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Mon blog est celui d'un butineur effaré dans tous les champs du savoir. Et c'est ce même butinage qui m'a conduit à écrire des livres.

lundi 27 octobre 2025

la forge, Revue de poésie, N° 6 - octobre 2025


"Le poème est une possibilité ouverte à tous les hommes, quels que soit leur tempérament, leur esprit ou leur disposition.", écrit Octavio Paz. Et, dans son propos liminaire Chantier naval, François Bordes ajoute : "Il sert à construire un esquif, un bateau, une bonne pirogue, un solide canot." La forge fabrique, construit pour prendre le large en soi et hors soi. "Bienvenue à bord".

Parmi les voix venues d'ailleurs, celle de Mårten Westö (Finlande) nous conte les gestes du quotidien et de la mémoire. Passent des horloges et des pluies qui disent l'insaisissable dans tous ses états."Ce n'est qu'après nous avoir tous vus nous rendre visibles que je sais qu'il y aura toujours quelque chose qui restera invisible." 

Engagé dès 1940 dans l'armée britannique, le lieutenant Keith Douglas demande à être envoyé sur le front. Il résiste à "la terreur d'un sort fatal, qui rôde en fond de scène". Que peuvent les poètes "haïs, supposés venimeux" contre les commerçants obscènes ? Comment tenir quand on voit "les hommes souffrir comme des arbres" ? Imaginer, peut-être, qu'on n'entend pas "le feu des armes, mais une trompe de chasse"...

Martin Glaz Serup (Danemark) fait "les choses simultanément". La fabrique du poème et celle de l'ordinaire se travaillent dans le même moule. Le poète a "le sentiment que quelque chose s'assemble et en même temps le doute sur ce dont il retourne". Le monde va de guingois. Les algues pensent sous le vent et "les humains sont des badauds de lune / en slip" sur leurs balcons. Alors, autant s'escrimer avec l'auto-dérision ! 

Et voilà que la neige s'invite avec deux voix mongoles. Pour Tchaghnaa Purevdorj, elle "s'use comme du papier froissé". Pour Todorkhoi Nayantai, elles est "une simple feuille d'un arbre appelé firmament". Avec en toile de fond la mystique des immensités, sur la terre comme au ciel. Et l'humain n'y est que fragment, infiniment petit. 

 

Parmi les 18 contributions venues d'ici, lesquelles n'en disent pas moins les ailleurs, Didier Gambert se penche et s'épanche sur les Seuils des ruines. Les pierres des maisons s'évanouissent aussi et toute mémoire s'en ressent. "nous ne vivons pas de nous-mêmes / mais d'un rêve brûlant venu / des profondes terres des morts // la poésie est trop précise / l'âme indécise d'un vivant / n'y voit que chaos que méprise".

Gaël Tissot a parfois des accents jabésiens pour saisir l'improbable des voix sur les chemins d'exil. Et la solitude, inexorablement n'assemble plus les corps. Des marcheurs et des "vestiges de constructions métalliques / armatures divisées jetées au vent d'un paysage stérile". 

L'endophasie, même dans une langue étrangère la nuit, n'est pas une voix endormie. Marianne Braux y veille avec son absence qui parle. Mais dans quels espaces et quelles durées ce Dialogue s'entretient-il ? "Là où je suis / Rien de nom / Tout recommence sans cesse / Ce qui s'élève sur le champ s'écroule". Les rendez-vous avec soi-même sont toujours plus ou moins manqués.

Sophie Coiffier cherche sur les visages ce qui apparaît des personnes. Mais il n'y a pas de lieu sûr dans l'absurdité des jours. Les visages s'inventent des figures, composent avec le dérisoire. Et ce "Ça [qui] reste en boucle sous la trachée". "Noyé dans la démesure / de son impuissance".

"Dans le potager, je déterre mes morts en plantant des tomates", écrit Julie Nakache. Il s'en trouve partout au cœur des forêts et ils suintent quand "la terre expire". Il en pousse même sur les pommiers et la saveur du fruit est plus énigmatique ; l'enfance y peluche... La poétesse alors s'en va [lécher le monde] et les veines des arbres. Passent les voix du père et de la grand-mère. Avec le goût de l'amour : "donner donner donner". 

