mardi 21 janvier 2025

Patrice Maltaverne, Faux Partir


Voilà un titre dont l'énigme saisit aussitôt l'interloque. Par quel glissement, su et insu, un faux départ se change-t-il en un faux partir ? Un départ laisse entendre un point depuis lequel une action va se dérouler à un moment précis. Le faux départ est bien connu des coureurs de fond trop pressés. Il existe aussi en littérature. La première phrase d'un texte ne dit pas toujours exactement ce que l'auteur souhaite déplier. Elle est reprise, puis reprise encore, jusqu'au ton le plus juste afin que le réel s'assemble dans l'infinie variation de ses représentations et atteigne son point de chute. En ce sens, l'écrivain est pareil au golfeur ou au tireur à l'arc, dans la geste du désir.

Mais quid du Faux Partir de Patrice Maltaverne alors que partir n'a pas de forme substantivée ? De plus, le mot dispose d'un champ sémantique d'une grande amplitude. Et n'oublions pas cette ritournelle : Partir, c'est mourir un peu. Serait-ce à dire que si le partir est faux on meurt un peu moins ?

Dans son recueil où les poèmes vont par deux, l'auteur nous confie les petits bougés de ses perceptions incertaines. Ainsi, "Je rêve d'un pays bizarre" devient "Je songe à un pays plutôt bizarre". Songer n'est pas rêver. La conscience du songe nuance la bizarrerie du pays alors que le rêve est infesté de taupes enfouies et "de miasmes morbides". De même, "Je reste sur le bord de la route" ; le poète y étant "laissé pour mort", ne résonne pas comme "Je campe au bord d'une route". Camper suggère une volonté  d'attendre la nuit pour "refaire un tour de passe-muraille" et "l'autre côté" se présente autrement au lecteur. De la blancheur noire des troncs à leur blancheur sale, le paysage s'affranchit du "champ de bataille de la plaine immobile" et résiste au goudron qui pourrait l'étouffer.

L'autre côté revient plusieurs fois sous la plume de Patrice Maltaverne. Qu'il soit "dans la rase campagne" ou dans la ville qui [survit d'expédients usés], il dit la mort sans jamais vraiment la nommer. Ses "périscopes" ne voient peut-être pas si loin. Seraient-ils borgnes ? Comment, dès lors, s'assurer des frontières, des limites imprécises, des zones périphériques, des routes et des rails en leurs lignes de fuites ?

Le poète s'éloigne des "hauts parleurs de la cité et marche dans la campagne. Les voitures sont des fourmis noires en embuscade, dont les rumeurs suppurent comme un regret. Le marcheur est "sûr d'être parti" mais la ville a des murs murmurants*. Ils suintent dans l'âme encombrée de pesanteurs depuis la naissance. La folie menace jusqu'aux brins d'herbe et les visages sont "des pavés" à jeter aux rebuts de la boue. Une éclaircie viendra-t-elle, où le poète pourra retrouver un peu de son appartenance ? "Il y a plein d'issues à choisir / Il suffit de les imaginer accessibles / pour qu'elles le deviennent", observe l'auteur en quatrième de couverture. Sachant que la géographie de l'imaginaire est aussi méandreuse que celle de la ville, avec ses asiles et ses cellules, il faut au poète une longue patience dans l'exercice de sa volonté. "C'est un jeu passionnant" malgré les dangers. "Vivre avant de mourir" n'est jamais sans risques. Attention aux faux partirs* des mots comme des corps...

Extraits :

 Le passage qui existe entre ces deux murs

Ne sera jamais beau c'est pourtant là

Que je veux m'attarder avant de disparaître 

Parmi les platanes qui choisissent d'être aveugles 

>>><<< La ruelle qui existe entre ces deux murs noirs

              Est un trompe l'œil fait  pour perdre les corps

              Du moins pensent-ils  qu'ils rient avant d'être

              Aspirés par ces mêmes murs qui les étouffent


De quoi est fait le désert chez nous ?

Nous n'avons pas eu le temps d'aller

L'observer de plus près puisqu'il est

Interdit de croire en des choses sales


Il fallait me résoudre à attendre le soleil

Qui se poserait un matin dans la plaine

En attendant je suis allé ouvrir la serrure

De cette cabane abandonnée là comme un signe


Faux Partir de Patrice Maltaverne est précédé d'un avant-dire signé Pierre Bastide, avec cette chute : "Faux partir pour voyager vrai !" Il est publié aux éditions Le Manège du Cochon Seul et coûte 9 €.


* Les murs murmurants rappellent ceux de Victor Hugo.

* Le mot partir étant ici substantivé, il devient logique de l'accorder au pluriel.

dimanche 19 janvier 2025

Laurent Pépin, Clapotille


 " Tu te rappelles autrefois, quand on habitait dans les limbes ? On pensait avec des images. " 

Dans les représentations religieuses, littéraires, picturales, musicales, psychanalytiques, les limbes sont un espace flou dont on ignore la situation. Des ombres et des lumières les traversent, des images apparaissent. Certaines s'évanouissent aussitôt quand d'autres persistent dans la mémoire. Certaines sont bienveillantes quand d'autres sont maléfiques. Si le réel, selon Lacan, est un trou sans bords, est-il possible de loger les limbes dans un flacon ? De quelles métamorphoses accoucheront les images empêchées ou libérées ?

Clapotille, de Laurent Pépin, conte et raconte ces questions qui taraudent l'humain depuis ses origines et commencements. Le lecteur est d'emblée saisi, suffoqué même. Sa psyché est mise à l'épreuve de tant de miroirs, qui forment puis déforment ce qui hante...

Le père,  innommé, souffre de "souvenirs cassés" depuis que Lucy est morte avec son enfant morte dans son ventre. Avant, psychologue en milieu hospitalier, il aidait "les gens à réparer leurs rêves" et n'y réussissait pas souvent. Lui-même était tabusté par toutes sortes de créatures chimériques. De soignant il est devenu patient mais les établissements psychiatriques ne cherchaient plus à guérir. Ils ont fermé leurs portes et interdit le rêve, une solution radicale pour supprimer la folie. Évidemment vouée à l'échec. Les rêves se sont transformés en ballets monstrueux. Les malades ont commencé à se cacher. Quant à ceux qui en effet ne rêvaient plus, ils sont devenus des forteresses vides, absentes à tout désir. Le père et la mère ont essayé de se réparer mutuellement et ça n'a pas davantage marché. Clapotille ne sait pas vraiment comment Lucy a pu en mourir. Barbe-Bleue, peut-être, s'est imposé dans le trou sans fond du cauchemar.

