et il s'en étonne : "Mais tu m'as dit que tu ne lisais pas." 

Ah ! Comment comprendre ce que pèse une valise quand on retourne pour quatre jours dans son ancien chez soi insécure, après toutes ces années d'enfermement et d'hébétude ?  Le foulard bleu offert par Bruno n'est pas si léger. Les petits mots de Paul sur ses cahiers d'écolier sont lourds entre les lignes. Mais il n'y a pas que ça, oh non ! Et le lecteur se bouchera les oreilles, après avoir pleuré. Un autre drame pourrait survenir. En plein décembre sur le sable glacé de la plage. Mais Paul est en alerte. Il prendra sa mère par la main. Elle n'aura plus peur.

L'écriture de Marie-Cécile Fourès est celle de la parole suffoquée. La respiration ne va pas l'amble avec les mots. Le temps presse pour dire. Et le corps de la langue résiste comme résistent les gestes. Il voudrait aller vite, très peu d'adjectifs épithètes dans le texte, mais il trébuche sur les béances des non-dits, se ressaisit, trébuche encore. Même sur la douceur il trébuche...

 

Extraits : 

Il soupire encore. Il a beaucoup de qualités. Mais pas la patience. Il tient ça de son père. Elle voudrait tellement lui parler. Ici, ce sera le mieux. Pas dans la voiture. Pas demain. Ici. Maintenant.

- On n'est pas si pressés, non ?

- Non, on n'est pas si pressés...

- Pas envie d'y aller.

- Je me doute. Mais ce serait bien, depuis le temps que tu ne les as pas vus.

- Ils sont jamais venus me voir. Personne. Pas un ! Personne !

- Je sais...

*

Quand je revenais chez eux, certains samedis, je prenais le premier train. Avec ma petite valise à la main. Dans la gare, j'attendais qu'il soit presque midi pour me rendre à la maison. J'attendais dans la gare. Sans lire. Sans rien faire. Juste à attendre. Et à me forcer à ne pas reprendre le train en sens inverse. Je regardais les gens. J'étais transparente. Je les regardais et personne ne me voyait. Je n'existais plus. 

Plusieurs pages manuscrites du journal intime de la mère et des petits mots du fils accompagnent la lecture du livre de Marie-Cécile Fourès. On ira voir la mer demain. Ou dimanche. est publié aux éditions de La 21ème Saison sises à Toulouse. Pour chaque vente, un euro sera reversé à l'association Olympe de Gouges qui lutte contre les violences conjugales et familiales. (www.olympe2gouges.org). L'ouvrage coûte 12 €.

 

dimanche 29 septembre 2024

Thibault Marthouret, 365 + 1 Poésie d'anticipation


Tout le monde, un jour ou l'autre, a cette ritournelle un rien désabusée sur le bout des lèvres : "De toute façon, on sait pas de quoi demain sera fait".

D'autant que demain a commencé hier, ou avant-hier, ou il y a cinquante ans et davantage ! Et ce hier et cet avant-hier produiront encore leurs effets dans on ignore combien de temps. Les durées ne sont jamais un tuilage tiré au cordeau. "Portrait de demain / en journal de la veille / tombé du dossier de la chaise", écrit Thibault Marthouret dans son recueil de poésie d'anticipation 365 + 1. Et son 266ème portrait précise, nonobstant le flou inhérent, sa pensée. Demain est une balançoire en plastique toute rouillée où "Le présent grince. Le passé se tait. Le futur ne veut plus bouger". 

De quels mouvements, dès lors, accompagner les traits du pinceau pour esquisser une figuration viable, si [la toile est déjà signée] ? Le poète nous fait part de son empêchement. Le temps est un kit qu'on échoue à assembler. À la fin du montage, comiquement ou tragiquement improbable, il reste toujours une vis en trop. Et si on le perçoit comme un puzzle, on ne connaît jamais le nombre de pièces. Saturne* en finira-t-il de dévorer ses enfants désemparés ?