 

Dans sa section Voix retrouvées, la forge sort de l'oubli Albert Fleury, cofondateur  de la revue Arpa et engagé dans les Forces Françaises de l'Intérieur puis dans l'armée du général de Lattre de Tassigny. Le poète arpente les solitudes dans le "poids d'ombre" du jour. À la rencontre  du "peu de choses" qui constituent l'être. Avec l'espoir verlainien de "la paille modeste [qui] luit".

 

Donnons enfin la parole à Claudine Bohi qui interroge la provenance de son poème : "Dans le fourmillement des mots qui me viennent, je découvre comme un espace que je ne connaissais pas, et que je reconnais, à condition de ne pas le posséder... C'est une liberté de la langue qui passe par moi, que je traverse et qui me traverse. C'est ce que j'appelle me quitter." 

 Plusieurs recensions et chroniques concluent cette sixième livraison, dont celles de François Bordes sur Jacques Lèbre (Les Carrefours ou les regrets), éditions Potentille, et Francisco Moreno Galván résistant au franquisme (J'ai voulu pêcher des étoiles), éditions Fario.

Des dessins d'Anaël Chadli, qui disent les semaisons des traces, accompagnent ce fort volume de 253 pages dont je recommande vivement la lecture dans la multiplicité des voix et des chemins. La forge coûte 22 €. 

 

 

vendredi 24 octobre 2025

Aimer un peu les gens, c'est si difficile ?


Je reviens juste du laboratoire Synlab à Bordeaux où je vais tous les mois. Une vieille dame avec canne arrive après moi et je la devine perdue. Elle s'accoude au comptoir cependant que les deux employés scrutent des documents et ça dure. La vieille dame tremble. Je lui dis : Allez vous asseoir madame, vous passerez avant moi. Et j'ajoute : Ici, l'empathie c'est pas leur fort. Les deux employés, une proche de la retraite et l'autre proche de l'autisme, m'entendent mais ne bronchent pas. Je connais bien cet homme qui parle si bas qu'il faut avoir des oreilles bioniques et qui ne sait pas que le mot courriel signifie mail. Je ne doute pas de sa qualité professionnelle ni de celle de la dame proche de la retraite qui, elle, est accessible au sourire et peut prononcer deux ou trois mots quand elle procède aux prélèvements. Mais la situation de la vieille dame, tout de même, ils auraient pu la voir quelque ait été leur absorption dans les finasseries administratives, si complexes quand il s'agit du dossier d'un étranger... Alors je suis un peu vénère. Lorsqu'une troisième employée, une jeune qui fait des remplacements, me reçoit pour mon pique pique rituel, je lui raconte la scène. Et là, et là, coup de massue derrière mes oreilles bioniques : "MAIS ON N'EST PAS LÀ POUR S'OCCUPER DES GENS ! C'EST AUX MÉDECINS DE LE FAIRE S'ILS ESTIMENT QU'UNE PERSONNE EST EN DIFFICULTÉS. "

Pour une fois, j'ai eu l'intelligence de me taire. Je ne l'ai pas toujours eue. Le quidam, je me suis déjà fâché après lui. Bien sûr à tort, je le confesse. Mais, en ces temps que nous vivons, où l'ami d'un ancien président en cabane sous-entend que les humains sont des animaux sauf eux, les très riches, je suis de plus en plus sensible au manque d'attention des uns pour les autres. Parce que ça va s'aggraver. Voilà. C'est dit, sans chichis littéraires. 

mardi 21 octobre 2025

Une certaine idée du chaos


J'ai repris le cours des marches dans mon quartier de Bacalan et j'ouvre l'œil à tout. Aux trottinettes intempestives, aux reuneurs greffés à leur portable, aux boutiques de la rue Blanqui dont les enseignes en globiche boutent le français hors le sens commun, aux pressés qui ne respectent pas les feux rouges, aux poubelles vomissant sur les trottoirs les ripailles des rancœurs, etc. Parfois je ralentis le pas et je lève les yeux vers les façades des maisons et des immeubles. Je regarde comment s'assemblent les lignes. Certaines, haussées du col à la fin du dix-neuvième siècle, s'adornent de moulures qui signaient une appartenance au dessus du panier. On peut même voir, çà et là, quelques mascarons... 