Alors le conte, avec ses à hue et ses à dia, ses coulisses et ses nœuds, ses labyrinthes, ses barrières, ses images avortées, ses clés qu'on ne sait pas saisir et son flacon empli de tumultes placentaires*, raconte jusqu"au bout des fatigues le grand combat des personnages qui ne deviendront jamais des personnes. "On comprenait enfin qu'il était temps de devenir pour de bon un personnage pour toujours, rien qu'un personnage que les ténèbres du dehors ne pourraient plus effleurer".

Clapotille naît dix-sept ans après sa conception dans un ventre sans issue. Une longue nuit noire égare l'errance du père.  Lucy ne lui parle plus depuis le flacon dont les "essaims de couleurs" ont disparu. Il faut errer encore, malgré les Monstres et les Voix tapis dans les replis du cerveau. Enfin, une plage enneigée se dessine sous les pas du marcheur. Le sable et l'écume esquissent la silhouette inachevée d'un bébé. Le père se souvient de la glaise qui a façonné grossièrement sa naissance et de l'indignité de ses parents. Clapotille ne peut pas demeurer sans doigts ni visage ; il doit finir le travail d'accoucheur. Et c'est aussitôt une puissante merveille. Clapotille parle. Clapotille rêve. Clapotille a la mémoire des limbes et la prescience que les souvenirs de son père sont cassés. Une telle lucidité est une blessure qui dure longtemps. D'autant que les Briseurs de Rêves en "uniforme de fonction - un costume cravate et un attaché-case -" ont proscrit toute beauté dans le monde au prétexte qu'elle met "en danger la santé publique".

Mais Clapotille résiste en fabriquant des songes. Une plume d'oie, une natte de cheveux blonds, un vase enchanté où elle recueille ses larmes sont des ingrédients qui permettront au père de réparer ses rêves et son enfance. Mais rien n'est simple en l'immatière : "Il y a les rêves-à-dormir-debout, les rêves-à-aimer-sans-y-penser... ceux à-s'échapper-si-loin... ceux qui éveillent-la-nostalgie-des-mondes-engloutis..." Les catégoriser en les isolant chacun dans un flacon relève de la mission impossible. Surtout que rôde une créature répugnante, l'Amour-en-famille. Ses sombres exhalaisons  cyanosent les chairs et les pensées. Clapotille en a une peur bleue quand un désir nouveau imprime à son corps de nouvelles formes qui attirent le jeune Antonin. Le père aussi en a peur et sa raison chancèle. Il observe son visage défait dans la glace de la salle de bain et répète : Je ne suis pas un monstre, pas un monstre. Parfois, pris de convulsions, il s'enchaîne au radiateur.  Ou se rend dans un bouge du Quartier des Câlinantes. Le rêve-à-exhumer-les-amours-perdues est un élixir trompeur. La voix de Lucy, après tant d'années de silence, ressurgit. "Tu deviens dangereux... Les rêves servent à éclairer ceux qu'on aime, pas ceux qu'on a perdus..."  

Alors le père sans nom renoue avec l'errance dans le Quartier  des Enfants Oubliés. C'est un vaste cloaque par-delà la ville, hérissé de "barres de métal-poussière" au milieu de dunes buboniques. La marche est longue jusqu'à la maison de L'enfance du désert. Sera-t-elle un havre de paix ou un chaudron bouillonnant d'images carnivores ? Existe-t-il une échappatoire qui permettrait d'effacer tous les souvenirs en devenant soi-même un personnage de conte ? Le devenant ne serait-il pas un revenant, dupé par son propre nom ?

Le lecteur ne manquera pas de se poser ces questions. Bien d'autres tenailleront son corps et ses rêves. Elles n'obtiendront jamais de réponses, on ne les poserait pas sinon. Et, jusqu'à la fin des temps, l'imaginaire en ses forges, les martèlera sans issues...

Clapotille de Laurent Pépin est, après Monstrueuse féerie et L'angélus des ogres, "le dernier acte" de ce "conte onirique". Lisez-le. Relisez-le. Butinez au hasard les passages les plus saillants. Quelques bords un peu sûrs vous retiendront peut-être à la surface du réel, qui ondule, qui ondule... 

L'ouvrage est publié aux éditions Fables fertiles. Il coûte 17,50 €.

* Allusion à l'essai de Siri Hustvedt, Que veut un homme ? L'auteure évoque la perception de l'enfantement ante partum et post partum depuis les philosophes grecs jusqu'à l'obstétrique contemporaine. À découvrir ici-même, sous le titre Siri Hustvedt, Procréation, placenta, chimérisme... 

NB : Le conte de Laurent Pépin est également une critique de la psychiatrie, qui n'en finit pas de sombrer...


 

jeudi 16 janvier 2025

Lydie Salvayre, L'Honneur des Chiens


Comme Montaigne, Lydie Salvayre aime les phrases qui vont par "sauts et gambades". Une façon tantôt grave et tantôt joyeuse de tenir son assiette sur le chemin du style sans jamais mordre la poussière des platitudes. Les "fantasques chevauchées" de Cervantes et les rires vigoureux de Rabelais imprègnent cette écriture jubilatoire où les anaphores jouent d'un bilboquet fort tintinnabulant.

Les "textes libres" qui constituent L'Honneur des Chiens ne rendent pas hommage à des canidés proprets sur des coussins de velours mais aux littératrices et littérateurs qui accompagnent l'auteure dans sa quête du monde. Elle se tient résolument à l'écart des admirations pétrifiées et, se moquant parfois d'elle-même, se laisse aller au bancale, au mal fagoté. Que la "muse académique, cette vieille bégueule" pourfendue par Baudelaire aille se faire encenser ailleurs !

Ossip Mandelstam, "indocile ouvrier des mots" victime du hachoir soviétique, et Thomas Bernhard, hostile à l'héritage du national-socialisme en Autriche, surent "aller dans le sens opposé" aux convenances mortifères. Claude Simon, engagé en 1936 avec les républicains espagnols auxquels il fit livrer des armes, dénonça "l'histoire de l'immémoriale horreur, l'immémoriale malédiction qui pétrifia le monde à l'instant du premier meurtre". Et Lydie Salvayre de redire ce terrible constat : "Les Lumières n'ont rien pu contre les milliers de morts de 14 et de 40, n'ont rien pu contre Auschwitz et rien contre le Goulag, et n'ont rien pu contre la destruction de la bibliothèque de Leipzig, la plus précieuse du monde". 

Dans Les folles, texte dédié à Sophie Scholl, des figures féminines de la Résistance entre 1940 et 1943, témoignent de leur combat. "Il y avait en elles une impossibilité organique à consentir au déshonneur. Parce que la conscience de ce déshonneur s'insurgeait dans leur sang, dans leurs os et jusque dans leurs nerfs". Rose Vincent, Gisèle Guillemot, Françoise de Boissieu, Christine Audibert, Anise Postel-Vinay, Odile Paul-Roux, Françoise Dupont et Suzanne Roquère Salmanowitz eurent l'idée, "née de la pauvreté, d'ensabler la machine à tuer, grains à grains... d'enrayer sa mécanique, en douce... de la détraquer, petitement". Grâces soient rendues à ces héroïnes trop souvent oubliées. 

