Le Cardensiel est une petite pastille
en forme de coeur, qu'on avale avec un fond d'eau tiède matin et soir. On
entend [siel] dans cardensiel, on voit ciel. Ne manquent même pas les nuages
aperçus par la fenêtre, poussés au flanc par un vent essoufflé. Un avion y
aurait sa place, avec ses lumières sous le ventre quand vient la nuit. Je ne
crois pas qu'il existe des médicaments pour le foie en forme de foie. J'imagine
mal l'aspect avachi que pourrait prendre une gélule pour l'estomac. Le coeur,
quel attachement.
Des fruits sur la table pour malades
: pommes, poires, pamplemousses, bananes, raisins, prunes, kiwis. Une offrande
des enfants. Et des livres aussi. Duras en pleiade, tome 2, un pavé de Jourde,
Echenoz, Quignard, recueil de sudokus de chez Larousse. Passer des lettres aux
chiffres et c'est le même chemin qui vous mène, un peu étourdi. Alors que les
lettres et les chiffres ne disent pas les choses pareil. Les mêmes choses mais
pas pareil.
Une cireuse redonne au taralay des
couloirs toute sa brillance. Je ne la vois pas mais le bruit produit par ses frottements ne
laisse aucun doute. Une infirmière confirme ma perception. Je suis content. Je
m'étire dans mon lit et je somnole. Je regarde la photo imprimée sur toile au
mur vert pâle. Le sommet d'une touffe d'herbe. Les premiers brins sont précis.
Tout le reste est flou. Derrière, c'est peut-être du sable. J'aime imaginer que
c'est du sable et je marche dessus.
Quand les pompiers ont prononcé le
mot infarctus je n'ai pas eu peur. Il y avait tellement d'affairement dans la
maison que je regardais sans comprendre. Toutes ces machines électroniques.
Tous ces fils, ces capteurs. Et puis toi, que je venais de sortir du lit. Déjà
prête, au téléphone pour les premiers appels. Je m'inquiétais du chat, malade
aussi, opéré d'un cancer dont la rémission était incertaine. Je demandais que
les portes soient fermées. Puis je me suis retrouvé dans la rue, perché sur un
brancard aussitôt en fourgonné. Sirènes. Rocade. Hôpital du coeur. Tu nous as
suivi avec la voiture.
Il y a aussi le Brilique, tout rond
tout jaune. Je me demande comment on nomme les médicaments, quelle part de sens
est sacrifiée aux exigences mnémotechniques du business. Brilique. Nombrilique.
A peine les pompiers avaient-ils établi leur diagnostic qu'ils me proposaient
un protocole de soins autour du Brilique. La molécule, déjà utilisée dans le
traitement des infarctus, pourrait s'avérer plus efficace selon le moment où on
l'administre : arrivée des secours ou hospitalisation.
Aux soins intensifs où je suis resté
quatre jours après la pose de mon stent, les monitorings font de la musique.
Etrange mélodie des coeurs au plus profond de la nuit. Elle ressemble parfois
au tintinnabulement d'un carillon suisse. Je l'ai dit à une infirmière qui a
paru étonnée. Je n'en persiste pas moins dans ma comparaison. J'imagine même
une symphonie orchestrée par des monitorings.
Des piqûres brunes sont apparues sur
la peau des bananes. La chair du dernier pamplemousse s'est amollie. Je me
retourne dans le lit. Je ferme les yeux. A quoi bon regarder toute cette peau,
toute cette chair ?
L'externe qui me suit, vingt-quatre
ans maximum, a la timidité d'un visage dans un tableau de Renoir. Elle veut se
spécialiser dans l'oncologie. Elle me dit que j'ai de la chance d'être un
littéraire, je m'ennuie moins. J'abonde. Que ferais-je ici sans mes livres ?
J'ai fini 14 de Echenoz. Encore un livre sur la grande guerre mais avec son
style à lui, avec ses angles de vue à lui, dans le style lui-même.
Incontestablement de la littérature.
Nous pensons déjà à ma sortie. Tu
veux que tout soit impeccable à la maison. Je te réponds que le plus important
reste ta fatigue. Tu ne peux pas être trop fatiguée si tu veux m'aider
longtemps. Ne pressons rien du mouvement d'ici, qui me convient. Pour l'avoir plié à mes plis : lire, écrire,
mots, chiffres.
C'est peut-être parce que le corps
est plus fragile qu'on est plus sensible, dans les hôpitaux, à la fragilité des
lieux. Le volet roulant de ma chambre, manivelle trop mince pour une envergure
trop large, grince avant de craquer. Une prise électrique s'est déboîtée et on
voit les fils. Ce sont là des atteintes visibles, qu'un examen à peine
approfondi multiplierait par deux ou trois. Combien de vis desserrées ? Où vont
se loger les moisissures du cabinet de toilette, malgré les soins ?
Je n'ai pas encore vraiment réfléchi
à mon infarctus. On me dit au téléphone qu'il y a un avant et un après. Qu'il
faut changer des habitudes alimentaires, faire un peu de sport. Marcher. Nager.
Le tabac, évidemment, est strictement interdit. Boire un verre, oui. Fumer,
non. Je n'objecte rien à ces recommandations. Je réponds que ça va bien, que je
ferai en effet de la marche dans le quartier, que j'irai de temps en temps à la
piscine. Je ne suis pas pressé de réfléchir.
Mon sang est devenu si fluide que
pour un peu je saignerais en éternuant.
La cheffe de clinique est venue, a
fait le point, rigoureux, de tous les points dont je dois impérativement tenir
compte. Elle a trente-cinq ans et une jupe assez courte qui dévoile des jambes
plutôt jolies. J'écoute assez peu ce qu'elle me dit, déjà entendu tant et tant.