Aujourd'hui, dans la cour d'un bâtiment où il y avait voilà vingt ans un restaurant couru, j'ai vu trois compositions hétéroclites qui figurent des véhicules. Sont-ce là des sculptures, ou des installations, ou un peu des deux, je ne sais pas. Mais elles me parlent. J'y vois une certaine idée du chaos qui frappe à notre porte. J'y vois la guerre et la ruine. J'y vois le démembrement des carrosseries qui induit le démembrement des corps. La langue même, tant rudoyée, tant balafrée, tant piétinée, n'échappera pas au dépeçage. Et je pense à l'imaginaire du cirque Archaos. C'est en effet l'architecture de l'archaïque qui se défait. Celle qui constitue peut-être l'ontologie de l'humain, dans l'existence comme dans l'essence s'il en est une. Que peut-on en rafistoler avant l'effondrement ? Pour tenir

comment dans les durées qui nous restent ? Que saura-t-on inventer de compatible avec les solitudes après que l'effroi nous aura terrassés ? Retrouverons-nous, enfin, le goût de l'inutile ? Nous aurons besoin de toutes nos volontés réunies. Nous aurons besoin des mains tendues sans arrière-pensées. Nous aurons besoin des rires aussi. De ceux qui dressent les visages contre les lois des puissants. De ceux qui s'offrent aux complicités d'après-boire. Et même les oiseaux en seront émus, pouffant comme nous à s'en battre les plumes.

dimanche 19 octobre 2025

Relire Julio llamazares


Je retrouve La lenteur des bœufs de Julio Llamazares. Il a écrit ce recueil en 1978, à Gijon en regardant la mer. "Une mer noire et violente qui, le dimanche après-midi, poussait vers la plage le corps d'un suicidé", nota-t-il. Mais la mer est absente du livre. De même, en 1981, il a écrit à Madrid Mémoire de la neige mais la cité aussi est absente. Marie-Claire Zimermann, préfacière, considère que les deux textes "peuvent être lus comme deux moments d'un seul et même livre : ils n'annoncent pas simplement la disparition d'un monde, celle d'une civilisation dont ne subsisteraient que quelques fûts de colonnes ou les soubassements d'une ville saccagée, mais plutôt l'effacement d'une manière de vivre et d'être, exclusivement liée à la terre et au rythme solaire." Ces quelques mots s'appliquent tout aussi bien à La pluie jaune, roman dans lequel il fait revivre les personnages de son village englouti.

 

Extraits :

Rien encore ne donne signe de vie dans l'allée des songes et déjà le chariot des comédiens lentement s'éloigne.

Ils partent s'alimenter de tristesse dans un autre village habité par des chiens.

Personne ne s'est avancé sur la route pour rompre le silence. Personne, aucun de ceux qui hier soir riaient avec lassitude derrière les ampoules rougeâtres de la place. 

Seuls les chiens, collés à leurs roues, se refusent brièvement à l'oubli.

*

Je regarde derrière moi, dans la direction de l'arbre pourri qui soudain a perdu son ombre, et je ne trouve qu'une flaque de silence ensanglantée, une voie morte que jamais personne n'a empruntée.

Je passe sous les arcades du marché où l'on expose les dépouilles ruisselantes du souvenir.

Délicatement je tire le rideau de brume que, jour après jour, j'ai tendu autour de ma mémoire, et je ne trouve que les oiseaux d'hiver qui sont restés gelés sur les fils du télégraphe ;

Derrière les peupliers blancs monte lentement l'exhalaison douce et tiède d'une étable qui attend à distance le retour impossible des bœufs suicidés dans la rivière.

Je regarde derrière moi et trouve seulement une lointaine et douloureuse odeur de bruyère.