Alors que l'épouvante xénophobe au fil du dépeçage économique et social gangrène de nouveau l'Europe, Lydie Salvayre évoque ses "sœurs Anne" et leur courage pour terrasser "Barbe-Bleue". Ce sont des femmes ordinaires, "vigies aux aguets" qui dénoncent "les menaces visibles et les menaces invisibles, les menaces salopes et les moins salopes... les menaces des pauvres et celles des riches, des riches comme Barbe-Bleue, vous connaissez l'histoire".

Cette histoire qui rime avec  le désespoir  des exilés. Le texte La mémoire des draps, l'un des plus brefs du livre, est aussi l'un des plus émouvants. Le 9 janvier 1939, la mère de l'auteure entre en France après 43 jours de marche depuis la Catalogne. Le camp d'Argelès "entouré de barbelés" n'est pas tellement hospitalier. D'autres camps suivront, "d'autres chagrins aussi"... Mais la mère est sauvée, un peu, par la valise qu'elle porte et qui la porte. Le lecteur a les larmes aux yeux quand la fille dit ce qu'il y a dedans...

En résonance peut-être, le texte Les effarés prolonge cette émotion. Lydie Salvayre s'adresse aux desdichados qui habitent les cités. Elles font, "sur le pourtour des villes, comme des taches de boue". Elles répandent dans les psychés de funestes représentations. La haine, attisée par le pitbull borgne de l'extrême-droite et ses suppôts, déshumanise implacablement. Alors, cette supplication de l'auteure : "... souvenez-vous des cris qui montaient des caves en 1943... donner votre voix à ce porc, c'est travailler à votre mort". Puis elle en appelle encore à Thomas Bernhard, à son récit La Cave. L'écrivain marche dans une rue bourgeoise de Salzbourg et soudain fait demi-tour. Il va dans une cité qui est "la terreur absolue de la ville". Il tend la main aux exilés de l'intérieur. Toute sa vie, il se réjouira d'avoir effectué ce demi-tour. En 2025, la nécessité de ce demi-tour s'impose plus que jamais face aux barbaries.

Se pose alors la question de l'engagement dans l'un des textes les plus longs du livre, Pour un engagement voluptueux.  D'emblée, Lydie Salvayre s'en prend aux dichotomies de Sartre quant à l'acte d'écrire. Les poètes seraient des aristos aux "mains blanches", errant dans "les nuées", farfouillant "l'indicible". Les romanciers seraient engagés dans "la réalité rugueuse, les mains sales, les écrits pour se battre et changer le monde".  L'auteure invoque le Verbe qui est chair dans tous ses états  et considère avec Arno Schmidt qu'il faut "saisir à pleines mains les orties de la réalité", avec Baudelaire qu'il faut "défendre l'honneur des chiens crottés".

Mais venons-en pour finir à une figure féminine majeure dans le Don Quichotte, Marcelle. Nous sommes au début du dix-septième siècle. La condition des femmes est sévèrement encadrée par tous les pouvoirs, sur la terre comme au ciel... Marcelle est une belle orpheline élevée par son oncle curé. Belle et rebelle aux codes de sa classe sociale. Elle s'habille en paysanne et ne craint pas d'avoir les pieds dans la boue. Elle travaille aux champs. Elle garde des chèvres. Et aggrave son cas lorsqu'elle envoie balader les amoureux qui lui tournent autour. Le mariage et l'élevage de la marmaille, très peu pour elle ! Elle le dit haut et fort. "Son cœur est aux arbres, aux oiseaux, au ciel et aux montagnes". De plus, et c'est encore plus grave, elle argumente, fait sa raisonneuse : "Pourquoi exigez-vous que je me rende à vos désirs pour la simple raison que vous prétendez m'aimer ? Dois-je éprouver les mêmes sentiments que celui qui me courtise et s'efforce par la force et la ruse à me fléchir" ? Lydie Salvayre se demande si l'insurgée a lu Christine de Pizan, cette femme libre dont les écrits provoquèrent tant d'indignations deux siècles plus tôt. Et elle cite, en les opposant au très conservateur Jean-Jacques Rousseau en matière d'éducation des femmes, les audacieuses qui se dressèrent contre la domination masculine : Germaine de Staël, Olympe de Gouges, Louise Michel, Emily Dickinson, Virginia Woolf... tant d'autres, rayées des cadres de l'Histoire.

La conclusion de ce texte par un trait d'humour assumé, "Chauffe Marcelle", et il y en a d'autres dans le livre, laisse deviner la personnalité de l'auteure. Lydie Salvayre, psychiatre ayant grandi parmi les humbles, n'est pas une intellectuelle haussée du col. Elle a très probablement lu et aimé Les gens de peu de Pierre Sansot, lequel apprit autant avec los gitanos sin levitas de son adolescence que sur le banc de ses études doctorales. Elle incarne, et c'est précieux en nos temps obscurs, l'engagement au plus près de l'humanité souffrante, à mille lieues des postures qui empestent. Merci, Lydie Salvayre.

L'honneur des chiens est publié aux éditions L'Ire des marges, chaleureusement remerciées par l'auteure.  Il coûte 17,90 €.

mercredi 15 janvier 2025

Quand ils sont venus chercher... remake ?


Quand ils sont venus chercher les migrants illégaux pour les expédier au Sahara, je n'ai rien dit, je n'étais pas migrant illégal.

Quand ils ont supprimé les aides sociales aux migrants légaux, je n'ai rien dit, je n'étais pas non plus migrant légal.

Quand ils ont interdit aux trans d'exercer dans la fonction publique, je n'ai rien dit, je n'étais pas trans.

Quand ils ont laissé s'organiser des chasses aux homosexuels, je n'ai rien dit, je n'étais pas homosexuel.

Je ne risquais rien. Je restais tranquille chez moi, avec mon aimée, nos livres et nos chats.

Mais ça ne s'est pas arrêté là. Non, ça ne s'est pas arrêté là.

Quand ils ont mis en œuvre la préférence nationale dans tous les secteurs de l'économie, je n'ai rien dit, je n'étais ni arabe ni noir.

Mais ça ne s'est pas arrêté là, non, oh que non.

Quand ils ont incarcéré des dirigeants communistes, je n'ai rien dit, je n'étais pas communiste.

Quand ils ont interdit le journal L'Humanité, je n'ai rien dit, je ne lisais pas ce journal.

Quand ils ont condamné des militants écologistes, je n'ai rien dit, je n'étais pas écologiste.

