Notre
dernier jour dans le chalet au bord du lac a été plus court que prévu.
Catherine s'était pourtant levée
de bonne humeur. Les brumes au-dessus de l'eau, la courbure des
frondaisons où scintillait le matin l'enchantaient. Nous avons bu du
café, fumé des cigarettes et nous nous sommes promenés le long
des berges. Les ajoncs, les roseaux, les araignées, désormais
familiers, rendaient la réalité plus réelle, plus rassurante. Rien ne
pourrait nous arriver de fâcheux. Et le soleil qui montait dans
le ciel annonçait du beau temps.
Puis
Catherine a voulu visiter la grotte des loups. De nombreux dépliants en
faisaient la publicité dans
plusieurs langues. On nous en a donné un dès notre arrivée mais
Catherine, rétive au boniment touristique, l'a jeté sans un mot. Aussi
étais-je très étonné de son empressement.
- Il y aura trois autocars de Japonais, une colonie d'adolescents et autant de mamies aux cheveux violets. Tu
n'as pas peur ?
Catherine
n'avait pas peur. N'étant jamais entrée dans une grotte, elle ne
souhaitait pas rater l'occasion de
le faire enfin. Ses yeux papillonnaient, son sourire jouait sur ses
lèvres comme un cerceau tordu. J'ai senti un léger point de douleur sous
mes côtes flottantes. Ma nuque a émis un grincement de
tire-bouchon. Je savais que les grottes disposent d'un pouvoir
émotionnel fort et il me semblait contre indiqué pour Catherine. Mais sa
résolution était si farouche qu'il était impossible de m'y
soustraire. Nous avons roulé pendant une heure, croisé en effet
quelques autocars qui revenaient de la visite et j'ai dit qu'il n'y
avait pas de Japonais à bord. Des panneaux aux couleurs trop
criardes vantaient le caractère absolument unique de la grotte. Un
petit musée dans une baraque en rondins expliquait tout ce qu'il fallait
savoir sur les loups, photos et témoignages à l'appui.
Une buvette proposait aux chalands un lait de louve au miel, à
consommer sur place ou à emporter. Une aire de jeux avec
balançoires-toboggans-bacs à sable offrait aux plus jeunes visiteurs une
attente sécurisée. Bref, la grotte aux loups était un vrai paradis
sous terre, et au-dessus c'était pareil.
Avant
même d'acheter nos billets, Catherine m'a pris la main et m'a demandé
de ne pas la lâcher au prétexte
que ses chaussures pouvaient glisser. Mon point de douleur s'est
déplacé vers mon estomac, l'a encerclé dans un anneau constricteur mais
j'ai choisi de me raconter que j'avais faim. Un guide nous
a remis un casque de chantier en nous assurant que le risque
d'éboulement était quasi nul et nous a précédés avec une lampe torche.
Son discours, émaillé de termes géologiques, sonnait faux. La
grotte aurait servi de refuge à toutes sortes d'insurgés au cours de
l'histoire, du moyen âge jusqu'à la deuxième guerre mondiale. Quelques
loups, plus ou moins apprivoisés, les auraient
protégés. On dit même que l'un d'eux, forcément grand, forcément
courageux, se serait sacrifié pour sauver des enfants abandonnés.
J'avais
envie de rire mais pas Catherine. Les parois suintantes de la grotte,
ses anfractuosités, ses
curiosités minérales exacerbaient son imagination. Un simple
clapotement se transformait en gargouillis. Une tache plus sombre sur
une pierre et elle pensait à du sang. Pour un peu, emportée par
l'écho des paroles du guide, elle aurait entendu des coups de feu,
senti sur sa peau l'haleine des loups. Quand nous sommes revenus à la
lumière du jour, Catherine ne savait plus où elle se
trouvait. Le paysage tremblait comme s'il allait s'ouvrir sous ses
pieds.
- On s'en va, a-t-elle soufflé d'une voix trop blanche.