*

La rivière, parfois, apportait des souliers de femmes entre les feuilles tendres et les troncs morts.

Mais nous, nous traversions les ponts avec nos chansons et nos mouchoirs safran.

Et, en été, nous accrochions des cerises aux oreilles de l'aimée.

Plus loin, dans leur mémoire, les cerfs prenaient feu comme flèches de sang :

rapides dans leurs yeux bleus et lointains ; rouges dans leurs cheveux blessés par la brume. 

 

Il y a dans ces longs déplis proches parfois de l'oraison mélancolique l'expression du manque des mythologies premières, qui se sont perdues. J'ai un peu pensé, en recopiant ces textes (les deux premiers sont dans La lenteur des bœufs et le troisième dans Mémoire de la neige), à l'univers de Jacques Vandenschrick. J'ai un peu pensé, aussi, à mes errances dans les marais et sur les coteaux quand j'avais dix ans.

L'ouvrage en bilingue qui réunit les deux ensembles, traduit de l'espagnol par Bernard Lesfargues, a été publié par les éditions fédérop en 1995. 

mercredi 15 octobre 2025

Mauvignier, cet émerveillement-là


Il y a une trentaine d'années, le petit plumitif que j'étais fut reçu par Pierre Veilletet et, dans la conversation, j'évoquai en bafouillant Gabriel García Márquez. Il me répondit ceci : "Je ne l'aime pas tellement mais si j'avais écrit ne serait-ce qu'un quart de Cent ans de solitude, je serais content pour le restant de mes jours."

Alors que j'arrive à la moitié de La maison vide de Laurent Mauvignier, je me tiens le même propos lucide. Si je parvenais à écrire un septième de ce roman, soit une centaine de pages, je serais content pour le restant de mes jours. Dès le prologue, j'ai senti poindre le très grand texte. Il appartient à ceux qui ne sont pas dupes des liens secrets qui unissent depuis toujours le vrai et le faux, la réalité et la fiction. Certes, il s'agit-là d'une autopsie de la mémoire familiale de l'auteur au tournant du vingtième siècle puis pendant les guerres mais Mauvignier le dit, là je suis bien obligé d'inventer de faire du roman. La fiction est un être parlant jusque dans l'angle ébréché d'une vieille commode. Elle submerge le réel des corps qui s'épanchent de sueurs et de graillons. Elle submerge les pensées des personnes disparues, leurs désirs tus, leurs illusions de feu de paille. Et puis le style ! Que serait la littérature sans lui ? Monsieur Gustave l'a dit et il faut le redire. Comment une écriture périphérique se rapproche-t-elle, lentement, parfois presque bégayante, toujours avec des suspens dans la mise en page même, de l'objet qu'elle a choisi ? Il n'y a que Mauvignier pour réussir cet envoûtement. Présent dès son premier livre, Loin d'eux. Avec cette lucidité de l'empêchement inhérent à tout acte de création dans le théâtre bancal des représentations. Bref, Je termine ce texte à brûle-pourpoint pour clamer haut et fort, que voilà un très grand écrivain, si grand que c'en est presque dégoûtant pour un mirliton de mon acabit. Si jamais, devenus borgnes et sourds (eh oui, il y a de la musique chez Mauvignier, indépendamment du piano de Marie-Ernestine) les jurés du prix Goncourt ne couronnent pas La maison vide, il faudra les battre comme fientes. Un point c'est tout.

vendredi 10 octobre 2025

Je ne serai pas un grand mort


Je retrouve dans notre bibliothèque Je serai un grand mort de Jacques Rigaut, né en 1889 et mort en 1929 d'une balle en plein cœur. Il ne s'est pas raté mais a-t-il pour autant réussi à être un grand mort ? Peut-être devrais-je contacter son Agence générale du suicide ; elle a une succursale à Bordeaux. Si elle est scrupuleuse, elle aura gardé sur quelque registre des mentions de la disparition du poète. Sa main a-t-elle tremblé en appuyant sur la détente ? Se tenait-il bien droit contre le ciel dans une attitude de défi ou,   tremblotant comme une poule mouillée, avait-il sur les lèvres un filet de bave plaintive ?