Je pense à un carré de chocolat.
Kardégic. Un sachet. Des pointillés
indiquent l'endroit où il faut couper, avec des ciseaux bien sûr, eux-mêmes
dessinés. Au-dessous, pictogrammes à l'appui, trois étapes injonctives. Mettre la
poudre dans le verre. Ajouter de l'eau. Boire. On pense à tout chez sanofi
aventis.
La cérémonie du tensiomètre,
désormais assistée par électronique, n'a plus le caractère aléatoire de la
poire en caoutchouc qui gonflait le brassard. Mais la machine ne fonctionne pas
toujours. Ou affiche des résultats impossibles. Le praticien reprend
l'initiative. Démontre au patient qu'il garde la main. L'usage du stéthoscope
ne sert pas vraiment à autre chose qu'à ça : garder la main sur le malade.
Je regarde les brins d'herbe de la
photo imprimée sur toile. Je finis par
les trouver attachants. Leur neutralité sans doute. Ce sont des brins d'herbe
de n'importe où. Sans paysage.
Une bande d'oiseaux vient de passer
dans le ciel. L'image n'a pas duré une seconde.
Stagnation du sang dans un
ventricule. Traitement anticoagulant par avk. Remise du carnet d'information et
du suivi du traitement. Longue liste des effets indésirables et des précautions
à prendre. Première peur. Envie de boire de l'alcool, de fumer. Juste un verre
et une bouffée. En regardant par la fenêtre les souvenirs d'oiseaux, les nuages
tout chiffonnés, le sillage peut-être d'un avion.
L'avant et l'après disent-ils. Jeudi
4 octobre 2012, six heures vingt. Je viens de terminer mon petit déjeuner et
m'apprête à partir au travail. Je suis reposé, de bonne humeur. J'ai caressé le
chat auquel j'ai adressé deux ou trois mots stupides. Je m'assois sur le canapé
pour fumer ma cigarette électronique. Premières douleurs respiratoires. Je les
connais bien. J'aspire dans le jardin un grand bol d'air. Le remède a fait ses
preuves. Mais les douleurs s'installent puis se propagent dans le pourtour
thoracique, le long des bras et des mains, et jusqu'aux maxillaires. A six
heures trente j'appelle sos médecins.
Mais où les hôpitaux se procurent-ils
le café qu'ils servent aux malades ? Pourquoi a-t-il le même goût depuis des
décennies ?
Une piqûre ici, une piqûre là. Bras,
ventre, cuisse. Les veines se dérobent. Des hématomes virent du violet au jaune
en passant par un bleu noir douteux. Parfois l'aiguille s'enfonce bien.
L'infirmière est contente quand je lui dis qu'elle s'enfonce bien. Elle sourit.
Elle remercie.
Ce sont les prunes qui désormais
s'amollissent. Cependant qu'une poire, entièrement verte hier encore, se pare
de tons subtils. Je comprends mieux, à la regarder vraiment, la fascination des
peintres classiques pour la beauté changeante des fruits. Selon que la lumière
s'incline comme ceci ou comme cela. A moins qu'elle ne tombe à pic sur la
matière prisonnière et tout est différent. Je regarde le ciel du matin. On
dirait un drap tout bouchonné de sueur. Le temps sera maussade pour la journée.
Le téléphone sonne souvent. Je
résiste à ma tentation coutumière de laisser sonner car il n'y a pas de répondeur.
Je dis que ça va bien, que j'ai de quoi m'occuper. Je rassure.
La télémétrie. Ingéniérie
biomédicale. Il s'agit d'un boîtier électronique d'où partent cinq fils reliés
à des électrodes scotchées sur le thorax du patient. Il envoie ses informations
à un écran de contrôle situé dans le bureau des infirmières. Nuit et jour. Mais
j'ignore si ces écrans font de la musique comme ceux des soins intensifs. Il
serait logique qu'ils en fassent puisque le même procédé est à l'oeuvre.
L'externe, un carnet à spirales sur
les genoux et un Bic à la main, me pose des questions sur les douleurs que j'ai
ressenties quand c'est arrivé. Je m'applique à répondre encore. Oui. Oui.
Douleur irradiante jusque dans les maxillaires. Mais je n'ai pas eu peur. Je le
redis aussi. Ces symptômes me sont connus, familiers même, depuis des
décennies. L'externe s'en étonne, veut savoir si j'ai consulté pour ça. Prend
des notes. Je la regarde écrire. Sa peau est comme la peau des fruits,
tellement changeante au fil des émotions.
Mon ami de quarante ans vient un jour
sur deux. Que serais-je sans toi ? Que serais-je sans lui ? Voilà tout.
Mais toi justement. T'ai-je dit que
je te trouve particulièrement jolie ces derniers jours ? Il ne faudrait pas que
tu ailles trop te fatiguer. Tu es malade aussi, de ne pas manger depuis dix
ans. Tu dors mal la nuit et tu vis mal le jour. Tous ces fantômes que tu
poursuis. A quoi bon ? Ils s'évanouiront d'eux-mêmes si tu les laisses
tranquilles. A peine en restera-t-il une pauvre dépouille sur le bord du
chemin, aussitôt emportée par les éléments.
Mon dernier jour là. Le soleil monte
par la fenêtre. L'hélicoptère rouge et jaune de la protection civile atterrit
repart. Je le regarde comme j'ai toujours regardé les hélicoptères, étonné
qu'il puisse voler si près, si lentement presque. On frappe à la porte. Petit
déjeuner. Tension. Electro. Dans deux heures tu viens me chercher. Je serai
prêt. Je souhaite à l'externe une bonne continuation dans ses études. Elle me
souhaite un bon retour.
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