Elle
a allumé la radio dans la voiture et m'a demandé de me dépêcher car la
tête lui tournait. Puis elle n'a
plus rien dit. Ce silence, malgré la musique du poste, pesait lourd
sur mes poumons. Et mon estomac, pris dans son étau, faisait remonter à
ma bouche une odeur de pourriture. J'ai proposé un
arrêt dans un café mais Catherine ne pouvait pas m'entendre. Je me
suis concentré sur la conduite en essayant de chasser les idées noires
qui assiégeaient mon esprit. Nous ferions l'amour dès que
nous serions de retour au chalet puis nous ouvririons une bouteille
de vin. Nous imaginerions le souvenir de notre séjour dans dix ans, dans
vingt ans. Il nous accompagnerait plus longtemps
encore car nous saurions l'enjoliver pour qu'il devienne
impérissable. Et l'émotion nous emporterait si loin que nous céderions à
quelque promesse d'éternité.
Catherine, j'en suis convaincu, a deviné qu'il y avait trop d'eau de rose dans mon film.
- Je n'ai pas tué ma mère, a-t-elle dit en redressant la tête. Elle est morte avant que je le fasse.
J'ai ralenti, éteint la radio, allumé deux cigarettes, et le récit de Catherine m'a submergé de son
avant-dernière vague.
-
Il n'y a pas de lien apparent avec le suicide de mon oncle. Ni avec les
viols. C'était un accident. Je m'en
souviens très bien. On venait de finir le repas du soir. Ma mère
avait trop bu. C'était de plus en plus souvent qu'elle buvait trop. Et
l'alcool la rendait méchante. Elle reprochait à mon père de
lui avoir détruit la vie. Tu m'as détruit la vie, qu'elle disait,
depuis le début, j'aurais dû partir en courant. Mon père serrait les
poings, piquait du nez dans son assiette. Moi, j'avais seize
ans. Je me disais que ça pouvait plus durer, que je devais faire
quelque chose, mais j'étais plus terrorisée que révoltée. De toute
façon, quelle que soit mon attitude, je m'en prenais aussi
plein la figure. Des mots très durs, sur comment je m'habillais,
comment je me coiffais, comment je travaillais mal au collège et que
j'allais rater mes études. Évidemment, plus le ton montait
plus il était question de sexe. Ma mère devenait carrément
ordurière. J'étais bonne qu'à écarter les cuisses et je finirais sur le
trottoir. Une fois, je lui ai dit que c'était elle la putain,
une putain frustrée. Elle m'a sauté dessus. Mon père a réussi à nous
séparer et il a passé plus d'une heure à la calmer. Moi, comme
toujours, je me suis débrouillée toute seule. La haine peut
avoir du bon. J'inventais des tas de scénarios pour que ma mère
crève et j'allais mieux. Je pensais surtout au poison. Quelques gouttes
de quelque chose dans le café du matin, capables de
foudroyer n'importe qui en deux minutes. Deux minutes de convulsions
atroces pendant lesquelles je dirais tout. La réalité a été plus
radicale que mon imagination. Ma mère s'est levée de table en
renversant sa chaise, nous a regardés comme si c'était elle qui
allait nous tuer puis elle est montée à l'étage. Mon père n'a pas bougé.
Moi non plus. Nous étions incapables de parler, incapables
d'échanger un regard. Un quart d'heure plus tard, ma mère est
apparue en haut de l'escalier. Son visage ne conservait aucune trace de
violence. Sa poitrine se soulevait à un rythme régulier. Et
elle a glissé. Je ne sais pas comment. Sa tête a sauté comme un
bilboquet sur les marches en pierre. Elle est morte une heure après à
l'hôpital.
Nous
n'avons pas fait l'amour à notre retour au chalet. Catherine répétait
qu'elle voulait se remplir le
ventre et ça la faisait rire. Nous avons mangé des pâtes avec
beaucoup de beurre, croqué des pommes trop vertes, fumé la moitié d'un
paquet de cigarettes. Nous avons bu de l'eau au robinet de
l'évier qui débordait de vaisselle sale. Catherine n'a pas reparlé
de sa mère. Comme si l'ingestion de la nourriture dressait un barrage
contre sa mémoire.