Thibault Marthouret est l'un de ses enfants désemparés, de la génération des milléniaux née au début des années 1980. Il n'en a pas moins la conscience aiguë des croyances orgueilleuses dangereusement tapies au cœur de l'humain. "si l'homme était un oiseau, il se vanterait de réveiller le soleil", écrit-il. Aucune leçon n'a été retenue depuis la chute d'Icare. Aujourd'hui encore, de nouveaux Prométhée englués dans leur hubris rêvent de réparer la Terre avec la seule ingénierie technologique*. C'est que "Le poids du savoir ignoré nous emporte".

Et pendant ce temps qui dure longtemps, des trous n'en finissent pas d'apparaître dans les ciels de Chine et du Chili, de partout ailleurs. "Des trous où sombrer". Et pendant ce temps, les moutons et les renards se mettent à baver, les pigeons voyageurs exténués tombent comme les météores de l'apocalypse. Aucune offense faite aux animaux n'épargnera les hommes, disait Julos Beaucarne. Demain, dans les bois, il y aura des chasses à l'homme non conforme. Et les chasseurs tarderont à réaliser qu'ils font eux-mêmes partie des bêtes à traquer. Quand on les aura parqués dans des lotissements où "décrocher un rendez-vous avec la vie" sera impossible, "une overdose de neutralité" les ensevelira définitivement... dans l'écran de leur téléphone portable. Histoire bien connue des banlieues sous toutes les latitudes. "Le futur au passé" n'est pas que "l'apanage des romanciers". Les murs murmurants de Beaumarchais et Hugo, accoisés, n'ont pas fini de saigner à blanc le bonheur exsangue. En ce sens, le livre de Thibault Marthouret est éminemment politique.

Et le politique s'exprime d'abord dans le quotidien ordinaire et infra-ordinaire. L'index thématique rédigé par l'auteur en atteste. Notons ces quelques entrées parmi les 154 du recueil : Boisson (goutte de vin, bouteille vidée, café d'autoroute, sachet de tisane éventré...), Chantier (échafaudage précaire, pierre jetée sur une tentative de tas...), Plante (prendre racine ailleurs, dans les griffures couleur de baies, remettre au lendemain l'arrosage des succulentes...), Verre (glaçon lâché au fond du verre, explosion de verre attendue, personne ne s'émeut assez pour jeter un verre d'eau sur Demain en flammes...). Notons aussi les quelques entrées qui présentent le plus grand nombre d'occurrences : Animal, Eau, Musique,  Ombre, Peinture, Temps. Et attardons-nous sur l'entrée Résistance, tout aussi éloquente. Ce ne sont pas les hommes qui résistent mais la nature malgré les outrages endurés. Des fleurs persistent au ras du sol, des branches [refusent de s'avouer bois mort], des pissenlits s'imposent dans des interstices, "les réseaux essentiels" de "la forêt tourmentée" relaient le message des oiseaux. Quant à l'homme, le 141ème portrait lui est défavorable : "Portrait de Demain / en ville de sable et de bois flotté / -résisterons-nous à la tentation / du château au sommet ? / De l'étendard ?"

Et Thibault Marthouret d'énumérer les dichotomies, ces oppositions paresseuses qui le condamnent à l'inertie, en pensées comme en actes : blanc et noir, fond et surface, eux et nous, début et fin, ombre et lumière... La poésie, toujours, arpente les chemins fragiles de la philosophie.

Mais qu'en est-il enfin du + 1 qui prolonge en suspens le titre de l'ouvrage ? La première de couverture répond sans équivoque à la question. C'est à chacun de nous, avec les autres et pour les autres, de se retrousser les manches sur le chantier des jours déjà là et à venir. La force de l'homme n'est jamais acquise, sa faiblesse non plus. L'espoir n'est pas qu'un brin de paille qui luit au fond d'une étable si nous avons la volonté de l'entretenir et de le partager.

 

Extraits :

 

064.

Portrait de Demain

par-dessus ton épaule

- un geai bleu,

un regard noir.

 

080.

Portrait de Demain

en radeau de fortune

sur la rivière déchaînée du matin :

la tartine choit du bon côté

ou du mauvais,

toute la journée se joue

dans la chute d'une tranche de pain.

