On
oublie que nos pas sont nos pas dans le mystère qui nous foudroie déjà. On
n’ira guère plus loin. Il est temps. Mes mots ne sont pas des lieux sûrs pour
assembler les paysages qui échappent au grain de ma langue. Ma mémoire a perdu
l’établi de l’enfance où je fourbissais les brumes et les berges, la lumière
des coteaux et la suffocation des mantes. L’effroi dans le creux de ma gorge,
les gestes muets. Comment se fondre dans le silence du chemin qui reste ?
Mon regard comme mes mains s’épuisent à l’ébauche de l’horizon.
Les
oiseaux vont trop bas sous les plis de la lumière.
Les
herbes couchées abandonnent leurs signes dans les remugles de la terre. Je suis
un goitre. « Plus grande est la solitude au passage des grands
oiseaux ». Leurs cris mêmes agrandissent le ciel, rapetissent la sente où
le corps s’étire et le silence tombe sur mes épaules, immobile. Je ne peux rien
saisir des ombres entre mes pas. Mon sang a pris le goût du fer dans ma bouche.
Il est trop tard ; les draps de la nuit claquent déjà. Garder le souvenir
d’un visage penché sur la glaise, sa bouche fermée aux remugles. Le soc luit
sombre dans le sillon retourné.
Des
courtilières pourraient bondir à l’assaut des corbeaux tapis.
Le
soleil de novembre s’effondrerait sans qu’on s’en étonne sous le ciel bas. Les lisières des taillis ne tiendraient plus en joue les
lignes des labours. On ne reconnaitrait plus l’étourneau désemparé, la
musaraigne blottie dans les guérets. J’ai toujours dix ans. Un froid me
fait trembler. Mais comment savoir ce qui en soi prendra la mesure de
l’instant ? On n’a pas inventé assez de souvenirs.
La lumière est trop tendue. Le ciel s’ouvrira-t-il ? Poser la question aux
travers du chemin.
Attendre
un frisson sous la peau qui jetterait des traits.
Chercher
le regard des bêtes blanches, toutes ces présences pour augurer la trace déjà plus
là. Une éternité minuscule. « On croyait habiter ces chambres ce sont
elles qui se sont déposées en nous. » On retrouve partout leurs fenêtres,
les lignes entre les lés fleuris, deux ou trois taches comme des géographies
qu’on n’a jamais su nommer. On se souvient des rumeurs avant le sommeil. Le son
lointain de la rouille plantée dans la terre alors qu’un rire monte l’escalier.
Et une main le retient contre les lèvres. Personne ne
doit rien savoir des plaisirs qui s’apprêtent. Le poème viendra-t-il
parmi ce flou, si les contours du corps sont aussi brouillés de toute
mémoire ? Une musique au coin du monde, on l’entend tout au bout de la
fatigue dans l’énigme du corps défait.
Où
aller encore si le chemin n’est plus qu’un trait qu’on ne sait pas finir ?
Il
faudrait se dissoudre là, avec les notes blessées qui montent des fondrières
dans les remuements faibles de l’air. S’accorder au murmure de l’eau parmi les
hautes herbes, devenir une idée nue ouverte comme une main. Pour sauver. Il n’y
a plus de tumulte. Les ombres gisent à l’entour des jardins. L’eau a perdu les
traces des bêtes blanches. Un volet battant dans le vide éloignerait de mes pas
les feulements du vent. L’ornière étouffe un
sanglot quand je déglutis du noir. « Un homme seul regarde
passer un garçon qui chancelle ». Je ne me suffis
pas de son vertige dans les flaques, des ombres battues en ses clins. Il me
faudrait prendre aussi la douleur qu'il ignore encore, loin des pères et des
mères aux moignons qui suppurent.
Mais
comment nous inventer ensemble avant la chute ?
image chambresnoires.fr
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