Et
il s'est mis à pleuvoir. Un fracas immédiat sous un ciel sans nuage ni
vent. Les gens couraient dans tous
les sens pour s'abriter. Des cris fusaient. Une vieille dame,
derrière sa fenêtre, passait au crible ses souvenirs d'averses. D'où
venait cette pluie qu'aucun nuage n'avait annoncée ? Catherine
s'est serrée contre moi et j'ai pensé à la soirée d'anniversaire
dans la ferme abandonnée. J'avais comparé le ciel à une peau qui se
déchire d'un coup. C'était la même chose, là. Une peau chargée
de toutes les humeurs noires du monde pétait comme une vesse dont
l'odeur nous hanterait toujours. Catherine s'est détachée de moi, a
écouté le vacarme sur les tuiles du chalet, regardé la boue
qui dévalait les caniveaux et j'ai compris qu'elle voulait partir.
Le déchaînement climatique lui était insupportable. Les raisons en
étaient si évidentes que je ne me suis pas opposé à ce départ
précipité. Une heure plus tard, presque joyeuse malgré la pluie,
Catherine s'installait au volant de la voiture. J'étais inquiet, à
l'affût du moindre affaissement de la chaussée sur les bas
côtés, des branches cassées au détour des virages, mais je n'ai rien
dit. Au bout d'une dizaine de kilomètres sans heurts, je me suis
détendu. La route, plus large, mieux entretenue, était moins
dangereuse. Le glissement des essuie-glaces sur le pare-brise, réglé
avec une précision quasi atomique, achevait de me rassurer.
Catherine
conduisait prudemment et commentait le défilé du paysage. Elle aimait
telle maison isolée sur une
colline, tel pont qui avait jadis accueilli une voie de chemin de
fer, remarquait des cocasseries dans les noms des villages qui lui
inspiraient des jeux de mots enfantins. Bercé par le
ronronnement du moteur, je ne me suis pas aperçu tout de suite
qu'elle avait changé de ton et de sujet. La vague ultime de son récit
resterait à tout jamais impossible à compléter.
-
Je les ai entendus dire qu'il fallait reconnaître le corps et je suis
montée dans la voiture avec mes
parents. Ma mère fuyait mon regard. Mon père baissait la tête. Les
flics parlaient à voix basse de leurs histoires de commissariat. La
routine. La mort aussi banale qu'un repas au restaurant. Il
s'est pendu. C'est tout ce qu'ils ont dit. J'ai voulu poser des
questions mais ils m'ont répondu qu'on verrait après. J'ai pensé au
dernier rapport que j'avais eu avec mon oncle et aux lettres
qu'il m'envoyait. Je me suis souvenue du plaisir qui se mélangeait à
la répugnance. Au moment de franchir le seuil de la morgue, je n'ai pas
pu. Le plus vieux des flics m'a tenu compagnie et m'a
offert une cigarette. Il a dit que je ne risquais plus rien puis,
sans transition, que la journée serait chaude. Dix minutes plus tard,
nous étions dans le bureau d'un inspecteur. Il se grattait
souvent l'oreille. Il a dit que nous serions interrogés séparément
et une de ses collègues est venue me chercher. Elle aurait pu être ma
grande sœur. D'ailleurs, elle ne causait pas comme un
flic, plutôt comme un éducateur. Elle faisait attention à ses mots.
Gardait sur son visage un sourire très mesuré. Elle m'a même demandé si
je souhaitais boire un coca. Une grande soeur,
vraiment, ou une jeune mère attentionnée. Elle m'a dit que la police
ouvrait systématiquement une enquête en cas de suicide et que je
n'avais pas à m'inquiéter. Puis elle m'a causé de la lettre
trouvée à côté du corps. Une espèce de confession, a-t-elle précisé,
qui vous est adressée. Son regard est entré si doucement dans le mien
que j'ai failli pleurer. Alors j'ai dit que oui, je
voulais bien un coca. A presque seize ans, je redevenais une toute
petite fille.
Catherine
s'est arrêtée de parler pour reprendre sa respiration. Nous roulions
maintenant sur une nationale
dont le revêtement venait d'être refait et le paysage encore mouillé
semblait revigoré. Tout allait bien. Catherine ne déraillerait pas. Le
soleil qui pointait à l'horizon ne le permettrait
pas.