Quand ils ont réduit à trois mois l'indemnisation du chômage, je n'ai rien dit, je n'étais pas chômeur.

Quand ils ont rétabli la peine de mort, je n'ai rien dit, je n'étais pas condamnable.

Vraiment, je ne courais aucun danger. Je n'avais commis que des péchés véniels. De molles protestations par-ci par-là, quelques appels à la pensée humaniste sur les réseaux sociaux, rien d'autre. 

Mais ils ont continué à mettre la liberté aux fers et au feu. Des économistes ont été tabassés dans des commissariats. Des philosophes ont été placés sous bracelet électronique. Des militantes féministes connues ont été interdites de publication.

Je n'étais pas économiste. Je n'étais pas philosophe. Je n'étais que sympathisant féministe. Et ce que j'écrivais n'aurait pas fait de mal à une mouche. Pensez donc ! Des poèmes ! Sur les oiseaux et les jardins, dans la lenteur des regards.

Je ne savais pas que les oiseaux représentaient un danger pour l'ordre nouveau. Je n'imaginais pas que les jardins puissent constituer une menace. J'ignorais que la lenteur était un terreau fertile en indignations.

Un matin, ils sont venus nous chercher, ma compagne et moi. Ils nous ont mis en garde à vue. Ils nous ont posé des questions sur nos activités littéraires. Ils ont tiqué sur trois ou quatre poèmes susceptibles d'être suspects. Puis nous ont libéré avec le sourire : ça va pour cette fois. 

Mais ça ne s'est pas arrêté là. L'étau s'est resserré de plusieurs crans. Les bibliothèques municipales ont été fermées. Les écoles de sciences politiques ont été brûlées.

Alors ils sont revenus nous chercher, ma compagne et moi. Nous avons été brutalisés dans les locaux de la nouvelle police de l'ordre nouveau. C'était le dernier avertissement. Nous devions arrêter d'écrire. Toutes les pièces de notre maison étant sous surveillance numérique, notre désobéissance serait aussitôt détectée.

Nous sommes rentrés hébétés, effondrés et personne ne nous a rien dit. Il n'y avait plus personne pour dire quoi que ce soit. Non. Plus personne. Plus personne. Six mois plus tard, ma compagne et moi, nous nous sommes donné la mort.

(En hommage au pasteur Heinrich Niemöller incarcéré à Dachau en 1941 et à son poème Quand ils sont venus chercher. Et en pensant à toutes ces extrêmes-droites bientôt au pouvoir en Allemagne, en Autriche et ailleurs, certaines étant clairement pro-nazies. Et en pensant aussi à Elon Trump, au fou de la Corée du Nord, à Poutine, à Xi Jinping, à toutes les dictatures plus ou moins rampantes à Cuba et au Venezuela, en Argentine, etc.)




 

mercredi 8 janvier 2025

Deviner un visage derrière les mots du poème


Depuis toujours, je fuis les poèmes abscons, ésotériques et mystiques, ou donnant trop dans le philosophe comme certains personnages de Molière donnaient trop dans le marquis. Je ne dis pas que ces textes sont dépourvus de valeur et d'authenticité. Je comprends le désir de leurs auteurs de s'approcher de l'inconnaissable. Après tout, nous en sommes tous un peu là, maladroits, à essayer d'apprivoiser ce qui sans cesse se dérobe depuis que nous sommes au monde.

Mais je cherche toujours à deviner un visage derrière les mots du poème. Dont je précise les traits selon mes humeurs et ce qui bruit entre les silences. Parfois, un autre visage apparaît sous le visage, puis un autre, et encore un autre. Comment s'assemblent-ils s'ils ne s'éparpillent pas ? Dans quel pan du réel leur présence s'inscrit-elle ? 

Alors j'imagine les gestes de ces visages. Le tremblement d'une bouche dit quelque chose. Le pincement d'une lèvre sèche dit quelque chose. La palpitation d'un cheveu sur un front bas dit quelque chose. Les coulisses ouvertes sous deux regards disent quelque chose. Quelque chose. Quelque chose. Un récit pourrait advenir. Puis un autre, et encore un autre. 

Mais ce n'est pas tout. Aucun visage n'apparaît ex nihilo. Il y a autour de lui le plan du décor et il se resserre au fur et à mesure que les mots du poème se parlent et nous parlent. Selon leur dit, murmuré ou crié, mélancolique ou joyeux, il peut au contraire s'élargir jusqu'à son point d'abstraction. Le récit déjà à l'œuvre dans l'esprit du lecteur n'en finit jamais de rebattre les mots, les visages et les paysages. 

Supposons un bord de mer à l'entour du visage. Le regard s'attarde sur les lignes qui ne composent pas encore de vague. L'écume se confond avec l'ourlet du sable. Le ciel met du temps à se signifier. Le son, diffus, accompagne lentement l'image. La longue rumeur montée du large précise les éclats de la lumière sur le dos de l'eau. Le grésil de l'écume souligne celui du sable. Quelle durée a passé avant le retrait du flou ? Quels mots a-t-elle sécrétés, en écho à ceux du poème ? Puis le paysage rencontre enfin vraiment le regard. Il y a des traces de pas humides et d'autres plus sèches. Des baigneurs rejoignent ceux qui sont déjà là et leurs parasols s'ouvrent comme des fleurs ou des cloques, selon qu'on se tient gai ou triste. Le tableau n'est pas encore complet. Bientôt, entre les cils alanguis du lecteur, se dessinera peut-être le pied menu d'une jouvence impatiente, piqueté de grains dorés sur le vernis écaillé. 

Imaginons maintenant que le plan du décor s'élargisse plutôt que de se resserrer. Quand le poème se disperse jusqu'aux limites de la page blanche puis les franchit. Une promenade avec ses villas et ses jambes nues, dont naguère l'œil distinguait les brisures, s'abstrait des sens et des sons. Les mouettes n'y sont plus que des taches sur les petits parapets. Les glapissements adolescents tout à leur chahut se fondent dans les rumeurs du vent. De l'autre côté du regard, les récifs échoués là, parés du vert-de-gris des remugles en bas-fonds, ne sont plus que coulées indistinctes. Quels mouvements du pinceau saurait les maîtriser si déjà elles se désagrègent ? Avec quelles conséquences sur la tenue des nuages ? Plus rien n'a de visage et la conscience est dessaisie.

