J'avais
demandé à mon patron de m'accorder une semaine de congé supplémentaire
car je voulais veiller au
mieux sur Catherine dont la santé continuait à décliner. Mes
prétentions lui ont paru d'autant plus excessives que je devenais de
moins en moins performant dans mon travail. Quelques clients
mécontents avaient déjà téléphoné. L'un d'eux avait rapporté que je
m'étais introduit de force dans son salon pour prendre des photos. Alors
que je n'avais pas d'appareil sur moi, seulement mes
jumelles. Je n'ai pas cherché à me défendre. J'ai dit à mon patron
tout le mal qui m'est passé par la tête et il m'a octroyé un congé
définitif.
Le lendemain, sur le coup de midi et par temps clair, la R5 prenait le chemin de la montagne. La perspective
de rouler pendant deux cent cinquante kilomètres enchantait Catherine.
- Mes parents n'étaient pas des voyageurs, a-t-elle dit en guise d'explication.
J'ai
pensé que moi non plus je n'avais pas beaucoup voyagé quand j'étais
enfant mais je ne souhaitais pas
m'aventurer sur le terrain des pères et des mères. Catherine avait
vraiment besoin de repos et je comptais sur l'effet revigorant de l'air
montagnard pour dissiper les souvenirs
empoisonnés.
Nous
avons loué pendant quinze jours un petit chalet au bord d'un lac situé à
mille mètres d'altitude sans
que jamais le moindre nuage vienne assombrir notre joie. Nous
étions, enfin, un vrai couple d'amoureux, et cela nous faisait rire. Le
matin, quand la brume s'était retirée, nous nous promenions
au bord du lac. Nous regardions les ajoncs, les roseaux, les
araignées qui traçaient des cercles à la surface de l'eau. Nous
ramassions parfois des cailloux dont la forme avait retenu notre
attention et Catherine envisageait de les peindre pour les exposer
dans une vitrine. Elle en a trouvé un qui ressemblait à un pied dans un
soulier verni. Des plis tout autour de la cheville
évoquaient une chaussette usée. Nous nous sommes raconté que ce pied
avait dû beaucoup marcher et que, en ayant marre, il s'était détaché du
corps qui lui infligeait ce supplice. Catherine a dit
qu'un pied ne se promène jamais seul et qu'il fallait chercher
l'autre. Si nous le trouvions, il n'était pas impossible de découvrir
les jambes, le tronc, les bras, la tête qui reconstitueraient
le corps d'un errant pétrifié. Notre quête a bien sûr échoué mais
nous n'en avons pas pris ombrage. La joie devait absolument rester à nos
côtés.
L'après-midi,
nous nous installions dans des fauteuils à bascule et nous observions
la vie des autres
chalets. Il n'y avait là aucune agitation inutile, aucun bruit de
trop qui aurait meurtri nos oreilles. Les voitures des résidents étaient
reléguées sur des parkings de terre à chaque bout du
village. Les gens respectaient l'interdiction de la musique forte et
savaient parler sans crier. Les enfants modéraient d'eux-mêmes les
excès de leurs jeux. Tant de calme finissait par nous
endormir mais, au réveil, nos forces régénérées aiguisaient nos
sens. Nous prenions plaisir à les satisfaire et la lenteur du paysage
déteignait sur nos gestes. Les mots mêmes de l'amour, parfois
râpeux sinon brutaux, avaient ici les parfums fleur bleue de
l'adolescence. Lorsque nous étions rassasiés de nos corps, nous
dévorions à belles dents des sandwichs jambon-beurre et nous visitions
les environs en voiture. Catherine, dont le teint reprenait peu à
peu des couleurs, avait les yeux partout, s'extasiait des grandeurs du
paysage comme des petits rien aperçus çà et là. Un simple
rideau à une fenêtre pouvait l'émouvoir. Une cheminée coiffée d'un
chapeau de zinc lui faisait regretter de n'avoir pas emporté
d'appareil-photo.
Invariablement,
ces promenades nous donnaient soif. Nous jetions notre dévolu sur les
bistrots les plus
rustiques et nous y buvions un vin si consistant qu'il nous tenait
une fois sur deux lieu de repas. Catherine, alors, rêvait tout haut.