-
Ils n'ont pas voulu me donner la lettre. Ils m'ont raconté que mon
oncle regrettait de m'avoir fait du mal
mais qu'il ne s'était pas suicidé à cause de ça. Il avait d'autres
problèmes, depuis longtemps. La police le connaissait. La justice aussi.
Je suis restée avec ces indications floues jusqu'à mes
dix-huit ans. Ils ont eu tort. Tous les gens que j'ai vus après ont
eu tort. Quand la moitié de la vérité manque, on l'invente. J'ai
commencé à le faire pendant l'enterrement. J'ai imaginé le
corps que je n'avais pas vu. J'ai grossi les marques autour du cou.
J'ai cherché dans des livres des descriptions de strangulation. Je n'en
ai pas trouvé. Mes cauchemars ont pris le relais. Des
nuées de capricornes dévoraient le cadavre et se jetaient sur moi.
Je me réveillais en criant. Mon père, qui était insomniaque,
m'entendait. Il collait parfois son oreille à la porte de ma
chambre mais il n'a jamais ouvert. Il ne pouvait rien ouvrir de
toute façon, pas même ses bras. Aujourd'hui, je le juge moins sévèrement
qu'avant. Je le vois deux fois par an dans l'appartement
qu'il a acheté après avoir vendu la maison. Il me demande toujours
si je veux quelque chose et je lui réponds toujours non. A la rigueur,
j'accepte un verre d'eau si j'ai la gorge trop sèche. Je
reste une petite heure que j'ai bien du mal à rendre un peu vivante.
Je lui parle de mes amours. Je dis comme ça, mes amours. Il sait que
mon prof de gym poète du dimanche est parti. Il sait
aussi que tu existes. Un père normal poserait des questions. Quel
âge il a ? Quel boulot il fait ? Quels projets d'avenir on a ? Un père
normal dirait deux ou trois bricoles sur sa vie à lui sans
qu'on ait à lui demander. Mais ses mots sont comme ses bras,
incapables de s'ouvrir. Il a toujours été comme ça. Quand j'ai enfin eu
la lettre de mon oncle, j'ai exigé qu'il la lise devant moi.
J'étais persuadée qu'il ne cacherait pas son émotion. Il allait
forcément pleurer, me demander pardon de n'avoir rien soupçonné. C'est
que la lettre était terrible. Même les phrases les plus
tendres l'étaient. Mon oncle m'écrivait comme à une petite fille
qu'il n'avait pas su protéger puis la violence revenait sous sa plume.
Meurtrière. Je pense qu'il aurait fini par me tuer. Sans le
vouloir vraiment. Mon père a été incapable de lire la lettre
jusqu'au bout. Je l'ai fait à sa place, à haute voix, en détachant bien
chaque syllabe, et j'ai eu l'idée de l'apprendre. Je
m'installais sur mon lit, devant l'armoire à glace, et je répétais
comme au théâtre. Je peux te la dire si tu veux. Le décor s'y prête. Il
fait beau.
Catherine
a respiré profondément, redressé la tête dans une posture dont le jeu
m'effrayait. La fixité de son
profil manquait d'aplomb. Les commissures de ses lèvres étaient trop
pincées. J'ai même eu peur des arbres le long de la route.
- Tu me la diras quand nous serons rentrés, ai-je dit en essayant d'être naturel, on ouvrira une bouteille et
ce sera plus facile pour toi.
Catherine
n'a pas eu le temps de me répondre. Je n'ai pas eu le temps de
comprendre ce qui se passait. La
voiture a freiné, tangué, mordu le bas-côté, freiné encore, puis
s'est déportée sur la gauche. Le choc a été implacable. Les camions
n'aiment pas qu'on leur barre le chemin. Trou noir immédiat.
J'en suis sorti six mois plus tard. Des images d'arbres qui marchent
ont commencé à me hanter. Le jour comme la nuit. Au point que je
refusais de me promener dans le parc de l'hôpital. Un
psychologue a cru bon de me dire la vérité. Le responsable de
l'accident était un hérisson. Catherine a tout fait pour l'éviter. Y
compris mourir. Avec les mots de sa lettre dans la bouche.
J'ignore ce qu'est devenu le hérisson.
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