Avait-il en tête ces mots d'André Breton : "Le plus beau présent de la vie est la liberté qu'elle vous laisse d'en sortir à votre heure, liberté au moins théorique mais qui vaut peut-être la peine d'être conquise par une lutte acharnée contre la lâcheté et tous les pièges d'une nécessité faite homme, en relation par trop obscure, par trop peu suivie, avec la nécessité naturelle."

Personnellement, je ne serai pas un grand mort. Si petit de mon vivant, toujours quasiment à m'excuser d'être là, au bord de l'effacement, je suis plutôt un grand lâche. Je ne me suiciderai pas comme le fit mon ami Jacques Boiffard, qui connaissait Jacques Rigaut et le joueur d'échecs surréaliste Nimzowitsch. C'était en 1985 et il avait 29 ans, l'âge de Rigaut. Et puis, hein ! à 70 ans depuis 4 jours, mon geste manquerait de panache. Et puis, penser à la douleur infinie de mon aimée si je franchissais le pas, non non, c'est impossible.

Alors je serai un petit mort sur un lit d'hôpital avec des cancers jusqu'au fond des yeux. Je les connais bien eux, un jour ils débarquent sans tambour ni trompette et bivouaquent impunément dans les cellules. Heureusement qu'ils finissent par s'endormir, ces chiens maudits. S'ils se réveillent, un bon coup de matraque derrière les oreilles les réduit à quia et le bail de la vie se prolonge d'au moins dix ans. 

Enfin, on verra bien, comme on dit dans les conversations suspendues autour d'un verre de vin de Pessac et de Léognan. Continuer à vivre, fût-ce à bas bruit, c'est pas si dégueulasse, malgré le pire qui empire tous les jours urbi et orbi. Il y a des oiseaux dans la maison, il y a un chat japonais, un érable japonais, un canapé japonais et plein de livres japonais sur les états-j'erre, y compris ceux de Mishima qui n'a pas non plus été le grand mort qu'il espérait. Faire seppuku en public, on n'a pas idée !

Alors, vive les petites morts ! Ah ! vous pensez à autre chose évidemment, mais moi je pense pas à ça. De toute façon, les petites morts n'ont jamais fait barrage aux grandes morts. C'est rien que des histoires pour nous tenir debout. Je préfère les histoires qui m'allongent quand mes yeux sont des papillotes. Je les entendais déjà dans le ventre malade de ma mère, je les entends encore dans ses cendres et humus. Que serions-nous sans tous ces récits qui nous constituent avant même tout commencement ? Comment finir sereinement de les écouter, de les pétrir, de les offrir à qui en veut et à qui n'en veut pas ? Allons ! le mystère est bien trop grand pour que je le résilie. Je ne serai pas un grand mort et ça me va comme ça.

mardi 7 octobre 2025

Didier Schillinger, L'aube en question


Je le dis d'emblée, cette chronique est différente des autres car je compte écrire de façon plus approfondie sur L'aube en question suivi de Vivre aux éclats de Didier Schillinger. Pour la revue Europe. Je ne sais pas s'il a publié d'autres recueils. Ce que je sais en revanche, c'est qu'il a été éditeur et pas des moindres, chez Opales. De Thierry Metz notamment. Plusieurs livres dont L'homme qui penche et Terre.  Amoureux d'Edmond Jabès, il a publié Saluer Jabès avec des contributions de Jacques Dupin, Paul Auster, Yves Bonnefoy et bien d'autres. Et il m'a même publié moi mais je me compare pas à tous ces noms, je suis pas encore fou. Le recueil s'appelle Fragments pour une dormeuse ; c'était en 2001. 

