Emménager
dans mon réduit a été difficile mais je ne regrette pas d'avoir
refusé l'aide du docteur Klamm. Le vieux matelas à une place que je
voulais y monter était culotté de transpiration. La table de nuit
qui moisissait dans mon garage a mal supporté le choc de la ponceuse
et la ponceuse a mal supporté le choc de la table de nuit. Aussi,
après une infinité d'atermoiements, ai-je décidé de m'équiper à
neuf, en grande surface. J'ai fait découper un rectangle de mousse
pour la literie, acheté un meuble bas qui va bien à mon chevet et
une étagère multi rangements presque jolie. Dans la foulée,
emporté par un étonnant désir de consommation, je me suis laissé
séduire par un réchaud électrique à trois feux, une poubelle à
pédale et un réveil qui projette l'heure sur les murs la nuit. Je
suis donc entièrement autonome dans mon réduit. Je m'y sens bien.
Mes pensées ne galopent pas partout comme des chevaux fous. Ma
mémoire reste calme dans mon esprit. Quand je reviens de chez
Catherine, je m'allonge, les mains sous la tête en guise d'oreiller,
et j'écoute le temps passer. Puis je dors pendant une dizaine de
minutes. J'ai vraiment besoin de ce sommeil quand je rentre de chez
Catherine. Ensuite, je suis en forme pour avaler des kilomètres sur
mon vélo d'appartement. J'ai fixé l'oiseau du docteur Klamm sur le
guidon et je lui parle. Je lui raconte ce que j'ai fait, ce que j'ai
vu ou entendu. Parfois même, je lui chante une chanson. Mais
l'oiseau est insensible à tout. Contrairement à ce qu'affirme le
docteur Klamm, je ne crois pas qu'il réfléchit. Je lui trouve
plutôt un air buté. Ce n'est peut-être pas l'oiseau qu'il me faut.
Si je me décide à en offrir un à Catherine je devrai bien le
choisir. Mais j'hésite. J'ai peur de me tromper. Je me pose trop de
questions qui reviennent me tracasser malgré le stratagème des
avions en papier.
Le
docteur Klamm m'a indiqué plusieurs boutiques où on vend toutes
sortes d'oiseaux, en bois, en plastique, en cuivre, en céramique.
Des petits, des grands. Des simples et des compliqués. Je ne pense
pas que Catherine apprécierait un oiseau compliqué. J'en ai vu un,
bourré de mécanismes, qui bat des ailes et chante toutes les heures
des mélodies différentes. Non, décidément, rien ne vaut la
simplicité. La vieille dame qui se charge de l'entretien chez
Catherine est d'accord avec moi.
-
Elle s'en lassera vite. Catherine aime les choses simples.
Voulez-vous que je vous aide à choisir ?
La
proposition de la vieille dame m'a beaucoup touché. Jamais le
docteur Klamm ne me l'aurait faite. Un matin de bonne heure nous nous
sommes retrouvés dans un bar et nous avons bu des cafés. La vieille
dame s'était mise en toilette, portait une espèce de veste jaune en
laine tricotée qui la rajeunissait.
-
Je pourrais être votre mère, m'a-t-elle dit en souriant.
-
Impossible, ai-je répondu avec aplomb.
-
Ah ! Et pourquoi ?
Une
franche curiosité pétillait dans le regard de la vieille dame.
Alors j'ai parlé de ma mère. J'ai dit le peu que j'en savais et le
beaucoup que j'avais inventé. La vieille dame m'a écouté avec
attention mais sans gravité excessive. Habituellement, les gens qui
entendent le récit d'une enfance abandonnée ont le visage humide de
compassion. Comme si les enfances abandonnées n'étaient qu'une
vallée d'inextinguibles sanglots.
-
Je n'aurais pas forcément été plus heureux si j'avais vécu avec
ma mère, ai-je dit. Elle a fait beaucoup d'enfants. J'imagine
qu'elle était souvent débordée. J'aurais dû partager ma chambre,
mes jouets, mes rêves. Je n'aurais pas su me défendre.
-
Vous seriez devenu quelqu'un d'autre, a dit doucement la vieille
dame, dans le fond de vous-même. Peut-être que nous ne serions pas
là en train de parler.
Puis
elle a commandé une eau de prune. Mon étonnement l'a amusée. Elle
a bu son viatique à petites gorgées en m'adressant des coups d'oeil
malicieux puis nous sommes partis acheter l'oiseau. Aucun des modèles
proposés ne nous a convaincus. Ces oiseaux n'avaient ni caractère
ni âme. A la moindre observation acrimonieuse de Catherine ils se
figeraient dans un silence éternel.
