" On entendait passer le silence avec son petit crépitement électrique. Les morts avaient la figure dans la boue, ou bien ils émergeaient des trous, paisibles, les mains posées sur le rebord, la tête couchée sur le bras. Les rats venaient les renifler. Ils sautaient d'un mort à l'autre. Ils choisissaient d'abord les jeunes sans barbe sur les joues. Ils reniflaient la joue puis ils se mettaient en boule et ils commençaient à manger cette chair d'entre le nez et la bouche, puis le bord des lèvres, puis la pomme verte de la joue. De temps en temps, ils se passaient la patte dans les moustaches pour se faire propres. Pour les yeux, ils les sortaient à petits coups de griffes, et ils léchaient le trou des paupières, puis ils mordaient dans l'oeil, comme dans un petit oeuf, et ils le mâchaient doucement, la bouche de côté en humant le jus."
" Les morts bougeaient. Les nerfs se tendaient dans la rainure des chairs pourries et un bras se levait lentement dans l'aube. Il restait là, dressant vers le ciel sa main noire tout épanouie ; les ventres trop gonflés éclataient et l'homme se tordait dans la terre, tremblant de toutes ses ficelles relâchées. Il reprenait une parcelle de vie. Il ondulait des épaules comme dans sa marche d'avant. Il ondulait des épaules, comme à son habitude d'avant quand sa femme le reconnaissait au milieu des autres, à sa façon de marcher. Et les rats s'en allaient de lui. Mais, ça n'était plus son esprit de vie qui faisait onduler ses épaules, seulement la mécanique de la mort, et au bout d'un peu, il retombait immobile dans la boue. Alors les rats revenaient."
in Jean Giono, Oeuvres romanesques complètes, T1, La Pléiade, pages 620-621
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