Alors, quand j'ai découvert L'aube en question à la librairie Georges à Talence ce 4 octobre, je me suis dit oooh ! Et, en butinant, j'ai tout de suite saisi une grande beauté. Je l'ai sentie sur ma peau et dans les plis de ce qui reste de ma tête. Alors je recopie des extraits :

pour ton cœur qui déserte

des noms de pacotille

pour le genou à terre

l'intranquille miroir

pour tout visage qui se déchire

brandir une âme d'occasion

pour la fenêtre oubliée

les monstres intérieurs

pour l'enfant détourné

les rouages du vent

pour la dégoulinure

le chant de la mésange

pour les terres égorgées

l'absence

pour panser la beauté

de l'eau

de l'eau qui nous regarde de l'eau qui nous délivre

pour oublier les hommes

guérir de la parole

et pour bobin pour le bercer

un grand manteau d'éternité

le temps m'est inconnu

il est temps de rêver pour dire le bout du monde

*

2022

2023

2024

je rêve d'assassiner les assassins

les magnats du cynisme

les fachos magnifiques

les rois de pacotille

les clowns milliardaires les trop bavards

les généraux les turbannés

tutti quanti

cataclysmes fabuleux les grands malades

tambouille déchue à la prévert

pas assez de nuits au compteur d'une vie...

 

Voilà. Ces deux poèmes montrent un peu la variété de la palette de Didier Schillinger. Je recopierai aussi des extraits de Vivre aux éclats, constitué de  textes brefs.

L'ouvrage est publié aux éditions Abordo. Il compte 126 pages et coûte 17 €. 

 

 

 

dimanche 5 octobre 2025

Relire Teresa Soto, Chutes


J'ai découvert Teresa Soto en 2018. Je la retrouve en butinant parmi les livres. Chutes, Caídas est préfacé par Bernard Noël : "Ainsi va-t-on de page en page vers une ouverture faite de gestes simples et de murmures. Le ton de la confidence vaut beaucoup mieux que celui de la déclaration quand on convoque l'intime pour qu'il conforte un mouvement attentif et naturel."

 

Extraits :

Pobreza

ir justos con lo que se dice

con lo que nos queda

para acabar los meses

y las semanas

Pauvreté

aller au plus juste du dit*

avec ce qui nous reste 

pour terminer le mois

et les semaines

*

Por algún lado teníamos 

más bocas

olvidadas, cosidas

perdidas

pero debíamos de tener

muchas

y desconocidas.

El hambre que nos 

asediaba

era algo a su medida 

Nous avions quelque part*

d'autres bouches

oubliées, cousues

perdues 

mais sans doute en avions-nous  

beaucoup d'autres

et inconnues.

La faim qui nous

assiégeait

était à leur mesure

*

Porque eres hilo de oro

y tiro de ti

pero no te deshago

y tiro de mí

y te acercas

con todas tus distancias

la de la geografía,

la de la lengua,

la del secreto.

Comme tu es un fil d'or

je tire sur toi

mais sans te défaire

et je tire sur moi*

et tu te rapproches

et ainsi font toutes les distances

celles de la géographie

celles de la langue

celles du secret.

*

El hueco puede también

ser un campo abierto.

Nada lo delimita

no hay grutas

faltan paredes

y humedades.

Nos acogemos si embargo

a su redondez,

nos plegamos

en toda su extensión.

Vemos esto y aquello

tal higuera, tal flor,

este olor que tizna

el cuerpo, lo recoge

y guarda.

Escondite abierto.

Le creux peut aussi

être un champ ouvert.

Rien ne le délimite

pas de grottes

pas de murs 

pas d'humidité.

Nous nous abritons cependant

dans sa rondeur,

nous nous plions

dans toute son extension.

Nous voyons ceci et cela,

ce figuier, cette fleur,

cette odeur qui noircit*

le corps, le ramasse

et le garde.

Cachette ouverte.

 

Chutes, Caídas de Teresa Soto est publié en bilingue aux éditions L'herbe qui tremble. J'ai chroniqué l'ouvrage en août 2018.

  

Je me suis permis d'infimes retouches aux vers accompagnés d'astérisque. 

jeudi 2 octobre 2025

Sébastien Ménard, Sauf la poésie


Comment comprendre ce titre, Sauf la poésie ? Je l'imagine comme la suite d'un point de suspension dans une conversation. Et s'ouvrent ainsi de nombreux commencements. Rien n'est vrai... sauf la poésie. Le réel est un enfermement... sauf la poésie. Tout fout l'camp... sauf la poésie. 