Tu beurres, tu paries.

Rien ne va plus.

Les jeux sont faits.

Le thé vert retient son souffle.

 

119.

Portrait de Demain

aux traits flous.

N'est bien peint que celui

qui reste méconnu,

l'homme effleuré,

à peine croisé,

avant la certitude

et ses dévorations.

 

365 + 1 de Thibault Marthouret est une œuvre dont la palette est riche de mille nuances à murmurer ou à dire haut et fort. Publié aux éditions de  l'Attente, le livre compte 181 pages et coûte 17 €.


*Saturne évoque ici la peinture de Goya dans la Quinta del sordo.

*Voir l'excellent numéro de philosophie magazine intitulé Réparer la Terre ? paru en 2022.


 

vendredi 27 septembre 2024

Jean-Christophe Belleveaux, Indigo, c'est le titre


Indigo, c'est le titre
. Probablement surgi d'une ou plusieurs voix intérieures du poète, dans sa "soute cérébrale". Et il revient, comme s'il fallait s'assurer que c'est bien ce titre-là et aucun autre alors que les voix extérieures des paysages expriment ce qui résiste dans les flux du corps et ceux de l'écriture.

Qu'il pleuve à Nevers ou à Srinagar en Inde, le poète taraude l'inépuisable mystère des mots. [Comment mieux les forger, comment mieux les souder] si, de faux pas en faux pas, ils "font mine de disparaître" ? Ont-ils parfois si peu de consistance que l'image du réel, mal aperçue, pourrait s'effacer d'un faux mouvement du bras ? "de toute façon / la langue est une hyène", écrit Jean-Christophe Belleveaux. Elle tousse, elle boite, impuissante à saisir les hoquets du temps, à ordonner un tant soit peu le grand désordre d'être. Et cependant il faut vivre, "un peu vivre" malgré les leurres du visible. Quelques éléments du décor parviennent à apaiser : "une épicerie d'un autre âge ou une mercerie" ou, comme dans un tableau hopperien, une "station-service déserte" avec ses lampadaires. La totalité du monde se trouve peut-être là, entre dénuement et solitude.

Le deuxième ensemble du recueil s'intitule l'apnée, les fleurs. Le poète se déclare "colporteur de moi-même / ce paquet encombrant". Il esquisse un trait d'humour pour dire les outrages du temps qui fragilisent le corps : "là-haut la corneille du désespoir croasse / vieillesse, neige ennemie". Des souvenirs passent, improbable imagier des ombres. Des trains pris en hiver sous d'autres confins, la plage aux "ondulations de reptile saharien". Jean-Christophe Belleveaux a arpenté tant de virages et de rivages aux "quatre points cardinaux". Et le voilà de nouveau poursuivi par la question des mots dont "le chambranle linguistique" est une "construction bancale" qui ne produit que des fleurs "encore et encore et encore". Des fleurs trompeuses comme la rose sur la tombe de Rainer Maria Rilke. Mais le poète ne cède pas à l'apitoiement. "le pain rassis de la mort" n'est pas de son goût. Il se tient debout, en apnée ou pas, dans sa volonté de ne rejoindre aucun clan et hisse le drapeau noir de l'anarchie. Même quand, presque vaincu par les lassitudes, il aurait le désir de brandir le drapeau blanc.

Le troisième ensemble est dédié à la mémoire du grand-père de l'auteur. Il évoque la figure de l'exil pendant la deuxième guerre mondiale. Franciszek fuit sa Pologne natale avec son violon pour seul bagage. Et l'épreuve des massacres au fond des yeux. "nous sommes ceux / par qui le malheur arrive / ceux pour qui / le malheur arrive", observe Jean-Christophe Belleveaux. L'homme est un loup pour l'homme. Le mal est banal en lui quand l'histoire enrayée ressort sa grande Hache. Cela "se peut-il ?" Comment l'entendement se débat-il avec cette question qui conduisit Paul Celan au suicide ? Il y a du "bordel baroque" dans la soute à penser. Les "oiseaux dans la tête" s'épuisent à "crever les nuages de leurs plumes de lumière". D'autant que l'épouvante n'en finit jamais de coucher [la viande dans les cimetières]. À Tuol Sleng : 18 000 personnes mécaniquement éliminées dans cette seule prison cambodgienne de 1975 à 1979. À Kigali : 300 000 personnes exécutées dans cette seule ville du Rwanda en 1994. Alors, que peut-il en être de la littérature dans tout ce ça qui dévore ses propres enfants ? "une poire blette", assène l'auteur qui préfère "les sales trognes" aux académiciens. De toute façon, que sait-elle dévoiler de ce qui arrive réellement au bout de la route ?

