Je
prends toujours le tram à l'arrêt New York devant le bureau de tabac.
J'aime m'asseoir sur l'un des
premiers sièges. Je vois les oreilles du conducteur s'il a les
oreilles bien dégagées. Je vois aussi les deux écrans qui lui servent de
rétroviseurs. L'étirement de la rame, la bordure du quai
avec son mobilier urbain se dévident. Parfois, l'irruption d'un
morceau de corps, d'un pan de mur, de la trouée d'un carrefour pourrait
me faire sursauter. Mais je suis déjà dans l'image plus
large qui défile sur les vitres. A droite et à gauche.
Les hangars
après Cap Sciences, autrefois des verrues, propres maintenant. Les
immeubles ravalés du dix-huitième avec leurs témoignages de
vins et de grains. Un mélange s'opère sans que je sache vraiment
lequel. Entre décomposition et recomposition. Si le bruit dans la rame
n'est pas trop fort, si aucune surcharge n'étouffe de
l'espace, ma pensée parvient à sinuer. Je me dis qu'un paysage,
c'est ce qu'on décide de voir. Je me dis que le paysage n'existe pas
sans la volonté du regard. Je trouve mon propos intelligent
pendant quelques secondes puis je le trouve vain. Je ne suis pas un
promeneur qui chercherait à extraire une substance des choses vues. Je
suis en déplacement, c'est tout. Jusqu'à l'arrêt place
Gambetta ou Hôtel de ville.
Quand je descendrai, je relèverai le col
de mon manteau et j'allumerai une cigarette. Si je descends à l'arrêt
place Gambetta j'irai voir les livres chez Mollat. Si je
descends à l'arrêt Hôtel de ville, je traverserai la voie le plus
vite possible pour éviter de dire non à tous ces gens qui offrent les
journaux gratuits. Puis je m'attarderai devant la vitrine
d'un vendeur de spiritueux. Je lirai des étiquettes qui sont comme
des titres de livres. Celles-ci, par exemple, pour des vins : L'enfant
sauvage, Le chemin de Moscou.
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