Je
serais bien incapable de dire en quelle année j'ai rencontré
Catherine tant j'ai l'impression de l'avoir toujours connue. Avais-je
déjà, à cette époque, commencé à espionner mes voisins avec des
jumelles ? Je n'en sais rien non plus. Je garde en revanche un
souvenir précis de l'endroit et des circonstances. J'avais décidé
d'aller à M***, une station balnéaire où le tapage demeurait
presque supportable, pour me promener au bord de la mer. Je n'étais
pas spécialement attiré par les houles océanes, je détestais les
baigneurs transformés en sardines à l'huile, les joueurs de frisbee
et leurs bonds ridicules, mais j'aimais voir bouger la ligne
d'horizon. Ses rapprochements, ses éloignements au hasard de la
marche me procuraient une inexplicable sensation de paix intérieure.
Pendant
longtemps j'ai roulé derrière une bétaillère qui transportait des
cochons. Véhicule poussif. Route sinueuse et bande médiane effacée.
Bas côtés trop sablonneux. Il m'était impossible de doubler sans
risque. Les animaux semblaient dormir debout. Leurs têtes avaient
les tressautements réguliers des jouets mécaniques. La bétaillère
exhalait un énorme nuage de fumée et mon pare-brise se recouvrait
de particules charbonneuses. Les essuie-glaces de la voiture, même
avec le soutien d'un liquide savonneux qui fleurait bon la fraise des
bois, peinaient à les balayer. J'aurais dû m'arrêter car mon champ
visuel rétrécissait dangereusement. Mais quelque chose en moi
souhaitait rester en contact avec ces cochons qui dodelinaient. Comme
si la condition humaine et la condition porcine entretenaient depuis
des temps immémoriaux une liaison secrète. Je me suis rapproché
autant que j'ai pu de la bétaillère. J'ai essayé de fixer les yeux
rouges d'un verrat qui venait de se réveiller. J'ai voulu surprendre
le regard du chauffeur dans le rétroviseur, deviner en lui un
rapport intime avec ses animaux. Quand j'ai abandonné cette question
que le docteur Klamm aurait expédiée d'un trait sur un avion en
papier, la bétaillère avait disparu .
J'ai
continué à rouler en fumant des cigarettes et en écoutant la
radio. De vieilles chansons françaises diffusaient leur nostalgie de
bastringue. Elles m'étourdissaient. Une sournoise fatigue montait en
moi, s'agrippait à mon cou. Je me suis arrêté à une station
service pour boire un café et manger un sandwich. Mais il n'y avait
ni café ni sandwichs. Seulement de la bière tiède dont la mousse
sentait mauvais. J'ai vidé deux canettes et j'ai repris la route
encore plus étourdi. Le soleil commençait à cogner dur sur le
paysage. Des villages, des silos à grains, des coupes de pins dans
des sentiers forestiers ont défilé sans que je m'en aperçoive
vraiment. Puis je suis arrivé à M***. J'ai garé la voiture sur le
front de mer et j'ai couru vers les flots. Les touristes me
regardaient un peu comme un extraterrestre car mes habits n'allaient
pas avec la situation. Je portais des souliers jaunes et des
chaussettes noires en tire-bouchon sur mes chevilles. Ma chemise
était boutonnée de travers et ses pans froissés grimaçaient sur
mon pantalon trop large. Qu'importe ! La brise marine secouait ma
torpeur. L'horizon dansait au loin et j'aimais ça. J'ai marché
jusqu'aux rochers les plus proches, croisé quelques rondouillards à
la peau rouge, des joueurs de volley et des joueurs de badminton tout
aussi ridicules que les adeptes du frisbee, une chienne qui tirait sa
langue toute bleue en rotant et je me suis assis sur la plus haute
pierre. J'étais maintenant complètement réveillé. Mon cerveau
avait retrouvé toute sa plasticité et j'ai repensé à la
bétaillère. Les cochons partaient sans doute à l'abattoir. Ils
n'avaient aucune conscience de leur fin prochaine. Et nous, me
suis-je demandé ? Où se trouve l'abattoir vers lequel nous nous
dirigeons ? Combien d'entre nous ont vraiment conscience de leur fin
prochaine, une conscience aiguë qui transfigure leurs perceptions,
leurs émotions, leurs actes ? J'ai observé des gens qui mangeaient
des oeufs trempés de mayonnaise, assis en rond autour d'une
serviette. Ils n'étaient pas laids. Ils se tenaient sans s'avachir
et leurs gestes étaient presque délicats quand ils portaient les
victuailles à la bouche. Il gardaient le contrôle de la mayonnaise
qui gouttait parfois. Ils ne parlaient pas fort et leurs
plaisanteries, même un peu lestes, restaient dans la limite de la
décence. J'ai cependant pensé qu'ils étaient des porcs. Je les ai
imaginés en train de faire l'amour, se grimpant dessus, se suçant
dessous, dans une cacophonie de gloussements caoutchouteux. J'ai eu
bien du mal à me retenir de rire. Il m'apparaissait que j'étais
aussi animal qu'eux et c'est dans cet état inconfortable de la
comparaison que j'ai rencontré Catherine.