Et le poète d'ouvrir, à la fin de son livre, une fenêtre (sans majuscule). "grande ouverte" sur des restes, des traces et des taches dont il ne cherche pas à épuiser les instants. Il ne sait pas ce qu'il veut rassembler hors son corps vieillissant et formule seulement un souhait : "je voudrais une fenêtre ouverte / sur le bleu qui clapote / quelques oiseaux marins du café / le désordre des cheveux le pli des draps / une rose peut-être : presque fanée : douloureusement blanche et précaire / dans le petit vase ébréché".

Extraits :

 les bagnoles les casseroles les paraboles

déferlement d'images

de routes verglacées de cuisines

où fume un café

petits pas

de la table en formica

jusqu'au salon encombré de cartons

sautillements dans la phrase

et toujours étonné d'être là

en compagnie simple des mots

qui voltigent s'étirent

font mine de disparaître

*

couper droit - au plus court

quand tout ondule

sur le sismographe mou

de l'existence

tracer vers le loin

 

dans

la fatigue

malgré

 

ho ! mon cheval sur les toits

piétine les rires des goélands

sois cruel

frappe du sabot

l'air

sois les hennissements

des hangars mâche

l'herbe de mes pensées

la candeur des marguerites

*

croire aux boutiques

aux gens

 

légèrement

comme à une pêche miraculeuse

dans le branle paresseux de la ville

 

passage à niveau

passage à tabac

passage à l'acte

 

j'ébouriffe la phrase

dors les fenêtres ouvertes

à la doxa fermées

les fenêtres ouvertes pour tout le reste

tout le risque  

*

Dans sa préface intitulée Creuser la langue, Yves Humann écrit : "Jean-Christophe Belleveaux ne fume pas : il pétune !" Mot rare certes, mais qui renvoie à l'imaginaire des découvertes par-delà l'Atlantique au seizième siècle. Pas celui de Christophe Colomb et consorts mais celui, humble, des marins à la peine comme à l'extase. Jean-Christophe Belleveaux est un poète humble, sans boursouflures ni envolées, au plus près des espaces, les petits comme les grands, et c'est ainsi que nous l'aimons. 

Indigo, c'est le titre est publié chez Pierre Turcotte éditeur avec une photo de l'auteur prise durant l'un de ses nombreux périples. Il coûte 9,99 €.

mardi 24 septembre 2024

Les élèves du collège Blanqui, Par les Vivants-Bordeaux-Bacalan 1939-1945

Pendant l'année scolaire 2023-2024, les élèves de troisième du collège Blanqui à Bordeaux ont vécu une aventure émotionnelle et culturelle qu'ils n'oublieront pas. Sous la houlette bienveillante d'Émilie Mercier professeure d'espagnol et Olivier Delavaud professeur d'histoire-géographie, ils sont allés à la rencontre de l'histoire du quartier de Bacalan  sous l'Occupation allemande. 

Des archives municipales et départementales aux archives nationales à Paris, Giovanny, Elen, Lina, Selma, Elyase, Enzo, Ethân, Ilian, Nancy, Maël, Kenan, Isma, Tom, Helena, Majda, Alaaeddine et Farah ont endossé le rôle de l'historien fébrile. ils ont feuilleté de nombreux documents (plans, rapports sanitaires, compte rendu des rafles de juifs, registres d'écrou...) et mesuré l'épouvante d'une époque à nulle autre pareille. 

