Du grand Tout conceptualisé par la
philosophie, avec ou sans Dieu, au petit tout inventé par la technologie
numérique, l’homme ordinaire ne sait plus vers ou et quoi diriger sa pensée,
d’autant que, apparemment, l’un n’a rien à voir avec l’autre.
Notre homme ne se lève certes pas
tous les matins en réfléchissant à la place du vivant au sein du cosmos. La
relative rareté de la matière dans l’immensité immatérielle ne le tracasse pas
outre mesure et c’est heureux pour lui. En revanche, avant de passer sous la
douche, il lui arrive souvent de consulter sa messagerie électronique, les
derniers potins des réseaux sociaux ou, comme dit dans un autre texte, un
portail de prévisions météorologiques. Après le petit-déjeuner, il constatera
que son compte bancaire frôle le découvert et se détendra en regardant les
nouveaux visages de son site de rencontres.
Plus qu’une habitude, c’est un rituel
dans sa banalité quotidienne qui lui permet de garder son emprise sur le réel.
Du moins le croit-il. Car le petit tout numérique disponible sur un téléphone
portable est aussi trompeur que le grand Tout théorisé par les saintes barbes
de la philosophie. C’est qu’il n’est pas forcément pratique pour la raison
pratique.
La navigation de lien en lien tourne
à l’égarement dans une forêt de lianes (avec ou sans singe qui ne rit pas) et
l’objet de la recherche, par exemple un fauteuil stressless sur le site d’une
enseigne spécialisée dans l’ameublement, débouche sur un programme immobilier
au bord de la mer partenaire du site précédent. Il ne s’agit pas là de
caricature. L’internaute supposé averti ne se perd pas moins que le novice s’il
renseigne avec des mots trop flous son moteur de recherche. L’irruption parfois
bruyante de publicités sauvages complique aussi la tâche.
Bref, là où le grand Tout semble une
architecture de très haute précision qui règle les mouvements astronomiques de
l’infiniment petit comme de l’infiniment grand même si le chaos y apporte ses
bouleversements, le petit tout semble un foutoir en vrac où sphère privée et
sphère publique se confondent jusqu’à ne rien figurer du tout. A première vue
pourtant, un ordre rassurant paraît régner.
Il est très improbable qu’une
recherche savante sur Flaubert redirige un étudiant vers un site
pornographique. Mais il faut compter avec les fenêtres qui s’ouvrent à l’écran
par effraction. Notre étudiant se triture la cervelle avec les propos de Sartre
sur le grand maître et voilà qu’un pop-up l’informe que sa copine Louise est
disponible pour un dîner en tête à tête. Sa pensée et ses émotions changent
aussitôt de nature. Il n’a pas choisi de penser à autre chose. Il n’a pas
choisi de se raconter des histoires au sujet de sa copine Louise. A l’instant
où apparaît le pop-up, notre étudiant ne s’appartient pas tout à fait.
Au-delà de cet exemple, il est bien
difficile de dégager une loi générale de l’impact du petit tout sur les
perceptions de l’humain et du monde. Le désordre du foutoir échappe par
définitions aux codifications rationnelles. L’usager qui n’est pas dupe peut
essayer d’y résister. En commençant par moins ouvrir son téléphone. Ou en se
déconnectant pendant une semaine. C’est là affaire de volonté. Mais comment
pourrait-il être du matin au soir dans la tension de sa volonté quand sa conscience
est le plus souvent flottante ?
L’infinitude du petit tout, notamment
avec l’avènement de la 5G, n’offre pas le même vertige que celle du grand Tout
mais n’embrouille pas moins l’entendement car elle est source d’une
satisfaction immédiate voire d’un plaisir. Celui de trouver ce que l’on cherche
dans la dimension pratique du réel. Cette immédiateté qui abolit les durées, en
contradiction avec la notion d’infini, réduit le réel à un simple point isolé,
sans étendue ni épaisseur. Il ne peut constituer ni une ligne ni une surface
puisqu’il est isolé. Il est comme un micro corps céleste condamné à tourner
dans le grand vide. Toujours au bord de l’effacement puis de la disparition.
D’aucuns diront avec raison que cette
considération relève davantage de la poésie que de la philosophie. Mais le
recours à la métaphore exprime l’impuissance à entrer, par la petite porte ou
par la grande, dans un concept qui tisserait des liens entre les deux touts.
Nous connaissons trop peu des galaxies comme nous connaissons trop peu de
l’homme numérique en train de naître. Nous conjecturons des possibilités
floues.
L’homme numérique restera-t-il un
homme qui sait, comme un maillon supplémentaire dans la longue chaîne de
l’évolution majuscule et minuscule ? Ou sera-t-il au contraire une rupture
avec tout ce qui était tenu pour vrai auparavant ? Il faudrait alors
imaginer une philosophie-fiction mais est-ce seulement possible ?
Ces questions nous ramènent à
l’inconcevable du « on ne sait pas qu’on ne sait pas ». L’imagination
peut être fertile à partir de quelque chose mais peine à l’être à partir de
rien. Elle a besoin pour éclore des banalités de la vie ordinaire. Dans les
sécrétions du corps et dans celles de la pensée.
L’homme numérique, même augmenté par
des implants fonctionnels, gardera un corps de chair et de sang et une faculté
de penser qui continuera de ne dépendre que de sa nature intrinsèque. Gageons,
par exemple, qu’il voudra et saura écrire un texte comme celui-ci, avec ses
clartés et ses opacités, et que d’autres hommes voudront et sauront le lire.
Pour se persuader qu’il existe parmi ses semblables. Pour se convaincre qu’il
ne rêve pas tout à fait dans l’à peu près du monde.
Mais une fois encore, voilà une autre
histoire, qu’il vous faudra essayer d’entendre.
(Ce texte fait partie d'un ensemble en cours, peut-être archi nul mais je m'amuse !)
image franceinter.fr
image lesnumeriques.com
image franceinter.fr
image lesnumeriques.com
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire