Il y a en chacun de nous un peu de Liev et de Pas Liev. Chacun de nous, à un moment donné qui n'est d'ailleurs peut-être pas un moment, se demande si le monde qui l'entoure est bien vrai. Et c'est l'existence même de toute chose et de tout être qui est remise en cause. On s'en étonne puis on cesse de s'en étonner. C'est tout.
Pas Liev de Philippe Annocque, dans un exercice de style superbement maîtrisé, pétrit et pétrit encore, jusqu'à l'obsession, cette pâte molle du réel qui échappe au réel. Pour l'histoire, s'il y en a une, Liev est nommé précepteur dans un lieu qui s'appelle Kosko. Un lieu qui n'est peut-être pas un lieu. Pas Liev. Pas lieu. Liev attend longtemps l'arrivée de ses élèves, s'occupe à recopier dans un cahier les factures qu'on lui demande de recopier. Il est docile dans son absence à lui-même, comme le fameux scribe de Melville. Il va parfois dans la cour, quelle cour ? et tourne en rond après son ombre ou après le soleil. Il accompagne aussi mademoiselle Sonia dans ses promenades à vélo. Elle a une jolie jupe qui se répand autour de la selle. Quand les élèves arrivent enfin, il s'étonne de ne pas pouvoir les compter. Il s'étonne qu'ils ne rendent jamais leurs cahiers. Puis il ne s'étonne plus. C'est comme ça. Mais c'est peut-être autrement, aussi. On ne peut rien savoir. Liev épousera-t-il mademoiselle Sonia, qui deviendra alors Sonia ? Voilà bien encore un mystère.
" Cette fois, ça y était. Les enfants étaient arrivés à Kosko. Lev ne les avait pas encore vus mais ils étaient là. Ils avaient sans doute besoin de se reposer après ce long voyage et c'est pourquoi on ne les avait pas encore amenés à Liev. Ce n'était que justice, Liev n'était pas là pour leur repos et ce n'était que justice qu'ils se reposent un peu après ce long voyage. Liev ne savait pas vraiment d'où ils arrivaient ni à quel point leur voyage avait été long mais il était clair que ce voyage avait été long puisqu'on avait estimé qu'il était encore trop tôt pour les présenter à Liev."
Un peu après, mais cela aurait pu être un peu avant, Philippe Annocque note : "Il est rare que la réalité coïncide parfaitement avec l'idée que l'on s'en fait." La pensée de Liev bégaie et rumine ce qu'elle bégaie. Dans un temps improbable. Dans un espace sans contours définis. Le fantôme de l'arpenteur de Kafka nous fait signe, avec de la drôlerie parfois, comme dans une comédie burlesque du cinéma muet.
Puis, vers la fin du livre, les choses vont moins bien pour Liev. Il a pourtant refait une promenade à vélo avec mademoiselle Sonia, ou Sonia, comment savoir ? mais les choses vont vraiment de moins en moins bien. Quelles choses ? Ah ! C'est bien difficile à dire. Les mots manquent. Et de qui parle-t-on ? De Liev ? De pas Liev ? De Philippe Annocque ? De pas Philippe Annocque ? De nous ? De pas nous ? A la vérité, s'il en est quelqu'une, on ne s'y retrouve pas. Il faudra poser des questions. A Liev. A Philippe Annocque. A nous.
Ce roman, Pas Liev, est donc une oeuvre hautement philosophique. Elle court après les pensées travesties en sorcières et voudrait les emboîter. Elle n'y réussit pas. C'est impossible. Tout ce qui est humain est impossible. Qu'on se le dise !
Les éditions Quidam, encore une fois, publient la littérature la plus exigeante qui soit. Souhaitons-leur le meilleur succès, avec ce roman comme avec tout ce qu'elles publient. Mais, au fait, Quidam éditeur existe-t-il vraiment ? Il faudra penser à lui demander.
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