Quand
on invente un puzzle dans sa tête, les contours des pièces ne sont jamais bien
découpés. Chacune est sans cesse retaillée par la complexité d'être. La volonté
d'aller au plus près mais de quoi au juste, les tourments du vrai et du faux
dans les souvenirs, la fièvre de l'imagination toujours là pour en rajouter. L'âge
venant, travaillé bien ou mal par les expériences les plus diverses, n'arrange
rien à l'affaire.
Mes premiers pas dans le nord de la
France n'ont laissé de traces que dans les profondeurs les plus verrouillées de
mon cerveau. L'image me vient d'un carottage comme on en fait dans les glaces
polaires. Une percée ici. Une autre plus loin. Mais avec des mots. Je n'ai rien
d'autre. Ils vont remplir les trous que j'ai dans la tête et leur pouvoir de
suggestion va réveiller le trop enfoui. Il suffirait d'y croire. Je n'y crois
pas. Tout sera faux, forcément.
Ces dix-huit mois ont pu se dérouler à
la ville comme à la campagne mais dans un décor pauvre. Les familles qui
accueillaient des enfants de l'Assistance publique percevaient un pécule, une
espèce de dédommagement pour la peine, une espèce de récompense pour la
charité. Entrer dans ce circuit de l'enfance abandonnée n'était pas bien
difficile.
Mettons que cette introuvable
parenthèse se soit déroulée en ville. Une petite ville. Une petite périphérie
de maisons plus basses. Pas de jardin devant. Un potager derrière. Chaque mètre
carré de terre bien rempli. Semaisons et
plantations pour toutes les saisons. Mais aucune place pour les fleurs. Les
fleurs étaient pour les riches, qui avaient le temps de les couper, de les
agencer dans des vases, de les exposer au meilleur endroit. Avec si possible un
reflet du bouquet, non, de la composition, sur l'impeccable cristal d'un miroir
vieux de cent ans.
Dans la maison basse, une cuisine mal
ajourée. Un lieu de ravitaillement. Rien d'autre. Trois autres pièces
desservies par un couloir nu. Une salle de séjour ouverte une fois l'an. Pour
recevoir de la famille venue de loin. Le temps d'un repas où l'on débouchait le
vin vieux qui accompagnait un bon morceau du boucher. Saignant. Le sang,
c'était bon pour le coeur. Et c'était le meilleur médicament contre la
neurasthénie, cette maladie dont on ne causait qu'à voix basse.
Puis deux chambres dont la mienne. Elle
avait même une fenêtre qui donnait sur la rue. La tapisserie adhérait bien aux
murs, ne sentait pas le moisi. Le mobilier, tout simple, remplissait son office
de mobilier, sans trop grincer.
Je n'ai évidemment aucune idée des
rêves que je pouvais faire dans cette chambre. Sa neutralité supposée m'évitait
peut-être les cauchemars trop lourds. Mais, m'a-t-on dit plus tard, je devais
avoir le sommeil très agité. Je devais remuer beaucoup dans le lit. A tel point
que, c'est quasiment sûr, on m'y attachait.
Comment sont les nuits d'un bébé
attaché dans son lit ? Qu'en reste-t-il, presque soixante ans après ?
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