- Je suis bien ici. Je pourrais y vivre jusqu'à la fin de mes jours sans jamais m'ennuyer. L'hiver, je
regarderais la neige tomber, recouvrir les choses une à une. Et toi ?
- Quoi, moi ?
- Tu aimerais regarder la neige tomber ? Tu aimerais la regarder avec moi ?
L'enthousiasme
de Catherine me semblait si extraordinaire que je ne voulais en aucun
cas le tempérer par des
propos trop raisonnables. Je lui répondais que je n'avais pas
tellement de souvenirs de neige et que ce serait l'occasion d'en
constituer.
- Des souvenirs qui ne seraient qu'à nous, m'empressais-je d'ajouter.
Et
Catherine, plus sensible au vin bu à deux mille mètres d'altitude qu'à
celui dégusté en plaine, me sommait
d'en inventer car, disait-elle, elle voulait rire jusqu'à plus soif.
De sottise en sottise, nous arrivions ainsi au bord de la nuit,
fatigués certes mais ravis. Nous retrouvions nos fauteuils
devant notre chalet et je n'étais pas loin de partager le sentiment
de Catherine. Vivre ici jusqu'à mon souffle ultime, dans un espace qui
mettrait le temps entre parenthèses. Plus de passé lourd
à porter, plus de futur épuisant à imaginer, et le présent lui-même
ne serait plus un poids mort sur ma conscience. Pendant que Catherine se
laissait couler dans le sommeil, je m'amusais à
compter les étoiles. J'étais content quand je dépassais le nombre
vingt car j'imaginais des étendues qui me délivraient de mes
piétinements philosophiques sur la durée du temps. Bref, je rêvais.
Tant et si bien qu'il m'arrivait de compter à haute voix. Au point
de réveiller Catherine.
- Tu comptes les moutons ?
- Non, les étoiles.
- Les moutons sont plus nombreux que les étoiles.
- Tu as vérifié ?
Catherine
a haussé les épaules et s'est enfermée dans un silence boudeur. J'ai
deviné qu'il ne fallait pas la
déranger. J'ai continué à compter les étoiles dans ma tête mais le
coeur n'y était plus. A quoi bon se mesurer à l'innombrable ? Il ne me
viendrait pas à l'idée de compter des confettis ou des
gouttes d'eau. J'ai soupiré. J'ai regardé Catherine. Son corps avait
l'immobilité d'une chose et je me suis dit qu'elle pourrait disparaître
d'un coup, absorbée par les bras de son fauteuil.
Qu'allions-nous devenir ? Comment soigner une obsession qui me
semblait de plus en plus incurable ? D'autant que les nouvelles pistes
de la gendarmerie à M*** ne donnaient rien. Tôt ou tard,
l'enquête serait abandonnée et Catherine ne saurait pas guérir. Son
oncle, même après sa mort, continuerait à la détruire. J'ai pris sa main
dans la mienne et je l'ai posée sur mon genou. Son
corps a retrouvé un peu de chaleur. Ses yeux gris se sont teintés
d'un peu de bleu.
- J'aime pas les étoiles, a murmuré Catherine, je te l'ai déjà dit.
- Ni le chocolat.
- Tu te souviens que j'aime pas le chocolat mais pour les étoiles tu as oublié.
Le
ton de Catherine était si catégorique que je n'ai pas voulu mentir.
J'ai attendu comme attendent parfois
les médecins des âmes, le regard perdu dans le vague et l'air
inspiré. Des mots qui n'avaient jamais été prononcés allaient sortir
enfin, j'en étais persuadé, des mots qui sentiraient peut-être
aussi mauvais que des dents nécrosées de l'intérieur, mais sur
lesquels je fondais mes derniers espoirs.
-
J'aime pas les étoiles parce que c'est comme ça, a dit Catherine un peu
trop vite. Aucun rapport avec mon
oncle. Désolée de te détromper. Les gens qui n'aiment pas les
étoiles sont plus nombreux que tu le crois. Le problème, c'est que
j'aime pas ne pas aimer. C'est pareil pour le chocolat
d'ailleurs.
