Je m'appelle Jacques Louvain et je viens
d'avoir soixante ans. Au moment où j'écris ces lignes, je ne sais pas que je
mourrai en 2028, fauché par un tram place de la Comédie. Je ne pense pas à l'avenir.
Le passé m'intéresse davantage. Le mien et celui de quelques autres. Mais je
n'y trouve pas grand-chose à regarder. Mes souvenirs sont des miniatures
peintes au jour le jour. Eparpillées dans ma mémoire. Des restes d'enfance, des
restes d'adolescence, d'âge mûr aussi, quand le corps s'amollit. Comme des
tessons émoussés.
Pas de quoi raconter une histoire en
chapitres joliment dépliés. Elle manquerait de souffle et l'ennui me
submergerait. Je n'ai jamais eu beaucoup de souffle. L'ennui m'a trop souvent
tenu la jambe. Cela tient sans doute à une longue généalogie d'individus mal
nés. Ma mère et la sienne avant elle avaient un mauvais feu au ventre, qui les
a rongées. Mon père et le sien avant lui se languissaient de n'être pas assez
vifs.
Aussi me suis-je réfugié très tôt dans des
vies inventées. Qui demandaient peu d'énergie physique. Comme tous les enfants,
je pouvais à l'occasion courir dans un champ ou pédaler sur un vélo, rire aux
éclats en sautant au milieu d'une flaque, tenir des propos sans queue ni tête.
Mais parler ne me fatiguait pas moins. Je suis, à vrai dire, né fatigué. J'ai
grandi fatigué. Et, alors que je m'apprête à entrer dans le troisième âge, je
continue d'apprivoiser cette fatigue-là, qui ne m'a jamais quitté.
Ma première vie inventée aura commencé quand
je me suis aperçu que les gens chez lesquels je vivais n'étaient pas mes
parents. Je me disais bien aussi que quelque chose clochait. Ils étaient trop
vieux pour m'avoir engendré. Ils n'avaient pas de gestes tendres. Je comprenais
leur langue de travers. Si je devais la comparer à un objet, je dirais qu'elle
était comme un morceau de bois rempli de nœuds. Comment tailler des planches
dans un bois trop noueux, comment construire une cabane pour s'abriter, avec
des mots qui ne sonnent pas ?
Une vie nomade passait par là, je me suis
glissé dedans. J'avais six ans. En mille neuf cent soixante et un. A la
campagne. On y apercevait encore des roulottes conduites par des familles de
bohémiens. Elles auraient pu sortir d'une gravure d'autrefois. Comme si les
siècles passés ne voulaient pas céder toute la place aux voitures sur le
bitume, au bruit des moteurs qui couvrait celui des oiseaux et des chiens.
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