Leur livre au format italien, Par les Vivants-Bordeaux-Bacalan 1939-1945, rehaussé d'une iconographie nombreuse et variée,  rend hommage à la mémoire de Joseph Brunet et Roger Allo. Ouvriers et militants communistes, résistants, les deux furent fusillés au camp de Souge par les Allemands en 1941. 

Plusieurs pages sont consacrées  à la mémoire de Sabatino Schinazi, juif et médecin des pauvres. Dénoncé à l'occupant par l'Ordre des médecins, il est arrêté par la police française en juin 1942. Déporté à Drancy puis à Dachau, il meurt en février 1945 à Kaufering durant "les marches de la mort". Les collégiens ont eu de nombreux échanges avec les descendants de la famille Schinazi, dont Moïse, dernier fils survivant âgé de 93 ans. Lorsque l'Histoire avec sa grande hache sort des archives et s'incarne dans des visages et des voix, il faut imaginer la gravité qui a saisi ces adolescents. 

De même,  ils ont pu s'entretenir avec Boris Cyrulnik revenu à Bordeaux afin de poser deux pavés de mémoire devant la maison de ses parents "assassinés dans les camps". Le 10 janvier 1944, 21 enfants juifs sont conduits à la synagogue avant de rejoindre les convois de la mort. Boris Cyrulnik, six ans et demi, parvient à s'échapper. Avec l'aide d'une infirmière qui le cache sous le corps d'une femme mourante dans une camionnette. Comment se remet-on, si jeune, d'une  expérience aussi extrême ? Comment survit-on alors que les autres sont morts ? Quelles ressources intérieures transforment le mal absolu pour forger la volonté du bien au service d'autrui ? Boris Cyrulnik lui-même n'a pas la réponse. Tant le mystère de l'humain, en ses forces comme en ses faiblesses, est inexpugnable.

Enfin, et ce n'est pas le moindre, l'ouvrage évoque le "Juste parmi les nations" que demeure à tout jamais Aristides de Sousa Mendes. Consul du Portugal à Bordeaux, il sauva plus de dix mille juifs en leur accordant des visas malgré l'interdiction du dictateur Salazar. 

Désireux d'être exhaustifs dans leurs recherches, les collégiens mentionnent également la détention massive des nomades au camp de Mérignac dès 1940 et la construction de la Base sous-marine par, notamment, des prisonniers républicains espagnols. Poètes autant qu'historiens ; il est toujours bon d'établir des liens féconds entre tous les champs du savoir,  ils ont écrit ces quelques vers :  

Para la libertad, protesto, me alzo y mato. 

Para la libertad mis manos y mi corazón, 

 Como el sonido de tambores, 

Luchan y laten.

Alors qu'en France et partout dans le monde les extrêmes-droites déplient de nouveau leur voile crépusculaire, nous ne doutons pas que le cœur et les mains de ces jeunes continueront longtemps de vibrer et d'agir au secours de la liberté menacée. Grâces leur soient rendues !

Par les Vivants-Bordeaux-Bacalan 1939-1945 est disponible à la vente au collège Blanqui. Il coûte 7,50 €. L'argent récolté est d'ores et déjà investi dans la poursuite du projet en cette nouvelle année scolaire, avec d'autres élèves. Afin que le flambeau de la mémoire se transmette de génération en génération. Et, modernité oblige, un QR code en quatrième de couverture permet un voyage immersif qui restitue toute l'aventure.

Les coordonnées du collège sont évidemment disponibles sur internet.

vendredi 20 septembre 2024

Yannick Fassier, Le Soc

 


Le Soc
de Yannick Fassier est un livre de philosophie qui réconcilie le lecteur avec la possibilité d’espérer un monde meilleur. L’auteur, dont c’est le premier titre publié, ne se situe jamais en surplomb de la réalité humaine mais dans elle, avec elle et pour elle.