Je
montais les marches d'un escalier où elle était assise. Elle a
regardé mes souliers jaunes et moi j'ai regardé sa robe à fleurs.
Elle m'a demandé du feu. Elle souriait. Je lui ai tendu mon briquet
qu'elle a aussitôt rangé dans son sac à main. Puis elle m'a
dévisagé, l'air sérieux tout à coup. Je lui ai rendu son regard
scrutateur et nous sommes allés nous installer à la terrasse d'un
bar. Nous avons bu un pichet de vin rosé où nageait un glaçon bleu
en forme de dauphin . Nous avons regardé les sardines à l'huile qui
doraient sur le sable. Ecouté un peu le vent.
-
Vous savez pourquoi je vous ai volé votre briquet ?
J'ai
haussé les épaules. Cette question ne m'intéressait pas vraiment.
-
C'est un détail qui a son importance, a-t-elle insisté. Je ne suis
pas une voleuse de briquets, d'habitude.
-
Je ne sais pas, ai-je bafouillé. Vous vouliez vous faire remarquer ?
Catherine
a semblé déçue par mon hypothèse. Son sourire n'était plus tout
à fait en équilibre sur ses lèvres. Elle a bu un autre verre de
vin et moi aussi. Je m'apprêtais à essayer de me justifier quand
l'alarme d'une voiture a sonné à quelques mètres de nous. Le
propriétaire ne savait pas comment se débrouiller avec ses clés.
Sa femme s'énervait. Ses gosses chahutaient. Une scène ordinaire
dans la vie d'une famille. La tension montait en même temps que le
bruit. Si un quidam compatissant n'était pas intervenu pour régler
le problème, le propriétaire de la voiture aurait fini par gifler
ses gosses.
-
Me faire remarquer ? Mais vous m'aviez déjà remarquée.
-
Vous êtes bien catégorique.
-
Je suis habituée à ce qu'on me remarque. Je sais que je plais mais
j'aime aussi déplaire. Je vous ai volé votre briquet pour vous
déplaire alors que vous me plaisez.
Je
n'ai pas répondu à ces propos énigmatiques. Je me suis dit que
Catherine s'amusait à faire l'originale et j'ai parlé d'autre
chose. J'ai forcé le trait de la banalité comme elle avait forcé
le trait de l'originalité. J'ai dit que j'habitais une grande maison
avec jardin et que je travaillais dans une usine qui fabriquait des
boîtes en bois. J'ai dit aussi que je changeais assez souvent
d'emploi car je m'ennuyais. Puis, pour faire le malin, j'ai ajouté
que je cherchais à coucher avec une femme une fois par semaine.
Et
le visage de Catherine a pris une drôle d'expression que j'ai
toujours en mémoire. Son sourire s'est mis à sauter sur ses lèvres
comme une image saute sur un écran mal réglé. J'ai regretté ma
plaisanterie. J'ai presque eu peur. Catherine l'a vu et m'a offert
une cigarette.