- Il suffit d'apprendre, ça ne doit pas être tellement compliqué.
Catherine
n'a pas répondu. Ses yeux se sont fermés dans un tremblement de
paupières qui m'a donné froid
partout. La nuit me semblait soudain hostile. Les palpitations des
roseaux le long des berges du lac annonçaient de sourdes menaces. Mais
de quelles profondeurs surgiraient-elles ? J'ai fumé, à
grandes bouffées, plusieurs cigarettes à la suite. J'ai regardé le
bout rouge au contact du tabac, fait des ronds avec, décrit des huit,
tracé des courbes. Leurs lueurs s'effaçaient aussitôt
qu'elles apparaissaient et je me suis dit que la vie était comme ça.
Quoi qu'on fasse pour essayer de la retenir. Puis j'ai pensé à notre
départ dans deux jours. Je devrais retourner à l'ANPE.
Courber l'échine sous les commentaires acrimonieux de la
conseillère. M'adapter aux exigences d'un nouveau patron et d'un nouvel
emploi. Empêcher Catherine de sombrer définitivement dans un monde
où personne ne pourrait jamais la rejoindre. Et si elle mourait ?
Là, dans son fauteuil. Les yeux fermés. Peut-on mourir rien qu'en
fermant les yeux ? En les fermant avec une obstination telle
que la mort est obligée de venir ?
Je
suis resté près d'une heure à imaginer la mort de Catherine. L'instant
du passage. Accompagné peut-être
par un remuement plus grand des roseaux sur les berges. Une mort
sans visage qui sort de l'eau. La nuit gomme les traits du paysage. Le
silence n'a jamais été aussi dur. La mort avance d'un pas
décidé jusqu'au fauteuil de Catherine. Regarde pendant quelques
minutes le corps qu'elle va prendre. Je la regarde aussi. Et si, à la
dernière seconde, elle choisissait de m'emporter moi ?
J'essaie de crier pour la faire fuir mais aucun son ne jaillit de ma
bouche. J'allume mon briquet. J'agite la flamme dans tous les sens.
Vainement. La mort n'a pas peur du feu.
Le
grincement d'un volet dans le chalet voisin m'emporte tout à coup loin
de Catherine. La mort ne sort plus
d'un lac mais d'une rivière aux flots épais. Elle traverse un pré
d'herbes couchées où grouillent toutes sortes d'insectes à pinces. Elle
franchit un fossé gorgé d'eau croupie et pousse la grille
d'une maison. Elle n'hésite pas. Elle connaît le chemin. Elle est
déjà venue plusieurs fois. Pour des vieux décidément trop usés, des
enfants atteints de mauvaises fièvres. Elle monte l'escalier
qui mène aux chambres, ouvre une porte. Le lit est juste en face,
avec un énorme édredon rouge. C'est le corps de droite qui est au plus
mal. Quinze ans d'âge mais il en paraît cent. Une maladie
dont personne n'a jamais entendu parler. Qui n'est peut-être pas de
ce monde. Le médecin le répète à qui veut l'entendre. Elle n'est pas de
ce monde. La mort sourit.
- Arrête avec ton briquet. Tu fais une drôle de tête.
Je
n'ai pas reconnu tout de suite la voix de Catherine. J'ai regardé le
lac et les roseaux, le chalet et le
ciel. J'ai mis du temps à réaliser qu'il n'y avait pas d'accroc dans
le paysage. Catherine a rapproché son fauteuil du mien et a caressé ma
joue. Les fleurs de sa robe ont scintillé sous la lune.
J'ai cherché quelque chose d'amusant à dore mais je n'ai rien
trouvé. J'ai rangé mon briquet dans ma poche.
-
Ne t'inquiète pas, a dit Catherine, je vais apprendre à les aimer, les
étoiles. Mais tu fais vraiment une
drôle de tête. On dirait que tu as vu un monstre. Il y en a dans les
sous-bois. Quand ils ont trop faim, ils se jettent sur un chalet et
hop, c'est fini.
Je n'ai pas répondu. Il nous restait un jour pour que Catherine aime les étoiles. Peut-être que tout alors
serait différent. Oui. Peut-être.
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