L’ouvrage se compose de quinze Sympoïèses ainsi définies : « La Sympoïèse est ce qui se crée en commun  mais surtout ce qui se tente. La nécessité de la contingence se dévoile dans la constance de ce jeu entre les parties pour la consistance. » De nombreux rhizomes et de nombreuses ramures accompagnent cette arborescence dont quelques Considérations bien (trop) actuelles et le philosophe, humble car lucide, forge poétiquement ses concepts sur son établi de terre et de ciel. C’est un cheminement souvent lyrique, voire métalyrique, soutenu par un désir de noétique, soit une « étude de la vie psychique dans sa composante intellectuelle (connaissance, pensée, représentation abstraite, conceptualisation) au regard de ses aspects affectifs et par opposition aux fonctions instrumentales cérébrales »*.

La première cheville ouvrière (œuvrière pourrait-on dire), du livre est le constat de la nécessité du soin. Le verbe panser revient souvent sous la plume de Yannick Fassier. Panser pour penser, penser en pansant. Et l’auteur de créer ce beau mot qui réunit les deux : paenser. Faisant appel aux mémoires de ses enfances, il évoque longuement le souvenir de son grand-père Maurice. Lequel était « un homme de la terre, avait ce don de faciliter le passage de la vie à l’éclosion de chaque nouvelle aurore. Il sentait que par cet outil, ce soc, sa main créatrice faisait s’exprimer la vie… »  Toutes les vies végétales et animales en toute saison, dans les sols et au-dessus, sans a priori esthétique et, surtout, sans désir de possession. Le grand-père n’était pas un propriétaire qui revendiquait brutalement sa terre en la déflorant mais un « nomade sédentaire » sur la terre dont il prenait soin.

Préférant l’argile au granit, la pensée du philosophe se plie et se déplie des racines jusqu’aux fruits, des humus jusqu’aux pollens. Et trame « des mondes qui s’ajoutent à d’autres mondes… Des mondes à voyager, à traverser, à s’imprégner… Des mondes où de multiples temporalités se côtoient. Où le temps de l’horloge n’est pas le temps de la terre. Où le temps du perce-neige n’est pas celui de l’abeille, ni le temps de la libellule celui du chêne. »  

Entre abstraction et concrétion, cette pensée s’inscrit presque farouchement dans la réalité du corps, Yannick Fassier allant jusqu’à comparer les méandres de son cerveau aux [contractions et déploiements] du lombric, cet animal fouisseur comme  la taupe chère à Nietzsche. « Toutes les philosophies… creusent, s’enfoncent, puis remontent. Elles sortent de terre, poussent, bourgeonnent, et pollinisent… il en poussera toujours quelque chose où viendront peut-être ensuite se greffer d’autres fleurs de pensées…Et de nouveau, il faudra laisser tout cela Ouvert. »

Ouvert. Tout est là, en opposition à ce qui est fermé à l’homme et pour l’homme de plus en plus réduit à l’état de chose voire de déchet par le néolibéralisme et ses armes de destruction massive. La langue même, glissant sans qu’on s’en aperçoive d’un mot à un autre, accule l’humain à la réification. Ainsi en est-il du mot emploi souvent substitué au mot travail. « On nous rappelle… qu’il nous faut trouver un emploi et de moins en moins un travail. Tout cela dans le but de servir à quelque chose – ou quelqu’un. » Car, « En tant qu’outils, on nous impose donc de nous adapter*. »

Mais qui est ce on ? Toujours le même bien sûr, la bouche en cœur sous le masque grimaçant. Le capitalisme, avec ses hommes de paille de la finance, de l’économie, de la politique et de la communication. Qui « [produisent] des éthiques à la chaîne pour les mettre au service [du] seul Capitalisme… Des éthiques interchangeables, modulables ou remplaçables aussi rapidement et facilement que les étiquettes de prix dans les rayons des centres commerciaux ou que les êtres humains numérotés dont le nom est moins connu que leur coût par les « ressources humaines » des multinationales où ils sont employés. Il s’agit ici de ce que j’appelle le marketing de l’éthique ».