-
Moi, je ne travaille pas, a-t-elle dit. J'ai fait deux ans de
médecine et j'ai laissé tomber. Et quand je ne laisse pas tomber,
ce sont les autres qui me laissent tomber. Jusqu'à la semaine
dernière, j'étais en couple avec un prof de gym qui écrit de la
poésie. Tu t'y connais, en poésie ?
Après
tous ces verres de vin que nous avions bus, il était normal de
passer du vous au tu mais cependant je me suis senti tout bête.
-
Ooof ! ai-je dit. Victor Hugo. Je me souviens d'un poème où il
parle d'un jeune homme endormi sous la lune.
Et
un long silence nous a enveloppés. Il y avait le bruit des vagues
qui se cassaient sur le sable, la rumeur de la baignade, les voix
pressées des serveuses du bar mais notre silence résistait à tout.
Nous étions bien. Je ne pensais à rien de précis. Catherine non
plus. Je le devinais sans même la regarder. Quand le soleil a
disparu derrière des nuages, nous sommes partis. Catherine a voulu
entrer dans un magasin de bijoux fantaisie et je l'ai suivie. Et elle
aussi m'a suivi, jusqu'à ma voiture. Elle avait l'air naturel.
-
J'habite pas loin de chez vous, a-t-elle dit, près de la piscine
municipale. Merci de me ramener.
J'ai
allumé le moteur et la radio. Nous avons roulé en écoutant une
émission qui parlait de la crise. Il y avait un sociologue et un
historien qui employaient des mots savants. C'était une drôle de
crise comme il y avait eu autrefois une drôle de guerre. Tout le
monde pressentait que ça allait péter mais impossible de prévoir
ni quand ni comment. Des auditeurs posaient des questions par
téléphone et ils nous faisaient rire. Ils voulaient faire croire
qu'eux aussi ils y connaissaient quelque chose, employaient eux aussi
des mots de spécialistes. Visiblement, ça ne collait pas. Le
journaliste qui menait les débats était embarrassé.
-
C'est rien que des cons, a dit Catherine, passe-moi une clope.
Et
j'ai revu la bétaillère devant nous. Aucun signe distinctif ne me
permettait de dire que c'était la même qu'à l'aller mais je tenais
à cette idée, que ce soit la même. Il n'y avait plus de cochons
dedans. On les avait probablement entassés dans un enclos en
attendant l'abattage. Des baraqués sanglés dans des sarraus
impeccablement blancs viendraient bientôt les chercher et les
estourbiraient à coups de gourdin avant de leur crever la panse. Il
y aurait du rouge partout sur le blanc. Il y aurait l'odeur du sang
et le hurlement des bêtes. Je n'ai pas confié cette vision de
cauchemar à Catherine. J'ai senti que ce serait très maladroit de
ma part. Non pas parce que les femmes s'effraient facilement mais
parce que c'était elle, Catherine, et que je devinais en elle, déjà,
une fragilité très particulière. Je lui ai en revanche parlé de
mes élucubrations sur la condition porcine et la condition humaine.
Elle m'a demandé encore une cigarette, puis une autre, s'est mise à
pomper nerveusement sur le filtre.
-
J'ai connu un vrai porc, a-t-elle dit au bout d'un moment. Il a fini
par se pendre.
Puis
elle a cherché de la musique sur la radio. Elle a monté le volume,
fermé les yeux. J'ai compris qu'il ne fallait pas poser de
questions. Je l'ai regardée, un peu inquiet. Son sourire avait pâli
sur ses lèvres serrées. Les fleurs de sa robe ne chatoyaient plus.
J'ai conduit sans un mot jusqu'à la piscine municipale et Catherine
m'a dit de m'arrêter. On s'est embrassés sur les joues comme de
vieux copains. On n'a pas échangé nos numéros de téléphone.
Une
semaine plus tard, Catherine m'attendait à la sortie de l'usine où
je fabriquais ces boîtes en bois qui m'ennuyaient tant.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire