Marie est infirmière dans un dispensaire à Mayotte. Une pluie torrentielle s'abat depuis des jours et des jours sur les hibiscus, les frangipaniers, les alamandas... et les cases en tôle des clandestins. Les couleurs chavirent. Les parfums tournent au vinaigre. Le petit peuple des passereaux et des colibris se languit de l'embellie.
Un kwassa sanitaire dépose à quai une énième cargaison de misères. Des cancéreuses en phase terminale, des grands brûlés, "des bébés morts depuis plusieurs jours mais toujours dans les bras de leurs mères, des hommes aux jambes sectionnées par des requins", des fous.
Une Comorienne de seize dix-sept ans tend son bébé à Marie. Il est atteint d'hétérochromie. Un oeil noir. L'autre vert. Un signe évident de possession, de malédictions. L'oeil du Diable, du djinn.
La jeune fille a déjà disparu. Marie souffre de ne pas avoir d'enfant au point de souhaiter parfois se coudre le sexe. A Mayotte, même si c'est la France, on ne s'embarrasse pas de procédures administratives.
Moïse connaît une enfance heureuse, loin de la violence qui déchire l'île. Il mange à sa faim les repas délicats des Blancs, travaille bien à l'école. Il lit et relit L'enfant et la rivière d'Henri Bosco. Il écoute avec sa "mère" L'aigle noir de Barbara. Et rêve de connaître un jour le goût de la neige.
Le lecteur devine déjà le cauchemar qui s'annonce. "Je m'appelle Moïse, j'ai quinze ans et, à l'aube, j'ai tué... Bruce et son coeur de sauvage et son cerveau de malade et sa langue de serpent, Bruce qui me, qui m'avait... Je l'ai tué."
Une descente aux enfers commence. Des milliers de mineurs isolés survivent dans le bidonville surnommé Gaza par ses habitants. Bruce, mineur aussi, en est le roi. Implacable dans ses combats rituels à main nue, à l'occasion jusqu'à la mort pour réaffirmer son pouvoir. La violence est dans la drogue, dans le sexe et le viol, dans la musique, dans la haine ouverte qui saigne la langue.
La haine du Blanc tout-puissant, policier ou juge, animateur socioculturel, politicien véreux. La haine de l'étranger, le muzungu. Et, peut-être, tout au fond du désespoir, la haine de soi. Bruce sait qu'il est mauvais et le dit : "Je sais que je suis mauvais. Même ici dans cet endroit un peu gris, comme si la nuit allait tomber à tout moment, je ressens la colère et le dégoût et toujours ce goût bizarre dans ma bouche, comme si j'avais des dents qui pourrissaient."
En de courts voire très courts chapitres, Nathacha Appanah donne la parole à ses personnages ante mortem et post mortem. C'est du théâtre autant que du roman. La langue est crue, triviale même, ou alors d'une ténébreuse poésie. Sa violence submerge le lecteur qui s'attache à la fragilité de Moïse, à sa solitude d'étranger parmi les siens. Pour un peu, il aiderait l'adolescent à appuyer sur la détente du revolver. Afin que Bruce, violeur et assassin, exploiteur d'enfants mendiants et tueur de chien, dégage du monde des vivants. Mais il oublierait que le monstre est aussi la victime d'autres monstres, en gants blancs et voitures blindées, tapis dans leurs villas transformées en forteresses. Ce n'est pas demain que la pluie cessera de mitrailler les hibiscus et les frangipaniers. Ce n'est pas demain que les kwassas cesseront le charroi de la mort.
Auteur et journaliste mauricienne, Nathacha Appanah interroge une fois encore la condition humaine broyée dès le plus jeune âge par la migration économique et sociale, sans terre promise au terme du voyage.
Tropique de la violence, roman engagé qui témoigne de notre époque sinistrée par les dizaines de milliers de migrants gisant au fond des mers, est publié aux éditions Gallimard.
Si les prix littéraires de novembre ont encore un peu de sens, il en mérite un. Que la voix sans concessions de Nathacha Appanah soit entendue, qu'elle pénètre et fouaille les mauvaises consciences de ceux, trop nombreux, qui refusent d'ouvrir leurs bras à la désespérance de l'humain considéré comme un déchet, voilà mon souhait !
Image de bibliosurf.com
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