-
J'ai une idée, s'est exclamée la vieille dame. Achetez un oiseau
véritable et demandez à un sculpteur d'en exécuter une copie. Si
l'oiseau a une forte personnalité et le sculpteur du talent, la
réplique sera excellente.
Après
une pause à la terrasse d'un café où la vieille dame s'est de
nouveau laissé tenter par une eau de prune, nous sommes allés dans
une animalerie. Chiens et chats occupaient la plus grande partie du
magasin mais le rayon oiseaux offrait une gamme assez large de
volatiles. La vendeuse, amoureuse des contrées ensoleillées,
insistait pour que nous achetions un perroquet dont les jacasseries
étaient si assommantes que je me suis bouché les oreilles. J'ai
finalement jeté mon dévolu sur un merle, plumage noir et bec jaune.
Un oiseau trop coloré comme les bouvreuils ou les chardonnerets
n'aurait pas fait l'affaire. J'ai aussi acheté une cage et des
graines label plus, spécialement étudiées pour que le merle reste
en bonne santé tant au plan moral qu'au plan physique.
Le
plus difficile a été de trouver le sculpteur. Plusieurs d'entre eux
nous ont claqué la porte au nez en disant que jamais ils
n'abaisseraient leur art à l'imitation d'un merle. Un autre, moins
hautain, acceptait le travail mais sa technique relevait davantage de
la menuiserie industrielle. Autant dire qu'il a fallu attendre
plusieurs semaines avant de dénicher la perle rare. Ce délai m'a
permis de faire connaissance avec le merle. J'ai posé sa cage à
côté de mon vélo d'appartement et j'ai vite remarqué qu'il ne
s'intéressait pas du tout à l'oiseau du docteur Klamm. Il aimait en
revanche me voir pédaler. Ailes abaissées, queue redressée et bec
ouvert, ses yeux noirs fixés sur le mouvement de mes jambes, il
pouvait me regarder sans bouger pendant un quart d'heure. Parfois, il
émettait une espèce de chuck chuck que je considérais comme un
encouragement. Cet oiseau était probablement un amateur de sport. Le
professeur de gymnastique de Catherine lui aurait plu. Il aurait fait
avec lui du footing dans les parcs, du canyonning dans les fleuves
aux gorges profondes et aurait ainsi redécouvert l'exaltation de la
vie sauvage.
Un
jour, alors que je somnolais dans mon réduit, quelqu'un a sonné à
la porte. C'était le sculpteur. La vieille dame s'était débrouillée
pour trouver mon adresse et m'envoyait cet individu qui ne
correspondait pas du tout à l'image que je me faisais d'un
sculpteur. C'était un gringalet aux mains blanches habillé comme un
employé de banque. Je l'imaginais mal pétrissant la glaise ou
renversant un bloc de marbre pour l'attaquer au burin.
-
J'ai besoin d'observer l'oiseau pendant un certain temps, a-t-il dit
d'une voix maigre. Pour bien faire, il me faudrait d'abord l'observer
chez vous. Pour mieux faire encore, je devrais vous observer aussi.
Mon oeuvre traduira la relation qui unit l'homme à l'oiseau,
l'oiseau à l'homme.
-
Cet oiseau ne m'est pas destiné.
-
Ah ! C'est fâcheux.
L'individu
était contrarié et je l'étais autant que lui. Il était hors de
question que ce quidam voit mon réduit, mon vélo d'appartement et
son siège de bébé. Nous sommes restés sur le seuil de ma porte
comme deux combattants indécis, puis, de guerre lasse avant même le
premier feu, je lui ai dit d'entrer. Aussi sans gêne que le docteur
Klamm, le sculpteur a filé au grenier et s'est assis sur mon vélo
pour étudier l'oiseau.
-
Pink pink pink, a crié le merle en griffant le grillage de sa cage.
Je
n'avais jamais entendu l'oiseau s'égosiller. Je craignais qu'il se
blesse en se débattant. A pas de loup, en retenant ma respiration,
je me suis approché de la cage et le merle s'est calmé. Son chuck
chuck joliment flûté m'a rempli de bonheur. Le sculpteur, plus
cramoisi qu'une pivoine, outragé dans sa noble fonction d'artiste,
est parti en me disant d'une voix de fausset qu'il en savait assez
pour faire son travail. J'étais vraiment au comble de la joie. Cet
oiseau montrait un caractère hors du vulgaire, une âme de
conquérant. Il saurait plaire à Catherine et elle le lui rendrait
bien.
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