Les trois vers en quatrième de couverture expriment la machinerie poétique de Sébastien Ménard. "- petit mouvement obstiné - un piston continu    un exercice respiratoire". L'en-soi de la poésie et l'en-soi du poète, forcément éclatés, forcément opaques, dans la langue et dans le sang, ont des souffles qui ne vont pas l'amble. Parfois ils suffoquent malgré le piston continu et l'obstination. Les mots comme les corps ont des réticences en leurs déplis.

Alors, recourant au procédé de l'accumulation hachée par des tirets, le poète s'essaie à un état des lieux et des sens. "Il y a sans doute une façon de prendre soin du silence qui nous envahit et nous fait toute une nuit dedans - une façon de prendre soin de cette nuit intérieure et des nuits qui se suivent et reviennent, pulsations pour nous les bêtes - une façon de prendre soin de notre chose enfouie - du dedans tapi - de ce qui rougeoie peut-être et de ce qui tremble aussi -"  

Seulement voilà ! "le poème dit toujours sa vérité (sinon ce n'est pas un poème)." Il faut traverser tant d'espaces, tant de durées pour en apprivoiser les multiplicités. Remonter jusqu'à l'animalité primordiale de "l'œstrus" accouchera-t-il de quelque embryon de réponse aux questions qui hantent l'humain et toutes les bêtes qui "avant moi sont venues errer là" ? : " - qui suis-je ? qu'est-ce que je fais ici ? qu'est-ce qui se passe ? "  

Si une vérité peut résister au fil de la langue et de l'ignorance, le poète la trouve qui sait dans les traces les plus humbles, parmi "les boues, les sentes et les clairières". Elles disent les immensités fragiles du dedans et du dehors ; une fragilité sensible à la nécessité du soin. Sébastien Ménard y revient à la toute fin de son ensemble : "prendre soin de soi / du vaste monde / et du néant". Malgré l'impuissance de la poésie devant les offenses au vivant et le délitement des mémoires passées et à venir.  Elle ne peut rien contre les feux qui "viennent et inquiètent". Elle ne réparera pas la nature outragée et le poète, quand le doute courbe son échine dans la marche, se met à la détester.

Sa lucidité l'incline à la modestie "car le poème doit tenir sans faire le beau". Enfin, allusion à Beckett, il aime "comme ça échoue / et comme ça grandit / comme ça échoue tant de fois / ça rate ça rate ça rate".

 

Sauf la poésie est suivi de Extraits du journal permanent. Le flux est plus apaisé mais l'inquiétude demeure. Sébastien Ménard interroge le pouvoir de désignation de la poésie. Nommer le visible relève d'une "énergie brute, première, ancienne". "Primale" même. Comme le cri de la naissance. Et les choses aussitôt entretiennent des doubles dans les rêves et les souvenirs. La langue a besoin de ces miroirs pour changer les sons en mots qui respirent. Sans que le mystère soit pour autant levé. Le "ça" de la poésie, entre brumes et marécages, comment s'en approcher ? Nommer "ce qui est en train de se faire" mène à l'effacement puis à la disparition. Alors que tant de menaces pèsent sur la totalité du vivant, ces questions presque dérisoires n'en sont pas moins valides. Continuer à chercher les "gestes simples". Réfléchir aux dominations prédatrices de l'humain. Voilà le chantier sans cesse à tisonner. Modestement. Et le poète cite le journal de Guillaume Vissac : "Écrire au fond ne consiste qu'à faire quelque chose, n'importe quoi, sur une page, n'importe quelle page, avant de se dire, au bout du processus, quel que soit ce processus, parfois longtemps après : ce n'était pas ça qu'il fallait faire. Pour finir par recommencer, et revivre inlassablement la même séquence."