Le récit du lecteur s'éloigne des baigneuses, tire des plans sur l'azur improbable avant de fermer la lumière. Heureusement, la réalité du poème, conjointe à celle d'un autre poème, puis d'un autre et encore un autre, échappe à la binarité des espaces. Le proche et le lointain, le précis et le flou ne sont jamais des géométries cantonnées à l'intérieur des lignes projetées par l'imaginaire. Oh ! me dira-t-on, cela se sait ou tout au moins se pressent de longue très longue date. Mais ce savoir n'a rien perdu de son insu. Il restera jusqu'à la fin de l'homme le moteur de toute découverte, de toute création. Le geste de la baigneuse qui se vernit les ongles est-il mécaniquement si différent des gestes des confins ? L'agencement des mots sur la page que l'on croit blanche alors qu'elle ne peut l'être, est un empêchement favorable à la multiplicité de la perception et de l'aperception. Je perçois l'ongle de la baigneuse mais je n'aperçois pas encore son pied. Je perçois les premiers effacements des villas sur la promenade mais je n'aperçois pas encore ceux des mouettes dont les contours persistent à épouser la forme des oiseaux. 

Sans doute faut-il s'égarer plus loin dans la friche des poèmes. Et pratiquer l'art de l'écoute flottante. Se laisser porter par le clapot du perçu qui parle à celui de l'aperçu. Jouir de la surface des mots avant de s'aventurer dans leurs profondeurs où tant de matière nous constitue. Il n'y a là aucune mystique vaporeuse, aucune incantation qui nous viendrait d'une altérité inconnaissable. Seulement un dépôt limoneux préexistant au poème. En ses éclaircies, un visage peut apparaître avec son paysage. Au bord de la mer ou au sommet d'une montagne, sur un chemin parmi des marais ou entre les plis des combes. Et c'est ainsi que le récit du lecteur est une écriture. Écoutez-la déambuler et tintinnabuler au rythme du sang, du souffle et des suints de votre corps. Ne la laissez pas s'en aller sans rien lui dire. Donnez-lui l'encre qui lui donnera chair. Écrivez. Écrivez. Il en restera toujours quelque chose. Quelque chose...

 

lundi 6 janvier 2025

Jean-Paul Kauffmann, La maison du retour


Quelques années après sa longue captivité au Liban (1985-1988), Jean-Paul Kauffman achète un airial au cœur de la forêt landaise, Les Tilleuls. Pour amorcer "une sorte de reconstitution" où il [deviendrait l'archéologue de son propre passé]. La maison est vaste, une quinzaine de pièces, mais tout est à refaire. Les travaux durent longtemps. Le narrateur s'attache aux deux ouvriers qui sont à la manœuvre, pittoresques et taiseux, fumant du tabac gris. Il les nomme Castor et Pollux, apprécie la justesse de leurs gestes, les regards qu'ils portent sur la végétation à l'entour, abandonnée à elle-même. Plus tard, alors qu'il les imagine chasseurs dans les halliers, il apprend qu'ils sont également apiculteurs.

Jean-Paul Kauffmann prend lentement possession des lieux en chantier qui, dans le même temps, prennent possession de lui. " Il flotte dans cette maison aux relents de colophane et de dissolvant un climat d'attente, une sorte de suspense qui répugne à l'épilogue. J'aimerais que cette situation se prolonge indéfiniment". 

Ce climat d'attente est peuplé de mille et une considérations littéraires sur la Bible et Virgile dont Les Bucoliques sommeillaient au fond d'une penderie. L'auteur revisite aussi tous les soirs Les Géorgiques "avec application". Si banales soient-elles devenues, les évocations de la nature conservent "un élément de fraîcheur inimitable comme si la substance de chaque mot surabondait".

Saint-Symphorien n'étant pas loin, la mémoire de Mauriac chemine parmi les arbres de l'airial. Dans Un adolescent d'autrefois, il se souvient du chêne qu'il embrassait longuement et c'était là un rituel où les mystiques païennes et chrétiennes allaient l'amble. Puis il parle des tilleuls dans La Chair et le Sang, qui "sentent l'ardeur et l'amour".

Bien d'autres œuvres sont citées : La Jeune Captive de Chénier, Mon ami Maigret de Simenon, Fin de partie de Beckett, Robinson Crusoé, ce naufragé ayant sombré plus tard dans les méfaits du négoce, Notre jeunesse de Péguy, Le Métier de vivre de Pavese et l'inoubliable Walden ou la vie dans les bois de Thoreau... Bernard Manciet, immense poète trop méconnu, fait une brève apparition à la fin du livre.

Jean-Paul Kauffmann consacre aussi plusieurs pages au Journal de guerre d'un ornithologue de Jacques Delamain. Artilleur dans l'Aisne et à Verdun, il continue de s'intéresser aux oiseaux malgré le fracas des canons. "Une hypolaïs polyglotte chante sous le départ des coups de 90... Les moineaux piaillent, pendant que le bruit des 75 déchire l'air". Une résistance par la joie à l'épouvante des hommes que Jean-Paul Kauffmann considère comme virgilienne. 

Souvent, les amateurs de littérature sont de fins connaisseurs du vin en tous ses apanages. L'auteur de La maison du retour s'émeut de ses "précieux flacons". Le Tour-Haut-Caussan 1982, médoc, est un "millésime souple et charmeur qui s'accorde admirablement à l'agneau de lait". Le château Palmer 1961, margaux, inspire sa verve. "Les parfums de la jeunesse, souvent trop démonstratifs dans leur évidence, ont disparu au profit d'un bouquet profond évoquant le cèdre, l'épice. Une sensation ténébreuse, irrévélable". Mais c'est un vouvray, le Haut-Lieu 1947, qui remporte la médaille d'or. "Je ne m'attendais pas à une telle émotion. Cela ressemblait à une divulgation... Depuis ce jour, je n'ai jamais connu une délectation semblable". Le vin est une "quête impossible", un idéal inatteignable. Une certaine mystique, comme celle qui pousse inlassablement vers les mots des hommes et du divin...

Enfin, et ce n'est clairement pas le moindre, Jean-Paul Kauffmann explore la nature autour de l'airial. Sauvage ou cultivée dans des sols trop sableux, elle se dérobe au regard qui manque d'humilité, au corps conquérant. L'auteur éprouve un vertige sans égal au passage des saisons dans leurs déplis. "Je n'avais jamais autant ressenti le ruminement printanier. Cette impulsion encore clandestine, je la reçois, elle travaille sous mes pieds et fait palpiter l'air... la grande horloge du vivant vient d'être enclenchée, le balancier est lancé, je le sens frémir... Le mouvement de l'usine chimique végétale ne s'arrêtera qu'en novembre". Tout un peuplement animal le traverse, les sangliers ont là d'impitoyables charges de cavalerie,  cependant que le ciel retentit sous les pluies et le mugissement des avions de chasse venus de Mont-de-Marsan. Un crapaud bleu s'invite sur la terrasse et intrigue. "Il avance avec pesanteur, aucunement effarouché. Peut-être a-t-il senti qu'il n'avait pas affaire à un ennemi... À y regarder de près, je lui trouve un air farceur". Les deux garçons de l'auteur, venus de Paris avec Joëlle, l'adoptent aussitôt et le surnomment Arsène. Comme le héros de Maurice Leblanc, il a "le don d'ubiquité".