Alors, comment résister à ce qui nous dépossède de nous et de l’autre ? Avec  quelle volonté penser et panser notre relation au monde ? Le capitalisme est « un simulacre de vie » auquel notre conscience aiguë, grimpante comme des haricots dans un potager, peut opposer notre singularité obstinée. Et l’art de la lenteur* à la vitesse des flux économiques. Afin de construire une nouvelle éthique sans cesse à remettre sur l’établi de la critique féconde : une Ethique contributive engageant notre responsabilité.

Extraits :

Le philosophe-artiste et le philosophe-médecin sont les deux faces d’une même pièce, les deux pieds engagés dans une même danse : la danse du paenser. Ce que tu souffres dans ton corps m’ensaigne à te prendre en soin. La carnation que nous partageons, notre défaut commun qu’il faut, nous déborde. Ce moins en excès de nos corps fait chair commune dans le monde. Si je t’abime, je m’abime. Tes ecchymoses mémorielles se font miennes et les meurtrissures de tes pointes aussi. Je réponds de toi par ce que je sais dans ma chair, dans l’immanence des corps que nous partageons et d’où nous propageons nos existences, où chacun se distingue en faisant l’autre distinct.

*

En accumulant et en consommant, nous dévoilons seulement que nous avons peur de laisser passer, de laisser devenir, mais aussi d’accepter que tout autre chose pourrait continuer à advenir sans nous, que ce monde n’a pas besoin de nous. Nous voulons ralentir tout en accélérant : ralentir virtuellement l’heure de notre mort en accélérant une consommation qui devient une consumation. Accélérer notre consommation pour ralentir notre consumation : ne serait-ce pas là l’oxymore des modernes par excellence ? Ces amputés de la métaphore dont le style de vie n’évoque plus que la figure de la mort ?

*

Le spectre de la décroissance ne fait peur qu’au capitalisme et à notre société anthropophage. Ce terme de décroissance ne veut d’ailleurs rien dire. Il n’arrange que les saigneurs de la destruction. Inquiétons-nous plutôt de ce que notre méconnaissance nous occulte la mécroissance que nous vivons. Il ne s’agit pas de décroître mais de bifurquer, de renverser certaines valeurs qui nous brisent et nous réduisent à moins que rien. Nietzsche parlait de transvaluation.

 

Une postface d’Alain Jugnon, intitulée Nietzsche éternel éducateur ou D’une écriture matérielle et de la lecture qui n’en revient jamais, accompagne l’ouvrage. Etoilée de nombreuses références littéraires et philosophiques (Lautréamont, Artaud, Deleuze, Derrida…), elle n’en dit pas moins l’essentiel : « Yannick Fassier est de son texte comme le poisson volant est de l’eau. L’image vient de Bernard Stiegler, notre maître ignorant et commun à Fassier et moi. C’est donc maintenant écrit par un écrivain. L’âme est mort, imaginons l’écriture qui est vie… Il y a une immanence dans ce livre qui est là, qui force le respect de la pensée comme un nouveau mode d’existence ».

Le Soc de Yannick Fassier est publié aux éditions Tarmac. Le dessin de couverture, Les Vents contraires, est une œuvre d’Amel Zmerli. L’ouvrage compte 195 pages et coûte 20 €.

 

*noétique : définition du dictionnaire de l'académie de médecine

*adapter : voir l'essai de Barbara Stiegler, "Il faut s'adapter. Sur un nouvel impératif politique", Gallimard 2019

*art de la lenteur : voir l'essai de Pierre Sansot, "Du bon usage de la lenteur", Payot et Rivages, 2000

dimanche 15 septembre 2024

Jean-Baptiste Pedini, Un monde à nu

 


Un monde à nu
de Jean-Baptiste Pedini est composé de deux ensembles de  courtes proses : Heures fétiches et Après le monde. Les premières proses sont ajourées de suspens et les deuxièmes présentent des blocs où le dire se ramasse en un seul souffle.