Enfin, ce clin d'œil à Jim Harrison, en forme de copeau : "... quand on sait qu'une cuillère de terre contient des milliards de bactéries, par exemple." Sachant que le corps humain lui-même contient beaucoup plus de bactéries que de cellules, la "biorégion" de la poésie n'est pas matériellement définissable. L'être et son environnement ne font qu'un, sans interface de peau ou de pensée, joints et disjoints jusqu'à l'extinction des feux qui nous dévorent et que nous dévorons.

 

Extraits :

sauf la poésie - car elle est mouvement de fuite - retrait - éloignement - elle court jusqu'à très loin dans le tremble palpite en plein cœur et palpite, et palpite, et palpite en souvenir de ce qui disparaît, s'éloigne et se fond

sauf la poésie - car ce qui nous relie - ce qui nous relie tous - sans exception - c'est la petite peur - la petite peur qu'on a là-dedans - la petite peur - la petite peur qui continue - c'est ça qui nous relie - c'est ça - ça et nos façons de le faire - nos façons de le faire quand même - vivre - oui voilà - ça et nos façons de faire taire cette petite peur - ou peut-être même de l'accueillir - l'écouter - c'est ça - c'est ça qui nous relie

Sauf la poésie de Sébastien Ménard est un ouvrage qui se prête au mieux à la mise en voix et même à la mise en scène. Sur un plateau sans côté cour ni côté jardin. Avec des séquences d'immersion dans un flux d'images tangibles et intangibles et, pourquoi pas, quelque chorégraphie suffoquée par l'insatiable désir du soin. Pour sauver quelque chose, un peu. Bref, un très beau livre.

Il est publié aux éditions Aux Cailloux des Chemins, compte 76 pages et coûte 14 €. 

mardi 30 septembre 2025

Comment peut-on se réjouir de la mort d'un ado ?


L'élève de 14 ans qui a poignardé sa professeure de musique en Alsace puis a retourné son arme contre lui est mort le 28 septembre 2025. Il s'agit donc d'un double drame. Mais j'y ajoute un troisième drame, celui de nombreux commentaires sur les réseaux. Mon entendement vacille. Comment peut-on se réjouir de la mort d'un ado, quoi qu'il ait fait ? Qui sont ces barbares ? Voilà quelques-uns de ces commentaires...

"Excellente nouvelle. Les pleureuses gauchiss, passez votre chemin."

"Bien il ns coûtera rien."

"Au moins celui la il recommencera plus !"

"Châtiment divin."

"Là le juges gochiasses pourront rien faire pour lui."

"Ha merde... on a perdu un Kevin... bon pas grave.. il en reste plein d'autres !! et des Mateo aussi !!" 

"Est-ce merluch et la fiente islamique vont nous organiser une marche blanche ???"

"Il l a quant meme, cherché." 

Etc. Etc. 

J'essaie d'imaginer le profil des gens qui ont écrit ces immondices. Monsieur et Madame Tout le Monde, probablement. Des jeunes et des vieux, des ouvriers et des cadres. Mus par le ressentiment. Pas forcément électeurs de l'extrême-droite. La question de l'argent revient souvent. Un prisonnier coûte des sous à la société. Un jugement aussi. Des soins psychiatriques aussi. Sous-entendu : alors que nous on trime pour pas grand-chose et qu'on nous a jamais rien donné. Et puis il y a Dieu. Il a bien fait son boulot. L'exécution de la justice divine met un peu de baume sur les rancœurs. De commentaire en commentaire, toutes les institutions de la République en prennent pour leur grade. L'Éducation nationale, le ministère de la justice, l'Aide Sociale à l'Enfance. Et ce n'est pas tout. Les parents des ados à la dérive sont dans le collimateur. Faut les faire payer et même les inculper.

Un récent sondage (IFOP) pour le premier tour de l'élection présidentielle de 2027 donne ceci :  Bardella (33 à 35 %), Retailleau (9 à 13 %), Darmanin (7 %)... Je vous laisse envisager la suite. Heureusement qu'il "fait toujours beau au-dessus des nuages". Comme je suis un oiseau "j'irai danser sous l'orage".

 

Image de La Manuco par nuit tombante sur Bordeaux