L'histoire, grande et petite, ancienne et récente, imprègne le récit de ses assombries. Pendant l'occupation allemande, la Wehrmacht entretenait à l'airial des filles de joie. Les "tablettes de verre" et les "porte-serviettes en cuivre" dans les chambres en attestent. À quelques kilomètres de là, des parachutages d'armes s'abattaient sur la forêt profonde.  André Grandclément, chef de la Résistance en Aquitaine,  accepta de révéler à l'ennemi les caches d'armes en échange de la libération de membres de son réseau. Un marché dangereux mal vu à Londres. En 1944, il fut exécuté avec son épouse par d'autres résistants. Un chapitre parmi d'autres dans l'historiographie de la forêt qui existait déjà il y a deux mille ans. [Les Landes ne sont pas un blanc sur la carte]. "La plus ancienne représentation au monde du visage humain" y fut découverte : la dame de Brassempouy. 

Jean-Paul Kauffmann n'est pas moins attentif aux actualités du monde. En 1989, Khomeyni lance une fatwa contre Salman Rushdie qui vient de publier Les Versets sataniques. Rafsandjani "appelle les Palestiniens à tuer des Américains, des Britanniques ou des Français". Ces informations distillées par la radio de Castor et Pollux entre des claquements de portes ramènent l'auteur à sa condition d'otage, évoquée avec retenue. Qu'un Mirage surgisse dans le ciel et il se souvient de l'aviation israélienne quand elle faisait du "rase-mottes" au-dessus de sa prison. Et raconte comment les livres, même mauvais, l'ont sauvé : "Nos geôliers nous en apportaient de manière très irrégulière... Cétaient les titres les plus imprévus. J'ai fait mes délices de la collection Harlequin. Quand on n'a plus rien, s'appuyer sur une histoire - même pas une histoire, des lignes suffisent, des phrases pourvu qu'elles soient à peu près cohérentes -, c'est se constituer un bouclier contre le monde hostile. La lecture plus que la littérature m'a sauvé. Les mots me suffisaient, ils instauraient une présence. Ils étaient mes complices. Du dehors, ils venaient à mon secours". 

Comment conclure de façon ouverte cet exercice d'admiration ? Comment dire l'humilité de l'otage qui jamais n'a renoncé à son humanisme ? Une conversation avec l'ami Urbain, que les enfants de Joëlle et Jean-Paul ont baptisé Ben Hur, la laisse deviner :

"Urbain me surprend assis sous l'auvent dégustant ma dixième tasse de café de la journée. Je n'ai pas entendu la voiture approcher de la maison. 

- Alors, on médite dans la paix du soir ? 

Je lui en veux de troubler un peu ma solitude. Cette bruine feutrée semble le contrarier. Il a l'apparence agacée du travailleur auquel les intempéries font perdre du temps : il balaie la pluie fine de la main comme si c'était un insecte importun.

- "Alors, on médite..." Je déteste ce "on", cette façon impersonnelle de s'adresser à quelqu'un. "On est un con" est une maxime que me répétait mon rédacteur en chef quand j'étais journaliste débutant. 

- T'énerve pas. Je ne suis pas sûr que l'isolement te réussisse vraiment.

- Je ne cherche pas l'isolement mais la solitude... Je vis ici à l'écart mais je ne refuse pas pour autant la compagnie. Les solitaires sont presque toujours hospitaliers".

La maison du retour de Jean-Paul Kauffmann, texte humaniste dans la lignée de Montaigne, Camus et Morin, est publié par Nil éditions en 2007 et disponible en Folio.

dimanche 29 décembre 2024

La poésie, je ne sais pas

  
 

(J'ai publié ce texte en mars 2013. Presque 12 ans après, je n'ai pas changé d'avis.)

Voilà revenu le printemps des poètes. C'est une bonne nouvelle à célébrer entre les pages et le vin. Mais, comme les hirondelles sur leur fil, les litanies sur la poésie reviennent aussi sur les langues. Des auteurs, des critiques littéraires, de doctes penseurs en faculté, ardents ou chenus, embouchent sans vergogne la trompette des ukases et j'ai mal aux oreilles. Et je me tapis dans un recoin, suspendu à mon silence.

" La poésie c'est ça. La poésie doit. Le son le son. Le sens le sens. Le ventre plutôt que l'esprit. L'âme plutôt que les tripes. "

Moi, je ne sais pas. Moi, je ne dis rien. Parfois même, je tais ma qualité de gratteur de mots. À quoi bon ? Je pourrais battre le rappel de mes souvenirs d'étudiant improbable, invoquer Blanchot ou Valéry, singer l'intelligence avec Sarraute. Enclin à la moquerie, je tirerais jouissance d'un éminent savant inventé sur le champ et il se trouverait des crânes dégarnis pour opiner, mezza voce, que voilà une autorité incontestable en matière de poésie.

Quel rire gagnerais-je à cette comédie ?

La poésie ne doit rien, c'est moi qui lui dois tout.

- De vivre depuis plus de trente ans avec Brigitte Giraud tous les partages des jours.

- De m'étonner des choses, visibles et invisibles, de les prendre au mot le plus fragile, le plus maladroit.

- De rencontrer parfois des voix dont la gravité ne pèse jamais trop car dépouillée des dogmes qui plomberaient l'envol.

- De garder un désespoir assez transparent pour entrevoir les trouées où me faufiler.

samedi 28 décembre 2024

Hiro Arikawa, Au prochain arrêt


Au prochain arrêt
de Hiro Arikawa est un roman dont la légèreté apaise le lecteur. Il se déroule dans des trains qui partent de Takarazuka et vont jusqu'à Nishinomiya-kitaguchi. Puis ils reviennent. Comme le balancier d'une horloge. À chaque arrêt entre les deux gares, des voyageurs montent et d'autres descendent. Parfois, ils se parlent.

Le jeune Masashi rencontre la jeune Yuki qui fréquente la même bibliothèque que lui et a les mêmes goûts. "Une succession de hasards étranges, comme dans un jeu de Jenga*, qu'il était apparemment le seul à percevoir". 

Shӧko, guère plus âgée, monte dans le train vêtue d'une superbe robe blanche qui pourrait laisser croire qu'elle vient de se marier. La vérité est plus cruelle... Et puis, hein, une mariée dans tous ses atours mais sans sa suite, elle n'aurait pas idée. 

À Sakasegawa, apparaît Tokié avec sa petite-fille. Elle est veuve d'un mari qui redoutait fort les chiens depuis qu'un mâtin l'avait mordu aux fesses dans un contexte des plus délicats. Un peu excentrique mais douée d'un caractère généreux, elle parle avec Shӧko et lui donne un étonnant conseil en s'excusant d'être une "vieille curieuse irresponsable".