« Entre peur et désir, l’obscurité s’allonge. », écrit le poète. Quelque chose ne va pas exactement, ou plus,  dans les émois du corps sensuel. Les battements du sang, les mouvements de la bouche égarent les gestes. Une sourde menace isole l’amour dans les « décors sans désir ». Les heures fétiches, limpides, transparentes même, s’éloigneraient-elles inéluctablement ? Le ciel n’a peut-être plus d’horizon sûr. Les éléments tournent mal et leur dépôt de cendres « tache les sexes ». La mort en embuscade est un mauvais film qu’il faudrait pouvoir rembobiner.  Quelle « construction fragile » lui opposer quand les images du corps ne tiennent plus ensemble et qu’un écran noir les sépare, peuplé de chimères ? « L’intimité est un trou d’air », observe Jean-Baptiste Pedini. Depuis des millénaires, la pensée cherche à en trouver les bords qui en constitueraient l’appui, tente d’apprivoiser les contraires illusoires que sont le vide et le plein. D’où l’angoisse dont l’objet se délite avant même que d’apparaître. Seuls, parfois, « les poils dressés font barrage à la mort » quand « l’esprit s’accroche par accident à un territoire dénudé ».

Après le monde s’ouvre avec ces trois vers extraits des Feuillets d’Hypnos de René Char. « Je pense à la femme que j’aime. / Son visage soudain s’est masqué. / Le vide est à son tour malade. » Après le monde. Voilà bien encore une énigme.  « Je cherche un peu la vie d’avant dans le plat de nos ombres », écrit le poète. Mais comment faire si les rêves ont perdu toute substance ? Le monde est désormais saigné à blanc. Sans couleurs il n’a plus de reliefs auxquels se retenir. Et Jean-Baptiste Pedini, sur le ton du constat dont la lucidité glace le lecteur : « Je reconstitue le squelette d’une vie décomposée. Anatomie de clairs de lune et de regards fuyants. Bris d’une enfance délaissée. Le corps bâti tel un puzzle auquel une pièce manque. » Le manque donc, si mal incarné dans la chair comme dans la langue, et toujours recommencé. Dont le désir s’identifie à l’aune des représentations biaisées de l’autre et de soi. Ah ! si l’on pouvait en faire un puzzle sans incomplétude ! Mais n’est-ce pas cet empêchement inaugural qui éprouve la nécessité d’aboutir l’inabouti dans toute création humaine ? Y compris lorsque « nous jouissons dos à dos » !  

Dans l’un de ses précédents recueils, Trouver refuge,(Cheyne éditeur, 2017), ces lignes en écho : « Si le désir s’étiole, on peut se contenter d’en picorer les miettes. » et ces vers-là, dans Suivre l’océan, (éditions L’Ail des ours, 2022), : « pourtant on reste / comme un enfant partagé / entre l’angoisse / et l’émerveillement ». Jean-Baptiste Pedini, dans les bas bruits du silence, écrit patiemment une œuvre qui survivra aux épanchements dégoulinants de la poésie dite contemporaine, avec les mots les plus simples voire pauvres, et c’est ainsi que nous l’aimons sans réserve.

 

Extraits :

 

J’attends un signe.

Sous l’ongle le temps s’obscurcit, s’étend

à l’intérieur.

J’attends un signe, insensible à l’œil clos.

La mort au bout du sexe.

*

Jamais la bouche ne dit mieux que là.

Une mèche terreuse collée à la lèvre

Inférieure.

Un trait de suie guidant les langues.

*

Je te regarde danser sur une nuit en ruine. Il ne reste d’ici que des débris de peaux. On se mouille le doigt pour mieux les ramasser ; goûter encore la chaleur d’un sexe. La bestialité de la vie. Je te regarde danser sous un éclairage cru.

*

Je redoute à présent le saignement des entailles bleues. Celles sur lesquelles le cœur appuie avec une main lourde. Mais la violence ne dit rien de la chair. Les sexes coulent des bouches avec la même peur. Le désir est un saut hors du monde.

 

Un monde à nu de Jean-Baptiste Pedini est publié aux éditions Cheyne en 2024. Il coûte 17 €.

 

Pour mémoire,  Trouver refuge (éditions Cheyne, 2017), Angles morts (éditions Yves Perrine, 2016), Le ciel déposé là (éditions L’arrière-Pays, 2016) et Passant l’été (éditions Cheyne, 2012) sont également chroniqués sur ce blog.