Le
docteur Klamm tient ses promesses mais beaucoup trop tôt à mon
goût. Il a sonné à sept heures du matin, fringant comme un poulain
sous le soleil, et j'ai failli me casser la figure en dévalant
l'escalier pour lui ouvrir.
-
Je viens voir où vous avez mis l'oiseau.
-
Là. Dans le jardin.
-
Ah ! Oui, bien sûr, c'est logique. On met les vrais oiseaux en cage
et les autres en liberté.
Le
docteur Klamm a fait le tour du jardin, regardé l'oiseau sur sa
branche et ramassé quelques avions en papier. Il a lu les questions
que j'avais condamnées à la relégation, a émis des bruits de
gorge qui m'ont paru approbateurs. Mais comment savoir vraiment avec
le docteur Klamm ? En tout cas, la satisfaction qu'il affichait
n'était pas feinte. Il prenait un plaisir enfantin à tout regarder
dans mon salon et m'a demandé d'innombrables précisions sur la
maison. Puis il a voulu boire un café que je me suis empressé de
lui apporter avec des gâteaux secs. Encore mal réveillé, je
n'arrivais pas à m'expliquer sa présence chez moi. Elle ne
m'étonnait pas, d'autant qu'il m'avait prévenu qu'il viendrait,
mais je m'obstinais à en chercher la motivation profonde.
-
Avion en papier, avion en papier, a dit le docteur Klamm comme si mes
pensées se lisaient sur ma figure. Je veux seulement voir votre
maison. Rien de compliqué là-dedans. Je reviendrai, d'ailleurs,
mais pas à sept heures du matin. Les maisons ne parlent pas de la
même façon à sept heures du matin et à midi. Vous comprenez ?
Bon. Montrez-moi les autres pièces, y compris le garage, et nous
irons constater l'avancement de vos travaux.
Le
docteur Klamm, à l'occasion volontairement distrait dans son
cabinet, capable de changer de sujet alors même que je disais
quelque chose d'important, écoutait mes commentaires en prenant des
notes sur un calepin. La cuisine et le garage l'ont particulièrement
intéressé.
-
C'est vraiment bien chez vous. Vous êtes parvenu à construire un
ordre solide. L'évier garde encore quelques traces de saleté, j'ai
aperçu deux ou trois mégots sous les meubles et quelques moutons
collants dessus. Voilà des signes qui me rassurent. En revanche, où
que j'aie posé mes yeux, je n'ai rien vu de Catherine.
J'étais
tellement sidéré que le docteur Klamm, avec une infinie douceur,
m'a fait asseoir sur une vieille banquette de camion récupérée
dans une déchèterie et il s'est lui-même installé à côté de
moi en croisant les jambes. L'ampoule sans abat-jour du garage
enrobait le capot de la Clio d'une lumière flasque. Une toile
d'araignée tremblotait au plafond. Une autre courait autour d'un
pneu crevé. De la limaille de fer grésillait mystérieusement sur
l'établi.
-
Drôle d'endroit pour une consultation, ai-je bafouillé en allumant
une cigarette.
Le
docteur Klamm a éludé ma remarque d'un revers de la main, a toussé,
s'est mordu la lèvre inférieure. C'était la première fois que je
le voyais chercher ses mots. Dépouillé de son autorité de savant,
il avait l'air d'un enfant à consoler, qu'on prend sur ses genoux en
le faisant sautiller.
-
Nous sommes dans une situation délicate. Vous devez m'aider. J'ai le
sentiment d'avoir sous-estimé la gravité de votre cas. Montrez-moi
quelque chose qui a appartenu à Catherine et je serai soulagé.
Quand on a partagé la vie d'une femme pendant des années, avec
autant d'intensité, on conserve toujours une bricole, un objet de
rien, je ne sais pas moi, un bouton par exemple. En regardant bien
dans vos tiroirs vous allez en trouver un. Avec un reste de fil
autour. Pour vous souvenir des circonstances dans lesquelles
Catherine l'a perdu. Et comment elle l'a cherché partout, quasiment
au désespoir parce qu'elle n'en avait pas de rechange et qu'elle ne
pourrait plus porter comme avant la robe d'où il est tombé. Cette
robe qu'elle préférait à toutes ses autres robes, qui était comme
une deuxième peau. Je suis même sûr que vous pourriez me dire la
couleur du fil. Que serait un bouton sans ce reste de fil ? Quelle
histoire raconterait-il ? Aucune ! Vous me suivez ?
Je
ne suivais pas du tout le docteur Klamm qui avait retrouvé son
insolence. Ses insinuations me déplaisaient. J'aurais de loin
préféré qu'il me traite de menteur.
-
Je peux fouiller tous mes tiroirs, toutes les poches de mes
pantalons, de mes vestes, de mes pyjamas si vous y tenez, je finirai
par trouver un bouton et je vous dirai qu'il a appartenu à Catherine
en prenant un air ému, recueilli, pénétré. C'est ça que vous
voulez ?
Le
docteur Klamm s'est mis à respirer bruyamment par le nez. Il a
décroisé ses jambes, massé ses mollets, gratté un poil imaginaire
sur son menton.
-
Vous serez guéri quand vous n'irez plus voir Catherine, m'a-t-il dit
sèchement, et vous le savez bien.
La
suite de notre entretien s'est déroulée sur le même ton. Le
docteur Klamm a dit que mon vélo d'appartement et son siège de bébé
lui faisaient pitié. Mon réduit n'avait pas davantage grâce à ses
yeux. Cloisons branlantes, fils électriques mal raccordés,
interrupteurs montés à l'envers, risque d'incendie.
-
Vous devriez tout démonter et tout refaire, avec des matériaux plus
solides, des finitions plus abouties. Et enlevez cette tapisserie à
fleurs, elle ne vous vaut rien de bon. Je vous l'avais dit.
Les
paroles du docteur Klamm ont résonné toute la journée dans ma
tête. Je n'ai pas travaillé à mon réduit. Je n'ai pas pédalé
sur mon vélo. J'ai ouvert une armoire, une penderie, une commode, un
buffet, passé au crible tiroirs et étagères. J'ai sondé les
espaces entre les plinthes et les murs avec une aiguille à tricoter.
J'ai inspecté tous les renfoncements de la maison, dans la chambre,
dans la salle de bain, et même dans le garage car je me suis souvenu
que nous avions fait l'amour, Catherine et moi, sur la banquette du
camion. Mais je n'ai rien trouvé. Ni épingle à cheveux ni bouton.
Le docteur Klamm pouvait bien continuer à me persécuter, me traîner
sur le banc des coupables, clamer haut et fort ma mythomanie. Je
n'avais aucune preuve pour assurer ma défense. J'ai pleuré.
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