Lorsque la dame en blanc descend du train, une dispute éclate entre Misa et katsuya qui donne des coups de pieds dans la porte du wagon. Un malotru enclin à la violence, qui ne supporte pas qu'une femme le contredise. Des épousailles sont pourtant prévues, de mauvais augure. Tokié ne s'y trompe pas : "Et si vous disiez stop ? Parce que vous allez souffrir".

D'autres personnages défilent, dont une groupe de femmes de quarante ans, bruyantes et sans gêne. Elles vont manger dans un restaurant hors de prix, portent des habits et des sacs à main hors de prix. Quelqu'un murmure : "Grandes marques, petites manières..." Il n'est pas impossible que la situation dégénère, surtout si Tokié s'en mêle...

Le paysage aperçu depuis le train est également un personnage. Sur une bande de sable au milieu de la rivière Mukogawa, des pierres alignées tracent le caractère "Vie" et suscitent bien des commentaires.  À Mondo Yakujin, cinq hélicoptères en suspens dans le ciel estival interpellent Kei'ichi et Miharu. Y a-t-il eu un accident ? Ou s'agit-il d'un exercice militaire ? Plus loin, un torii apparaît sur le toit d'un bâtiment blanc. Le rouge du portique et la blancheur de l'immeuble, ah la belle image ! Idéale qui sait, pour un rapprochement amoureux... De même que celle, dans un contrebas très pentu, des fougères aigles dont on déguste au printemps les jeunes pousses. Mais le paysage le plus surprenant se trouve à Obayashi, que le lecteur découvre en suivant Shӧko qui veut absolument se séparer de sa robe à cent mille yens*. La contrée est un paradis offert aux hirondelles dont les nids sont protégés. "Partout, des hirondelles voletaient devant les petites échoppes. Partout, elle vit des nids".

Le roman rend également compte de la situation des lycéens et des étudiants dans le Japon contemporain. Etsuko, élève de niveau moyen en terminale, travaille dur dans son centre de préparation aux examens. Les cours sont évidemment payants. Et il faut envisager plusieurs options en cas d'échec. "Si elle réussissait l'examen d'entrée à son plan B, il faudrait payer les frais d'inscription afin de garantir sa place, soit quelques centaines de milliers de yens pour une université à cursus court, et près d'un million pour une université où les études duraient quatre ans. Et si elle réussissait ensuite l'examen d'entrée de celle qui était un peu au-dessus de son niveau, cette somme aurait été dépensée pour rien". Compétition-sélection-argent, cet infernal trio.

Au prochain arrêt est un roman construit comme une série de ricochets dont les rebonds n'en finissent pas de se croiser et le lecteur ne perd jamais la mémoire des nombreux personnages. Une vraie prouesse qui émeut autant qu'elle amuse. 

Traduit du japonais par Sophie Refle, il est publié chez Actes Sud dans la collection Babel et coûte 7,90 €.

Jeu de Jenga : les joueurs retirent progressivement les pièces d'une tour pour les replacer à son sommet jusqu'à ce qu'elle finisse par perdre l'équilibre.

Yen : un million de yens équivaut à 6075 euros. Selon le site studyinjapan, le total moyen des frais d'admission et de scolarité de la première année dans une université publique est d'environ 930 000 yens. Dans une université privée, sauf en médecine, dentisterie et pharmacie, le montant dépasse le million de yens... Sachant que l'école est payante dès le primaire et qu'il faut prendre des cours supplémentaire également payants, mieux vaut avoir de quoi...

dimanche 22 décembre 2024

Christophe Sanchez, La femme au balcon


Qu'elle paraisse dans son plus simple appareil ou parée de ses atours, la femme voile et dévoile à son su et son insu tout un appareil symbolique. Si, de surcroît, elle apparaît sur la scène d'un balcon situé près du regard, l'imaginaire déplie de multiples branles, des plus clairs aux plus opaques. Avec leurs délices tantôt tus tantôt révélés, ils incarnent le mystère de l'humain toujours recommencé.

Ainsi en va-t-il de La femme au balcon de Christophe Sanchez. Le narrateur habite à portée de ses gestes et de sa voix. Il la voit fumer, se vernir les ongles, boire une coupe, écrire sur un cahier. Il l'entend téléphoner et se disputer avec l'un de ses enfants ou son compagnon souvent absent. De temps en temps, c'est elle qui s'absente et tout est différent...

Dès l'incipit, le récit est teinté d'humour : "Ce n'est pas mentionné dans le bail mais la femme au balcon a été livrée avec les clés. Je ne l'ai pourtant pas inscrite dans l'état des lieux". Puis, plus loin : "C'est tout de même gênant d'avoir un fantôme aussi obsédant chez soi. Je me demande s'il est encore temps d'en avertir la gestionnaire de l'agence immobilière".

Le lecteur devine que cet humour ne tiendra guère. "Mais j'ai peur qu'elle me manque", avoue le narrateur. "Si elle ne revenait pas ?", ajoute-t-il. Et d'un balcon à l'autre, l'antichambre du désir imprègne le décor. La rue assiste et participe au spectacle. Sujet/objet. Objet/sujet ; la même antienne dans les scissures où le conscient livre combat à l'inconscient. Ça tremble. Ça crie. Ça assourdit. Ça. Ça. [Une scie circulaire longe le trottoir et vient s'écraser dans toutes les oreilles du quartier]. Puis vient quelque apaisement. Les voitures du dimanche ont les roues qui gambillent dans l'entre-deux de la lumière matinale.  Ah ! "Laissons la rue à son travail de sape." Oublions les faux écrans des fumées. Tutoyons ! Tutoyons ! "Je t'ai vue avec ton homme sur le balcon... Tu cries ce matin et la rue ne réagit pas... Tu as peut-être remarqué que depuis plusieurs nuits je ne dors pas". Est-ce ainsi que les balcons se rapprochent et que les regards sont plus longs ? Comment tout ça finira-t-il, dans quel ailleurs, dans quelle intimité rêvée ? À l'évidence, le narrateur n'a pas toutes les clés.

 

La femme au balcon s'ouvre à un autre texte d'une cinquantaine de pages intitulé À la rue. Une suite qui va de soi et contre soi. Le paysage aussi est structuré comme un langage.  La rue, en ses [lignes jonchées de mouvements] par terre et sur les toits, n'est peut-être qu'un "trompe-l'œil qui frôle l'âme. Un mirage qui permet une fuite possible sans trop se brûler". L'équilibre y chancèle devant les portes fermées. Les contours ne sont sûrs ni pour la fatigue ni pour le chat ni pour l'oiseau. Et que dit ce terrain vague au bout de la rue ? Elle "perd la mémoire", écrit Christophe Sanchez. À moins qu'elle verrouille les "mystères enfouis dans son creux". Elle est une personne qui joue à être un personnage ou un personnage qui joue à être une personne. La vie est un songe qui s'efface aussitôt qu'il apparaît. Avec ses peurs inaugurales qui fouaillent les entrailles.

Ce deuxième texte, souvent moins narratif que le précédent, parfois davantage poétique, montre une infinité de luisances (larme noire, traces de rouge à lèvres, casques orange, ballon arc-en-ciel, tuiles à travers le vert et le gris...) qui résonnent avec les bruits sur le bitume, contre les murs, au fond des cris. Cependant que le ballon n'en finit pas de rebondir. Un fantôme obsédant lui aussi. Comme la femme au balcon, dont l'image persiste longtemps. Insaisissable pourtant dans les "ombres et lumières" de la fiction.

Extraits : 

Le mur d'en face s'éclaire. J'y vois chaque jour une lézarde de plus comme si la rue vieillissait à vue d'œil. Le balcon, lui, reste intact. Il est l'endroit où elle oublie les petits séismes de la nuit. Il est son refuge quand la pression se fait trop forte à l'intérieur, que les enfants l'agacent, que le manque étire sa peau jusqu'à en craquer et que de petits tremblements dans sa bouche appellent la cigarette.

Le visage de la femme au balcon s'éclaire. J'y vois chaque jour une ride de plus, bouffée après bouffée. Elle est devenue mon refuge. Je l'attends tous les matins, traque chaque changement de magnitude. Son corps, ses gestes sont devenus mon échelle de Richter, mon baromètre pour le jour qui vient.

*

Dans la rue, j'existe aussi. Entre bâillements et glissements. Dans l'agitation des allées et venues. Clair et obscur, à la fois cendres et neiges. Il ne s'agit pas de fondre. Seulement résister. Insérer le regard là où personne ne va, sans ciller pour ne rien manquer du spectacle du monde. Une fenêtre toujours s'ouvrira pour casser la rectitude de la voie. Dans la perspective, oser s'y risquer entre le battement d'une ombre et l'origine des cris.

 

Nous aimons sans réserve ce nouveau livre de Christophe Sanchez, poète discret loin des tambourinades. Sont également chroniqués sur ce blog : La ligne sous l'œil (2020), Sept variations sur le même thème (2017 et 2023), Morning à la fenêtre (2016) et Rats taupiers (2016). La femme au balcon (139 pages) est publié aux éditions Tarmac et coûte 15 €. Elle vous attend. Ne la faites pas languir.

vendredi 13 décembre 2024

Les petits mots de Louise, 6 ans


Le plaisir de la langue n'attend pas le nombre des années. La petite Louise n'a pas la sienne dans sa poche ni dans celle de son voisin, comme disait Desnos. Dès ses trois ans, attentive déjà aux phrasés des membres de sa famille, elle aimait en mélanger les registres et les variations, des plus ordinaires aux plus soutenues en passant par l'argot à la mode chez les jeunes. De plus, tenue éloignée des écrans par ses parents, elle a été très tôt en contact avec les livres. Du plaisir de la langue au plaisir du texte, il n'y a qu'un pas à franchir, dans la joie et la gourmandise de la découverte à l'abri des pixels réducteurs. 

Je note régulièrement sur mon journal les expressions et réparties de Louise que je tiens de sa grand-mère. Les voici :

vendredi 18 novembre 2022

La grand-mère dit à Louise et à sa sœur Camille qu'il faut ranger les jouets. Louise répond : Mamie, tu es un peu casse-couillettes.

 mardi 7 février 2023

Louise dit à un gosse qui la gêne sur un trampoline : Pousse-toi, tu pues des fesses !

 vendredi 13 octobre 2023

La grand-mère dit à Louise qu'il n'y avait ni téléphone ni tablette quand elle était enfant. Et la petite répond : C'était avant que je découvre le monde ?

Louise a également dit : La maîtresse m'a mis à la porte ; je vais en entendre parler toute la soirée, et même peut-être la semaine.

mardi 31 octobre 2023

La grand-mère offre à Louise une boîte à secrets pour mettre sur sa table de nuit et la petite dit : C'est ma boîte de nuit.

dimanche 12 novembre 2023

Louise utilise l'expression wesh !

jeudi 4 janvier 2024

Louise en haut d'un toboggan à la piscine : Oh ! mais ça fait flipper. 

vendredi 5 juillet 2024

Louise rassure sa sœur Camille avant son spectacle de fin d'année : T'inquiète ! Quand tu seras sur scène tout ira bien.

mercredi 31 juillet 2024

Louise regarde un documentaire qui explique que les humains ressemblent aux dauphins. Elle dit : C'est trop chelou. Est-ce que je ressemble à un dauphin ?

Puis, mangeant une langue de chat, elle dit : J'ai eu du citron sur les deux faces. C'est la chance de ma vie !

mardi 3 septembre 2024

Louise rentre au cours préparatoire. Elle est assise à côté d'un certain Noé dont elle dit : Il parle dans le vide.

lundi 7 octobre 2024

La grand-mère dit à Louise qu'il faut mettre de l'ordre quelque part et la petite répond : Ça me gêne un peu, ce que tu dis.

C'est quoi qui te gêne ? enchaîne la grand-mère.

Et Louise, du tac au tac : Eh bien ! Tes propos !

jeudi 24 octobre 2024

La grand-mère rapporte les dernières expressions de Louise : wesh grave, grave stylé, jamais de la life.

Elle emploie aussi les expressions désormais, néanmoins et cependant qu'elle tient de son grand-père dont le langage oral est particulièrement soutenu : Désormais, on n'a plus droit qu'à cinq billes dans la cour.

lundi 2 décembre 2024

La maman dit à sa fille qu'elle va subir une opération esthétique. Louise s'exclame : On n'a pas idée !


Ce petit florilège, maillé de tendresse et d'impertinence, dénote un caractère qui saura affirmer, tout en se conformant à l'usage commun du monde, ses représentations et ses choix. Loin des étals des mercantis et du "bourreau sans merci" des "fêtes serviles" contre lesquelles tonna Baudelaire. La singularité de Louise ne sera pas engloutie par les tréteaux sans planches de la comédie humaine.

Pour mémoire, le lecteur peut découvrir ici même le conte pour enfants intitulé Youyou et Nana, joyeusement inspiré par Louise et sa sœur Camille, laquelle est tout aussi gourmande de la langue dans tous ses états.

Image : Le hérisson, fort agacé de ce que le chat prenait toute la place, déclara : Dis donc toi, pousse-toi un peu, tu pues des fesses !